(1760) Critique d’un livre contre les spectacles « DISCOURS PRELIMINAIRE. » pp. -
/ 687
(1760) Critique d’un livre contre les spectacles « DISCOURS PRELIMINAIRE. » pp. -

DISCOURS PRELIMINAIRE.

Aimable et précieuse ignorance, véritable mère des humains ! Pourquoi vous êtes-vous défigurée à nos regards ?

Oh ! mes Pères, dans quel repos se filait la trame de votre vie ! La satisfaction de vos besoins et les connaissances utiles vous offraient toujours des plaisirs sans mélange : vous vous contentiez de croire ce que vous sentiez : Et sans vous embarrasser dans ce que vous ne compreniez pas, vous n’interrompiez point le cours naturel de vos esprits, vous ne les rassembliez point inutilement dans votre cerveau, au détriment du reste de vos organes : par l’exercice que vous faisiez, vous les aidiez au contraire à circuler par tout votre corps : vivant tranquilles, vous viviez en santé, vous étiez gais et vigoureux.

Depuis la renaissance des Lettres, que notre état est changé ! Une foule de cerveaux brûlés s’est emparée de l’Imprimerie : l’orgueil a produit des Métaphysiciens de toute espèce : ils ont chassé la nature ; elle est devenue un problème. Avant que de suivre ses impressions, il faut en rendre raison, les disséquer, les évaluer, les soumettre au ton du jour. Tout n’est aujourd’hui que systèmes ridicules.

Nos Erostrates modernes, cherchant sans pudeur la célébrité, prétendent créer un homme nouveau : ils nous ont effrayés par les couleurs hideuses dont ils ont peint nos penchants naturels, et sont parvenus à nous faire honte des propriétés de notre être. « Vous êtes dans l’erreur, » nous crient-ils incessamment ; « détruisez vos passions ; cessez d’être ce que vous êtes, et devenez les fantômes de nos imaginations. »

Infidèles Rhéteurs qui embarrassez notre simplicité dans vos sophismes, quand cesserez-vous de nous alarmer vainement ? Quand commencerez-vous à nous être utiles en effet ?

Vous qui prétendez nous faire accroire tant de choses extravagantes ; qui nous assurez que nos sens nous font illusion ; apprenez que ce que vous nommez illusion, cet éternel sujet de vos déclamations, que vous nous reprochez avec tant d’aigreur, est le principe ou l’occasion de vos jugements ainsi que des nôtres. Tout n’est presque 1 a sur la terre qu’illusion pour les hommes ; c’est leur seule réalité : ils parlent, ils s’agitent dans le mode des impressions qui les met en mouvement ; mais la cause de ces impressions en est cachée à tous.

La vérité n’est point pour nous dans les objets extérieurs ; elle réside intérieurement dans chacun : rien n’est plus certain que ce que nous sentons, et notre sentiment est la chose la plus constante, qui existe véritablement pour nous dans l’Univers. Je n’ai pas besoin d’une boule pour en ressentir l’impression ; mes muscles, par leur propre mouvement, peuvent se trouver disposés de même que dans ce contact2. D’ailleurs, je ne sais si c’est une boule que je sens ; toutes choses n’étant que de rapport, leur essence nous est parfaitement inconnue3 : elles ne viennent point à nous dans leur propre forme, mais dans la forme que nous les présentent les divers milieux ou tamis par où elles passent, et font tels ou tels effets sur nous, selon la disposition de l’organe qu’elles frappent. Les feuilles d’un arbre réfléchies sur les globules de l’air, me paraissent vertes ; et à travers les pores ou conduits d’un prisme, elles sont tout aussi véritablement rouges pour moi.

Les divers sentiments, que nous avons de la nature des choses, peuvent donc n’être que des illusions, puisque ce ne sont point les objets qui nous les procurent immédiatement, que ce ne sont point eux dans leur réalité, et qu’ils ne sont pas même nécessaires. Ce partage de vérités et d’erreurs que chacun établit arbitrairement, soutient opiniâtrement, et veut faire accepter avec tyrannie, est la preuve caractéristique de la plus honteuse ignorance. Le sentiment des autres, dans quelque nombre qu’ils soient, est un néant pour moi, jusqu’à ce que j’en éprouve un pareil.

La vérité ou persuasion intime, naît du tact particulier : elle ne peut être de convention, et on s’abuse soi-même, quand on croit croire sur caution. Les Apôtres demandaient à Dieu qu’il touchât les Gentils.

Je serais fou de ne pas croire vrai ce que je sens, par quelque organe que ce soit : mais je serais extravagant si je décidais que tout ce qui me paraîtrait être mes semblables, dût sentir comme moi, et si je voulais les y obliger : c’est cependant la prétention de tous ces dogmatistes qui nous inondent de leurs rêveries. M. Rousseau veut diriger jusqu’à mes plaisirs, et m’apprendre l’effet qu’ils font sur moi.

Lorsque je vais à l’Opéra (quoique je convienne qu’il n’est peut-être pas aussi bon qu’il pourrait être) mon sang se calme, mon imagination s’adoucit, et mon ami éprouve le même effet.

La Tragédie et plusieurs Comédies me remuent extrêmement, et me donnent une émulation inexprimable. L’impression bien faite de la vertu ne s’efface point. La première Comédie que j’ai vue, fut Timon Misanthrope b : quand j’entendis Arlequin lui dire : « Et que me faisait cela ; je méritais, moi, de faire de bonnes actions » : je me sentis pénétré d’une lumière qui échauffa mon cœur, qui y fit éclore une autre forme de sentiments : il semblait que j’acquérais un nouvel être : il ne s’est pas encore passé un seul jour sans que cette idée ne me soit revenue : et depuis plus de trente ans, je cherche et m’empresse à faire tout le bien qui est en mon pouvoir.

Je m’imagine que d’autres hommes sont organisés comme moi, et par conséquent reçoivent une même impression.

Eh ! qu’on veuille nous persuader aujourd’hui, par un discours captieux, que les Spectacles sont l’école du vice, que les vertus même qu’on y présente mènent au crime, devons-nous le croire par préférence à ce que nous sentons ? M. Rousseau dit4 que quand une Française croit chanter, elle aboie5 ; que la Comédie est infâme par sa nature, et que les Acteurs et les Spectateurs sont tous des scélérats dignes du gibet.

J’avoue que cette licence effrénée d’un Particulier sans caractère, nourri dans nos Théâtres, qui ose faire publier à Paris un Libelle aussi monstrueux, contre une Nation dont il n’a qu’à se louer, m’a révolté ; et je n’ai pu m’empêcher de faire la critique de son Livre, malgré toute la faveur où sa façon d’écrire et la nouveauté des idées qu’il présente, le mettent aujourd’hui auprès du Public.

Je joins à cette Critique les endroits de son Livre même, dans lesquels, oubliant l’intérêt de son système, il parle dans la vérité, et fait comme une espèce d’amende honorable à l’humanité.

J’ajoute l’opinion de M. de Voltaire qui, ayant travaillé, ainsi que M. Rousseau, pour le Théâtre, doit, ce me semble, être écouté dans cette cause, du moins autant que lui ; et je finis par une Lettre, que j’écrivis il y a bien des années, dont je retrouve par hasard le brouillon.

M. Rousseau saura par cette petite Dissertation sur le Théâtre, qu’on a vu tout ce qu’il voit, mais qu’on l’a vu différemment : il pourra y remarquer aussi comment les gens vertueux se communiquent leurs idées, et que la douceur et la politesse sont les fidèles compagnes de l’honnêteté des mœurs.

On m’a dit que M. Rousseau était hypocondriaque au troisième degré ; je le plains : car M. Boerhaave (ce Descartes de la Médecine) dit que cette maladie est pire que la mort : il a raison ; car la mort peut ne point faire de mal, et l’hypocondrie livre sa victime à la noire fureur de son bitume corrosif.

Je conseille à M. Rousseau6, s’il a quelque intervalle, d’enterrer dans ces moments-là ce que sa bile exaltée aura pu lui faire produire : les pores de tous nos mélancoliques sont ouverts pour recevoir ses poisons : et c’est doubler ses maux que de les communiquer.

Qui oublie plus essentiellement la vertu et ses devoirs, que celui qui se déclare affirmativement l’ennemi de la société ? Qui bâtit une rhapsodie de paradoxes tirés de la fable des Abeillesc 7, pour tromper les hommes, et leur faire croire qu’ils sont faits pour vivre seuls dans les forêts ?

Il se dévoile lui-même, quand il dit dans ce même Livre contre les Spectacles, page 223 : « Le plus méchant homme est celui qui s’isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même : le meilleur est celui qui partage également ses affections à tous ses semblables. »

***
« Blaise Pascal a tort, il faut en convenir ;
Ce pieux Misanthrope ! Héraclite sublime !
Qui pense qu’ici-bas tout est misère et crime.8 »