Chapitre XII.
Que la représentation des Comédies et Tragédies ne doit point
être condamnée tant qu'elle sera modeste et honnête.
De toutes ces recherches de l'antiquité, il sera vrai de conclure que la Tragédie et la Comédie n'ont rien de leur nature qui puisse les exposer à la censure des Lois et des gens de bien, ce sont des ouvrages des plus difficiles, je l'avoue, mais des plus ingénieux et des plus agréables. Ceux de l'antiquité sont encore vénérables parmi nous, et dignes d'occuper les plus beaux esprits ; les plus sévères en font les innocents plaisirs de leurs études. Les Poètes ont souvent mis sur le Théâtre des sujets graves tirés de toutes sortes d'Histoires, et même de nos Ecritures Saintes, et des persécutions de nos Martyrs ; elles font encore aujourd'hui comme autrefois l'exercice de la jeunesse studieuse, et les Maîtres des Sciences qui tiennent la plus belle Ecole de doctrine et de piété, ne feignent point de composer une infinité de ces Poèmes, et d'en donner publiquement le récit par le ministère de leurs Disciples, les plus modestes et les plus illustres.
Si donc il est arrivé que le libertinage des Acteurs ait donné quelque peine à la pudeur des Ames Chrétiennes, il ne faut en cela qu'imiter les Empereurs qui n'ont jamais rien prononcé contre ces représentations, et qui se sont contentés d'en réformer l'abus, et d'imposer des peines rigoureuses contre ceux qui par leurs désordres corrompaient l'excellence de cette Poésie et la beauté de sa représentation ; il en faut chasser le vice qui se doit faire haïr partout, et conserver un art qui peut plaire.
Voilà certes ce qu'il faut faire, mais c'est aux Sages Politiques d'en trouver les moyens ; je n'entreprendrai pas ici de leur donner conseil, et je dirai seulement que si l'on peut mettre le Théâtre à ce point d'innocence et d'honnêteté, il n'aura plus de contradicteurs.
Quand on renouvela ce divertissement dans l'Europe, il commença par des Satires aigres et mordantes qui tirèrent bientôt après elles le libertinage, et cela fut corrigé par les Histoires Saintes que l'on y fit représenter ; et les personnes de piété en prenaient tant de soin, que l'on forma cette Confrérie de la Passion, qui possède encore l'Hôtel de Bourgogne, où l'on représentait des Histoires Saintes ; et où maintenant on en représente encore de toutes sortes. Mais comme ils furent corrompus par la licence des Poètes, et par la mauvaise conduite des Acteurs, les Rois jetèrent l'infamie sur ceux qui montaient sur le Théâtre, où l'on avait porté tant de dissolution. Mais Monsieur le Cardinal de Richelieu, qui faisait toutes ses actions avec un grand discernement du bien et du mal, remit en crédit les Comédies et les Tragédies, en n'y laissant rien de ce qui les avait exposées justement à l'indignation des personnes d'honneur, et à la peine des Lois. Il y a cinquante ans qu'une honnête femme n'osait aller au Théâtre, ou bien il fallait qu'elle y fut voilée, et tout à fait invisible, et ce plaisir était comme réservé aux débauchées qui se donnaient la liberté de les regarder à visage découvert. Mais aujourd'hui les femmes d'honneur et de qualité s'y trouvent en foule avec toute liberté ; au lieu que celles dont le désordre a signalé la vie et le nom, n'osent plus y paraître que sous le masque, et dans un déguisement qui les condamne.
Il est certain néanmoins que depuis quelques années notre Théâtre se laisse retomber peu à peu dans sa vieille corruption, et que les Farces impudentes, et les Comédies libertines, où l'on mêle bien des choses contraires au sentiment de la piété, et aux bonnes mœurs, ranimeront bientôt la justice de nos Rois, et y rappelleront la honte et les châtiments ; et j'estime que tous les honnêtes gens ont intérêt de s'opposer à ce désordre renaissant, qui met en péril, et qui sans doute ruinera le plus ordinaire et le plus beau des divertissements publics ; Car l'opinion des doctes Chrétiens, est que la représentation des Poèmes Dramatiques ne peut être condamnée quand elle est innocente, quand elle est honnête.
« Que les Histrions semblent pécher contre cette vertu par l'excès du divertissement, en ce qu'ils n'ont point d'autre pensée en toute leur vie que de jouer. De sorte que si cet excès est un péché, les Histrions devraient être toujours dans un état de péché mortel, comme aussi tous ceux qui se divertiraient par leur entremise, ou qui soutiendraient cet art par leurs libéralités. Ce qui n'est pas véritable ; au contraire, nous lisons dans la vie des Pères que Saint Paphnuce apprit par révélation qu'un certain Acteur de son temps serait quelque jour égal en la possession de la gloire du Ciel. »
Et pour réponse à cette objection cet illustre Théologien dit, « Que le
divertissement est nécessaire à l'entretien de la vie humaine, et que pour y parvenir
on peut établir quelques emplois licites, comme l'art et le ministère des Histrions ;
que quand on le fait pour cette fin, on ne peut pas dire que leur exercice soit
défendu, ni qu'ils soient en état de péché quand ils le font avec quelque modération,
c'est-à-dire, sans y mêler des paroles malhonnêtes, et des actions impudentes, pourvu
que ce soit en des temps, et parmi des affaires qui n'y répugnent pas. Et bien qu'à
l'égard de la vie civile, ils n'aient point d'occupation
sérieuse, ils en peuvent avoir de bonnes à leur égard et devant Dieu, comme faire des
prières, retenir leurs passions, régler leurs œuvres, et donner aux pauvres. D'où il
s'ensuit que ceux qui leur font des libéralités, ne pèchent point, et qu'au contraire
ils font justice en les payant du service qu'ils en reçoivent, si ce n'est qu'ils y
consument leur bien en de vaines profusions, ou qu'ils le donnent à des Bouffons qui
ne s'emploient qu'à des divertissements illicites, parce que c'est entretenir et
favoriser leur péché. »
Je veux bien qu'en cet endroit S. Thomas parle des Histrions au sens des derniers siècles, et qu'il comprenne sous ce nom les Acteurs des Poèmes Dramatiques ; Car si l'on n'entendait par ce terme que les Mimes et les Farceurs, son autorité serait encore plus avantageuse aux autres, que l'on ne pourrait pas condamner contre la résolution de ce grand Théologien, qui serait favorable à ceux-là même que les Grecs méprisaient, que les Romains tenaient infâmes, et que jamais on ne leur doit comparer.
C'est par où je finis cette Dissertation ; car après l'autorité d'un Personnage si célèbre, je n'ai rien d'assez considérable pour donner quelque lumière à sa doctrine, ni pour ajouter quelque ornement à mon discours.