(1758) Lettre de J. J. Rousseau à M. D’Alembert « PRÉFACE » pp. -
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(1758) Lettre de J. J. Rousseau à M. D’Alembert « PRÉFACE » pp. -

PRÉFACE

J’ai tort, si j’ai pris en cette occasion la plume sans nécessité. Il ne peut m’être ni avantageux ni agréable de m’attaquer à M. d’Alembert. Je considère sa personne : j’admire ses talents : j’aime ses ouvrages : je suis sensible au bien qu’il a dit de mon pays : honoré moi-même de ses éloges, un juste retour d’honnêteté m’oblige à toutes sortes d’égards envers lui ; mais les égards ne l’emportent sur les devoirs que pour ceux dont toute la morale consiste en apparences. Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de l’homme. Humanité, patrie, voilà ses premières affections. Toutes les fois que des ménagements particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable. Puis-je l’être en faisant ce que j’ai dû ? Pour me répondre, il faut avoir une patrie à servir, et plus d’amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire aux hommes.

Comme tout le monde n’a pas sous les yeux l’Encyclopédie, je vais transcrire ici de l’article Genève le passage qui m’a mis la plume à la main. Il aurait dû l’en faire tomber, si j’aspirais à l’honneur de bien écrire ; mais j’ose en rechercher un autre, dans lequel je ne crains la concurrence de personne. En lisant ce passage isolé, plus d’un lecteur sera surpris du zèle qui l’a pu dicter : en le lisant dans son article, on trouvera que la Comédie qui n’est pas à Genève et qui pourrait y être, tient la huitième partie de la place qu’occupent les choses qui y sont.

« On ne souffre point de Comédie à Genève : ce n’est pas qu’on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes ; mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de Comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne serait-il pas possible de remédier à cet inconvénient par des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des Comédiens ? Par ce moyen Genève aurait des spectacles et des mœurs, et jouirait de l’avantage des uns et des autres ; les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens, et leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très difficile d’acquérir sans ce secours ; la littérature en profiterait sans que le libertinage fît des progrès, et Genève réunirait la sagesse de Lacédémone à la politesse d’Athènes. Une autre considération, digne d’une République si sage et si éclairée, devrait peut-être l’engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la profession de Comédien, l’espèce d’avilissement où nous avons mis ces hommes si nécessaires au progrès et au soutien des arts, est certainement une des principales causes qui contribuent au dérèglement que nous leur reprochons ; ils cherchent à se dédommager par les plaisirs, de l’estime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous, un Comédien qui a des mœurs est doublement respectable ; mais à peine lui en fait-on gré. Le Traitant qui insulte à l’indigence publique et qui s’en nourrit, le Courtisan qui rampe et qui ne paie point ses dettes : voilà l’espèce d’hommes que nous honorons le plus. Si les Comédiens étaient non seulement soufferts à Genève, mais contenus d’abord par des règlements sages, protégés ensuite et même considérés dès qu’ils en seraient dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que les autres citoyens, cette ville aurait bientôt l’avantage de posséder ce qu’on croit si rare et qui ne l’est que par notre faute : une troupe de Comédiens estimables. Ajoutons que cette troupe deviendrait bientôt la meilleure de l’Europe ; plusieurs personnes, pleines de goût et de dispositions pour le théâtre, et qui craignent de se déshonorer parmi nous en s’y livrant, accourraient à Genève, pour cultiver non seulement sans honte, mais même avec estime un talent si agréable et si peu commun. Le séjour de cette ville, que bien des Français regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendrait alors le séjour des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la philosophie et de la liberté ; et les Etrangers ne seraient plus surpris de voir que dans une ville où les spectacles décents et réguliers sont défendus, on permette des farces grossières et sans esprit, aussi contraires au bon goût qu’aux bonnes mœurs. Ce n’est pas tout : peu à peu l’exemple des Comédiens de Genève, la régularité de leur conduite, et la considération dont elle les ferait jouir, serviraient de modèle aux Comédiens des autres nations et de leçon à ceux qui les ont traités jusqu’ici avec tant de rigueur et même d’inconséquence. On ne les verrait pas d’un côté pensionnés par le gouvernement et de l’autre un objet d’anathème ; nos Prêtres perdraient l’habitude de les excommunier et nos bourgeois de les regarder avec mépris ; et une petite République aurait la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important, peut-être, qu’on ne pense.a  »

Voilà certainement le tableau le plus agréable et le plus séduisant qu’on pût nous offrir ; mais voilà en même temps le plus dangereux conseil qu’on pût nous donner. Du moins, tel est mon sentiment, et mes raisons sont dans cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse de Genève, entraînée par une autorité d’un si grand poids, ne se livrera-t-elle point à des idées auxquelles elle n’a déjà que trop de penchant ? Combien, depuis la publication de ce volume, de jeunes Genevois, d’ailleurs bons citoyens, n’attendent-ils que le moment de favoriser l’établissement d’un théâtre, croyant rendre un service à la patrie et presque au genre humain ? Voilà le sujet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrais prévenir. Je rends justice aux intentions de M. d’Alembert, j’espère qu’il voudra bien la rendre aux miennes : je n’ai pas plus d’envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperais, ne dois-je pas agir, parler, selon ma conscience et mes lumières ? Ai-je dû me taire ? l’ai-je pu, sans trahir mon devoir et ma patrie ?

Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudrait que je n’eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fit trente ans mon bonheur, il faudrait avoir toujours su t’aimer ; il faudrait qu’on ignorât que j’ai eu quelques liaisons avec les Editeurs de l’Encyclopédie, que j’ai fourni quelques articles à l’Ouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des auteurs ; il faudrait que mon zèle pour mon pays fût moins connu, qu’on supposât l’article Genève m’eût échappé, ou qu’on ne pût inférer de mon silence que j’adhère à ce qu’il contient. Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler, il faut que je désavoue ce que je n’approuve point, afin qu’on ne m’impute pas d’autres sentiments que les miens. Mes compatriotes n’ont pas besoin de mes conseils, je le sais bien ; mais moi, j’ai besoin de m’honorer, en montrant que je pense comme eux sur nos maximes.

Je n’ignore pas combien cet écrit, si loin de ce qu’il devrait être, est loin même de ce que j’aurais pu faire en de plus heureux jours. Tant de choses ont concouru à le mettre au-dessous du médiocre où je pouvais autrefois atteindre, que je m’étonne qu’il ne soit pas pire encore. J’écrivais pour ma patrie : s’il était vrai que le zèle tînt lieu de talent, j’aurais fait mieux que jamais ; mais j’ai vu ce qu’il fallait faire, et n’ai pu l’exécuter. J’ai dit froidement la vérité : qui est-ce qui se soucie d’elle ? triste recommandation pour un livre ! Pour être utile il faut être agréable, et ma plume a perdu cet art-là. Tel me disputera malignement cette perte. Soit : cependant je me sens déchu et l’on ne tombe pas au-dessous de rien.

Premièrement, il ne s’agit plus ici d’un vain babil de Philosophie ; mais d’une vérité de pratique important à tout un peuple. Il ne s’agit plus de parler au petit nombre, mais au public ; ni de faire penser les autres, mais d’expliquer nettement ma pensée. Il a donc fallu changer de style : pour me faire mieux entendre à tout le monde, j’ai dit moins de choses en plus de mots ; et voulant être clair et simple, je me suis trouvé lâche et diffus.

Je comptais d’abord sur une feuille ou deux d’impression tout au plus ; j’ai commencé à la hâte et mon sujet s’étendant sous ma plume, je l’ai laissée aller sans contrainte. J’étais malade et triste ; et, quoique j’eusse grand besoin de distraction, je me sentais si peu en état de penser et d’écrire que, si l’idée d’un devoir à remplir ne m’eût soutenu, j’aurais jeté cent fois mon papier au feu. J’en suis devenu moins sévère à moi-même. J’ai cherché dans mon travail quelque amusement qui me le fît supporter. Je me suis jeté dans toutes les digressions qui se sont présentées, sans prévoir combien, pour soulager mon ennui, j’en préparais peut-être au lecteur.

Le goût, le choix, la correction ne sauraient se trouver dans cet ouvrage. Vivant seul, je n’ai pu le montrer à personne. J’avais un Aristarqueb sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus1 ; mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits.

La solitude calme l’âme, et apaise les passions que le désordre du monde à fait naître. Loin des vices qui nous irritent, on en parle avec moins d’indignation ; loin des maux qui nous touchent, le cœur en est moins ému. Depuis que je ne vois plus les hommes, j’ai presque cessé de haïr les méchants. D’ailleurs, le mal qu’ils m’ont fait à moi-même m’ôte le droit d’en dire d’eux. Il faut désormais que je leur pardonne pour ne leur pas ressembler. Sans y songer, je substituerais l’amour de la vengeance à celui de la justice ; il vaut mieux tout oublier. J’espère qu’on ne me trouvera plus cette âpreté qu’on me reprochait, mais qui me faisait lire ; je consens d’être moins lu, pourvu que je vive en paix.

A ces raisons il s’en joint une autre plus cruelle et que je voudrais en vain dissimuler ; le public ne la sentirait que trop malgré moi. Si dans les essais sortis de ma plume ce papier est encore au-dessous des autres, c’est moins la faute des circonstances que la mienne : c’est que je suis au-dessous de moi-même. Les maux du corps épuisent l’âme : à force de souffrir, elle perd son ressort. Un instant de fermentation passagère produisit en moi quelque lueur de talent ; il s’est montré tard, il s’est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n’eus qu’un moment, il est passé ; j’ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon ombre : car pour moi, je ne suis plus.