(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE II. Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs. » pp. 17-48
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE II. Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs. » pp. 17-48

CHAPITRE II.
Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs.

La Poësie Dramatique devoit naître tout d’un coup-chez les Grecs, de celle d’Homere : sa naissance ne fut pas si noble. La Poësie d’Homere contribua à lui faire donner sa perfection ; mais il faut chercher sa naissance qui arriva longtems après Homére, dans le tombereau de Thespis.

Tragédie, c’est-à-dire, Chanson du Bouc, ou de la Vendange, Comédie, c’est-à-dire, Chanson de Village ou de Comus. Ces noms rappellent l’origine de ces Poëmes. Les Fêtes du Dieu du Vin, la Religion & la débauche donnerent la naissance à cette espéce de Poësie, qui depuis a fait tant d’honneur à l’esprit humain.

Ceux qui ont appellé Thespis le pere de la Tragédie, l’ont fait le pere d’un Art qu’il ne connut jamais. Il y avoit longtems avant lui des Chœurs d’Yvrognes. Dans toutes les Fêtes on buvoit & on chantoit, & comme Bacchus est un Dieu de toutes les Fêtes, on chantoit toujours à son honneur des Vers qu’à cause de lui on nommoit Dithyrambiques, & l’on y joignoit des Vers Satyriques, par lesquels les convives s’attaquoient les uns les autres. Toute la gloire de Thespis consiste à avoir imaginé de promener de Village en Village dans une charette, les Musiciens qui chantoient dans les Fêtes de Bacchus des Dithyrambes pour honorer le Dieu dont ils étoient bien remplis. Ces Chantres se barbouillerent de lie, & voulant ressembler aux Satyres, compagnons ordinaires de Bacchus, ils se couvrirent d’habits grotesques. Virgile, dans le second Livre des Géorgiques dépeint les Anciens habitans de l’Ausonie chantant de même des Vers, & se couvrant de masques dans les Fêtes de Bacchus :

Versibus incomptis ludunt risuque soluto,
Oraque corticibus sumunt horrenda cavatis,
Et te, Bacche, vocant per carmina læta, &c.

Comme les Chœurs ne pouvoient pas toujours chanter, Thespis pour leur donner le tems de reprendre haleine, fit parler seul un de ses Acteurs, qui du haut de sa charrette attaquoit les Auditeurs par des Vers picquans & grossiers, dignes de l’Acteur, ce qui donna lieu au Proverbe, parler de la charette pour dire vomir des paroles grossieres. A ces Vers grossiers succéderent des récits d’avantures ou plaisantes ou tristes, & c’est ici qu’il faut placer la naissance de la Poësie Dramatique, qui fut ainsi nommée du terme Grec, Action, lorsqu’on eut commencé à réciter des Actions.

Thespis trouva le succès de ses mascarades dans cette facilité que nous avons de rire avec ceux qui rient, & de pleurer avec ceux qui pleurent,

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adsunt
Humani vultus. Hor.

Et comme il lui fut aisé de remarquer qu’il étoit beaucoup plus facile de faire pleurer ses Auditeurs que de les faire rire, il s’attacha à exciter la Pitié par des récits d’avantures tristes & cruelles, & ce Spectacle paroissant noble fut bientôt reçu à Athenes, tandis que le Spectacle où l’on ne disoit que des choses boufonnes & grossieres, resta dans les Villages.

La Tragédie naissante qui n’étoit d’abord que le récit d’une Avanture, fait par un seul Acteur, changea peu à peu de forme par les réflexions que firent les Poëtes en voyant courir le Peuple à ce Spectacle.

Ils remarquerent le plaisir que nous cause l’imitation de nos vices & de nos vertus, de nos Passions bonnes ou mauvaises. Comme il y a des Passions, qui quoique condamnables, telles que l’Ambition, la Haine, la Vengeance, paroissent nobles, parce que pour se soutenir dans leur violence, elles ont besoin de la force de l’ame ; il y aussi des Passions, comme l’avarice, l’yvrognerie, &c. qui paroissant des foiblesses de l’ame, sont basses & méprisables. Ces dernieres qui ne produisent que des actions risibles, furent réservées pour la seule Comédie ; & les premieres qui ne respirant que sang & fureur, produisent souvent des actions grandes, furent réservées pour la seule Tragédie.

Ce partage ne se fit pas tout d’un coup, puisqu’Aristote nous dit que la Tragédie ne reçut que tard sa gravité, & ne se défit qu’avec peine du stile burlesque. Ainsi les Grecs avoient fait d’abord ce que tant d’autres Nations ont fait depuis, un mélange du sérieux & du bouffon.

Quand ce partage essentiel eut été fait, les Poëtes crurent ne devoir chercher les exemples des Passions réservées pour-la Comédie, que parmi les hommes du commun : non que les Rois & les Héros en soient exempts, mais parce qu’ils cachent leurs foiblesses aux yeux du Public, ne voulant y paroître que pour inspirer l’admiration ou le respect. Les Poëtes chercherent les exemples des Passions réservées à la Tragédie parmi les Rois & les Héros, non seulement parce que leurs Passions ayant des suites que n’ont pas celles des Particuliers, causent le bonheur ou le malheur des Peuples, & les révolutions des Etats ; mais parce que les exemples frappent bien davantage, quand ils sont pris parmi ceux dont on craint le pouvoir, dont on respecte la dignité, ou dont on admire les grandes qualités.

Quand on eut bien distingué ce qui concernoit-les différens caracteres des deux genres de la Poësie Dramatique, on songea à ce qui concernoit le stile, la mesure des Vers, les chants & les danses, chaque Poëte faisant des changemens suivant ce qui lui paroissoit convenir au caractere de la Tragédie ou de la Comédie. Lorsque la Tragédie, dit Aristote, après beaucoup de changemens eut enfin reçu ce qui lui appartenoit, elle se reposa : ἐπαυσατο : ce qui ne signifie pas qu’elle fut parfaite ; Aristote ne prétend pas le dire de celle même de son tems, puisqu’il ajoute, or d’examiner si elle est aujourd’hui telle qu’elle doit être, soit par rapport à elle, soit par rapport aux Spectateurs, αλλος λογος, ce n’est pas de quoi il s’agit ici. Aristote ne ressembloit pas a ces Ecrivains Italiens & Espagnols, qui prétendent que leurs Poëtes ont atteint la perfection. Un Poëme né dans la débauche avoit grand besoin de réforme, & cette réforme ne pouvoit pas être prompte. On fut longtems à faire les changemens dont la Tragédie avoit besoin : on sait, dit Aristote, les noms de ceux qui les ont faits. On n’est pas instruit de même sur la Comédie, parce qu’elle ne fut pas d’abord recherchée comme la Tragédie, & que le Magistrat ne commença que fort tard à donner le Chœur aux Poëtes Comiques, c’est-à-dire, à accepter leurs Piéces pour être représentées : c’étoit ce qu’on appelloit donner le Chœur.

Quoique la Comédie fût encore habitante des Villages, les Poëtes avoient été obligés d’inventer un spectacle propre à délasser le Peuple, que le sérieux ennuie bientôt, & qui d’ailleurs n’entendant plus parler de Bacchus, le Dieu des Spectacles, s’écrioit souvent, Que fait cela à Bacchus ? Il fallut donc pour contenter la Religion du Peuple, & pour finir le sérieux par du badinage, vertere seria ludo, chercher un spectacle qui chassât la tristesse que causoit la Tragédie. Ce fut ce qui donna naissance aux Piéces Satyriques, ainsi nommées des Satyres, cortège de Bacchus, qui composoient les Chœurs & chantoient Bacchus. L’Action de ces Piéces, quoique noble & sérieuse, étoit exécutée d’une maniere très-bouffonne. Il falloit faire rire le Peuple ; & les meilleurs Poëtes furent obligés de s’abaisser à composer de pareils Ouvrages, qui ne furent jamais assez estimés pour qu’on ait pris soin de les conserver à la Postérité, puisque dès le huitiéme siécle, comme on voit par un passage d’Eustathe sur l’Odyssée, il ne restoit plus de ces Piéces que le Cyclope d’Euripide.

Le premier Poëte qui fit jouer une Piéce Satyrique, se nommoit Pratinas, & ce fut à la Représentation d’une Piéce de ce Pratinas que les échaffauts, chargés de Spectateurs, se rompirent ; ce qui engagea la Ville à faire construire un Théâtre solide. Les premiers avoient été de planches qui se montoient & se démontoient à la hâte. On payoit sa place deux oboles, qui servoient à rembourser l’Architecte de ses frais. Dans la suite les Spectacles furent donnés gratis au Peuple, avec des magnificences inconcevables.

Il y eut plusieurs Poëtes Dramatiques entre Thespis & Eschyle, & tous les Poëtes étoient Musiciens, & même Acteurs. Sophocle fut le premier qui à cause de la foiblesse de sa voix cessa de jouer dans ses Piéces. Tous ces Poëtes composoient la modulation de leurs Piéces, les chants & les danses de leurs Chœurs. Les chants & les danses furent inséparables d’un Poëme né dans les Fêtes, & qui avoit passé des Autels au Théâtre. La danse de la Tragédie fut par son nom & son caractere distinguée de celle de la Comédie. Les divers mouvemens du Chœur à droit ou à gauche, ou vis-à-vis les Spectateurs, qui donnerent lieu à ces termes, strophe, antistrophe, épode, étoient faits, suivant les uns, pour imiter les mouvemens des Planetes ; & suivant d’autres avoient été établis par Thésée à son retour de Crete, en mémoire du labyrinthe. L’ignorance où nous sommes de ces termes d’une Musique très-inconnue, termes dont les Romains n’ont pas fait usage, fait voir le ridicule des Poëtes Latins modernes, & de quelques Poëte Italiens & François, qui en ont voulu orner leurs Odes.

C’étoit d’abord le même Acteur qui chantoit & qui dansoit ; & comme la danse nuisoit au chant, on fit chanter les uns, & danser les autres. Le même partage du chant & de la danse se fit à Rome, comme on le verra dans la suite : ce qui prouve la grossiéreté des premiers Spectacles.

Ceux d’Athenes furent extrêmement annoblis par Eschyle, qu’on peut appeller le véritable Pere de la Tragédie. Jusqu’à lui elle n’avoit été presque qu’un chant, qu’interrompoit l’Acteur qui faisoit un récit. Eschyle ayant ajouté un second Acteur, établit le Dialogue, & diminua les chants du Chœur, qui cependant sont encore fort considérables dans ses Pieces. Par ce changement, ce qui avoit été le principal du Spectacle n’en fut plus que l’accessoire. L’Acteur auparavant faisoit un récit pour laisser au Chœur le tems de se reposer : le Chœur, dans la suite, ne chanta plus que pour laisser reposer les deux Acteurs : ainsi il devint intermede ; l’Action mise en dialogue eut plus d’étendue, & le Chœur qui en étoit témoin, y prit intérêt. Comme il ne sortoit point du Théâtre quand une fois il y étoit entré, ou du moins n’en sortoit qu’en partie, sa présence conserva la vraisemblance d’une Action qui se passe devant des témoins : ainsi les Poëtes se virent obligés d’observer l’unité d’Action, & l’unité de Lieu.

Eschyle ne fut pas l’inventeur du masque, comme le dit Horace, puisqu’Aristote qui devoit être mieux instruit, dit qu’on ignore celui qui en fut l’inventeur. Ces jeux ayant commencé dans les fêtes de Bacchus, leur affreuse licence obligea ceux qui les célébroient, de cacher leur visage, c’est-à-dire, le siége de la pudeur, dit Servius sur Virgile. Propter verecundiæ remedium, hoc adhibuerunt, ne agnoscerentur. Les premiers masques ayant été changez en une espece de globe qui enfermoit toute la tête, on y reconnut plusieurs utilités ; ils rendoient le son de la voix plus éclatant ; ils déguisoient les hommes qui jouoient les rôles de femmes, & ils servoient à cacher la basse physionomie d’un Acteur destiné a représenter un Dieu ou un Heros ; car tous ces masques si hideux qui nous sont restés, ne servoient qu’à la Comédie, & l’usage en commença, suivant le Scholiaste d’Aristophane, sous les successeurs d’Alexandre. Les Comédiens prirent des masques très-difformes, afin que les personnes puissantes qu’ils avoient à craindre, ne s’imaginassent pas y trouver leur ressemblance.

Eschyle, pour annoblir son spectacle, fit prendre à ses deux Acteurs des robbes traînantes, les éleva en exhaussant l’endroit de la scene sur lequel ils parloient, & les éleva encore par le cothurne, qui étoit une chaussure haute. Comme il voulut qu’un Acteur représentant un Dieu ou un Héros, parût plus grand que les autres hommes, il voulut aussi qu’il parlât dans un stile plus pompeux : le stile d’Eschyle est si ampoullé, ses mots si longs, qu’il est appellé par Aristophane, Homme qui éleve de grands termes en monceaux. C’est pour cela qu’Horace lui accorde la gloire d’avoir exhaussé la Tragédie par le stile, comme par le Théâtre & par le cothurne.

Modicis intravit pulpita signis,
Et docuit, magnumque loqui, nitique cothurno.

Les Commentateurs de Boileau qui nous disent tant de choses, ne nous disent point pourquoi en traduisant ces vers d’Horace, Boileau a mis le brodequin au lieu du cothurne, & pourquoi il donne à Sophocle l’honneur qui appartient à Eschyle d’avoir le premier intéressé le Chœur à l’Action. Boileau ne s’accorde pas entierement avec Horace, de même qu’Horace parlant du masque, ne s’accorde point avec Aristote. Tout ce qui regarde l’origine de la Poësie Dramatique chez les Grecs est obscur. On trouvera cette matiere savamment discutée par M. l’Abbé Vatri dans les Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres. Je n’ai dessein ici que d’en donner une légere idée, & je reviens à Eschyle.

Pour étonner les spectateurs par un appareil terrible, il voulut faire paroître souvent des Furies, des Ombres, des Tombeaux, &c. Ainsi il fit construire des machines, qui servoient à faire sortir une Ombre des Enfers, ou à faire descendre un Dieu du Ciel, d’où vint le proverbe, un Dieu de la machine.

Il ne négligea point les décorations, qui furent perfectionnées par Sophocle, puisque ce fut lui, suivant Aristote, qui en parut l’inventeur.

Eschyle fut appellé le pere de la Tragédie, parce qu’il la tira de son état rude & grossier, comme dit Quintilien, rudem ac impolitam Tragædiam aliquantulum illustravit, & il mérita surtout ce titre, pour avoir compris le premier, qu’il falloit écarter des yeux des Spectateurs la vue des meurtres : c’est ce qu’on lit dans Philostrate. L. 6.

La Tragédie étant devenue une Action grande mise en dialogue & représentée avec magnificence, enchanta les Athéniens. Les grands jours de fêtes furent destinés à ces représentations : on établit des prix, que les Poëtes devoient disputer, & des Juges pour décider du mérite des Piéces. Ils prêtoient serment de juger avec équité ; cependant comme ces Juges étoient tirés au sort, qui pouvoit tomber sur des ignorans, les couronnes n’étoient pas toujours bien distribuées. Ce n’étoit pas non plus, les meilleures Piéces qu’on choisissoit toujours pour être jouées, parce que les Magistrats chargés des frais du spectacle, achettoient les Piéces, & que quand ils étoient avares, ils achettoient quelquefois une Piéce médiocre, que le Poëte donnoit à meilleur marché.

Le Magistrat qui regloit tout le détail de ces Jeux s’appelloit Chorege, & tout paroissoit sacré dans ces Jeux, parce qu’ils se représentoient dans les Fêtes, & que Bacchus y présidoit. Ce Dieu à la vérité, fait dans une Comédie d’Aristophane, un rôle très-bouffon, & même y est fustigé ; il n’est pas aisé de comprendre la Religion des Atheniens. Quoi qu’il en soit, dans les Spectacles tout paroissoit sacré, & nous avons une Oraison de Démosthene contre un homme qui lui avoit donné un souflet : il l’accuse de Leze-Majesté Divine, parce qu’il a reçu de lui ce souflet, faisant les fonctions de Chorege.

Un Poëte, pour disputer le prix, apportoit quatre Piéces. La fureur des Atheniens pour ces Piéces étoit si grande, qu’en un jour on en jouoit quatre, & souvent davantage. Un Poëte couronné dans ces Jeux, étoit au comble de la grandeur humaine : quel fut donc le chagrin du Pere de la Tragédie, de l’illustre Eschyle, lorsque dans sa vieillesse, il se vit la couronne enlevée par un jeune homme ? Son malheur nous apprend quelle est l’inconstance de la Fortune poëtique, & combien les Poëtes, surtout ceux du Théâtre sont sages, quand ils savent se retirer à propos.

Cimon ayant apporté à Athenes les os de Thésée, pour célébrer une si grande fête, on avoit admis une dispute entre les Poëtes Tragiques. Jamais Jeux ne furent plus célebres par la dignité de ceux qui furent nommés pour en être les Juges. Ils ne furent pas, comme à l’ordinaire, tirés au sort. L’Archonte décida que ce seroit Cimon lui-même avec les autres Généraux, qui nommeroit le vainqueur. Ces Juges, après avoir prêté serment, donnerent le prix à une Piéce qui se trouva être le coup d’essai du jeune Sophocle, qui sans avoir cherché un style aussi pompeux que celui d’Eschyle, fut son vainqueur. Eschyle, dégoûté du séjour d’Athenes, se retira en Sicile, où il mourut. Triste fin d’un homme vaincu dans un Art dont il a été l’inventeur & le maître.

Sophocle ne trouvant pas deux Acteurs suffisans pour l’exécution d’une grande Action, en ajouta un troisiéme. La Tragédie parut alors avoir sa forme entiere ; on crut qu’un quatriéme Acteur jetteroit de la confusion, & qu’il ne devoit point paroître, à moins qu’il n’eût que très-peu de choses à dire. Ainsi la Tragédie reçut toute sa forme & sa beauté de Sophocle, qui trouva un Rival digne de lui dans Euripide. Tous deux porterent au plus haut point la gloire du Théâtre d’Athenes, & divertirent le Peuple, en lui faisant verser beaucoup de larmes, parce qu’ils choisissoient ces Sujets terribles, dont je parlerai dans la suite, s’attachant principalement à exciter la Crainte & la Pitié, par des Actions conduites avec toute la vraisemblance possible, en présence de Chœurs, qui étant composez d’un grand nombre de Personnages, augmentoient la pompe du Spectacle.

Quelle vraisemblance, dira-t’on, pouvoit se trouver dans la conduite d’une Action, au milieu de laquelle on chantoit & l’on dansoit ?

C’étoient ces Chœurs même qui servoient de fondement à la vraisemblance de l’Action qui s’exécutoit en leur présence.

Une Action grande, qui se passe dans un endroit public, entre des Princes, doit se passer devant des témoins qui s’y intéressent : ces témoins restant toujours sur la scene, mettoient à toutes les parties de l’Action, une liaison continue, qui ne se trouve pas dans nos Tragédies partagées en Actes isolés. Nos entre-Actes sont quelquefois vraisemblables : mais il n’est pas vraisemblable, que dans toute Action Dramatique, il soit nécessaire que les Acteurs disparoissent tous de concert, regulierement quatre fois. Cette continuité d’Action que procuroient les intermedes, fut cause que les Grecs ne connurent point le partage d’une Piéce en Actes. Il n’en est point parlé dans Aristote, & ce précepte d’Horace Que toute Piece soit en cinq Actes, n’est fondé sur aucune raison. Il suffit qu’une Action Dramatique ait une étendue convenable à sa nature. Si elle étoit trop courte, elle ne seroit pas assez détaillée, & elle n’auroit point assez de majesté. Si elle étoit trop longue, elle fatigueroit l’attention. Les intermedes d’Athenes occupoient agréablement un Peuple amoureux de la musique : les Acteurs restoient quelquefois sur la Scene pendant un intermede, & s’unissoient aux chants du Chœur : quelquefois le Chœur chantoit dans d’autres momens que ceux des intermedes : les Grecs n’avoient attention qu’à la vraisemblance de l’Action.

Le chant nous paroît pouvoir s’accorder avec la vraisemblance. Il n’en est pas de même de la Danse. Nous trouvons étrange que des témoins d’une Action terrible, d’où dépend la tranquillité publique, se puissent amuser à danser.

Il ne faut pas juger de ces choses suivant nos idées, mais suivant les idées particulieres à certains Peuples. La Poësie Dramatique conserva toujours ce qu’elle tenoit de la Religion : & chez les Grecs comme chez les Egyptiens & les Juifs, la Danse faisoit partie des cérémonies Religieuses. Elle faisoit aussi partie dans la Grece des Arts Militaires ; Platon la regarde comme un exercice qui intéresse le Gouvernement. La Danse destinée à la Tragédie, avoit la dignité qui convenoit à l’Action représentée, aux prieres qu’on faisoit aux Dieux, & à la morale qu’on débitoit. Ainsi elle n’avoit rien que de grave, & elle étoit si nécessaire que dans l’Ajax de Sophocle, dont le Chœur est composé de Soldats qui sont censés ne savoir pas danser, le Poëte suppose que dans un transport de joie, ils invoquent le Dieu Pan, celui qui regle les danses des Dieux, pour qu’il leur inspire une danse, Parce que, disent-ils, dans un pareil sujet de joie, il faut nécessairement que nous dansions.

Euripide, malgré tous ses succès, eut un Ennemi redoutable dans Aristophane, qui avoit un grand crédit sur le Peuple. La Comédie avoit enfin été reçue à Athenes. Après avoir fait rire le Peuple par ces Piéces Satyriques dont j’ai parlé, par des Silles, ainsi nommées du Dieu Silene qui y paroissoit, & par des Parodies dans le goût des nôtres ; les Poëtes chercherent un genre de Poësie destiné à faire rire, qui fût plus régulier, & entreprirent de donner la forme de la Tragédie à un Poëme qui seroit une imitation en Dialogues des Actions ordinaires de la vie Civile. C’est en ce sens qu’on peut dire avec Boileau

Des succès fortunés du Spectacle Tragique
Dans Athenes nacquit la Comédie antique.

Il l’appelle Antique, parce que cette premiere Comédie fut dans la suite appellée La vieille. Les Sujets n’y étoient pas feints : c’étoient des personnes vivantes, & souvent les premiers de la ville, que les Comédiens en prenant leurs noms & leur ressemblances, par le moyen des masques, faisoient parler. Eupolis, un des premiers auteurs de cette Comédie si libre & si picquante, eût du par sa fin tragique, la faire cesser, s’il est vrai, comme le disent quelques Ecrivains, qu’Alcibiade le fit jetter dans la mer, & que c’est de lui dont Ovide veut parler dans ce vers,

Comicus in mediis periit dum nabat in undis.

Aristophane qui jouoit lui-même dans ses Pieces, ne craignoit pas d’y attaquer les Pericles, les Alcibiades, & tous ceux qui vouloient se rendre maîtres de l’autorité. Comme il donnoit des conseils au Peuple sur toutes les affaires de la République, il devint un homme si important, que le Roi de Perse demanda un jour à l’Ambassadeur de la Grece des nouvelles de ce Poëte qui rendoit ses citoyens redoutables à ses ennemis. Quelquefois quand il avoit joué sa Piece on le couronnoit de fleurs, & on le reconduisoit chez lui avec des acclamations ; il reçut même, par un decret public, la couronne la plus honorable que pût recevoir un citoyen. Jamais Poëte Comique ne fut si hardi à attaquer les Dieux & les Hommes, si fertile en obscénités, ni si honoré : ce qui n’a pu arriver que dans une République dont le Peuple leger aimoit que sur le Théâtre on plaisantât de son Gouvernement, qu’on lui donnât des conseils dont il ne profitoit pas, & même qu’on le tournât en ridicule. Pline L. 35 parle d’un tableau qui réunissoit toutes les imperfections & perfections des Athéniens. On y voyoit, dit Pline, un Peuple bizarre, colere, injuste, inconstant, facile, doux, miséricordieux, fier, glorieux, humble, feroce, poltron. Les Athéniens admiroient ce tableau, en s’y reconnoissant comme dans les Comédies d’Aristophane.

Ce Peuple toujours inconcevable, l’est encore dans la liberté qu’il donne à Aristophane, de parler des Dieux & de la Religion, & dans sa sévérité pour les Poëtes Tragiques. Eschyle avoit été près d’être lapidé, pour quelques vers qui avoient paru impies. Euripide ayant commencé une Tragédie par ce Vers, Iupiter, dont le nom m’est seulement connu, le tumulte qui s’éleva fut si grand, que le Poëte fut obligé de changer le Vers. Pour avoir fait dire à Hippolyte, Ma langue a juré, mais mon ame n’a point fait de serment, il fut accusé comme défenseur du parjure, & il reclama la protection des Juges préposés aux Représentations. On ignore quel fut leur jugement. L’éloge des richesses qu’il faisoit faire à un Avare, souleva si fort l’assemblée, qu’on vouloit chasser l’Acteur, & faire finir la Piéce. Euripide pria le Peuple d’avoir patience, l’assurant que la fin de ce Personnage serviroit d’exemple. Dans une autre Piéce où paroissoit Ixion, le Peuple s’écria qu’on ne devoit pas produire sur le Théâtre un Impie. Attendez, s’écria Euripide, avant qu’il sorte de la Scene, je l’attacherai à une roue.

Il y a grande apparence que les ennemis d’Euripide qui étoient en grand nombre, parce qu’il étoit l’ami de Socrate, animoient le Peuple contre ses Piéces. Il pouvoit se consoler de ses malheurs, & des railleries d’Aristophane, par l’estime que les Etrangers faisoient de ses Piéces : il paroît qu’ils les recherchoient avec plus d’ardeur que celles de Sophocle. Sitôt qu’un Athénien arrivoit en Sicile, on lui demandoit s’il savoit des Vers d’Euripide. Ce fut la demande qu’on fit à un Vaisseau que poursuivoient des Corsaires, & qui cherchoient un azile. Quand les gens du Vaisseau eurent répondu qu’ils savoient des Vers d’Euripide, on leur permit d’aborder, & ils furent reçus avec distinction. Le Fait suivant est trop glorieux à la Tragédie, pour n’avoir pas sa place dans l’Histoire de la Tragédie.

Quand l’Armée des Athéniens essuya en Sicile ce malheur qui couta la vie au Général, & la liberté aux soldats, dont les uns furent vendus comme esclaves, les autres enfermés dans les carieres où ils périrent de misere, plusieurs d’entre eux durent leur salut à Euripide, parce qu’ils savoient des morceaux de ses Piéces par cœur : ils trouverent des Maîtres prêts à les nourrir, qui leur rendirent ensuite la liberté, & ces soldats en arrivant à Athenes alloient saluer Euripide comme leur libérateur. Quel triomphe pour un Poëte, qui voit des malheureux lui venir rendre graces de ce qu’ils doivent à ses Vers la liberté & la vie ! Qu’aucun Poëte ne s’attende plus à cette gloire, ni aucun soldat qui saura des Vers par cœur, à la même récompense.

Euripide eut le sort d’Eschyle. Dégoûté du séjour d’Athenes, il alla mourir loin de sa Patrie, qui prit le deuil, quand elle apprit la nouvelle de sa mort, & redemanda sa cendre qui ne lui fut point accordée. Sophocle qui parvint tranquillement à une grande vieillesse, n’eut de chagrin à essuyer que de la part de ses enfans, qui voulurent le faire interdire, sous prétexte qu’il étoit en démence : il répondit à cette accusation en lisant aux Juges son Oedipe Colonne.

Le tems de la guerre du Peloponese fut le tems de la gloire du Théâtre d’Athenes : mais cette guerre se termina à l’avantage des Lacédémoniens, peuple ennemi de la Musique & des Spectacles. Les vainqueurs déliberant sur leur vengeance, on proposoit de faire tous les Atheniens prisonniers, & de raser leur ville : alors un Vers d’Euripide la sauva. Tandis que Lisandre étoit à table avec ses Capitaines, un Musicien chanta par hazard ce Vers du Chœur à Electre, Fille d’Agamemnon, je suis venu dans ta rustique chaumiere. A ces paroles les Auditeurs comparant la désolation d’Athenes à celle d’Electre, furent attendris, & s’écrierent que ce seroit un crime de détruire une ville qui avoit produit de si rares Esprits. On se contenta d’en raser les murailles, ce qui fut exécuté au son des flutes, avec des chants & des danses. Ainsi tomberent les murailles de cette Ville, si amoureuse de la Musique.

Lysandre, qui changea le Gouvernement, réprima la liberté des Poëtes Comiques. Il leur fut défendu de nommer les Personnes, ce qui donna lieu à la moyenne Comédie. Les Poëtes prenant des sujets de fiction, ne pouvoient plus que désigner ceux qu’ils vouloient railler, & ils les désignoient de façon que la satire n’en devint que plus fine. On croit qu’Aristophane fit des Piéces de ce genre. Dans ses Harangueuses cependant, Piéce jouée après la guerre du Peloponese, son sel est encore très-mordant, puisque le Gouvernement d’Athenes y est donné aux Femmes, comme plus propres que les Hommes à débrouiller ce qui est très-embrouillé, puisqu’elles ont l’adresse de démêler les écheveaux.

On représentoit à Athenes des Piéces moins régulieres & moins sages encore que les Comédies ordinaires ; elles étoient appellées Mimes. Il falloit cependant que ces Piéces continssent quelquefois des choses utiles, puisque les Mimes de Sophron firent les délices de Platon : les Mimes de ce Sophron n’étoient point des Piéces Dramatiques, mais des Dialogues.

Les Poëtes Tragiques étoient toujours en grand nombre, mais si médiocres, qu’on regrettoit Eschyle, Sophocle & Euripide, qu’on avoit déja regrettés sur la fin de la guerre du Peloponese, puisque dans les Grenouilles d’Aristophane, Bacchus alloit aux Enfers, pour rappeler un de ces illustres Morts, la ville ayant grand besoin d’un bon Poëte. Les Piéces du Fils de Sophocle avoient été meilleures que les autres, ce qui avoit fait soupçonner qu’il donnoit sous son nom les Ouvrages de son Pere.

La Tragédie alla toujours en déclinant. Mais ni la disette de bons Poëtes, ni les malheurs publics ne purent modérer la fureur des Atheniens pour les Spectacles. Les soins qu’ils se donnoient pour des Représentations de Comédies, leur firent oublier le soin de leur Etat & de leurs Armées. Les fonds nécessaires aux frais de ces Représentations, furent assignés sur les fonds de la Guerre, & on décerna la peine de mort contre celui qui proposeroit de restituer ces fonds au besoin de l’Etat. Ils ont plus dépensé, dit Plutarque, pour faire jouer les Medées, les Oedipes, les Electres, qu’il ne dépenserent autrefois pour défendre la liberté de toute la Grece contre les Perses. Un Lacédémonien étonné des frais qu’on faisoit pour ces Représentations, dit que des Jeux n’étoient que des Jeux, & ne méritoient pas de pareilles dépenses.

Il en falloit de grandes pour orner une vaste enceinte, qui contenoit une multitude si prodigieuse, qu’afin que la voix s’y fît entendre de tous, côtés, on avoit placé des vases d’airain sur tous les degrés, de maniere qu’il y eût un espace vuide entre ces vases & le mur, afin que la voix s’étendant du centre à la circonférence, & frappant les cavités des vases, les ébranlât suivant leur consonance, qui étoit reglée sur les genres, en harmonique, chromatique, & diatonique, ce que je rapporte sans entreprendre de l’expliquer.

La corruption des mœurs d’Athenes, si l’on en croit les Philosophes de cette Ville, fut causée par celle de la Musique, à laquelle le Théâtre avoit fait perdre son ancienne simplicité. Il est aisé de concevoir que le Théâtre avoit pû corrompre la Musique, qui ensuite avoit corrompu la Poësie, j’entens celle des Chœurs, parce que les Poëtes de Théâtre, pour faire briller les Chants du Chœur, lui donnoient à chanter des Vers dithyrambiques, qui firent abandonner aux Musiciens, leur premiere simplicité. Dans le traité de Plutarque sur la Musique, on trouve le fragment d’une Comédie, où la Musique toute déchirée de coups, répondant à celui qui lui demande quels ont été ses bourreaux, en nomme plusieurs. L’un l’a énervée en mettant douze cordes à la Lyre : l’autre l’a défigurée en introduisant dans les Dityrambes de ridicules inflexions de voix : l’autre l’a fait pirouetter en voulant trouver dans sept cordes douze harmonies différentes.

Que de crimes, puisqu’il suffisoit, suivant Platon, d’une nouveauté introduite dans le chant, pour changer tout l’Etat ! Toucher aux loix de la Musique, selon lui, c’est toucher à celles du Gouvernement. Quelque respect que j’aye pour Platon, j’aime mieux entendre dire à Ciceron, les changemens qui arrivent dans les chants des Musiciens, causent, suivant Platon, ceux d’une Ville. Pour moi je crois que les mœurs de ceux qui gouvernent la Ville, sont la cause de ces changemens ; leurs exemples sont encore plus pernicieux que leurs fautes. Plus exemplo quàm peccato nocent.

Quels devoient être les Magistrats d’une Ville dont la plus sérieuse attention étoit celle de procurer au Peuple l’amusement des Spectacles, & qui faisoient plus de cas d’un bon Comédien, que d’un bon Général d’Armées ! Les Comédiens se mêloient des affaires de l’Etat, & ce fut un Comédien qu’on députa à Philippe pour Ambassadeur : ce qui faisoit dire à Démosthene, qu’un Comédien abusant de l’impunité que son art lui avoit obtenue, portoit des coups mortels à la République, & y tournoit tout au gré de la République à qui il étoit vendu. Cet endroit de Démosthene, qui prouve que les gens sages n’approuvoient pas cette Ambassade, doit détromper ceux qui croyent que la profession de Comédien fut toujours en honneur dans la Grece. Un Comédien très-fameux s’étant un jour mêlé parmi les courtisans d’Agesilas, & surpris de ce que ce Roi ne lui disoit rien, & même ne le regardoit pas, lui dit, Seigneur, ne me connoissez-vous pas ? N’es-tu pas, lui répondit froidement Agesilas, Callipidas le farceur ? Cet Agésilas à la vérité, avoit dans ses mœurs une austérité Lacédémonienne : cependant il n’épargnoit rien pour orner les Jeux qu’on donnoit au Peuple, & il disoit que de ces sortes de choses, il ne falloit être ni trop, ni trop peu curieux.

Les Atheniens auroient été plus heureux, s’ils eussent pratiqué cette leçon. Toujours occupés de Spectacles, ils furent subjugués par Philippe.

Alexandre trouvant que la Comédie moyenne étoit encore trop hardie, ordonna aux Poëtes de ne plus désigner aucune Personne vivante, & de se contenter d’une imitation des mœurs des Hommes en général : & comme le Chœur dans la vieille & moyenne Comédie avoit abusé de sa liberté en chantant des Vers satiriques, il fut, dit Horace, ignominieusement condamné au silence, turpiter obticuit. La Comédie qui fut appellée nouvelle fut sans Chœurs.

Plusieurs Poëtes réussirent dans ce nouveau genre : mais la gloire de Menandre couvrit de ténebres leur nom, dit Quintilien, qui malgré les éloges qu’il donne aux sages Comédies de Menandre, regrette ces graces du langage Attique, & cette éloquente liberté qui regnoit dans la vieille Comédie. Sinceram illam sermonis Attici gratiam, tùm fecundissima libertatis.

Tout dégéneroit, Poësie, Eloquence, Musique, & même Déclamation. On voit par un passage d’Aristote dans sa Poëtique, que les Comédiens de son tems ne valoient point les Anciens. Les grands Acteurs manquent, quand les grands Auteurs manquent. Les beaux jours d’Athenes étoient passés, & les judicieux écrits d’Aristote sur la Poëtique, ne firent pas renaître ces grands Poëtes.

Quelque tems après Alexandre, un nommé Rhinton, fit des Piéces sérieuses & plaisantes, qui furent appellées de son nom Rhintoniques. On pouvoit les appeller aussi Tragi-Comédies, ouvrages enfantés par le mauvais goût.

Pour ranimer la Tragédie mourante, Lycurgue l’Orateur, qui fit achever le Théâtre du Temple de Bacchus, fit copier les Tragédies des trois Grands Poëtes, & les fit déposer dans les archives de la Ville, d’où on devoit les tirer de tems en tems pour en faire une lecture publique. Ce n’étoit point l’usage chez les Grecs, comme parmi nous, de remettre sur le Théâtre les Piéces d’un Poëte mort, parce que les Représentations Théâtrales étoient des combats Poëtiques, où il falloit apporter des Piéces nouvelles. Elles devinrent si médiocres, qu’on rappela les anciennes. Il fut permis de remettre sur le Théâtre les Piéces d’Eschyle : & comme elles avoient beaucoup de défauts, il fut permis à ceux qui les corrigeroient, de les apporter pour combattre contre ces Piéces nouvelles, & quelques-uns de ceux qui les firent jouer après les avoir corrigées, remporterent le prix.

Le même Lycurgue fit aussi élever des Statues de bronze aux trois Grands Poëtes, mais les Statues n’étoient pas rares dans la Grece : les Villes en étoient pleines : on en élevoit à des Poëtes très-médiocres, aux Vainqueurs dans le Jeux Olimpiques, & à leurs chevaux.

Alexandre qui avoit porté dans l’Asie les Poësies d’Homere, y avoit porté aussi les Tragédies de Sophocle & d’Euripide, & ces ouvrages furent cause que la Langue Grecque devint celle de presque tout l’Orient. Le Roi des Parthes célébroit les nôces de son fils, lorsqu’on apporta la tête de Crassus, qu’on jetta à ses pieds. Un Comédien qui récitoit à cette fête quelques morceaux des Tragédies d’Euripide, saisit la tête de Crassus, & plein d’enthousiasme, chanta les Vers qu’Euripide avoit mis dans la bouche d’Agavé portant la tête de Penthée. L’Assemblée chanta toute la suite du même Chœur. Le Roi des Parthes, dit Plutarque, tiroit des Tragédies Grecques les divertissemens qu’il donnoit, & le Roi d’Armenie composoit des Tragédies en Grec.

Les ouvrages d’Eschyle, de Sophocle, & d’Euripide avoient repandu l’amour de la Tragédie dans l’Orient aussi-bien qu’en Sicile, où Denys avoit fait élever un Théâtre ; cependant la véritable Tragédie morte avec ces trois Poëtes, ne ressuscita point. Elle eût du ressusciter à la Cour des Ptolomées, si la faveur des Princes faisoit naître les Genies. Callimaque qui dans cette Cour composa des Tragédies & des Comedies, n’a été loué des Anciens, que pour avoir su tourner le Vers Elegiaque.

Athenes, quoique prise par Demétrius, & traitée si inhumainement par Sylla, reduite presque en une solitude, conserva toujours l’amour des Vers, des Danses, de la Musique, & des Disputes philosophiques. Elle se consoloit de tomber sous des Maîtres, & d’en changer, pourvu qu’elle pût se flatter de conserver l’empire de l’Esprit. Lorsque les Scythes la prirent sous Claude II, ils étoient prêts à mettre le feu à un grand amas de Livres. On les arrêta en leur faisant faire réflexion que tant que les Athéniens seroient si amoureux des Livres, leurs Armes ne seroient point à craindre.

Tous les malheurs qui depuis la guerre du Peloponese arriverent à ce Peuple si spirituel, si amateur de tous les beaux Arts, & si propre a y exceller, font voir combien peut devenir funeste la passion demesurée de ces Amusemens dont on ne doit être, comme disoit Agesilas, ni trop, ni trop peu curieux.