PENSEES SUR LES SPECTACLES.
Par Monsieur ****.
I. Le grand écueil de tous les hommes, et surtout des jeunes personnes, est de vouloir éprouver si ce qu’on leur représente comme dangereux, l’est autant qu’on le dit. Ils croient qu’ils jugeront mieux de tout par leur propre essai que par la lumière d’autrui, ou par la simple défense de la Loi. Ils espèrent qu’il y aura une exception pour eux, et qu’ils auront assez de discernement et de force pour découvrir le piège où tombent les autres, et pour l’éviter.
II. Ils ignorent que c’est ainsi que le péché est entré dans le monde, et que les hommes ne meurent que parce que la première femme aima mieux éprouver si elle mourrait en désobéissant, que d’obéir et de vivre. Ils ne savent pas que cette sorte de curiosité est déjà un grand mal, et que c’est être tombé aux yeux de Dieu que de se laisser affaiblir par la tentation de juger de ses Commandements par sa propre expérience. Enfin, ils ont oublié que l’épreuve du bien et du mal n’apprend à connaître l’un que parce qu’on l’a perdu, et l’autre parce qu’on y est condamné.
III. Comme la Loi de Dieu est juste et sainte, on ne doute de sa justice, que parce qu’on est dans les ténèbres ; et l’on ne s’expose jamais à la violer pour en faire l’épreuve, qu’en méritant de tomber dans des ténèbres infiniment plus grandes.
IV. Aussi de tels essais ne sont jamais impunis. Car ou ils affaiblissent, ce qui est leur effet ordinaire ; ou ils rendent présomptueux, ce qui est un mal sans comparaison plus grand. Souvent même ils font l’un et l’autre à l’égard d’une même personne, qui revient des Spectacles avec moins de force et plus d’orgueil, et qui n’est présomptueuse que parce qu’elle a mérité de ne pas connaître ce qu’elle vient de perdre. Car c’est une maxime certaine, que l’orgueil est toujours dans la même proportion que la misère, et que rien ne marque plus une extrême faiblesse, qu’une grande présomption.
V. Il y a plus d’espérance pour les personnes, qui sont touchées des Spectacles, mais dont l’esprit n’est pas séduit ; qui sont faibles, mais qui l’avouent. Les autres sont plus à plaindre, parce qu’elles ont autant de faiblesse sans avoir autant de lumière, et qu’elles justifient ce que les autres voient bien qu’il faut condamner.
VI. Car il ne s’agit pas de dire qu’on est revenu du Spectacle comme on y est allé. Les pertes qu’on y fait, sont d’un ordre bien différent de celles qui touchent les sens. Il faut n’avoir pas tout perdu et jusqu’à la lumière, pour pouvoir marquer ce qu’on a perdu. Le mal serait moins grand s’il avertissait. Il a tout son effet sans être aperçu ; et comme on n’est point instruit de ce qui est essentiel à la droiture et à l’innocence du cœur, on ne sait point aussi jusqu’où il s’affaiblit et se corrompt.
VII. Entre les jeunes personnes qui vont au Spectacle, y en a-t-il qui connaissent toute la pureté de l’Evangile, et toutes les obligations du Baptême ; qui sachent dans quel abime de corruption l’homme est tombé, et par quels remèdes Jésus-Christ veut le guérir ? Quelle croyance méritent donc ces personnes, quand elles assurent que les Spectacles ne font aucun tort à leur vertu ? Quand elles auront appris un jour de l’Ecriture et de l’Esprit de Dieu, en quoi consiste la vraie vertu, elles tiendront bien un autre langage.
VIII. En effet, ou le Spectacle attache et fait plaisir, ou l’on en est mécontent. Dans le dernier cas on montre par son chagrin ce qu’on désirait, et ce qu’on était allé chercher. On se plaint de ce que par la faute de la Pièce ou des Acteurs l’esprit ou le cœur ont été laissés immobiles ; on a regret à l’innocence et à la tranquillité qu’on remporte. On s’était livré à tout ce qui pouvait agiter l’âme, et lui faire sentir du plaisir par cette agitation ; et rien ne découvre mieux cette volonté secrète, que l’indignation contre les personnes qui n’ont pas su troubler notre repos.
IX. On veut donc que l’impression de tout ce qui est représenté, passe dans le cœur ; l’ambition, la fierté, le désir de la vengeance, l’amour et tous les autres mouvements. Tout cela ne plaît qu’autant qu’il est senti, et l’on est content à proportion de ce que le sentiment a été plus vif et plus profond. Voilà ce qu’on loue. C’est à quoi le cœur se prépare, triste s’il n’est blessé, et satisfait si les plaies descendent bien avant.
X. Tout ce qui est Spectacle est passion. Les sentiments ordinaires et modérés ne frapperaient pas. Ainsi les sens n’y sont pas seulement séduits par l’extérieur, mais l’âme y est attaquée par tous les endroits où sa corruption est sensible.
XI. Car elle n’aime ces choses au dehors, que parce qu’elles sont les images de ses maladies. Elle est flattée par tout ce qui flatte ses passions. Elle veut sentir ce qu’elle aime, et elle aime ce qu’elle veut sentir. Voilà ce qui mène aux Spectacles. Mais c’est le comble de la misère de ne pouvoir trouver de plaisir que dans ses propres maux ; de récompenser ceux qui les savent entretenir et les rendre incurables, au lieu de penser à les guérir ; et il est incompréhensible, que les Chrétiens qui doivent avoir appris qu’ils n’ont à combattre que leurs passions, croient qu’il leur soit permis de les nourrir, de les exciter, et d’appeler à leur secours des maîtres encore plus entendus à les faire naître et à les inspirer.
XII. L’âme était déjà si languissante et si faible lors même que les objets étaient éloignés, et elle était si touchée de leur seule idée lorsqu’ils n’étaient présents qu’à sa mémoire ; que sera-ce donc quand sa faiblesse sera livrée aux passions des autres, et qu’elle sera assez imprudente pour admettre dans son cœur tant de mouvements étrangers, et assez aveugle pour savoir gré à tous ceux qui les lui ont inspirés ?
XIII. Si l’on haïssait sa propre injustice, on aurait horreur de tout ce qui la représente, et l’on regarderait comme ses ennemis tous ceux qui s’efforceraient de nous la faire paraître aimable ; mais on ne veut point guérir, et l’on veut néanmoins sentir de la joie. Il faut donc que ce soit en devenant frénétique, et en riant de ses propres maux.
XIV. Les Spectacles sont cette frénésie réduite en art ; il n’y a pas moyen plus court pour convertir en plaisirs nos maladies, en nous renversant la raison ; car tout ce qu’on y voit et qu’on y entend ne s’adresse qu’aux sens et à la cupidité. Les maximes qui y sont établies avec plus de soin, sont les plus conformes aux passions, et par conséquent les plus fausses ; et si le vice y est quelquefois condamné, c’est pour en justifier quelque autre plus éclatant, mais plus dangereux.
XV. On perd ainsi par degrés le discernement du juste et de l’injuste. On accoutume son cœur à tout ; on lui apprend en secret à ne rougir de rien ; on le dispose à ne pas condamner à son égard des sentiments qu’il a excusés, et peut-être bien loués dans les autres. Enfin on ne voit plus rien de honteux, dans les passions dont on craignait autrefois jusqu’au nom, parce qu’elles ont toujours été déguisées sur le Théâtre, embellies par l’art, justifiées par l’esprit du Poète, et qu’elles ont été unies à dessein avec les vertus et le mérite dans des personnes que la Scène nous représente comme des Héros.
XVI. Il n’y a donc rien de plus dangereux, quand il s’agit des mœurs, que de vouloir voir ce qu’on ne veut pas être : car on devient aisément ce qu’on regarde avec plaisir, puisque c’est le plaisir qui tourne le cœur ; et qu’il est impossible qu’il n’approuve pas ce qu’il goûte avec joie, et qu’il soit autrement disposé que ce qu’il aime.
XVII. Il est vrai que peu de personnes connaissent tout le danger des passions, dont on n’est ému que parce qu’on en est le Spectateur ; mais elles ne causent guère moins de désordre que les autres, et elles sont encore en cela plus dangereuses, que le plaisir qu’elles causent, n’est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions, et qui servent quelquefois à en corriger : car ce qu’on voit dans autrui touche assez pour faire plaisir, et ne le fait pas assez pour tourmenter. C’est en cela qu’est l’artifice du Théâtre, et c’est aussi en cela que consiste l’illusion et le danger : car on ne se défie point de l’amour ni de l’ambition, quand on en fait que sentir les mouvements, sans en éprouver les inquiétudes ; et cela arrive toujours quand on n’en voit que l’image ; mais l’image ne peut plaire sans remuer le cœur, et ce mouvement qui l’amollit et le corrompt, a d’autant plus d’effet qu’il est plus doux, et qu’il avertit moins.
XVIII. C’est un effet du premier péché, et la source de tous les autres, de n’avoir point de goût pour les biens spirituels, et de n’en avoir que de faibles idées. La Religion et la Foi tâchent de remédier à ce désordre ; et c’est en effet tout l’exercice des Chrétiens. Mais les Spectacles rendent le dégoût des vrais biens encore plus grand, et en affaiblissent encore plus les idées. On y apprend à juger de toutes choses par les sens, à ne regarder comme bien que ce qui les satisfait, et à ne considérer comme subsistant et réel que ce qui les frappe. Au lieu de travailler à guérir les plaies qu’ils ont faites à l’âme, et à la délivrer de la dépendance où elle est à leur égard, on fortifie les liens qui l’asservissent, on les multiplie, et on la contraint en quelque sorte à être toute dans les yeux et dans les oreilles.
XIX. On la tire du dedans au dehors où elle avait déjà tant d’inclination à se répandre, et on la fait sortir de son cœur, où elle avait déjà tant de peine à rentrer. On lui cache son véritable bonheur, on l’amuse par des choses frivoles, et au lieu de satisfaire sa faim par une nourriture solide, on la trompe en lui donnant des viandes peintes, ou en l’empoisonnant par l’erreur et le mensonge.
XX. On apprend ainsi deux chose également funestes ; l’une de s’ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs : l’autre de trouver cet ennui insupportable, et d’en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus ; et le second est une entrée à tous les vices ; mais l’un et l’autre sont certainement la suite des Spectacles, et toujours dans la même proportion qu’on les aime et qu’on y est assidu.
XXI. Il est vrai qu’on s’y ennuie aussi quelquefois ; mais on n’en est pas moins coupable, et rien ne fait mieux voir au contraire combien on est injuste de chercher sa satisfaction dans des choses que le cœur trouve insipides malgré sa corruption, et de n’être pas averti par son dégoût qu’il est destiné à un plus grand objet. Ceux même qui sont les plus passionnés pour les Spectacles, en sentent bien le vide et le faux, s’ils ont de l’esprit ; comme ceux qui aiment le monde, en connaissent bien l’injustice et la malignité, s’ils profitent de l’expérience : mais le cœur des uns et des autres n’en est que plus corrompu, d’aimer ce qu’ils sentent bien qui n’est pas aimable.
XXII. Il est vrai aussi que toutes les personnes qui vont aux Spectacles n’en sont pas également blessés ; mais c’est la louange de la Grâce de Jésus-Christ, et non la justification des Spectacles. La miséricorde de Dieu est encore plus infinie que la témérité et l’aveuglement des hommes. Il arrête la cupidité de quelques-uns, lors même qu’ils s’y abandonnent ; et dans ceux qu’il punit selon la rigueur de sa justice, la passion qui occupe le plus souvent le Théâtre, je veux dire l’amour, n’est pas toujours le châtiment qui leur est préparé. Il y a un certain ordre dans la dispensation même des ténèbres, inconnu aux pécheurs ; et c’est ce qui doit faire trembler ceux qui croient que tout le danger de la Comédie n’est que d’un certain côté, et qu’ils ont tout évité, si à cet égard ils ne se sentent pas affaiblis. Il y a plus d’une passion, et par conséquent plus d’un châtiment.
En voilà assez, Monsieur, pour éclaircir ce que j’eu l’honneur de vous dire dans un entretien. Il ne s’agit pas de traiter ici à fond des Spectacles, et vous n’attendez pas de moi ce que des personnes très habiles ont déjà fait, et que je n’ai point promis.