Treizième Lettre.
De madame Des Tianges.
T es projets m’inquiètent, ma vertueuse amie : mais, quels qu’ils soient, le mal qu’ils doivent réparer est si grand, que je ne chercherais pas à les combattre… Oh ! ma sœur ! femme généreuse & trop sensible ! voila ce que tu m’as demandé.
Lettre de mons.r D’Alzan, à son Beaufrère.
Des Tianges ! mon ami, j’ai trop long-temps dissimulé. Ouvre-moi ton âme sainte, pure comme la Divinité dont elle émane, & daigne recueillir celui qui n’a plus d’autre refuge que ton cœur. Ah ! mon frère, que je suis indigne, & d’Ursule & Ta de toi ! Ce que je vais t’apprendre doit te faire horreur… Ces larmes que tu surpris un jour lorsque j’étais à Poitiers… ô mon ami ! je n’avais pas autant de sujet de les répandre… Tu le sais ; je te l’ai répété mille fois, j’aime, j’adore mon épouse ; elle m’est plus chère que la vie… Eh bien… cependant… une autre… s’est placée malgré moi dans mon cœur à côté d’elle. Que va penser de moi le respectable ami que je ne méritais pas ? Des Tianges ! si tu connaissais celle qui me rend coupable ! Quand je la vis pour la première fois, elle retraçait le tableau d’une Amante courageuse, qui s’est envain immolée, pour conserver la fortune & la vie de son Amant*. Quels accens ! Ils retentirent jusqu’au fond de mon cœur, de ce cœur faible & perfide, qui s’occupa trop d’elle. Depuis, je la revis toujours plus séduisante. Tantôt Inès, tantôt… ô comble de honte, cette Constance qu’un époux injuste n’ose▶ adorer. Tu le vois, c’est une Comédienne, qui, dans mon cœur, marche l’égale de mon ép… de la vertueuse, de la tendre Ursule… Ce n’est pas tout, mon ami, de l’avoir admirée, d’avoir applaudi à ses talens, & de m’être soumis à ses attraits ; je n’ai pu m’empêcher de chercher à l’approcher ; je l’ai vue ; j’ai su l’attendrir ; moi ! chercher à attendrir une autre femme qu’Ursule !… Elle ne m’a point fait mystère de ses sentimens : alors également honteux de mon ingratitude envers l’une, & de mes succès auprès de l’autre, je résolus de lui dévoîler mon crime. Ce fut dans ce dessein que je retournai chez elle. Je la trouvai triste, éplorée : je me hâtai de parler. Un instant plus tard, j’étais deshonoré dans son esprit ; elle venait de tout apprendre, je ne sais comment ; si la première elle eût entâmé ce discours, moi-même, je me fusse cru forcé par la nécessité ; je n’aurais pu m’honorer à mes yeux de ma franchise & de mes remords… Le mystère qu’elle découvrait, l’idée d’enlever… à la plus vertueuse épouse, le cœur de son mari… cette idée parut lui faire horreur. D’abord elle combattit mon penchant ; elle m’assura qu’elle allait vaincre le sien : je sortis d’auprès d’elle moins injuste envers Ursule. Ma reconnaissance… fatale erreur ! je croyais ne la revoir que par reconnaissance ! ce fut ce qui me ramena près d’elle… Hier… O Dieu ! puis-je me l’avouer… en nous jurant de ne plus nous aimer… de nous oublier mutuellement… nous oubliames, moi, mon devoir ; elle, ce qu’elle s’était promis… Au fond de l’abîme, où tous deux nous étions tombés, notre turpitude s’est offerte à nos regards. Quel monstre odieux ! comme il nous épouvanta !… Grand Dieu ! Ursule ! elle que je préfère… que j’ai toujours préférée ; elle sans qui je ne saurais vivre… l’avoir trahie… m’être privé de mes droits à sa fidélité ! avoir mérité son mépris, sa haîne, sa vengeance… Eh ! qu’a donc sa Rivale ? moins belle, moins tendre… moins… Ah !… est-ce à moi d’◀oser le dire !… Un goût, que je n’ai pu détruire, joint à des applaudissemens mérités, m’a jeté loin de moi-même… Voila la cause de ma ruine… Ursule ignore mes torts… mais je les sais ; mais le remords me ronge, me déchire… Et cependant, lorsque je promets de renoncer à ***, je la vois sur la Scène, suivie des Grâces, des Ris & des Talens, enviée, adorée, desirée, l’objet des hommages de tous les cœurs… ma résolution s’affaiblit ; le charme renaît… Non, je ne suis pas digne de vivre… Quand je vois Ursule… Ursule, & mon fils que je serais au desespoir qui me ressemblât un jour, je meurs de confusion. Insensé, vil… Mon ami, il faut m’aider à me fuir moi-même, à éviter le dangereux Objet… Elle partage mon desespoir… Si tu savais comment nous sommes devenus coupables… Je parlais d’Ursule ; je fesais son éloge ; son adorable image enflamait mon imagination : je me croyais loin du crime… C’en est fait… j’ai mon ignominie & les remords de ma Complice à supporter. Ah ! Des Tianges, faut-il l’avoir vue ! Non, jamais ! jamais, je le jure, jamais je ne m’exposerai… Viens me sauver, mon ami : mon sort est de te devoir tout.
Les voila donc, ces traîtres ! ils se desespèrent, après nous avoir assassinées ! Où trouveront-ils assez de larmes… Ils nous aiment, ils nous trahissent… eh ! que feraient-ils donc, s’ils nous haïssaient ? Ursule ! ma sœur ! que de regrets j’éprouve ! que de reproches ta douceur m’épargne !… je me les fais à moi-même.
Mademoiselle De Liane se liera mardi par des nœuds éternels : puissent-ils être heureux ! Cependant nous restons encore ici près d’un mois : tu sais qu’il le faut absolument, pour les arrangemens que monsieur Des Tianges doit terminer : mais si tu le veux, je le devancerai. Périssent à jamais… Je ne sais où j’en suis. Ursule, aime toujours ta sœur ; tu ne lui fus jamais si chère.
P. S. J’observe que monsieur D’Alzan s’est découvert lui-même… Une lueur d’espérance semble sortir de ce goufre d’horreurs… Oui, ma sœur, il aime encore la vertu. Cette idée me console : elle me rend le courage de te transcrire quelques Entretiens que nous avons eu tous ensemble sur mon Projet. Ils serviront de Réponse à la question que tu me fais au commencement de ta dernière.