(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Huitième Lettre. De la même. » pp. 100-232
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(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Huitième Lettre. De la même. » pp. 100-232

Huitième Lettre.

De la même.

S t ! paix ! modérez-vous, Madame, & lisez, sans émotion, un poulet qu’on écrivait hier, & que finement j’ai surpris, avant qu’il fût achevé.

Comment vous peindrais-je ce que j’éprouve ?… Du plaisir, des tourmens… Loin de vous, mais jouissant de la présence de mon ami, de l’entretien d’une femme que j’estime, que j’adore, dans qui je vois les grâces les plus touchantes unies à la vertu ; j’ai peine à démêler mes sentimens : est-ce l’admiration seule, est-ce l’amitié ?… Un charme inconcevable l’environne, & m’attache auprès d’elle. Madame Des Tianges…

Voila tout : c’est dommage qu’on se soit arrêté en si beau chemin. Finira-t-on ce Billet ? Oui, sans doute : mais, le verrai-je ? C’est ce que je ne saurais me promettre. Point d’adresse ; rien de clair, si ce n’est qu’on m’adore.

Si les écrits sont obscurs, la conduite ne l’est pas tant. Nous passames hier deux bonnes heures dans le jardin, seuls. Que de choses flateuses j’entendis ! Il faut en convenir, ton galant mari est fait pour l’amour. Ne crois pas cependant, qu’il s’occupât toujours de moi : ton nom était à tout moment sur ses lèvres : Tu le rends le plus heureux des hommes ; je puis seule lui faire supporter ton absence : je suis son amie, sa protectrice ; je serais son azile contre l’ingratitude ou la légèreté de son propre cœur, si… On ne finit pas : on craint de toucher cette corde trop fort : elle rendrait un son aigre, déchirant pour des oreilles infidelles. Il goûte auprès de moi, cette douce paix que ta présence lui procure. Cependant, il est plus libre avec moi, presque plus à son aise : (je ne vois pas cela). Et puis, on me prenait la main ; on l’aurait baisée, je pense, si je l’avais souffert. D’où vient donc ses regards expressifs, ses intentions que je crois deviner, ne m’ont-ils pas mise en colère ? Pour le malheur de notre sexe, dès qu’un homme paraît blessé par nos charmes, une tendre compassion doit-elle nous intéresser par lui, malgré nous-mêmes ? Etourdies ! comme si nous ignorions qu’il ne peut se guérir que par nos rigueurs ou par notre honte !… Mais c’est apparemment-là, ma sœur, la voix de la nature, toujours plus forte que le raisonnement. Nous nous sommes assis sur le gazon ; il s’est mis à mes pieds… Je ne savais comment me défendre de ses caresses : elles étaient bien vives de la part d’un frère ; elles étaient bien respectueuses de la part d’un amant. Lui laisser voir que j’y découvrais un motif que peut-être il n’a pas… montrer pour de petites chose des rigueurs qui deviennent ridicules dans toute autre femme qu’une maitresse, je ne pouvais m’y résoudre… J’aurais pourtant bien voulu lire dans son cœur… J’ai cru pouvoir l’attendre. Mais il ne s’est point avancé davantage ; & dans un moment où je pensais qu’un indiscret aveu allait s’échapper, c’est toi qu’il a nommée. Oh ! comme ils sont adroits !… Je me suis levée ; nous sommes rentrés. Il est encore impénétrable, comme tu vois.

Le mariage dont je t’ai parlé se diffère : on attend de Niort une Tante de mademoiselle De Liane, qui doit faire un présent considérable à sa Nièce : les jeunes Amans sont bien moins sensibles que moi à ce retard ! La présence de M. de Longepierre est nécessaire à Paris ; il va partir… mais ton mari ne le suivra pas, je t’en réponds, si je puis le retenir encore.

Je joins à celle-ci mon troisième cayer : tu vas enfin y voir le but de mon Projet.

***

§ III.ME

Moyens de remédier à tous les abus, et d’augmenter les avantages du Théatre.

Loin de se déchaîner contre les Spectacles, & de les condamner comme absolument contraires aux mœurs, le Sage de Genève aurait du, ce me semble, travailler plutôt à les innocenter, en prenant la route que je vais tracer, tous les inconvéniens qu’il trouve à établir un Théâtre dans son ingrate & chère Patrie, auraient entièrement disparu. Il y a peu de mérite à détruire ; il ne faut pour cela, ni travail, ni vigueur d’imagination : édifions plutôt ; l’être fut toujours préférable au néant*.

« Le Théâtre, chez les Romains, était un lieu vaste, magnifique, accompagné de longs portiques, de galeries couvertes, & de belles allées plantées d’arbres. On distinguait dans le Théâtre proprement dit, trois parties, l’Echaffaut, ou la Scène, que nous appellons aujourd’hui le Théâtre ; l’Orquestre, que nous appellons le Parterre, & l’Amphithéâtre ».

Dans le système comédismique que je propose, les dépenses exorbitantes & l’appareil majestueux avec lequel les Grecs & les Romains donnaient leurs Spectacles, ne seront pas nécessaires. Gardons nos petites salles ténébreuses ; elles suffiront pour la plupart des sujets de nos Comédies : si quelquefois nos Tragédies s’y trouvent à l’étroit, tant-pis pour elles ; ce genre de Drame ne forme pas encore, chez les modernes, la partie la plus importante d’un Spectacle fait pour les mœurs. Et dans le cas où nos Tragédies deviendraient plus utiles, en célébrant les Héros de la Nation, en retraçant leurs glorieuses actions, en nous fesant entendre de leur bouche, les belles maximes qu’ils ont pratiquées & qui les ont illustrés à jamais, on pourrait leur élever un Théâtre, convenable tout-à-la-fois, & aux Drames, & à la puissance de la Monarchie.

J’ai lu quelque part, que les Lacédémoniens firent une Loi, par laquelle il était ordonné, que lorsqu’un mauvais Citoyen aurait ouvert un bon avis, avant de le communiquer à toute l’assemblée du Peuple, on devait faire répéter la même chose à un homme vertueux ; & quoique celui ci n’eût pas été capable de l’imaginer, c’était néanmoins de sa part qu’on la proposait à la multitude : « De peur, ajoutait le divin Législateur de Sparte, qu’une maxime sage, un decret utile ne parussent sortir d’une source impure, & que par cette raison, on ne se crût autorisé à y déroger. » J’ai trouvé cette conséquence si juste, qu’elle va servir de fondement au Projet de Réforme que je propose pour le Comédisme : nous ferons passer par le canal de bouches innocentes, les sentimens d’honneur, les maximes de grandeur d’âme, d’humanité, de fidélité, que nous voudrons inspirer à la Nation.

Voici mon Plan : je le divise en trois Titres, & par Articles, pour plus d’ordre & de clarté. Je parlerai d’abord de nos Salles ; ensuite de nos Pieces, puis de nos Acteurs.

***

NOUVEAU PLAN DE RÉFORME.

L es Drames qu’on représente sur nos Théâtres sont aujourd’hui de quatre sortes : la Comédie [B] a plus d’utilité ; la Tragédie [C] , plus de grandeur ; l’Opéra [D] , plus de merveille ; la [D] Comédie-Ariette [E] , moins de perfection, & plus de Spectateurs. Les Drames de la seconde & de la troisième espèces sont à l’étroit sur nos petits Théâtres : il leur faudrait des Palais dignes de la majesté des Dieux & de la grandeur des Rois ; des Théâtres en un mot, (presque*) comme ceux de la Grèce & de Rome. Les Pièces dans les deux autres genres ne représentant que les actions des particuliers, s’accommodent de nos Salles ; elles y sont ordinairement mieux placées que sur une Scène plus vaste : on en sent la raison [F] .

TITRE PREMIER.

Théatres. [G]

.

Les Salles de nos Théâtres actuels, déstinés à la Comédie, peuvent donc demeurer telles qu’elles sont, quant au vaisseau, je ne vois de changemens à faire, que dans la forme de la Scène. Le Proscénion, l’avant-scène, ou le lieu de l’action, tout comme on voudra dire, est tantôt une Rue, une Place publique ; tantôt un Sallon, quelquefois un Jardin, une Campagne, &c. Dans tous ces cas, on doit donner à la Scène une vraisemblance que je nomme, la vraisemblance extérieure ou matérielle. Lorsque la scène est dans un Sallon, dans un Cabinet, il faut éviter tout ce qui peut rappeler au Spectateur qu’il est au Théâtre : il serait à propos que les Coulisses semblassent absolument fermées ; que les Acteurs ne pussent entrer ou sortir que par les issues convenables au lieu où ils s’entretiennent ; qu’un Sallon eût au plus deux portes ; je voudrais même que dans les Pièces à composer, où le lieu ne prêtera jamais, & sera le plus ordinaire possible, on se restreignit la plupart du temps à une seule entrée : aujourd’hui, lorsqu’un personnage à fuir se présente, la trop grande facilité de l’éviter, détruit tout le plaisir de l’embarras, & nous prive d’une quatrième espèce de comique, que j’appelerais comique de position, & qu’on pourrait ajouter au comique de pensées, de sentiment & de situation : d’un autre côté, l’illusion est détruite, des que le Spectateur sent s’élever cette pensée, qu’on ne s’échapperait pas ainsi, sans être vu, d’un Sallon ou telle autre pièce d’un véritable Appartement : ce défaut ne résulte pas de la maladresse des Acteurs, ou seulement de la mauvaise disposition du Théâtre, il vient de l’Auteur : il est sur-tout sensible dans les Drames des Auteurs-Comédiens, qui paraissent ne se défier jamais assez de la nonvérité de la Scène. J’ajoute qu’on éviterait, par la nouvelle disposition des Coulisses closes en apparence, que l’on n’aperçût l’Acteur qui attend le moment de paraître, ou qu’on ne vît l’artifice grossier qu’il emploie pour annoncer son arrivée, en frappant du pied, &c. Loin que l’on fasse attention à ces fautes de vraisemblance, il semble au-contraire qu’on prenne à tâche de les augmenter ; & l’on remarque sur notre Théâtre une Décoration comique, où les Coulisses sont effectivement à-peu-près closes en apparence ; mais où la porte de face, trop courte d’une coudée, laisse voir à demi, durant l’entre-acte, le Personnage qui doit rentrer sur la Scène, quoique ce Personnage soit très-souvent supposé revenir de dehors : on y voit des galeries, des portes sur les aîles, qui feraient juger à ceux qui ne connaissent pas notre Architecture, que nos appartemens sont ouverts comme des places publiques, qu’on sort, en France, aussi souvent par la fenêtre que par la porte. Si le lieu de l’action, est une Place, alors les Coulisses, ouvertes, anglées ou colonadées, représenteront les Rues ; la Scène en plein air, vaste, majestueuse, pourrait être décorée de Statues, de Fontaines, & terminée par un Palais. Quand les Personnages seront censés s’entretenir dans la Rue, le Proscénion devant avoir moins d’étendue que pour une Place publique, l’espace retranché donnerait le moyen d’établir une ou deux pièces d’un appartement, sur la Scène, en ne laissant de libre qu’une avant-scène fort étroite : les portes ouvertes de cet appartement exposeraient aux yeux des Spectateurs, sans que les personnages se déplaçassent, les Scènes intérieures : nos Auteurs des nouveaux Drames profiteraient de cette disposition, pour mettre plus de naturel dans leurs Pièces, en mille circonstances où l’inconvenance & même l’invraisemblance du lieu les tient à la gêne, & répand un air de contrainte sur d’excellens morceaux. La Scène pourrait quelquefois être partagée en deux, & les deux sallons seraient ouverts ou en même-temps, ou l’un après l’autre, suivant le besoin ou la convenance ; on ne tomberait ainsi jamais dans le ridicule de décoration qu’on voit, par exemple, dans la Comédie-farce de l’Esprit-follet, & dans cette scène de l’Ecossaise, où Friport rend visite à Lindane ; les Personnages ne se parleraient que dans le lieu qui leur convient, & les Acteurs seraient dans la situation la plus naturelle ; ils ne reviendraient pas sans sujet dans un endroit peu sûr pour eux, & qu’ils ont dû quitter. Enfin, si le Théâtre représente un Jardin ou une Campagne, on doit lui donner les perspectives les plus pittoresques ; on pourrait, par d’heureuses irrégularités, avancer, sur le Proscénion, des Arbres, des Bosquets, une portion de Parterre, & borner la Scène par un Côteau, couvert de pampres, ou d’ieuses, ou de sapins ; par une Rivière chargée de barques &c. on ne doit rien omettre, pour opérer l’illusion : la décoration est l’habit de la Scène [H]  ; elle la pare, l’ennoblit : soutenir qu’un Théâtre où l’on joue de bonnes Pièces n’a besoin ni de Décorations, ni de Danses, ni de Musique, c’est ne pas se connaître à ses propres plaisirs.

Si nous jettons ensuite les yeux sur la Tragédie & sur l’Opéra, nous conviendrons qu’il y a des changemens bien plus considérables à desirer ; puisque ce n’est pas seulement la forme de la Scène, mais la Scène elle-même qu’il faut changer. Le premier de ces deux genres a pour lieu de son action, des Temples, des Palais, des Places publiques, des Campagnes, des Deserts sauvages ; le second va plus loin encore ; l’Océan, les Enfers, & même l’Empyrée ne sont pas un champ trop vaste pour lui. Parlons d’abord de la Tragédie ; car ce qui suffit pour ce genre, ne convient pas toujours à l’autre. Nos Salles actuelles ne sont pas adaptées à ces Drames majestueux : il leur faut un Théâtre, où la Scène ait l’étendue nécessaire pour représenter l’approche des Armées, les Siéges des Villes, des Combats, un Monarque fesant la revue de ses Troupes, des Fêtes &c. Lorsque l’action se passe dans un Temple, il faut qu’on puisse voir des Sacrifices, des Cérémonies religieuses &c. rendues avec la dignité qui leur convient : les entrées & les issues peuvent être ici multipliées autant que la disposition de la Scène le permettra. Si le lieu de l’action tragique est une Place, il est nécessaire que le local ait bien plus d’étendue & plus de majesté, qu’il n’en aurait dans une Comédie : on a déja perfectionné la décoration, sur nos Théâtres actuels, quand le Drame s’accomplit dans l’intérieur d’un Temple, d’un Palais ; on voit des colonades border & masquer les Coulisses ; il reste à corriger la mobilité du plafond, que l’air agite, l’ignobilité des Prêtres, l’automatité des Gardes, &c. Une disposition de la Scène plus parfaite encore pourrait avoir lieu dans les Pièces à composer, & même dans quelques-unes de nos anciennes Tragédies ; elle contribuerait infiniment a augmenter la dignité de leur Spectacle : si dans Britannicus, par exemple, la décoration représentait un Palais, dont le portique couvrît l’avant-scène ; qu’un peu sur le côté fût la salle où Néron donne audience à sa mère, à Burrhus ; où il écoute l’entretien de Britannicus avec Junie ; & que cette salle fût ouverte dans ces scènes seulement : que le vestibule où se passe la plus grande partie de l’Action, fût le Proscénion ou le local vide de l’avant-scène ordinaire : qu’un vaste Parascénion ou arrière-scène, formant une Place publique, se découvrît dans la scène qui précède celle du Récit, en ouvrant le fond du portique : que le Spectateur entrevît alors rapidement passer l’Amante du frère de Néron ; qu’il la vît tombante aux pieds de la statue d’Auguste, & sur le champ emportée par une foule ondulante, qui se précipite, qu’on repousse, & dont l’éloignement seul empêche d’entendre les cris ; qu’Albine racontant la consécration de Junie, montrât à Agrippine cette statue d’Auguste, encore environnée de Peuple & de Gardes &c. quelle illusion cette vue ne produirait-elle pas, sur-tout lorsque cet ensemble serait aidé de la majesté d’un Théâtre digne de la Nation ! Ce que je propose pour cette Pièce, pourrait s’exécuter dans toutes celles où le sujet du Récit s’accomplit à une distance proportionnée. Par ce moyen, l’on aurait une idée confuse de ce qui le passe dans le moment ; & le Récit qui vient ensuite, satisferait pleinement la curiosité, déja vivement excitée. Quelle dignité n’aurait pas l’ouverture de notre Iphigénie sur une Scène qu’on pourrait étendre à une profondeur qui paraîtrait immense ! Puisque le sacrifice d’Eriphile mis dernièrement en action dans cette Pièce1, n’a pas réussi, on pourrait, avec moins de hardiesse, laisser entrevoir le tout, dans le fond de l’arrière-scène, à demi, ténébreusement ; Clitemnestre entendrait des cris confus ; elles appercevrait sa fille ; une scène muette, de quelques minutes, mais terrible, sans changer un mot à la Pièce de Racine, porterait l’épouvante au fond de tous les cœurs2. Dans les Tragédies où il y a des conjurations, on pourrait, au moyen du vide de l’arrière-scène, opérer des prodiges d’illusion : supposons, comme je viens de le dire, qu’on découvre au-delà du Palais, une place publique ; ne pourrait-on pas y placer un Conjuré, donnant le Spectacle muet d’un homme qui paraît haranguer les troupes qu’il rassemble, qui les excite, les conduit, combat à leur tête, est vainqueur ou vaincu ; les traits grossiers de ce tableau, vu dans l’éloignement, ne parviendraient aux Spectateurs qu’avec leur nuance de douceur & de dégradation : pour que cela ne distrayît pas, ces mouvemens auraient leur effet dans le silence qui précède les grandes agitations, avant le commencement des Actes, ou seulement quand les entre-scènes laissent un repos nécessaire. Voila pour la Tragédie seule : les autres sites ne se trouvent guères qu’à l’Opéra.

C’est à ce Spectacle que non-seulement la magnificence, mais le merveilleux même sont absolument nécessaires : il faut qu’il soit tout-à-la-fois le triomphe des Arts, des Talens, & des Dons de la Nature : ainsi Peinture, Architecture, Sculpture, Machinisme, Danse, Voix, Musique, Actricisme, Poésie, tout cela doit y briller, produire l’étonnement, exciter l’admiration, enlever tous les suffrages : la seule chose qui pourrait y être médiocre, serait la Poésie, si d’ailleurs la Pièce était spectaculeuse, la Musique belle, les Décorations bien entendues, le Machinisme précis, le Jeu intelligent, & les Voix parfaites : la raison, c’est que, pourvu que le Poème soient chantant, que les paroles fournissent des situations, & que les vers aient de la douceur, cela suffit pour constituer un corps à la Musique, lui servir de texte, lui tracer les passions qu’elle doit peindre : c’est au Musicien à reveiller la pitié, à causer la terreur, à faire naître la tendresse, à porter l’étonnement dans les âmes, à les pénétrer d’admiration1. Le Décorateur doit le seconder par ses beautés muettes ; le Machiniste sur-tout doit se montrer attentif à ne pas donner du miraculeux pour du merveilleux 2. La Nature offre ici des modèles : qu’un Dieu en courroux soit comme la foudre, qu’il laisse des traces terribles de son passage ; que la terreur le précède, & que l’épouvante le suive : mais si Vénus ou l’Amour descendent pour le bonheur du monde, que les fleurs éclosent sous leurs pas : si c’est Mercure, qui vient exécuter les ordres du Maître du Tonnerre, qu’il n’ait pas cet air mesquin, qu’on lui donne dans l’Acte de Bacchus & Erigone. Lorsque les infernales Déités ouvriront les abîmes du Ténare, qu’on entende d’affreux mugissemens ; un bruit comme lorsque les vents & le bitume en flammés s’ouvrent avec violence au volcan horrible au sommet de l’Etna ; que la terre s’allume sous les pas des Furies : sur-tout de la précision ; un Dieu qui manque son coup, tombe au-dessous du dernier des mortels, & n’excite que le rire du mépris.

La Scène change souvent dans un Opéra : tantôt elle présente des Jardins, des Campagnes délicieuses, de sombres Forêts : il faut que l’agréable y soit plus riant qu’aux autres Spectacles, le sérieux plus foncé, que les Deserts y soient effrayans ; les Temples & les Palais d’une magnificence digne des Dieux ou des Fées : la Scène y doit être vaste, & libre à cause des Danses ; mais qui empêcherait qu’on ne plaçât plus agréablement & plus naturellement les Chœurs ? Aujourd’hui, deux files d’hommes & de femmes, symmétriquement arrangés le long des Coulisses, ne présentent que des figures plates, immobiles, muettes, insensibles, la plupart du tems : ces automates répandent sur l’action le froid de leurs âmes, & détruisent l’illusion. Pourquoi ne pas disposer sur les aîles du Proscénion, un double rang de colonnes, qui cacheront la moitié de ces Thermes insupportables, & qui leur permettant de s’agiter & d’agir, les multiplieraient à l’imagination ? pourquoi les voit-on chanter pour chanter, ne s’animer jamais* ; jeter, durant l’action des regards distraits, sourire & causer entr’eux, tandis qu’ils ne devraient pas laisser échaper un geste qui n’eût trait à leur personnage ? Qu’on nous donne, on le peut, l’image d’une multitude agissante, curieuse, expressée ; & puisqu’on veut un Opéra, (c’est-à-dire un Spectacle tout-à fait inutile aux mœurs) qu’il soit du moins aussi parfait qu’il peut l’être. Il faudrait aussi, que, durant les Ballets, les Divertissemens, les Héros & les Héroïnes eussent une place moins ridicule qu’un banc, & où l’on ne pût leur parler des Loges voisines ; qu’on voulût bien les débarrasser d’eux-mêmes, ils ne savent souvent qu’en faire. Une sage disposition du Théâtre remédierait à tous ces inconvéniens : on fuirait l’inaction comme la mort du plaisir & de l’illusion ; on animerait tout, ou l’Acteur inutile quitterait la Scène.

Si mon esprit avait la vigueur de celui du fixe fort, j’en dirais bien davantage : mais je sens que je me lasse : une même matière, traitée trop longtems m’excède : ma vue troublée ne voit plus qu’un assemblage confus de Décorations, d’Acteurs, d’Actrices… les dernières sur-tout… mais c’est un mal nécessaire.

Article premier.

Parterre.

Les deux Hôtels des Comédiens Français & Italiens seront occupés par des Acteurs formés de la manière que le prescrira le Titre III ; l’on ne fera d’abord dans l’économie théâtrale que de légèrs changemens : ainsi, le Parterre, mal-à-propos rétréci reprendra sa première étendue ; un quatrième rang de Loges suppléera au Parquet : le bon ordre règne depuis long-tems dans le Parterre, par la suppression des sifflets on ne voit plus le Spectateur confondu avec l’Acteur : la manière d’applaudir est le seul abus qui reste au Théâtre, de la part du Public*. Le nombre des Billets sera fixé de manière, que le Spectateur ne soit pas trop gêné : la distribution se fera toute entière au Public, & l’on aura soin que cette règle soit mieux observée qu’elle ne l’est aujourd’hui : une balustrade fermée de deux portes défendra l’approche du Bureau : deux Sentinelles, à chaque porte, feront entrer & sortir, sans confusion. Les Billets seront à une livre, ci…… 1 l.

Art. II.

Amphithéâtre.

On ne donnera plus d’entrées gratis, si ce n’est aux Auteurs, & aux Acteurs, pour eux-mêmes. L’Amphithéâtre, uniquement destiné pour les femmes, sera taxé à une livre dix sous, ci…… 1 l. 10 s.

Le nombre des Places sera fixé, comme au Parterre, & l’on ne délivrera que le nombre de Billets convenables, afin que l’on soit décemment.

Art. III.

Quatrièmes Loges.

Elles seront à une livre, comme le Parterre : on les ouvrira aux hommes & aux femmes : il n’y aura de Loges à l’année qu’à ce quatrième rang. On ne pourra envoyer louer les autres que le jour même. Ci…… 1 l.

[Les Loges de la nouvelle Salle de l’Opéra, & celles du Théâtre de Mets, sont construites sans pilliers, & de la manière la plus avantageuse].

Art. IV.

Troisièmes Loges.

On les destinera pour les hommes & les femmes ; elles seront taxées à une livre dix sous, comme l’Amphithéâtre, ci…… 1 l. 10 s.

Art. V.

Secondes Loges.

Elles seront pareillement ouvertes aux hommes & aux femmes ; & comme ces places ne doivent être occupées que par des gens aisés, elles demeureront, en tout temps, à trois liv. ci…… 3 l.

Art. VI.

Premières Loges, Balcons, Loges grillées, Parquet.

Ces Loges, & les autres Places distinguées seront, en tout tems, à six livres, ci…… 6 l.

Aux premières Représentations, toutes les Places, à l’exception du Parterre, seront sur-taxées : savoir, les Quatrièmes Loges, à 1 l. 10 s. Troisièmes Loges, à 2 l. 10 s. Secondes, à 6 l. Premières & autres Places distinguées, à 12 l.

Un cinquième rang de Loges au pourtour du Parterre, comme Riccoboni le propose, [Voyez § IV, à la fin] est impraticable ici ; parce que le Parterre étant pour la condition la plus nombreuse, on doit plutôt l’aggrandir que de le resserrer ; c’est encore par cette raison qu’on continuera à y être debout, cette situation comportant un plus grand nombre de Spectateurs. La disposition la mieux entendue d’une Salle de Spectacles, ferait qu’elle allât toujours en rétrécissant, & presqu’en cône tronqué, dont le bout le plus large serait le lieu de la Scène : par ce moyen, on verrait, de toutes les places le Spectacle en entier.

TITRE SECOND.

Pièces.

L’imitation des mœurs est le but de l’Action théâtrale ; dès qu’une Pièce représente exactement ce qui se passe & de la manière qu’il se passe, elle atteint ce naturel qui captive, & qui persuade : la vérité du Tableau séduit les yeux, plaît à l’esprit, intéresse le cœur ; chaque Spectateur, se dit, Je suis homme, tout ce que je vois ici a trait à l’humanité, & ne peut être étranger ou indifférent pour moi. L’art de l’Auteur dramatique ne se borne cependant pas, comme celui du Comédien, à faire un beau tableau, à l’animer, à le bien colorier, à le rendre agréable, frappant, achevé. Il faut que cet Art sublime attendrisse le cœur sans l’amollir, peigne la vertu contraire aux penchans du Spectateur, & la lui fasse aimer ; représente les vices favoris, & les fasse haïr, tout séduisans qu’ils sont, même avant de montrer le châtiment qui les suit ; qu’il place sur la Scène non-seulement l’homme du monde, mais l’homme ami de la société, c’est-à-dire l’homme de bien. On peut dire que la Comédie intitulée le Méchant, réunit presque toutes ces qualités d’un Drame parfait. Elle peint au naturel : le tableau n’est pas flaté, & le monument est peu honorable pour notre siècle ; mais l’histoire du cœur humain aurait de grandes obligations aux Plaute & aux Térence, s’ils nous avaient tracé le tableau des mœurs de leur temps avec autant de vérité, & qu’ils nous eussent par-là dispensés d’aller fouiller dans les horreurs Romaines ensevelies sous le fumier de Martial. Le vice, dans la Comédie du Méchant, est détestable dès qu’il se montre ; les faiblesses de Florise excitent le mépris ; la prévention de son frère impatiente ; on a pitié du jeune étourdi, qui s’expose, en suivant les conseils du Méchant, à perdre une Maitresse qu’il aime. Dans toute la Pièce, on reconnaît un Auteur d’une appercevance exquise, qui saisit tout, & qui fait tout mettre dans un jour convenable. On pourrait joindre beaucoup d’autres Comédies à celle-ci ; mais une seule suffit pour l’exemple.

La Tragédie d’Atrée & Thyeste réussit supérieurement à donner de l’horreur pour le coupable, sans pourtant le punir : elle intéresse pour Thyeste, uniquement parce qu’il est homme & malheureux : ce mérite, si rare dans nos Tragédies boursoufflées, est seul capable de racheter bien des défauts. On en peut dire autant de Mahomet ; car tout Spectateur raisonnable sent assez que la perte de Palmyre est un châtiment trop faible pour un tel homme, & qu’il équivaut à l’impunité : au lieu que dans la catastrophe d’une autre Pièce de M. de Voltaire, la perte de Zaïre fidelle, ne peut qu’exciter le desespoir d’Orosmane, & le porter à se punir lui-même d’une vengeance précipitée.

Mais ce n’est pas assez, pour l’ordinaire, dans la Comédie, que le vice y soit laid, il faut qu’il y soit honteux. D’après cette règle, que doit-on penser de quelques Pièces comiques où le vice est quasi peins en beau, ou bien sous le vernis d’un léger ridicule, qui ne suffit pas pour le rendre odieux ? je citérai d’abord le Légataire, l’Avocat Patelin ; ensuite l’Homme à bonnes fortunes, & la Reconciliation Normande ; les deux premières donnent le succès à la scélératesse ; les deux autres, font rire le Public sur des vices qui sont le fléau de la société, & qu’on n’aurait dû peindre qu’avec les noirs pinceaux qui caractérisent les crimes dont ils sont la source : c’est des Drames de ce genre, qu’on peut dire qu’ils affaiblissent l’horreur qu’on avait, avant de les voir, pour le vice qu’ils entreprennent de combattre. Il y a beaucoup de Pièces, qui ne sont recommandables que par l’intrigue ; ces dernières, à la vérité, punissent le ridicule ; mais elles recompensent l’audace : telles sont l’Ecole des Femmes, l’Ecole des Maris, les Ménechmes &c. cette classe est extrêmement étendue : on invitera les nouveaux Auteurs à ne suivre de semblables modèles, que dans la conduite & non dans les mœurs de leurs Drames ; je voudrais même qu’on cultivât peu le genre où la Comédie n’est qu’un joli Roman dialogué, telle est la Pièce intitulée Amour-pour-Amour, Zénéïde, l’Oracle, les Grâces, le Mariage-par-supercherie, & quelques autres. Il est donc nécessaire que dans les Pièces à composer imitatives de la vie commune ; l’honnête-homme, dupe du méchant, conserve néanmoins sur lui la supériorité de la vertu ; qu’un père, un tuteur, un mari, quoique trompés par des enfans, des pupilles, ou par une femme, (si l’on croit pouvoir mettre de pareils tableaux sur la Scène) ayent pour eux le cœur du Spectateur : [c’est l’effet que produit sur les gens sensés Georges Dandin ; ils ne prennent pas le parti de Clitandre & d’une femme infidelle, contre un mari benêt & ridicule : ] mais il est nécessaire aussi que ces Pièces montrent la source du desordre de l’épouse ou des enfans ; que les parens soient punis de leur négligence dans l’éducation qu’ils devaient à ces derniers, & les maris de leur inconduite, par les tours qui leur sont joués ; que les fourberies soient le comique de la Pièce, qu’elles excitent le rire, dans le moment où elles sont, & le mépris, lors même qu’elles ont réussi. Car il faut toujours que dans la Comédie le vicieux soit ou puni, ou changé ; le vernis de ridicule qu’on est obligé de répandre sur lui, fait qu’on ne peut le laisser triompher, comme dans la Tragédie, sans inconvénient. En suivant cette méthode, on mettra toutes sortes d’intrigues, tous les genres de vices & de ridicules sur le Théâtre, non-seulement sans danger, mais avec fruit. Malgré ce que je viens de dire, jamais il ne faut, comme Molière l’a fait trop souvent, immoler au vice le simple ridicule : on a peine à retenir son indignation, dans cette même Piece de Georges Dandin, en voyant la manie des hautes alliances corrigée par le triomphe du crime de l’infidélité : le rire, à cette Comédie, le rire devient criminel, car il peut être un assentiment secret à la coquetterie, à l’adultère même : Molière, en la mettant au Théâtre, est d’autant plus coupable de pervertissement de mœurs, que les tableaux y sont mieux faits, les situations mieux amenées, & que les finesses d’une femme galante ainsi présentées, peuvent devenir une leçon pernicieuse à plus d’une Spectatrice. Il était bien capable de traiter ce sujet autrement, & je pense qu’il l’eût fait, s’il n’avait été qu’honnête-homme & auteur : mais il était Comédien, & Chef de Troupe ; la Recette imposait silence à la Gloire. Ce sont des défauts de cette espèce qui font que les personnes sans prévention, en convenant que Molière est le père du vrai Comique de situation, de la véritable économie théâtrale, ne regardent pas ses Ouvrages comme de parfaits modèles, & qu’elles condannent les mœurs du plus grand nombre de ses Pièces. Son Misanthrope, si sensément critiqué par monsieur Rousseau, plaît par l’action, & ne satisfait point par le dénoûment ; son Tartufe déplaît dans l’action, & satisfait au dénoûment ; voila ses deux chef-d’œuvres : mais le Glorieux, le Préjugé plaisent & satisfont. Dans ces deux Pièces, on ne voit presque rien qui ne puisse servir de modèle ; le Personnage vicieux y est corrigé, non par un plus vicieux que lui, comme dans les Pièces de Molière, mais par un homme de bien, une femme tendre & sensible ; ce Personnage est puni, & changé ; ce qui constitue les mœurs les meilleures, & do ne le dénoûment le plus parfait de la Comédie. Passons maintenant à ce qui regarde la vraisemblance extérieure du Drame.

Je pense qu’il n’est point d’Auteur dramatique qui n’ait senti, que pour atteindre au naturel, au vrai, par la Représentation, il y aurait encore beaucoup de choses à desirer dans nos meilleures Pièces. Après la vraisemblance de Décoration, qui n’est qu’accessoire, mais que l’Auteur du Drame aura continuellement en vue, pour la règler lui-même en composant, il s’en présente une autre, à laquelle le Dramatique doit donner toute son attention ; c’est la vraisemblance dans l’action ou le jeu, qu’on peut regarder comme l’extérieur de la Pièce. Le Jeu, le Geste, toutes les Actions que les Modelemens * suggèrent à l’Acteur, doivent être aussi naturels, agréables, expressifs, que décens & honnêtes. Ce sera par cette attention sage, que les Auteurs pourront réussir à purger leurs Pièces des inconvéniens de l’Actricisme. Il doivent encore avoir la fermeté de ne pas forcer les situations, en recherchant des attitudes exagérées, pour complaire à l’Acteur : le Mimisme le plus parfait n’est pas celui où l’Imitateur met en usage toute l’énergie qu’il peut donner à son rôle, mais celui où il approche davantage de l’idéalité (c’est-à-dire de l’idée que le Spectateur peut se former de la manière dont le personnage agirait lui-même) un exemple fera comprendre ma pensée ; le Saint-Albin du Père-de-famille n’agirait pas, réellement, comme l’Acteur le joue : la même chose de l’Orfelin Anglais, du Desronais &c. Je sais bien que ce jeu forcé plaît, & que nous sommes dans un siècle où il est impossible qu’il ne prenne pas ; mais il n’est pas naturel. Je sais encore qu’il faut grossir les traits du tableau pour réveiller le Spectateur ; & qu’il est très-difficile de le faire par ce beau naturel seulement qui, au lieu de battemens de mains, produit l’illusion. L’Acteur, pourvu qu’on l’admire, est satisfait de lui-même, flatté, comblé, l’on en voit peu qui se contentent des succès tranquilles de Lanoue. Cette règle, de suivre la nature, peut s’appliquer au Tragique même ; ce genre veut de la grandeur, & point d’enflure ; que l’on exprime, & non pas qu’on mugisse. Voyez, dans Mithridate, ce je suis vaincu , que l’Acteur actuel* a si bien exprimé : Mithridate, dans l’idéalité commune, n’eût pas autrement parlé. Evitons donc par la suite l’intempérance de jeu ; elle détruit l’illusion ; elle est aussi nuisible que la froideur.

Je ne parlerai pas ici de la vraisemblance du fond du Drame, qui doit règler l’action, l’intrigue, le caractère, le dénoûment, & qui consiste à ne mettre sous les yeux du Spectateur que des actions convenables & possibles ; à faire parler les Personnages selon les circonstances, les sentimens dont ils doivent être affectés ; on peut recourir aux Dissertations de Corneille & à nos Poétiques ; mais j’envisagerai cinq autres degrés de vraisemblance assez négligés ; je veux dire, le Langage, les Monologues, les A-parté, l’Usage des Valets & des Soubrettes, & la Position.

1. Les discours fleuris, le langage précieux & recherché, les descriptions brillantes où l’art se montre doivent être bannies des Drames tragiques ; à plus forte raison de la Comédie. Cette règle importante, toujours recommandée, est aujourd’hui moins observée que jamais. J’ai connu un homme de Lettres, qui disait, qu’il se trouvait presque tenté d’accuser Racine d’avoir fait de trop beaux Vers : Corneille, ajoutait-il, avec sa mâle négligence, approcherait peut-être du ton qu’auraient pris ses Héros, s’il n’était pas toujours gigantesque & boursoufflé. Il regrettait que les Vers du Poète Quinaut, eussent en pure perte, tant de délicatesse, de finesse, de douceur ; c’est l’Albane, nous répétait-il souvent, qui met tout le fini de son art & les grâces de sa touche, à peindre un plafond. La manie des maximes le choquait davantage encore. Il disait, que lorsqu’elles sont trop multipliées, trop détachées, quoique excellentes en elles-mêmes, elles donnent aux Personnages un air pédant & raisonneur ; que la manière des grands hommes, était de faire résulter la moralité de l’action ; & que c’était la seule bonne, parce qu’elle était la seule qui fît une véritable impression. Il citait en exemples, Corneille, sur-tout Racine, Crébillon, dans la Tragédie ; Molière, quelquefois Regnard, & Destouches dans la Comédie. En effet, ces vers détachés, si brillans dans Lachaussée & dans monsieur de Voltaire, ne câdrent certainement pas avec le style de conversation essenciel au Drame*.

2. Je regarde le monologue de sens-froid comme un reste de l’imperfection de la vieille Comédie. On a corrigé les expositions mal-adroites des Anciens ; la réforme aurait du s’étendre jusqu’au monologue. Ce n’est pas qu’il n’y ait des gens qui s’entretiennent haut lorsqu’ils sont seuls, & qu’on ne puisse en placer l’imitation sur la Scène : le Poète Regnard, dans son Distrait, fournit des exemples du monologue le plus naturel & le mieux employé : mais dans tout autre caractère, les occasions en sont rares : il doit du moins être court, comme d’une pensée, d’une affection, vivement & concisément exprimée. La plupart des Auteurs ont fait du monologue un usage ridicule : Montfleury, dans une de ses Pièces (le Gentilhomme de Beauce) régale le Spectateur d’un froid soliloque de trois pages, en deux scènes. Pour moi, je soutiens que des monologues tranquilles & longs, tels qu’on en voit une douzaine dans le Préjugé, dont à peine deux sont supportables*,quoiqu’ils soient tous bien amenés ; comme ceux du Jaloux desabusé, moins naturels encore, &c. je soutiens que de tels monologues ne doivent pas être soufferts dans les Drames à composer. Je sais bien que l’usage qu’on en fait est d’une grande commodité, pour qu’un Personnage révèle aux Spectateurs ce qui se passe dans son âme, lorsque ses réflexions produisent des événemens qui ne doivent pas être pressentis par ses Interlocuteurs : mais qu’on trouve un autre moyen d’imitation, celui-là n’en est pas un, & doit être rejetté : le monologue ne convient que dans l’emportement, ou toute autre agitation assez violente pour détruire l’empire de la raison : ailleurs, il est invraisemblable. Je pense qu’un Auteur adroit trouvera une ressource suffisante pour s’en passer, dans la disposition intelligente de ses personnages, & le sage emploi de l’apostrophe. [Nota. Ce moyen de perfection n’est proposé que pour les Drames imitatifs : l’Opéra & la Comédie-Ariette n’en ont pas besoin : d’ailleurs, le monologue tel qu’il soit, n’est pas déplacé dans ces deux genres : quand on est seul, & qu’on s’ennuie, il faut bien chanter pour tuer le tems : il n’est pas même nécessaire d’être à l’Opéra pour cela*.]

3. On doit convenir que les Comédiens mettent aujourd’hui plus de naturel que jamais dans les A-parté, ou A-parts ; mais il n’est pas ici question d’eux : je vais considérer ce moyen de représentation dans le Drame : je distingue de deux sortes d’A-part : l’absolu, qui ne s’adresse à personne, & le mixte, qui ne s’adresse qu’à un ou plusieurs personnages en particulier, & suppose qu’on n’est pas entendu des autres. Pour que l’A-part mixte soit naturel, il est nécessaire que lorsque le personnage laisse échapper les paroles que lui arrache la passion qui l’agite, sa position le mette dans le cas de n’être entendu que de celui à qui il parle. J’ai remarqué, que dans la lecture du Sonnet d’Oronte dans le Misanthrope, la disposition des personnages était vicieuse, & je ne crois pas que l’on puisse en disconvenir ; j’imagine que pour y remédier, il faudrait les placer autrement, & même changer entièrement leur situation : par exemple, qu’ils fussent assis durant la lecture, & qu’une table séparât Oronte d’Alceste & de Philinte ; Oronte un peu en avant ; Alceste, impatient & distrait, tout près de Philinte, &c. Les A-parts mixtes sont ceux qui exigent la combinaison la plus exacte & la mieux entendue dans la disposition des personnages. Quant aux A-parts absolus, comme l’Acteur peut se détourner ; s’exprimer à demi-bas, ou d’une voix suffoquée, il lui est plus facile de paraître s’entendre tout seul : mais les A-parts de ce genre ont l’inconvénient des monologues, c’est qu’ils sont rarement naturels, malgré l’attention du bon Acteur à contraindre le geste & consumer l’expression : c’est bien pis, lorsque le Comédien, croyant faire merveille, les accompagne d’un geste bien déployé, & d’un ton senti ; ils deviennent alors d’une invraisemblance si choquante, qu’elle ôte au Spectateur, sans que lui-même s’en apperçoive, le goût de la Représentation. Un A-part d’un vers entier est déja trop long ; il serait à souhaiter, pour la perfection de l’art dramatique, que dans les Pièces nouvelles, on n’en introduisît que de quelques mots ; l’interjection, & nos phrases exclamatives sont les seuls A-parts naturels. Le Spectateur, dira-t-on, sent bien que le personnage ne fait que penser ce qu’il exprime tout haut. Je réponds ; trouvez le moyen de lui faire manifester ses pensées, sans qu’il fasse une chose insolite ; le Drame doit peindre vrai, lorsqu’il est sérieux : si c’est une Pièce bouffonne, où les invraisemblances sont même une espèce de faux brillant qui peut la faire valoir, mettez-y des monologues à refrein, aussi ridicules que la scène des stances du Cid, & des A-parts de quatre vers.

4. Nos anciens Comiques, à l’imitation de Plaute & de Térence, leurs modèles, ont donné trop aux Soubrettes & aux Valets : mais les Auteurs actuels consultent davantage les mœurs & la nature. En effet, on ne doit pas supposer sur le Théâtre, que les domestiques ont plus de part dans les résolutions de leurs maîtres, qu’on leur en donne dans la société. Cette supposition est non seulement contre le vrai, mais elle est dangereuse, en ce qu’elle peut induire quelques maîtres faibles, à se conduire ainsi, ce qui les exposerait à donner dans tous les travers que l’esprit servile peut suggérer, par intérêt, par malignité, ou par défaut d’apercevance, &c. Si l’on dit, que c’est pour corriger cet abus qu’on l’a peint avec ses inconvéniens ; j’observerai qu’il est devenu si rare, qu’on ne le trouve plus guères que parmi de jeunes libertins, que le penchant au vice porte à se deshonorer aux yeux de leurs Valets ; & la Comédie, loin de corriger des Maîtres de cette trempe, ne fera que leur suggérer de vicieux modèles d’imitation. Supprimons les fourberies des Valets & des Soubrettes ; c’est une correction nécessaire aux mœurs comme à la vraisemblance. Il séyait peut-être aux Anciens, qui regardaient leurs Esclaves comme des hommes d’une autre espèce, de les supposer d’une nature méchante, & de croire qu’un Ingénu ne pouvait se porter au mal que par leurs conseils ; mais nous qui savons que les âmes des hommes sont égales dans toutes les conditions, n’ajoutons pas à la misère du pauvre, en le croyant incapable de vertu : n’avilissons pas les Maîtres, en les représentant toujours menés, & plus valets dans l’intérieur, que leurs gens ne le sont au-dehors. Je n’entrerai pas dans de grands détails là-dessus ; je vais citer seulement la Soubrette du Tartufe ; cette femme est trop hardie, trop insolente ; son rôle, d’un bout à l’autre, est invraisemblable : mais le personnage de Juliette, dans la Gouvernante, a beaucoup de vérité : il est naturel qu’une Suivante ait un libre accès & soit fort bien, avec une jeune Orfeline, étrangère dans la maison où elle vit ; que cette domestique marque de la jalousie contre une Gouvernante nouvellement introduite, qui veut lui enlever la confiance de sa jeune maîtresse ; qu’elle ait des sentimens conformes à son éducation, & favorise en secret un Amant aimable, honnête, libéral. La Soubrette de la Pupille, n’est pas moins dans la vraisemblance morale : Lisette ne guide pas sa maîtresse, Julie garde elle-même son secret, &c. Le rôle d’Antoine, dans le Philosophe sans-le-savoir, est d’une belle convenance ; ce bonhomme, le vieux Camarade du Maître de la maison, le sert avec le zèle de l’amitié, l’enthousiasme de la reconnaissance, & la franchise de la vertu. Que ce tableau doit faire d’heureuses impressions ! & que ne peut-on le présenter à tous les maîtres & à tous les domestiques !

5. J’entends par position ou situation théâtrale, la manière dont l’Acteur doit représenter sur la Scène, soit assis, ou debout, en marchant, ou arrêté, à découvert, ou caché, &c. Les personnages qui jouent assis, le sont presque toujours à propos & vraisemblablement ; mais ils ne sont pas toujours debout avec autant de vérité, je dirais presque de costume, car ce mot peut s’appliquer aux usages, aux idées mêmes & à la façon de penser déterminée d’un Peuple, comme à ses habits*. Bien des choses sont un obstacle au naturel de position sur nos Théâtres : les unes sont nécessaires, & sans remède, les autres peuvent se corriger : je mets au rang de ces dernières, l’obligation de s’approcher du trou du Souffleur, de ne le quitter que le moins qu’il est possible : celle d’avoir le visage tourné du côté du Spectateur, est du premier genre. Ces deux choses réunies gênent dans les mouvemens ; elles forcent l’Acteur à demeurer trop longtems dans la même position : mais comme il est indispensable qu’il se fasse entendre, & qu’on distingue sur son visage & dans ses yeux l’effet des passions, je ne vois ici de correction admissible, que pour le lieu qu’occupe le Souffleur, & celle de ces fréquentes échapades, où le personnage d’un Drame laisse-là celui qui l’écoute, pour apostropher du geste & des yeux la foule des Spectateurs : je conseille donc pour le nouveau Théâtre (supposés faits les changemens dans la forme de la Scène proposés plus haut) d’ajouter deux Souffleurs, & quelquefois trois à celui du Proscénion ; de les placer sur les aîles & au fond ; ces Souffleurs, au moyen de la disposition de la Scène, seront invisibles, quoique très-proche des Acteurs ; ils auront l’attention de prendre exactement le ton du personnage ; de sorte, que se trouvant très-éloignés des Spectateurs, il en résultera qu’ils n’en seront jamais entendus. Quant à la liberté des mouvemens sur le Théâtre, elle a été portée fort loin dans les Tragédies de monsieur de Voltaire, & dans quelques autres Pièces nouvelles ; la vraisemblance de position y a beaucoup gagné ; mais on pourrait rendre cette liberté plus grande encore dans les Drames à composer. Enfin tout le talent d’un bon Comédien ne le met pas à couvert des invraisemblances, lorsque son jeu doit être caché ; c’est la faute de la Pièce, qu’il ne peut corriger de lui-même : on est choqué de voir, dans nos anciennes Comédies, un Acteur au milieu du Théâtre qui en écoute d’autres, sans en être apperçu, quoiqu’il soit tout-à-fait en vue ; souvent ils sont obligés, pour lui tourner le dos de forcer leur position ; on remarque quelquefois qu’ils ont jetté les yeux sur lui, & qu’ils les ont brusquement détournés : Molière qui possédait si bien les Modelemens du Dramatisme & toutes les autres parties de l’économie Théâtrale, donne souvent dans cette invraisemblance ; les Auteurs-Comédiens qui l’ont suivi, ont fait pis encore. Pourquoi ces jeux d’enfant, puisqu’une nouvelle disposition de la scène, en laissant le Proscénion moins vide, parerait à cet inconvénient, & ferait que le personnage qui se cache, ne serait vu que de ceux dont il doit l’être ? Par ce moyen naturel, toutes les invraisemblances de position des anciennes Pièces se trouveraient corrigées, & les Auteurs des nouveaux Drames disposeraient à leur avantage des facilités que leur fournirait une Scène bien entendue.

Il y a bien d’autres sortes d’invraisemblances extérieures (qui sont les seules dont je parle, parce qu’elles n’ont pas été traitées) : la première est celle des habits ; la seconde est celle du geste, du ton, de l’air, de la démarche ; une troisième sorte, qui ne regarde aujourd’hui que l’Opéra, c’est celle des Danses, & même celle de la Musique, qu’on nommera mieux inconvenance, &c. je dois en dire un mot sous le titre Acteurs .

J’ajoute à tout ce qu’on vient de lire, que dans les Drames destinés à être joués par les Acteurs que je vais proposer, on observera soigneusement la décence d’action, de geste & de discours1. Ainsi l’on retranchera des anciennes Pièces laissées au Théâtre, toute action d’improbité ou libre, tout geste formant une image provocante, capable de réveiller trop vivement les passions ; toute expression propre à blesser l’oreille des honnêtes-gens ; toute idée obscène ingénieusement enveloppée. Des exemples feront mieux entendre comment l’on peut manquer à ces trois sortes de décences ; je les prendrai dans les premières Pièces qui s’offriront à ma mémoire. Dans l’Ecole-des-Maris, Isabelle, en trompant son Tuteur, donne sa main à baiser à Valère ; cette action est indécente : aucun Spectateur ne voudrait que sa sœur ou sa fille en fissent autant. Voila ma pierre-de-touche. On ne souffrira jamais de pareils tableaux sur le Théâtre réformé. Dans l’Aveugle-Clairvoyant 2, Damon parle à Léonore ; celle-ci, qui le croit aveugle, répond en se tournant vers Léandre, son amant, & lui adresse les douceurs qu’elle veut que Damon prenne pour lui. On bannira de notre Théâtre ces actes d’impudence, c’est un mauvais Comique, que celui qui fait rire d’une mauvaise action. Dans l’Avocat-Patelin, tous les Spectateurs prennent intérêt pour un fripon ; l’on desire que maître Guillaume donne son drap ; on applaudit aux extravagances qui lui font méconnaître son filou une femme presque honnête se prête par nécessité à seconder son mari… Oh ! le bel exemple ! est-il étonnant que notre Religion desaprouve de telles Pièces ? Dans l’Usurier-Gentilhomme, un Spadassin nous dit, qu’il faut que sa jolie sœur lui rapporte… &c. cette indécence dans le discours ne fera plus soufferte. Autrefois, on voyait sur nos Théâtres, certaines indécences d’attitude, que les Bateleurs avaient mises en usage, pour exprimer des actions deshonnêtes ; on ne les retrouve guères aujourd’hui qu’aux Représentations de nos Baladins ; c’est un reste de ces gestes obscènes, que les Mimes avaient mis à la mode dans toute l’Italie. Il y a pourtant encore une autre indécence de geste, plus recherchée, plus fine, dont on n’est pas absolument corrigé ; elle consiste à accompagner une expression à double sens, d’un mouvement des yeux, des bras, ou du corps, qui fasse naître dans l’esprit du Spectateur, l’idée nondécente exclusivement à l’autre ; il arrive par-là, qu’une Pièce en apparence fort sagement écrite, très châtiée, devient néanmoins dangereuse à la représentation. Il serait encore à desirer, qu’on ôtât de nos Pièces actuelles, ces tableaux d’une fille qui lute contre un débauché : je les trouve inutiles pour l’instruction, &, comme le geste interprétatif, ils ne sont propres qu’à lancer dans l’âme des étincelles d’une volupté peu délicate. Je cite en exemple de cette inconvenance sur notre Théâtre, la Scène du I Acte du Glorieux entre Lisimon & Lisette ; une Scène dans Heureusement, de Lindor avec la Suivante de sa belle Cousine. L’indécence d’expression n’est malheureusement que trop ordinaire dans nos anciennes Pièces les plus estimées : il faut absolument l’en bannir avant de les mettre dans la bouche des nouveaux Acteurs ; elle nous y révolterait : notre siècle a des yeux si perçans, qu’il faut même éviter les termes naïfs, qui peuvent avoir une double entente : il serait peut-être bien de braver une fausse délicatesse moderne, dans les Ouvrages ordinaires, destinés à n’être que lus ; mais sur le Théâtre, elle doit être respectée. Heureusement on a commencé depuis long-tems à épurer la Scène : les Destouches & les Lachaussée ont proscrit de leurs Ouvrages tous les mots grossiers ; on n’entend plus, dans les nouvelles Pièces, ces incongruités trop familières aux Dancourt, aux Montfleury, &c. mais on n’évite pas assez ces fines équivoques, que Regnard crut devoir substituer aux expressions, souvent trop crues, de son Maître. Corrigeons encore ; & que l’homme le plus scrupuleux puisse rire sans répugnance à la nouvelle Comédie*.

La plupart des genres d’indécence que je viens de reprendre, n’existent pas à l’Opéra. Les Auteurs qui travaillent pour ce Spectacle se contentent de mettre beaucoup de fadeur dans leurs Poèmes : les mots d’amour, d’amant, de flâme, s’y font entendre à chaque rime ; tout doit céder à la tendresse ; tous les cœurs doivent s’enflamer : ces lieux communs feraient aujourd’hui peu d’effet, si les voluptueux Elèves de Terpsychore ne fondaient la glace du Drame.

Quoique je n’aye presque jamais en vue l’Opéra dans mon Projet, comme ce Spectacle, tel qu’il est aujourd’hui, nous est particulier, je lui destine le premier Article de ce Titre ; mais auparavant, je crois devoir ajouter quelque chose à ce qu’on en a vu dans la Note [D].

Le Théâtre de Polymnie est parmi nous, ce qu’étaient les Temples de Vénus chez les Anciens. Une troupe de Nymphes scandaleuses s’y font aggréger dans le seul dessein d’étaler de vénals appas : s’il est quelque différence entr’elles, & les Prêtresses de la Déesse de la Beauté, c’est que les dernières rendaient à Cypris un culte assidu, & que nos Filles d’Opéra ne sacrifient guères qu’à Plutus. Voila pour les Actrices. Venons aux Drames qu’elles exécutent. Les vers efféminés du doucereux Quinaut, nous représentent tantôt une Angélique qui fait céder sa gloire à une indigne passion ; tantôt une Armide tyrannisée par l’amour, qui n’épargne son ennemi que parce qu’il est beau ; ces deux Héroïnes immolent tout à la volupté : les Opéras les plus sages, seront ceux où, comme dans Dardanus, on immole tout à la tendresse : le plaisir, les jeux, la criminelle galanterie, voila la morale de l’Opéra ; genre d’ailleurs, qui, si vous lui ôtez sa mollesse & son sybarisme, sort entièrement de la nature. Aussi les Italiens, qui ont des Opéras dont le sujet est puisé dans l’Histoire, c’est-à dire, selon les nouvelles idées, les meilleurs Opéras possibles, ne tardèrent-ils pas à sentir, combien il était insipide de faire chanter des Héros, agités par la colère, transportés par l’amour, dévorés par l’ambition, expirans sous les coups de leur ennemi : ils ont perdu de vue ces Héros devenus ridicules, & l’Opéra n’est plus pour eux qu’un recueil de beaux airs ; une carcasse sur laquelle on applique une Musique forte, terrible, ou voluptueuse : la Salle où l’on chante ces airs, est moins regardée comme un Théâtre dramatique, que comme le rendez-vous commun de la société, qui vient y former différens cercles. Ceci montre toute la finesse de cette Nation spirituelle, dans ce qui est du ressort du goût : elle a la sagesse de s’arrêter, & de ne pas chercher à perfectionner un genre imperfectible à certains égards. Les Français, au contraire, veulent que le Drame marche d’un pas égal avec la Musique dans leur Opéra : leur génie peu musical1, sent qu’Euterpe ne lui suffit pas ; il faut que Melpomène ou Thalie se joignent à Terpsychore pour l’accompagner, & qu’on leur parle trois langages à la fois. Mais la belle nature qui partout est une, réprouve une représentation trop ouvrageuse ; elle nous dit : ou chantez, & remuez les passions par des sons doux, forts, emportés, déchirans, terribles2 : ou parlez, & sachez exciter l’admiration, la joie, l’attendrissement, la terreur, par des choses agréables, touchantes, surprenantes, capables d’épouvanter ; exprimées par une belle Poésie, & même par une Prose convenable : ou dansez, & par des gestes expressifs peignez tout ; par des attitudes gracieuses, ou par des mouvemens précipités, furieux, séduisez ou faites trembler.

Des Etres fantastiques, tels que les Dieux & les Magiciens, peuvent causer de l’étonnement, exciter l’admiration ou la terreur ; mais jamais ils n’intéresseront : j’imagine, que par cette raison même, la Fable & les Romans merveilleux sont plus propres que l’Histoire à fournir les sujets des Opéras : outre qu’un Poème où de véritables Héros agiraient, est trop fort de choses, il est contre l’idéalité que Cyrus, Artaxerxe, Alexandre agissent, parlent & meurent en chantant : au lieu que n’ayant que des idées extraordinaires des personnages imaginaires, nous leur supposerons plus facilement une manière de s’exprimer tout-à-fait différente de la nôtre : en outre, le Poème n’ayant par lui-même que très-peu d’intérêt relatif, il sera tel qu’il doit, être, pour que le Musicien ait sa tâche tout entière, & ne soit pas réduit à la nécessité de briller tour-à-tour avec le Poète : la Musique chez nous donnera seule le pathétique, & même l’intérêt ; c’est-à dire, que ces affections ne seront que dans la manière de s’exprimer, prêtée par le Musicien à des Etres indifférens par eux-mêmes à l’humaine nature : par ce moyen chaque langage aura sa partie distincte ; le Poète, la pensée, les situations, le tissu de l’action ; le Musicien, le mouvement & l’expression. Le sort des Opéras du Metastase en Italie, doit prouver la justesse de tout ce que j’avance ici. Mais, dira-t-on, quel pauvre genre ce fera que notre Lyrique, & qu’avec raison nos voisins écriront, que l’ouvrage de littérature le plus ridicule, est un Opéra Français ? Pour leur répondre avec avantage, nous les enverrons à nos Représentations bien exécutées. Je me contente seulement ici d’indiquer les sources où nos Auteurs lyriques doivent puiser. Il serait inutile de s’arrêter à l’idée, que nous pourrions, à l’imitation des Anciens, faire des Tragédies où la déclamation fût modulée : un Drame historique & sérieux, dans notre Musique, qui diffère beaucoup plus de la prononciation commune que celle des Anciens, seroit un monstre, qui pourrait donner de la curiosité, mais qui ne saurait jamais faire naître le plus léger intérêt, parce que jamais il n’en pourrait résulter d’illusion. Notre Opéra est donc un Spectacle peu susceptible de perfectibilité, considéré comme Dramatique seulement ; mais qui peut opérer des merveilles par le secours de la Musique, par la Danse qui lui paraît naturellement annexée, & par tous les autres Arts d’imitation.

Article premier.

L’Opéra étant un Spectacle aussi dispendieux qu’inutile aux mœurs, dangereux en lui-même, par ses chants, sa morale & sur-tout par ses Actrices ; qui ne peut qu’exciter la tempête de toutes ces passions fougueuses dont le mouvement règlé fait le bonheur & la vertu du sage : il ne doit être toléré qu’en tant qu’il est propre à montrer le goût de la Nation, dans les Arts capables d’exciter l’admiration des Etrangers, de les attirer à la Capitale, & de verser dans l’Etat une portion de richesse : & comme il est à présumer que les raisons qui portent le Gouvernement à le protéger ne sont autres que celles qu’on indique ici, on est bien éloigné de les combattre. Une Nation doit quelque chose à sa gloire ; elle peut & doit montrer son opulence & son goût : l’Opéra est un vaste champ pour la magnificence & pour les talens : on peut ne rien épargner, à ce genre de Spectacle : les efforts des hommes seront toujours assez au-dessous du pouvoir des dieux qu’on y représente. Mais s’il convient de laisser subsister à l’Opéra, la fable & le mensonge*, il n’en est que plus important de porter la réforme dans les Spectacles qui en sont susceptibles, & de mettre par-là la gloire de notre siècle, à l’abri des criminations de la postérité.

Art. II.

Tragédies.

Les Drames tragiques, outre le reproche qu’on leur fait d’être dangereux par l’éveil des passions tumultueuses qui, sans eux, resteraient assoupies*, ont peut-être jusqu’à présent mérité celui de n’être que d’une utilité bornée, en ne représentant que des actions hors de la portée des Spectateurs. Il serait donc à desirer que nos jeunes Auteurs, choisissent desormais plus souvent leurs sujets dans l’histoire moderne de l’Europe ; & sur-tout, l’on voudrait leur voir célébrer les Héros de la Nation. On n’ignore pas combien cette carrière est difficile ; mais d’un autre côté, les succès en seront bien plus flateurs. L’enthousiasme avec lequel on a suivi le Siége-de-Calais doit les animer : la Pièce n’est pas un chef-d’œuvre ; mais l’amour du Pays y a semé des beautés inconnues, & les Français se sont eux-mêmes prêtés à une illusion flateuse. Telle fut la source où puisèrent les Tragiques Grecs ; & tel est aussi le moyen de rendre la Tragédie d’une utilité aussi générale pour une Nation, que la bonne Comédie. Laissons à l’Opéra tout ce qui précède les beaux jours de la Grèce & de Rome, les Dieux, les Demi-dieux, les Fées, & la Chevalerie ; admettons sur le Théâtre par excellence, les Lycurgue, les Solon, les Charondas, les Socrate, les Aristide, les Camille, les Cincinnatus, les Cesar & les Sertorius : pourquoi même n’oserions-nous pas choisir des sujets récens, & célébrer des familles encore existantes ? Les grands hommes sont les mêmes dans tous les siècles ; ils n’ont pas besoin, pour être vénérables, d’être vus dans l’éloignement. J’ose dire, que ce serait là le seul moyen de mettre enfin des objets imitables sur le Théâtre tragique* : c’en serait peut-être un très-efficace pour rappeller l’héroïsme dans ceux qui descendent des grands-hommes, ou dans ceux qui possèdent leurs charges & leurs emplois.

Je ne connais point de Tragédies qu’on doive rejetter : il n’y a de mauvaises que celles qui sont ou froides ou mal tissues : & le Public s’en fait justice lui-même, à mesure qu’elles paraissent.

On distinguera quatre ordres de Tragédies : Les Patriotiques ; telles étaient presque toutes celles des Grecs ; telles sont le-Siége-de-Calais, & même dans un degré beaucoup moindre, Adelaïde-Du Guesclin, Tancrède, &c. Les Historiques ; lorsque l’Auteur choisit un sujet dans l’histoire des Grecs & des Romains, ou dans celles des Nations modernes, telles que les Turcs, les Persans, les Anglais ; &c. comme Cinna, Pompée, Sertorius, Athalie, Mithridate, Bajazet, Tamerlan, Cosroès, le Comte d’Essex, Warwick, &c. Les Fabuleuses ; dont le sujet est pris dans la Mythologie ; Œdipe, Atrée, les Iphigénie, Hypermnestre, &c. Enfin les Romanesques, comme Zaïre, Alzire, Zelmire, &c. Tous ces genres peuvent être cultivés pour le nouveau Théâtre : mais les Auteurs qui réussiront dans les Tragédies du premier ordre, outre les louanges qui leur seront dues comme Poètes, seront couronnés sur le Théâtre, comme bons Citoyens.

Art. III.

Comédies.

On pourrait ranger nos Comédies actuelles sous treize Classes différentes : ¶ La première fera composée des grandes Pièces de caractère, telles que le Misanthrope, le Tartufe, le Joueur, le Glorieux, le Dissipateur, &c. dans lesquelles le vice se trouve repris sérieusement, & par le ridicule : des Pièces d’Instruction, comme les Fils - Ingrats, Ésope - à - la - Cour, l’Embarras-du-choix, &c. ¶ La seconde, de celles où le vice est corrigé par un autre vice & par le ridicule ; telles que le Bourgeois-Gentilhomme, l’Avare, Georges-Dandin, l’Ecole-des-Maris, la Mère-Coquette, le Grondeur, &c. ¶ La troisième, des Pièces où le ridicule seul est mis en usage ; telles sont, l’Homme-à-bonnes-fortunes, la Métromanie, &c. ¶ Dans la quatrième Classe seront rangées toutes les Pièces sérieuses, comme celles de Lachauffée, le Père-de-famille, Cénie, Nanine, le Philosophe-marié, Dupuis & Desronais, le Philosophe-sans-le-savoir, la Pupille, &c. ¶ Nous assignerons à la cinquième, les Pièces demi-sérieuses, telles que les Dehors-trompeurs, la Surprise-de-l’Amour, le Français-à-Londres, &c. ¶ La sixième Classe, sera de toutes les Pièces du jour, où l’on corrige le ridicule courant : telles furent autrefois les Femmes-Savantes, les Précieuses-Ridicules, le Chevalier-à-la-Mode, &c. que je nommerai, Pièces surannées ; & de nos jours, la Matinée-à-la-Mode, les Adieux-du-Goût, le Faux-Savant, Heureusement, le Cercle : nous y joindrons celles qui célèbrent un évènement récent, comme l’Anglais-à-Bordeaux, &c. ¶ Dans la septième Classe nous mettrons la Comédie Héroïque, qui tient de la Tragédie par l’élevation des personnages, & de la Comédie par l’intrigue & le dénoûment, comme Dom-Bernard-de-Cabrera, Laure-persécutée, le Cid, Dom-Sanche-d’Arragon, le Prince-jaloux ou Dom-Garcie, la Princesse-d’Elide, les Amans-Magnifiques, la Princesse-de-Navarre, & même l’Ambitieux-&-l’Indiscrète de Destouches. ¶ La huitième Classe comprendra les Romans dramatiques, tels que le Muet, Mélanide, Alcibiade, le Consentement-forcé, &c. ¶ Toutes les Pièces de Féerie, comme l’Oracle, Amour-pour-Amour, Zénéïde ; les sujets pris de la Fable, comme les Grâces ; les Pastorales, comme Hylas-&-Sylvie, &c. formeront la neuvième Classe. ¶ Sous la dixième, est renfermé ce qu’on nomme le Comique-Larmoyant, l’Ile-Déserte, Julie, Eugénie, l’Orfelin-Anglais. ¶ La onzième consistera dans toutes les Comédies-Farces, comme Monsieur-de-Pourceaugnac, le Médecin-malgré-lui, la Dame-Invisible, l’Avocat-Patelin, &c. dans les Pièces de simple amusement, comme le Dépit-amoureux, l’Étourdi ; dans celles de plusieurs Auteurs qui ont suivi Molière, telles que le Mercure-Galant, les Engagemens-indiscrets, &c. dans la plupart de celles des Auteurs Comédiens, des Poisson, de Dancourt, Legrand, Baron, Hauteroche, &c. comme le Baron-de-la-Crasse, le Mari-retrouvé, l’Aveugle-Clairvoyant, le Cocher-supposé, &c. ¶ La douzième Classe sera formée des Pièces purement d’intrigue, comme l’Amphitrion, les Ménechmes, l’Andrienne, la Maison-à-deux-portes, &c. ¶ La treizième & dernière Classe embrassera toutes les Pièces trop libres & celles où règne l’improbité ; telles sont quelques-unes des Comédies de notre Molière & de Regnard ; plusieurs de Montfleuri, d’Hauteroche, de Dancourt, de Lafontaine, &c. comme le Mariage-forcé, le C.… — Imaginaire, le Légataire, la Femme-Juge-&-Partie, la Fille-Capitaine, les Trois-Cousines, la Coupe-enchantée, & toutes les Pièces dans ce genre scandaleux.

Ces treize sortes de genres Comiques, pourraient encore se soudiviser ; mais ces distinctions sont inutiles. La première espèce de Comédie est ordinairement excellente ; nous avons des Pièces, dans ce genre, supérieures à tout ce qu’ont produit nos voisins. Si la seconde espèce a de l’utilité, elle a de grands inconvéniens. Celles de la troisième Classe, peuvent donner beaucoup de plaisir ; mais elles ont peu d’efficacité pour la correction des mœurs. La quatrième est un genre neuf, qui a produit plusieurs chefs-d’œuvres. La cinquième est peut-être la plus agréable espèce de Comédie. La sixième, des Pièces du jour, peut avoir une très-grande utilité ; mais il faut que ce genre soit traité avec sagesse ; alors, il sera peut-être digne d’occuper le second rang. La septième est un genre peu fécond, & qu’on a raison de ne plus cultiver. La huitième Classe, ridicule & gigantesque en Espagne, mais sage & retenue sur la Scène française, nous a fournis des Drames excellens. La neuvième offre une agréable variété ; on peut mettre les Pièces de ce genre dans la bouche des nouveaux Acteurs, mais en modérant un peu ce qu’elles ont de trop sémillant, de trop vif. La dixième n’a pas encore donné de chef-d’œuvres, je les attens pour la juger. La onzième, composée des Comédies-Farces, offre quelquefois un délassement agréable ; on peut la tolérer, en châtiant les indécences d’action, de geste & de discours, s’il s’en trouvait. La douzième est souvent dangereuse ; je proposerais presque de la rejeter tout-à-fait, & de la réserver pour l’usage déterminé par l’ Art. V . La treizième & dernière Classe ne peut guères se tolérer, soit à cause des indécences de mots, ou de celle de choses.

Les Auteurs qui réussiront dans les Pièces de la première Classe, seront honorés d’une couronne de laurier en plein Théâtre, ainsi que ceux des Tragédies patriotiques : Ceux des Comédies dans les autres Classes, jusqu’à la dixième inclusivement, recevront une Médaille d’or ou d’argent, d’une valeur proportionnée au degré de mérite, & & sur-tout au genre de la Pièce. Les distinctions cesseront pour les trois dernières Classes ; il ne sera pas même permis aux Auteurs qui réussiront dans ces genres, de se montrer sur le Théâtre, au cas qu’ils y fussent demandés : ils n’auront de commun avec les autres, que les honoraires d’Auteur : bien entendu que leurs Compositions n’auront pas les licences des anciens Drames. Le genre de la Pièce ne sera jugé que par le Public, après cinq Représentations ; & l’Auteur ne pourra être demandé & couronné, qu’après la huitième. Les Pièces seront examinées, avant que les Rôles en soient distribués aux nouveaux Acteurs, de la manière que le demande l’ Art. V du Titre III. La première, la seconde, ni même la troisième Représentation ne seront jamais intérompues ; ce n’est qu’à la quatrième qu’il sera permis au Public de juger la Pièce tombée, & d’empêcher de l’achever : en effet, il est injuste qu’une seule Chambrée décide du sort d’un Ouvrage d’esprit, & prive du même droit ceux que la Salle trop étroite n’a pu contenir.

Art. IV.

Comédie Italienne.

La plupart des Farces Italiennes qu’on nous donne à Paris, seraient aujourd’hui méprisées en Italie ; il ne sera pas ici question d’elles : la vraie Comédie Italienne, telle qu’elle existe & telle qu’on en représente quelquefois à Venise, sans doute a son mérite : cependant elle est trop inférieure à nos bonnes Pièces, pour que nous devions ou l’envier, ou même desirer de la conserver sur nos Théâtres. Mais le Spectacle du Marais a des Comédies de déclamation, qui pourront passer au nouveau Théâtre.

Quant aux Comédies-Ariettes, quoique ce soit une espèce monstrueuse*, il faudra bien, puisqu’on les aime, s’emparer des meilleures, jusqu’à ce que la fureur en soit passée1. Tout ce que ce genre a d’honnête, de fin, de délicat, nous le mettrions au Théâtre de la Nation : il ne porterait aucun préjudice au jeu des Acteurs, par les précautions, que l’on détaille au Titre suivant2.

Art. V.

Pièces de rebut des deux Théâtres.

Les Pièces tant des Français que des Italiens, qui ne seront pas jugées admissibles sur le nouveau Théâtre, pourront être laissées à des Histrions qui n’auront aucun droit sur les chefs d’œuvres de Corneille, de Racine, de Crébillon ; sur les belles Pièces de Molière, de Regnard, de Destouches, de Lachaussée, de M. de Voltaire, &c. réservées pour le Théâtre Français ; ni sur tous ces Drames intéressans, dont il serait trop long de répéter les noms, que l’indolence de nos Comédiens laisse oublier au Public*, pour le fatiguer de l’ennuyeuse & monotone répétition de Farces médiocres. Ces Théâtres libres seraient substitués à ceux des Baladins ; chaque Archimime viendrait acheter du Directorat du Théâtre national, la liberté de représenter durant le cours de l’année, telles & telles Pièces de rebut. La Parodie [Q] leur serait aussi dévolue. Nous regarderions ces Théâtres, comme destinés à récréer ceux des Citoyens dont les mœurs ne sont pas sévères : une mère saurait qu’elle ne doit jamais y conduire sa fille ; un père que ce Spectacle est dangereux pour son fils. Mais un Misanthrope y trouverait de quoi s’égayer dans les fâcheux accès de sa bile noire… On voit que je ne suggère ce moyen, qu’afin que tout le monde fût content.

Art. VI.

Assortiment des Pièces.

Pour qu’une Pièce tragique ou comique fît une impression utile, autant que profonde, il faudrait, sans doute qu’elle fût unique. Les Anglais ont des Pièces assez longues pour remplir en entier le tems que nous donnons au Spectacle : mais comme la légèreté Française veut de la diversité, elle pourrait ne pas s’accommoder d’une seule Pièce ; une action trop compliquée fatiguerait ces Sybarites aimables, qui veulent que les plaisirs se présentent, & non les aller chercher ; goûter le repos sans être las ; jouir d’eux-mêmes, sans y rentrer ; se voir aimés sans payer de retour ; ne sentir leur existence que par la volupté, & que le bonheur précède les desirs. Il serait néanmoins possible de suppléer ce qui manque à nos Pièces, d’une manière aussi avantageuse qu’agréable & variée : par exemple, que chaque Pièces eût une espèce de Prologue en Ballet, dans lequel la Pantomime aurait avec le Drame un rapport marqué : des Danses, dans le genre des Pyrrhiques *, disposeraient merveilleusement l’âme, & la mettraient dans l’assiète la plus favorable pour entrer dans les situations : ce serait comme une chaleur douce qui ouvre les pores ; l’âme ainsi préparée se pénétrerait davantage d’attendrissement & de plaisir. La Musique commencerait à l’ordinaire : des accords enchanteurs mettraient nos sens à leur unisson (car le nouveau Théâtre aurait un excellent Orquestre) : la Danse qui s’y joindrait, au bout de quelques minutes rendrait l’émotion plus vive ; la Représentation qui succéderait, acheverait l’enchantement : tout irait par une gradation agréable, délicieuse, inconnue même à l’Opéra. On porterait l’art, jusqu’à rendre insensibles les intervalles nommés entr’actes : il serait à desirer, que dans le peu de temps qu’ils dureraient, au lieu de la symphonie de l’Orquestre, on entendît, dans certaines occasions, derrière la Scène, soit un bruit confus, soit quelqu’autre chose analogue à ce qui s’y passe, & qui ferait présumer ce qui va suivre* ; ou bien qu’il se fît un silence profond, si l’entr’acte était censé un tems d’inaction, une nuit destinée au sommeil*, & qu’alors l’Orquestre imitât où le sifflement des vents, ou le ramage des oiseaux qui annonce le retour de l’Aurore : par ce moyen l’action ne serait pas autrement coupée que dans la nature… Mais en attendant que tout cela s’exécute, voici mes idées pour perfectionner l’usage présent. Il faudrait du moins transposer, & donner la Petite Pièce d’abord ; qu’elle eût avec la Grande, au moins un rapport de genre : alors la principale action succédant à l’accessoire, il n’arriverait plus qu’on se trouvât l’âme vide en sortant du Spectacle*. La route que l’on prend au Théâtre Français est bien opposée : il semble qu’on ne redoute rien tant que de faire des impressions durables : au lieu de sérieuser nos mœurs, on les frivolise de plus-en-plus : à la suite de Mahomet, ou de l’Ecole-des-Mères, on donne la Coupe-enchantée. Dira-t-on aussi que c’est pour les femmes qu’on le fait ? En vérité, les hommes sont admirables ! lorsqu’il s’agit de nous dénigrer, ils nous prêtent leur dureté, leur impudence, leur audace, leur intempérance : un instant après, ils ne rougissent pas d’outrer notre faiblesse, notre pusillanimité, & de nous en faire des crimes : je vais dire la vérité : Plus femmes que les femmes elles-mêmes, les hommes de nos jours sont lâches & cruels ; ils ont nos vapeurs & nos évanouissemens ; notre mollesse, notre friandisse, notre blanc, notre rouge, nos poudres, nos pommades, nos mouches, nos colifichets, tous nos défauts : Que leur manque-t-il pour nous ressembler entièrement ? Dans le goût, notre délicatesse ; à l’extérieur, notre chaussure, nos jupes, nos attraits ; avec un cœur capable de nos vertus. Non, ce ne sont pas les femmes qui craignent de sentir vivement, ce sont des hommes efféminés bien inférieurs aux femmes… Mais, que fais-je donc ? cet article est singulier ! c’est une satyre, je crois ? Il faut l’adoucir, en convenant, qu’avec tous ces défauts & ces ridicules, les hommes d’aujourd’hui valent encore mieux que leurs ancêtres. Oui, si j’avais à choisir de tous les siècles passés, je l’avoue bonnement, il n’en est aucun que je préférasse au nôtre : je ne suis pas un seul jour sans me féliciter, d’exister dans un siècle éclairé, de vivre dans un Royaume gouverné par les loix les plus sages & les plus modérées ; dans un pays ou l’humanité respectée, offre des nuances dans les conditions, mais l’égalité dans l’espèce. Nous avons des défauts, nos pères avaient des vices ; nous avons des ridicules, ils en avaient aussi, & de plus, la grossièreté : l’avantage est pour nous.

[L’Article des Pièces Nouvelles se trouve sous le Titre III.]

TITRE TROISIÈME.

Acteurs [I]

.

C’est sous ce Titre, que je me propose de remédier aux inconvéniens du Théâtre, d’en prévenir les dangers & d’en réformer tous les abus.

Chez les Grecs, dit-on, l’Acteur était Citoyen, & tout Citoyen qui se connaissait des tatens, pouvait être Acteur sans se deshonorer* : déclamer, représenter un Drame sur le Théâtre, ce n’était pas un état, mais simplement une occupation honnête, & l’exercice momentané d’un Art libre que l’on pouvait cultiver en passant, sans renoncer aux places, aux emplois que l’on exerçait en qualité de Citoyen. On vit donc sur le Théâtre d’Athênes des Généraux d’armées, c’est-à-dire, des hommes égaux aux Rois, & des Citoyens distingués par leurs talens & leur vertu. Le Théâtre était un Edifice public, destiné non-seulement aux Spectacles, mais aux cérémonies les plus augustes : c’était là que se fesait l’illustration de ceux qui avaient bien mérité de la République : l’Agonothète 1, revêtu d’un habit de pourpre, tenant en main une sceptre d’or, annonçait à haute voix sur le bord du Théâtre le motif pour lequel il décernait la couronne, & présentait en même-tems le Citoyen qui devait la recevoir. Toute l’Assemblée répondait par des applaudissemens redoublés à cette proclamation : Démosthène fut couronné plus d’une fois de cette manière2.

Les Romains n’admirent pas en tout cette importance du Théâtre : chez eux, on fit Comédiens des Esclaves publics, que les Directeurs achetaient fort jeunes dans toutes les Provinces de l’Empire, pour les instruire à divertir leurs Maîtres. Ces Histrions n’eurent d’autre emploi que d’amuser le Peuple. Voila la première origine de l’avilissement attaché au nom de Comédien. Ajoutez, que chez une Nation sanguinaire, où le Drame n’était qu’une petite partie du Spectacle, le Gladiateur, le Coupable exposé aux Bêtes, étaient aussi une sorte d’Acteurs, dont l’infamie rejaillissait sur ceux qui se distinguaient à leurs côtés par des talens bien différens, mais dont le but était le même*. Je sais bien, qu’un Andronicus, un Labérius, un Roscius, un Esopus, n’étaient pas des Esclaves : mais un Stéphanion, qu’Auguste fit déchirer à coups de fouet dans les trois Théâtres ; un Hylas, traité de la même manière, dans le vestibule de sa propre maison ; un Pylade, qui, malgré sa célébrité, se vit banni d’Italie, à cause des factions Théâtrales qu’il occasionnait, n’étaient sûrement pas des Citoyens Romains. Le nom d’Acteur, honoré par les Grecs, presqu’à l’égal de celui d’Orateur, comme designant un homme qui possédait un talent honnête, utile, fut donc méprisé des Romains ; ils regardèrent l’Histrionisme, comme un métier infâme, & n’oublièrent rien pour l’avilir1. Je conviens qu’on pourrait dire, que ce fut moins l’Art déclamatoire, qu’ils dégradèrent, que les Farces des Mimes ; & que la bonne Comédie n’ayant jamais été bien connue à Rome2, ce n’est pas elle qu’ils ont pu & voulu deshonorer. Cependant j’ai peine à croire que l’art des Sophocle & des Ménandre eût été fort considéré par un Peuple guerrier, ennemi naturel du travail d’esprit ; tout état qui exigeait une vie sédentaire était peu de son goût : c’est pourquoi nous ne voyons pas qu’ils fîssent grands cas soit des Commerçans ou de ceux qui exerçaient les Arts & les Métiers. Le Juriste, l’Avocat étaient estimés ; parce que le Peuple le plus barbare a besoin de quelqu’un qui l’aide à tromper, ou qui l’empêche de l’être ; mais les Notaires, par exemple, les Libraires, copistes par état ; étaient des Esclaves publics. Ces messieurs sont un peu mieux regardés aujourd’hui : pourquoi l’Acteur n’aurait-il pas le même bonheur ? Mais non. N’anoblissons pas le métier d’Histrion, car il ne saurait l’être, s’il est un métier : rendons plutôt à l’Art dramatique l’ingénuité, la dignité qu’il eut autrefois chez les Grecs, & par intervalle chez les Romains eux-mêmes. Fesons plus ; nous surpassons les Grecs par le genre de nos Comédies ; nous commençons à les imiter en célébrant nos Héros dans nos Tragédies ; perfectionnons, en profitant des vues que nous donnent les usages de ces deux Peuples : Le premier nous apprend que le Citoyen peut être Acteur : le second, nous porte à croire, que le Comédisme ne peut exister utilement dans une condition avilie, mais dont chaque individu se fait adorer. Créons donc un nouveau Théâtre Français : formons-nous des Acteurs d’un ordre nouveau, dignes des Chef d’œuvres qu’ils représenteront ; du Jeune-homme honnête, de l’innocente & naïve Beauté qui viendront s’y former le cœur & l’esprit.

Avant de passer aux Articles, je crois devoir placer ici quelques-unes de mes idées sur le Mimisme, ou l’art d’imiter ; on verra par-là, d’un côté, si le Comédisme est un état difficile, & pour lequel les sujets seront rares ; de l’autre, quel serait l’Actricisme le plus convenable aux nouveaux Acteurs, & le plus propre à produire l’illusion.

I.nt L’homme est né imitateur : de sorte, que dans la vérité, le Mimisme est lui-même plutôt un don naturel, qu’un art ou un talent. Il s’ensuit de-là, que le don d’imiter étant si commun, il faut le posséder dans un degré de perfection, extrêmement rare, pour qu’il devienne digne de se montrer en Public, & capable de plaire & d’être admiré. Cette conséquence est juste & sévère ; mais ce qui doit en adoucir la dureté, c’est que le Mimisme est le plus perfectible de tous les dons de la nature par le travail & par l’art : il dépend moins du génie, que de sens exquis, délicats, faciles à ébranler ; les jeunes-gens sont tous capables d’imiter ; & pour peu qu’on cultive ce don, il deviendra, dans la plupart d’abord un talent, ensuite un art parfait. Je dis plus ; comme le génie dédaigne l’imitation, qu’il veut tout créer, si l’on en découvrait un parmi la jeunesse, il faudrait l’éloigner du Théâtre ; il y réussirait difficilement. Quel avantage pour la Nation, si des Citoyens éclairés, en même-tems qu’ils chercheraient le talent ordinaire de l’imitation, parvenaient à découvrir, dans quelques jeunes Elèves, les caractères du génie qui fait les grands hommes ! qu’ils les fissent connaître, les forçassent à se placer, & les débarrassassent des premières démarches, de ces tentatives, dont l’humiliant embarras n’est ordinairement dévoré sans répugnance que par les sots ! Ce serait-là le moyen de tirer un avantage, inconnu jusqu’à présent, de nos Colléges & de toutes nos maisons publiques d’éducation. Mais je reviens au Comédisme. Parmi les hommes , dit un Philosophe, ce sont ordinairement ceux qui réfléchissent le moins, qui ont le plus le talent de l’imitation  : & cette décision est confirmée par l’expérience. Qu’on juge s’il sera rare de trouver de bons Acteurs, dans notre siècle, en France, à Paris !

II.nt Pour plus de clarté, j’envisagerai l’Actricisme sous deux faces : la première présentera les objets d’imitation, que je pourrais nommer Imitemens ; la seconde, les Modelemens, ou manières d’imiter. L’objet du Règlement que je propose est d’ôter les inconvéniens du Drame, ceux du Comédisme & de l’Actricisme ; de rendre les leçons plus efficaces, par l’attrait d’un plaisir plus pur. Or on y parviendra, I.nt en ne proposant aux Acteurs que des objets d’imitation non-seulement honnêtes (ce qui est indispensable) mais dans qui l’on voye un degré de vérité, qui les rende intéressans ; & de bonté, de sagesse, ou de critique, qui nous y fasse trouver de quoi nous toucher, nous instruire, ou nous inspirer de l’éloignement des choses vicieuses. Sans la vérité, point de Drame : une Tragédie lyrique peut être nonvraie ; lorsque ses Acteurs font oublier le fond par les accessoires ; qu’ils sacrifient, comme les Italiens, la vérité à la beauté du chant ; qu’ils s’amusent dans la passion, à perler des cadences, on ferme les yeux sur tout cela ; mais une Pièce de déclamation doit avoir la vérité des mœurs, soit passées, soit actuelles : des situations suffisent pour l’Opéra, & ses Héros peuvent rester noncorrigés ; les seules inconvénances que le Drame lyrique doive absolument éviter, sont celles des Danses & de la Musique : mais une Tragédie, une Comédie, doivent, ou nous toucher par de bonnes actions, ou nous éclairer, au moyen des mauvaises, sur les vices à éviter. Que l’Auteur ne donne donc jamais à nos Acteurs, que des imitemens naturels, honnêtes & utiles tout à-la fois, s’il veut produire avec l’illusion, le plaisir solide qui résulte de l’instruction, jointe à l’utilité retirée ; que le Conseil de Direction, les Auteurs & les Acteurs admis à juger les nouvelles Pièces, ne reçoivent que celles où l’on verra le degré de perfection, que demande à cet égard l’ Art. V .

La seconde manière de produire un plaisir pur est extérieure ; elle s’opérera par les modelemens. C’est à l’Auteur à les donner : ce travail le regarde absolument ; s’il les laisse à l’Acteur, il n’a fait que la moitié de sa Pièce. Les modelemens auront presque les mêmes qualités que les imitemens : ils doivent être honnêtes, vrais, sages & critiques : honnêtes, en n’admettant aucune action, aucun geste, qui puissent allarmer la pudeur la plus scrupuleuse : vrais, en peignant ce qui est, & comme il est ; en n’employant pas sur le Théâtre des gestes insolites, qu’on ne voit que là : sages, en ne donnant à l’action que le degré de vérité convenable, pour plaire ; en s’éloignant de tout jeu forcé, fût-il vrai, soit par l’enflure dans la Tragédie, soit par la charge, dans le Comique : critiques, en assaisonnant du sel du ridicule les actions qui doivent en être chargées ; en le rendant sensible, dans celles où il est caché sous des expressions simples, aux-quelles le geste & le ton peuvent seuls mettre une valeur.

Lorsque l’Auteur a dessiné, imaginé, créé, c’est à l’Acteur à constituer un corps à des beautés muettes ; c’est de lui que la Représentation doit recevoir l’importance, l’intérêt, & l’agrément. L’Imitateur peut apporter deux sortes d’obstacles à ce triple effet. Les premiers viendraient de son état, & nuiraient à l’importance ; les seconds, de sa personne, & seraient contraires à l’intérêt & à l’agrément. Ceux de l’état ou du Comédisme, que j’ai déja exposés plus haut, sont prévenus par le Réglement : ceux de la personne demandent encore quelques éclaircissemens ; ils sont prévenus comme ceux du Comédisme quant aux mœurs & quant au talent ; les Acteurs que je vais proposer seront honnêtes, formés sur les meilleurs modèles, à l’Ecole du monde, & par les Maîtres de l’Art : je crois pourtant devoir donner encore quelques détails qui seraient déplacés dans les Articles, sur deux parties essencielles de l’Actricisme, l’Habit scénique, & le Débit théâtral.

I.nt Il n’est pas ici question du costume ; je suppose qu’on ne le viole plus aujourd’hui : il s’agit seulement du degré de magnificence ou de simplicité, qui produit l’illusion. Dans le premier & dans le dernier cas, nos Comédiens & nos Comédiennes actuels négligent trop souvent le vrai ; ils acordent trop au faste national, & mettent trop bien toutes les conditions ; on corrigera sur le nouveau Théâtre ce défaut dans l’Actricisme, qui ne tend qu’à généraliser le luxe ; nos jeunes-gens des conditions médiocres se persuadant que porter du galon, de la broderie, avoir des diamans, c’est n’être que comme tout le monde : il se trouve même que par-là l’on ôte un ressort à l’Actricisme, qui ne saurait plus peindre d’une manière assez tranchante la majesté des Grands, l’élégance de nos Marquis, & la somptuosité financière. Les femmes, lorsqu’il s’agit des rôles imités des conditions communes, s’écartent de la convenance d’habit beaucoup plus que les hommes ; l’à-propos des diamans y vient presque toujours pour elles : dans les Paysannes, elles redoutent extrêmement la grossièreté de l’étoffe, & la simplicité de la coîfure ; elles n’ont encore pu se résoudre à descendre du brillant & du magnifique : on leur sait bon gré d’éviter la malfaçon de l’habit, & le nouveau Théâtre sera même un modèle d’élégance & de bon goût ; mais les Mathurine & les Claudaine couvertes de soie, dont la gorge mutine reflée, par sa blancheur, la transparence d’une gaze à la crème, ne me présentent que la fille de Théâtre : nos Actrices ignoreraient-elles que la belle façon unie à la propreté, rendent une femme plus intéressante que l’éclat ?

II.nt Le Débit est la partie la plus importante de l’Actricisme, & malheureusement les bons Modèles en sont rares sur nos Théâtres. (Il n’est point ici question du Débit musical, qui consiste à précipiter la Récitation, mais seulement du Débit déclamatoire, qui est la même chose que le ton & la manière de la Déclamation). Voici quelques conditions, aussi nécessaires qu’inobservées sur notre Théâtre, pour que le Débit soit vraisemblable & dans une parfaite convenance. On ne doit point crier tout ce qu’on dit, forcer sa poitrine pour se faire entendre, grimacer au lieu de pleurer, mettre par-tout une affectation qui fatigue le Spectateur : il faut éviter ce jeu de comédien-bourgeois, où l’on déploie de grands bras toujours de la même manière, en émissionnant des exclamations modelées qui reviennent exactement semblables à elles-mêmes à la fin de chaque période : on ne s’avancera jamais sur la Scène d’un air déhanché, ni en zig-zag, & l’on se souviendra que le grasséyement est un obstacle au beau Débit. Les Actrices n’auront point un geste à ressorts, le ton des Furies, les regards effarés, la démarche forcenée : on ne les verra point quitter la Scène dix fois de suite précisément avec un modulement pareil dans le ton, & le même déploiement dans le geste ; la nature sur un fond unique diversifie toujours les formes, & se fait une loi de la variété. Quels que soient d’ailleurs les talens d’un Elève, s’il n’a pas l’organe flateur, la figure gracieuse & noble, le port & la démarche agréables, qu’il soit éloigné du Théâtre national : le privilége d’y paraître, supposera réunis les vertus, les talens, & les dons de la nature. [Voyez sous la Note [A] l’Histoire du Théâtre .]

Article premier.

Education des Acteurs.

Le Théâtre Français n’appartiendra plus à la Troupe des Comédiens, mais à l’Etat : les Sujets qui seront admis à y faire briller leurs talens, ne devront être que des Citoyens aisés. Ainsi, dans les maisons publiques d’éducation, il y aura des Exercices établis pour perfectionner dans les jeunes gens des deux sexes le talent de l’Imitation Théâtrale. Il serait à propos, que ceux & celles de nos Acteurs & de nos Actrices actuels, que distingue le double mérite des mœurs & des talens, devinssent les premiers Professeurs de l’Art déclamatoire ; il y aurait des prérogatives attachées à cette place honorable, qui élèverait ceux & celles qui s’y consacreraient pendant le nombre d’années fixé, à la condition la plus honorée dans l’État, après la Noblesse. Ces Maîtres éclairés par l’expérience, cultiveront avec soin les dispositions de ceux qui en montreront davantage : tandis que d’un autre côté les Instituteurs ordinaires veilleront à ce que les mœurs de leurs Elèves soient d’une pureté, capable de donner un nouveau prix aux maximes qu’ils seront destinés à faire goûter à leurs Concitoyens.

Plusieurs fois l’année, sur des Théâtres construits, soit dans les Colléges, soit dans les salles les plus vastes des Couvens, les Enfans des deux sexes, donneront, à l’exemple de la jeunesse de Sparte*, des preuves de leurs progrès dans toutes les Sciences qu’on leur enseigne. Deux prix égaux, seront la recompense de celui & de celle que le Public couronnera. Les talens naturels seuls, ne suffiront pas, pour être admis à briller dans ces Exercices ; il faudra que la jeunesse y joigne l’accomplissement de tous ses devoirs. La Patrie, en les couronnant, recompensera le mérite en tout genre. Les parens des enfans qui auront remporté les prix, partageront leur gloire. On posera sur leur tête une couronne de fleurs, & ils seront reconduits chez eux au son des instrumens. Il y aura des recompenses pour-tous les degrés, & l’on ne sera admis à paraître sur le Théâtre, qu’après avoir mérité tous les prix du genre que l’on aura choisi* [J] .

Comme l’on s’est apperçu que le jeu des Comédies-Ariettes était contraire au véritable Actricisme, on ne permettra ni aux Comédiens, ni aux Tragédiens de s’y exercer ; l’on choisira, parmi les Jeunes-gens, des voix agréables pour ce genre en particulier, & ces Acteurs-citoyens ne seront qu’Arietteurs. L’on cultivera de même des sujets pour l’Opéra ; mais ils ne seront pris que dans les conditions qui ne peuvent être admises au rang d’Acteurs-citoyens : ils auront des appointemens ; le Théâtre sera leur état ; & pour le reste, les Opéradiens suivront les règles de conduite prescrites pour les Acteurs-citoyens par les Articles suivans.

Art. II.

Décence dans les Exercices.

Lorsque les Jeunes-gens seront rassemblés pour les Exercices, les deux sexes se tiendront toujours séparés : les jeunes filles occuperont un des côtés des Coulisses, où les jeunes-hommes ne pourront demeurer, que le temps nécessaire pour le jeu théâtral* : la galerie où seront les Loges des Actrices, n’aura aucune communication avec celle destinée aux Acteurs, & pour aller de l’une à l’autre, on traversera l’arrière-scène : les Pièces d’Exercice n’auront rien de libre, ou même de trop tendre ; d’honnêtes Citoyens qui se connaîtront du talent, pourraient y faire les rôles de Vieillards que les Pièces exigeront : en un mot, on ne négligera rien, pour rendre cette Institution aussi noble & majestueuse, qu’agréable & utile.

Art. III.

Temps de l’admission au Théâtre public : Rôles.

On ne permettra de monter sur le Théâtre de la Nation, qu’aux jeunes-gens dont l’éducation sera achevée. Chaque Garson & chaque Fille, ne joueront que dans la Pièce pour laquelle on leur aura reconnu plus de talens : de sorte que le Public ne verra plus un Tyran de Tragédie, Paysan dans une Pièce bouffonne ; Palmyre & son frère expirans, il n’y a qu’un quart d’heure, subitement métamorphosés, l’une en Lucinde, l’autre en Charmant, courir l’un après l’autre dans l’Oracle. D’ailleurs, les jeunes-gens des deux sexes étant obligés de remplir leurs devoirs de Citoyens, à l’exemple des Acteurs Grecs, ils doivent, comme eux, ne jouer que rarement ; l’étude des différentes Pièces de Théâtre ne pourrait que leur rendre impossible l’exercice de leurs emplois. Les nouveaux Acteurs, n’ayant qu’un Rôle, ils s’appliqueront à en perfectionner l’Actricisme : ils ne seront pas exposés à manquer de mémoire ; l’illusion sera plus complette, lorsqu’on ne verra le même personnage que par le même Acteur, qui lui-même n’étant jamais autre chose que tel personnage, saura s’identifier à lui, & présenter, au lieu du Comédien, ou de l’Actrice, Hippolyte ou Phèdre, Célimène ou Alceste eux-mêmes. Les Citoyens destinés aux grands emplois, acquerront sur le Théâtre, une aisance de représentation, qui ne pourra que leur être très-avantageuse dans le cours de leur vie. Les Pièces seront variées autant qu’on le voudra*, le grand nombre d’Acteurs que les Exercices & l’honnêteté de l’Art fourniront, mettant dans le cas de donner au Public, sans difficulté, tous les Drames qui existent, & qui n’auront pas été renvoyés au rejet.

Art. IV.

Applaudissemens.

Afin de prévenir les cabales que pourraient faire les amis ou les ennemis des jeunes Acteurs, une des règles du nouveau Théâtre sera, que les Spectateurs n’approuveront, ou n’improuveront, qu’à la fin de chaque Acte, ou de la Pièce entière, si elle est dans le nouveau genre proposé, c’est-à-dire, sans entr’Actes vides : alors il serait bon, qu’on proclamât hautement, par le nom de leur Rôle, ceux qui auraient mérité les suffrages de l’Assemblée.

Art. V.

Acteurs des Pièces Nouvelles.

Comme, dans le nombre des Acteurs-Citoyens, il s’en trouvera toujours quelques-uns qui surpasseront les autres, on fera choix de ces Coryphées pour la représentation des Pièces nouvelles. Les Auteurs ne pourront offrir que des Drames adaptés à la nouvelle manière de représenter, convenables à la dignité, & sur-tout à l’innocence & à l’honnêteté des nouveaux Acteurs ; utiles aux mœurs, ou tout au moins propres à exciter le rire des honnêtes gens, par des saillies fines & naïves, sans allarmer la pudeur, & sans blesser la Religion*. C’est pourquoi l’on n’y souffrira jamais ces mots grossiers que se sont permis La-Fontaine, Molière lui-même, Montfleuri, Dancourt, Hauteroche, &c. ni ces scélératesses qui déprécient les Comédies de Regnard, &c. ni ces fines équivoques des Pièces plus modernes ; encore moins des Actions libres : mais, en même temps, les Auteurs se trouveront déchargés dans la composition du Drame, de l’attention puérile à saisir le jeu saillant de tel Acteur ; à rendre un Rôle propre à flater la vanité de telle Actrice ; cet indigne esclavage cessera ; & le génie pourra prendre l’essor, sans crainte d’être arrêté : si le Drame touche, s’il intéresse en respectant les mœurs, il sera représenté.

L’admission ou le refus des Pièces nouvelles seront décidés par un Conseil composé des quatre plus anciens Auteurs dramatiques existans, de quatre Acteurs vétérans, & des huit plus habiles d’entre les Acteurs & les Actrices-citoyens. Les Drames ne seront jugés qu’après avoir été appris par les jeunes Elèves destinés au Théâtre, & représentés trois fois sur l’un des Théâtres d’Exercice, non-seulement devant les Juges nommés, mais encore en présence de tous ceux que l’Auteur voudra bien y inviter. Il ne sera rien innové dans la manière de donner les Pièces ; c’est-à-dire, qu’une fois reçues, elles seront apprises par les plus excellens Acteurs, & représentées aussi long-tems qu’elles se soutiendront. Mais elles ne seront plus jouées, aux Reprises, par les Acteurs choisis ; elles deviendront alors le partage de nouveaux admis, les mieux disposés à les rendre avec succès. Aucune Pièce nouvelle ne pourra desormais être représentée en Province, qu’elle n’ait été approuvée par le Tribunal Dramatique de la Capitale.

Dans toutes les Comédies à composer dans la suite, on ne parlera qu’en prose ; les vers étant un abus dans des Pièces où l’on doit prendre le ton ordinaire de la conversation. Chez les Anciens c’était autre chose : l’Acteur pour se faire entendre était obligé de le prendre sur un ton élevé, qu’aidait la cadence du vers : on l’accompagnait encore de quelques Instrumens pour soutenir sa voix, & le remettre sur le vrai ton lorsqu’il s’en écartait : mais tout cela avait peu de naturel.

On pourrait composer des Pièces d’un genre particulier, qui seront appelées Comédies pour mariage ; dans lesquelles il sera permis de rendre le langage beaucoup plus tendre que dans les autres ; la parastase * en serait aussi plus libre ; parce qu’elles ne pourront être exécutées, que par les jeunes Acteurs & Actrices destinés à s’unir ensemble, la veille de leur mariage.

Art. VI.

Imitation de la nature dans le jeu de Théâtre.

Les jeunes Acteurs s’appliqueront sur-tout à saisir le ton & le geste convenables à leur Rôle : ils n’outreront jamais ni l’un ni l’autre : on ne les verra point écumer comme des énergumènes, & suer à grosses gouttes après un entretien, un récit, à moins qu’ils ne représentent un phrénétique, un homme poursuivi par les Furies, comme Oreste, effrayé par l’horreur des Tombeaux comme Ninias, & par des Spectres comme Hamlet ; ou qu’ils n’arrivent de loin, & qu’ils ne soient censés avoir précipité leur course. Ils verseront de véritables larmes ; il suffit pour cela de se bien pénétrer de son rôle, & d’avoir de la sensibilité : on percevra, quelquefois, plutôt qu’on ne les entendra, les mots péniblement échappés à travers les sanglots ; l’Art embellira la nature, sans la désigurer : les Actrices rougiront, quand on leur dira : Vous rougissez ; & pour cela, leur visage ne sera pas masqué par deux couches épaisses de blanc & de rouge ; si quelquefois elles ont besoin d’animer leur teint par un vermillon étranger, ce ne sera que dans les cas où le caractère de leur Rôle l’exigerait. La modeste Sophie, l’intéressante Pupille, ne brilleront que de leurs propres attraits. La Coquette, une Célimène, auront recours à l’art. En bannissant les masques de la nouvelle Comédie, on s’est ménagé l’avantage de faire exprimer au visage les mouvemens de l’âme : pourquoi diminuer ce moyen efficace, en nous dérobant le rougir & le pâlir [K]  ? On usera sobrement de ce qu’on nomme Tons de vérité. Les Actrices éviteront sur-tout le geste monotone, ces longs déploiemens de bras qui peuvent avoir des grâces, & point de naturel ; ces mouvemens outrés, où les membres subissent une contraction violente & précipitée. La simplicité noble sera toujours préférable au feu dérèglé : l’enthousiasme peut soutenir le mauvais Comédien, mais le parfait Imitateur ne s’y livre qu’avec sagesse, & suit toujours une idéalité sévère & réfléchie.

Art. VII.

Habits & Décorations [L]

.

Le Théâtre national, ne négligera rien, pour avoir les Habits & les Décorations les plus convenables. Il serait à desirer que jamais les Pièces qui se succèdent n’eussent la même Décoration : ce n’est pas qu’il fût nécessaire pour cela d’amonceler autant de Décorations qu’on aura de Pièces ; mais il faudrait seulement que les parties de toutes les Décorations pussent se rapporter entre elles, de sorte qu’en en changeant quelques-unes, la Scène fût différente. Quant aux Habits, il est à propos que chaque Acteur ait le sien. Comme il n’en faudra qu’un seul à chacun d’entr’eux, ils pourront en faire la dépense : On observera que ces Habits répondent exactement au caractère & à la fortune du personnage que l’Acteur doit représenter, & qu’ils contribuent à l’illusion par leur air de vérité. On évitera, par conséquent, de donner dans les deux extrêmes. Il se trouve des personnages, tels que les Rois, les Princes, l’Ambitieux, le Glorieux, qui peuvent tout oser : la magnificence est nécessaire à ceux de ce genre, comme la livrée de l’indigence l’est à l’Enfant-Prodigue, à Philippe Humbert, à Nanine, à l’Avocat-Patelin ; la simplicité & la vileté de l’étoffe aux Paysans, &c. Il ne faudra pas qu’une Villageoise, une Meûnière, ait, sous des coîfes d’une gaze claire, ses cheveux bouclés comme une Dame de Cour, & la chaussure d’une petite Maîtresse.

Art. III [VIII].

Condition des Acteurs.

Comme les Théâtres de la Nation n’auront plus de Comédiens & de Comédiennes ; mais seulement des Acteurs & des Actrices-citoyens ; qu’un préjugé flétrissant ne deshonorera plus le premier & le plus beaux des Arts agréables ; il semble que pour faire tendre plus rapidement à la perfection la Déclamation représentative, il faudrait n’admettre à jouer sur les Théâtres que les enfans des gens aisés, en même-temps qu’on interdirait absolument cette occupation à tous les autres. Il serait même à souhaiter que certains Rôles fussent réservés à la Noblesse : l’usage & la connaissance du grand monde, donnerait plus de finesse à leur jeu1 ; le Spectacle en serait plus respectable, & dès-lors plus intéressant2. L’on sent combien les beaux Rôles de nos Tragédies, par exemple, auraient de pathétique & d’énergie, dans la bouche d’un jeune-homme ou d’une fille descendus de quelqu’une de ces familles chéries de la Nation*. D’ailleurs, les jeunes-gens de condition, destinés à représenter dans le monde, se formeraient sur le Théâtre ; ils se mettraient en état, de parler & d’agir, dans la suite, par eux-mêmes ; ils se feraient un nom d’avance, & deviendraient plus sensibles à la gloire de se faire estimer dans le cours de leur vie, d’un Peuple dont ils seraient aimés & connus. Les Rôles inférieurs étant remplis par des Citoyens d’un autre ordre, ceux-ci apprendraient à obéir, comme les autres à bien commander ; & le Théâtre offrirait enfin tout-à-la-fois, une imitation tantôt fictive de la conduite des Personnages du Drame, & tantôt réelle de la vie des Spectateurs.

Art. IX.

Comment représenter les Tragédies.

Il serait à propos que ces Drames majestueux eussent un Théâtre particulier, ou qu’on les plaçât sur celui de notre Opéra. La Décoration d’une Pièce lyrique, qui représenterait un Temple, un Palais, conviendrait presque toujours aux Tragédies. On pourrait même décider, d’après les Décorations d’un Opéra, quelles Pièces tragiques l’on donnerait pendant sa durée ; la Tragédie profiterait de l’avantage du changement des Décorations, pour mettre plus de vérité dans certaines scènes : ce serait encore une facilité, pour l’exécution des Drames dans lesquels on introduirait des chœurs nombreux ; où l’on donnerait des pompes & des fêtes ; où l’on ferait paraître des troupes de Gardes, de Soldats, & des armées ; où l’on formerait des siéges, &c.* Les évolutions seraient plus libres, sur un Théâtre étendu, profond, où tout cela ferait tableau beaucoup mieux qu’aujourd’hui. Mais en donnant plus de majesté à la Tragédie dans les accessoires, il faudrait, quant au fond, la rapprocher davantage de l’humanité. Je ne dis pas qu’il faille la priver, comme la Comédie, du droit de parler en vers ; je pense au contraire, qu’il faut lui laisser la Poésie, comme un caractéristique, qui distingue Melpomène, de Thalie * ; mais que les nouveaux Acteurs marquent de la dignité, en bannissant les grimaces & l’affectation : rien de plus aisé que d’outrer ; il ne faut, pour cela, que très-peu de talent ; au-lieu que la belle nature n’est saisie que par un Acteur intelligent, dont l’imagination sage, voit les choses comme elles doivent être vues. La demoiselle Dumesnil est la seule Actrice chez qui l’on trouve quelques-uns de ces morceaux rendus dans le ton de la nature : je dirai même, que ce ne sont pas toujours ceux-là qu’on applaudit : on réserve les transports pour ces éclairs, où le sentiment cesse, & fait place à l’admiration. Etrange abus ! qu’on n’applaudisse presque jamais le bon Acteur que lorsqu’il commence à cesser de le mériter ! C’est le grand Corneille, qui le premier a donné l’idée de ce jeu brillant inconnu aux Anciens : ses Drames, comme le jeu de l’Actrice que je viens de nommer, marchent quelquefois dans une nuit profonde ; tout-à-coup, il s’éveille, l’éclair brille, le tonnerre gronde, la foudre part, éblouit, renverse, embrâse, & finit par tracer un long sillon de lumière qui éclaire toute la Pièce. Je le répète, ce jeu est beau, comme les traits des Pièces de Corneille sont admirables ; mais il faut l’abandonner, ou du moins en user si sobrement, qu’on ne s’y livre qu’une fois dans une Représentation. Il est dans la nature, qu’un homme, dans le cours de la même action, s’emporte une fois : il frappe alors, il intimide, il émeut, il effraye ; mais s’il recommence, on le regarde comme un brutal, on le méprise, & l’on finit par rire de sa colère*. Que les jeunes Elèves imitent cet Acteur*, dont le jeu, devenu sage & rassis, exprime tout, nuance tout ; qui s’empare de l’âme, la conduit, l’enlève ; mais semble craindre de l’agiter avec rudesse.

Art. X.

Rôles de Vieillards & de Mères.

Dès qu’une jeune personne sera mariée, elle cessera de paraître sur le Théâtre national. Une femme a des occupations sérieuses qui lui interdisent cet amusement ; les grossesses, les soins respectables de mère de famille, succèdent à la liberté de fille*. Cependant, comme il est peu de règles qui ne puissent avoir une exception utile, celle-ci en souffrira, pour les Actrices-citoyennes dont les talens seront supérieurs : elles pourront jouer après leur mariage, mais rarement, seulement dans les Rôles de femmes mariées absolument serieux*, & dans les Pièces nouvelles. On préparera de loin quelques-unes de ces excellentes Actrices, aux Rôles de mères, qui, dans les Pièces du nouveau genre, auront une toute autre importance que dans la plupart des Comédies actuelles. On suivra la même conduite par rapport aux hommes. A mesure qu’ils se marieront, ils feront place à d’autres ; les Acteurs d’un mérite distingué, seront conservés pour les différens Rôles qui demandent de l’expérience & l’usage du Théâtre ; ils s’exerceront aussi de temps-en-temps pour les Rôles de Vieillards, tant dans le Tragique que dans le Comique.

Comme ces Acteurs seraient obligés à un travail plus continu que les autres, & qu’ils se verront quelquefois dans le cas de négliger leurs affaires, ils pourraient en être dédommagés par les Prix destinés au mérite, dont il sera parlé dans l’Article xix .

[Ce seront nos Acteurs & nos Actrices actuels des Théâtres Français & Italien, qui feront, en attendant, les Rôles de Vieillards & de Mères, soit dans la Tragédie, soit dans la Comédie, & les Pièces à Ariettes.]

Art. XI.

Danseurs.

Parmi les Exercices de la Jeunesse, un des plus utiles, est sans contredit la Danse [M]  : il forme le corps, donne de la souplesse aux membres, augmente l’adresse, fait acquérir des grâces : on devrait, dans toutes nos Maisons publiques d’éducation, revenir du préjugé qui fait croire que la Religion condamne cet Exercice nécessaire ; une foule de Roquets déclament contre lui, avant d’avoir examiné ce que prohibe la Religion : qu’ils l’apprennent d’une femme : Les Grecs & les Romains, dans les temps de corruption, inventèrent des Pyrrhiques obscènes, qu’on dansait en chantant des paroles lascives* : on donna quelquefois de ces Danses sur les Théâtres, & dans presque toutes les maisons, on recevait des Mimes, qui les exécutaient, en jouant des Pièces infâmes : est-il étonnant, que la Religion Chrétienne qui commençait alors à réformer l’univers, se soit élevée contre ces sources de corruption, & qu’elle ait proscrit, sous le nom général de Danses, des amusemens que le Gouvernement civil n’aurait pas dû tolérer ? Aujourd’hui, la Danse est corrigée comme le Drame ; elle n’est plus que l’école des bienséances & des beaux mouvemens : & cependant les Misomimes tiennent toujours le même langage ; leur zèle amer ne cherche qu’à détruire ; tout ce qu’ils voient leur déplaît ; ils n’approuvent que ce qui n’est plus. Il arrive de-là que l’attention à former la jeunesse, à l’assouplir par les Exercices agréables, n’est pas assez générale. La crainte de révolter le cafardisme retient même nos Danses cultivées dans un degré d’imperfection, qui diminue leur utilité. Brisons d’indignes entraves. On dit que les Lacédémoniens avaient porté cette partie de l’éducation, au plus haut point : qu’il serait beau de les imiter ! non-seulement la belle conformation du corps en serait le fruit, mais la santé y gagnerait infiniment, si tous les jours, les jeunes-gens que renferment nos Colléges, les jeunes personnes qu’on élève dans les Couvens de filles, donnaient trois heures à des Danses vives, savantes, compliquées, où tous les membres seraient exercés. Les jeunes-gens destinés au Comédisme, ne négligeront pas cette partie essencielle, & le talent de la Danse sera proposé sur les Théâtres de la Nation, comme un modèle pour toute la jeunesse. Il ne faut pas croire que le travail du corps, ait le même effet, que les Exercices, pour fortifier ; il est nécessaire que le plaisir & l’élégance se joignent aux mouvemens, pour qu’on en tire le même fruit que les Anciens tiraient de leur Gymnastique*.

Quant au Théâtre, on se gardera bien d’en bannir la Danse ; il faut seulement la rendre digne des Acteurs & des Spectateurs. Elle sera même nécessaire, dans le nouveau Plan, où l’on propose, de faire exécuter par les Danseurs, des Pyrrhiques, qui traceront une exquisse de la Pièce. Nos Danseurs Citoyens & nos Danseuses, seront choisis, de même que les Acteurs, parmi ceux qui auront des dispositions plus marquées pour cet art : les règles prescrites pour les Acteurs, leur seront communes avec ceux-ci : comme les Acteurs-Citoyens, ils recevront des Prix, des Accessits, mais moins considérables. On alliera, dans les Danses & dans les Ballets, les grâces avec la modestie, sans néanmoins afficher un purisme ridicule.

La dernière disposition de l’Art. I, qui regarde les Acteurs de l’Opéra, aura lieu pour les Danseurs attachés à ce Spectacle. La Danse y paraîtra dans un degré de vraisemblance & de convenance avec les Pièces, qui servira de modèle pour nos Tragédies. C’est-là qu’on pourrait faire renaître tous les genres de Danse en usage chez les Anciens ; qu’on exécuterait heureusement dans les entr’actes une précession de scène, qui peindrait en mimes expressives, ce que la Musique & la Poésie doivent ensuite rendre à l’oreille & parler à l’esprit. Que signifient des gambades, des gestes ridicules, du pirouettage, des courrues, des sauts, de fades & maniérés déploiemens, vides d’âme, qui ne reçoivent de prix que de la vigueur ou de la précision du Sauteur, des grâces de la Danseuse, ou du lascif qu’elle fait donner à ses mouvemens ? La nature est bannie de nos Danses, ou ne s’y montre que comme l’éclair, sous les pas d’Allard & de Vestris *.

Art. XII.

Direction.

Il conviendrait que les Théâtres fussent gouvernés, à la Capitale par douze Directrices, & douze Directeurs choisis parmi les honnêtes Citoyens, depuis la première condition, jusqu’à la dernière de celles dont les enfans peuvent être admis à représenter ; & que chacun de ces Directeurs & chacune de ces Directrices eût un pouvoir égal, sans égard à la naissance. Que tous les ans, il sortît deux de ces Directeurs & Directrices, qui seraient remplacés par deux nouveaux : que dans les Provinces, ce fussent les Magistrats en charge, conjointement avec le Gouverneur de la Place, ou le premier Officier de Justice, avec quelques Notables amovibles de deux en deux ans, & de même les plus respectables Mères-de-familles de la première condition.

Les Directeurs ne pourront jamais, sous aucun prétexte, faire venir chez eux quelqu’une des Actrices-Citoyennes, leur parler en particulier au Théâtre, &c. S’ils ont quelques réprimandes à leur faire, ils s’adresseront à leurs parens, ou même aux Directrices : le Directeur qui contreviendrait à cette règle, pourrait être accusé par quiconque le voudrait ; &, s’il est convaincu, il sera honteusement expulsé de la Direction, privé de son emploi ordinaire dans l’Etat, & condamné à une amende.

Quant aux Acteurs qui se rendraient repréhensibles, ils seront avertis de leur faute une première fois, si elle n’est pas considérable, & exclus du Théâtre à la seconde : la même règle aura lieu à l’égard des filles ; & cette exclusion, pour faute dans la conduite, sera une tache. Une première faute considérable, produira le même effet que deux. Ceux ou celles qui auraient violé sur le Théâtre quelqu’une des règles de la décence, & manqué à l’honnêteté publique, outre la punition corporelle qui suivrait l’exclusion, seront encore privés de tous les Prix qu’ils pourraient avoir mérités auparavant.

La convenance dans les habits d’hommes sera règlée par les Directeurs : les Directrices, de leur côté, décideront de la parure des Actrices-Citoyennes ; & jamais une jeune personne ne se montrera sur le Théâtre que sous l’habit & les accompagnemens qu’elles auront approuvés.

Art. XIII.

Jours des Représentations.

Les Spectacles offriront tous les jours une récréation honnête aux Citoyens : au moyen des règles ci-dessus, elle sera toujours neuve, toujours variée, jamais fastidieuse*. Les Tragédies se représenteront le Lundi, le Mercredi & le Samedi, de chaque semaine : les Comédies, tous les jours ; mais dans l’ordre suivant : les jours de Tragédie, on donnera sur les Théâtres Comiques, une de nos Pièces en trois Actes, une de nos petites Comédies en un Acte, qui seront suivies d’une Pièce mêlée d’Ariettes, ou d’un Opéra-comique en Vaudevilles. Les Mardi, Jeudi, Vendredi, ce seront de grandes Pièces que l’on jouera, précédées des Danses dont il est parlé, Art. vi du Titre II  ; le Dimanche, toujours un Opéra-comique, ou bien une Comédie-Ariette, suivie d’une grande Pièce. Les deux Théâtres Comiques de la Capitale exécuteront dans la semaine, les mêmes Pièces, mais à des jours différens : & comme les Acteurs attachés à un Théâtre ne passeront jamais sur un autre, le Public se trouverait à portée de comparer la manière des Acteurs, de prononcer sur le degré de perfection où ils seront parvenus.

On observera, aussi souvent qu’il se trouvera des alliances entre les jeunes gens des deux sexes qui feront fleurir le Mimisme, de les faire jouer la veille de leur union : le Public en sera instruit par la Pièce, qui, comme le porte l’ Art. v de ce Titre, sera d’un genre particulier : le saint nœud du mariage, acquerra, par ce moyen, un nouveau degré de splendeur & de solennité : les applaudissemens que recevront les jeunes Amans, augmenteront, aux yeux, de l’époux le prix de sa compagne, & justifieront à celle-ci la beauté de son choix.

Toutes les fois que les enfans devront jouer, les pères & les mères les conduiront : eux-seuls auront le privilége d’assister au Spectacle dans les Coulisses, & de parler les hommes aux Acteurs, & les femmes aux Actrices. Un des côtés du Théâtre, ne sera occupé que par les jeunes-hommes, & l’autre par les jeune-sfilles : lorsque l’Acteur sera obligé de rentrer avec l’Actrice, il ne pourra s’arrêter du côté des femmes ; mais il se rendra sur le champ à celui des hommes : il en sera de même lorsqu’il devra sortir avec l’Actrice : il ne l’abordera qu’à l’instant de paraître, & il leur sera défendu de se parler en particulier : outre les pères & les mères, il y aura toujours quelqu’un des Directeurs ou Directrices qui feront observer les règles, avec la plus grande exactitude. Ainsi l’on suivra sur les Théâtres de la Nation, les mêmes loix de décence, prescrites pour les Théâtres d’Exercice, par l’ Art. ii ci-dessus.

Art. XIV.

Répétitions.

Les Acteurs-citoyens se prepareront aux Réprésentations publiques, par des Répétitions journalières sur les Théâtres d’Exercice, auxquelles assisteront, à tour de rôle, les jeunes Élèves. Ces Répétitions ne se feront, dans les Colléges, que par les Jeunes-hommes ; &, dans les Couvens de Filles, par les Jeunes-personnes seulement, sous les yeux des Maîtres & Maitresses de Déclamation : chaque Acteur & chaque Actrice y rempliront les Rôles d’hommes ou de femmes liés avec le leur ; & ce ne sera que pour la Répétition sur le Théâtre public la veille de la Représentation, que tous les Acteurs seront réunis : mais les Répétitions des Pièces nouvelles se feront par les Acteurs & les Actrices ; & l’on n’y admettra que les personnes indiquées par l’ Art. v . Les Répétitions générales auront lieu tous les jours, le matin, avec la retenue recommandée pour les Représentations. Tous les Jeunes-gens admis, pourront y assister.

Art. XV.

Entrée, Places, & Sortie des Acteurs.

Les Acteurs & les Actrices-citoyens qui devront jouer, se rendront au Théâtre après midi, de sorte que toute la Compagnie soit rassemblée à trois heures, pour se concerter ensemble une dernière fois avant la Représentation. Les Acteurs & les Actrices de chaque Théâtre, pourront aller à tous les Spectacles ; ils y seront admis gratis, à une place déterminée par les Directeurs, qui fera comme l’Éphébique * des Grecs : il serait à propos que ce fût un endroit ajoûté à nos Salles, sur les côtés de la Scène, & caché aux Spectateurs par les Coulisses. Dès qu’un Acteur ou une Actrice auront fini leur Rôle, ils pourront se retirer ; il se trouvera, à une porte de derrière, pour ceux qui n’auront pas de voiture, un carosse de place, payé par la Direction, qui reconduira chez eux, avec leurs parens, ceux & celles qui auront joué.

Art. XVI.

Souffleurs.

Les Maîtres de Déclamation, auront de plus l’emploi de Souffleurs aux Représentations publiques : il pourrait y en avoir sur les aîles & dans le fond, suivant la disposition qu’on adopterait pour la Scène : ceux-ci, outre leur fonction ordinaire, s’occuperaient encore derrière la Scène, à rappeller aux Acteurs, avant chaque parution, l’Actricisme que ces derniers auront adopté.

Art. XVII.

Emploi de la Recette.

Des Acteurs, tels que je les suppose, n’ont point de gages, & ne jouissent d’aucuns priviléges onéreux à l’Etat. Ce sont des Citoyens, des fils, des frères, des amis, auxquels la satisfaction d’être applaudis par leurs Concitoyens, tient lieu d’appointement ; ce sont des jeunes-gens, en un mot, qui, par des exercices utiles, achèvent leur éducation. Ils regardent comme donné au plus doux des plaisirs, le temps qu’ils consacrent à l’estimable & délicieux amusement qu’ils procurent à leurs Compatriotes. Conséquemment, le produit de la Recette, toutes les Dépenses prélevées, peut être employé, soit pour les honoraires des Auteurs, soit aux Prix & aux Accessits des Acteurs & Danseurs-citoyens, soit à des travaux pour l’utilité & l’embellissement des Villes, soit au soulagement de pauvres familles, &c. Je donnerai une autre fois, l’a-peu-près du produit de nos Théâtres dans la nouvelle Administration. Je crois pourtant, qu’eu égard à son origine, l’argent qui en proviendra, devrait être employé à doter des jeunes-gens sans fortune, dans les deux sexes, & seulement à la campagne, pour que tous les ordres de l’État profitassent de la Réforme, les uns par l’agréable, les autres par l’utile.

Art. XVIII.

Parts d’Auteur.

Les honoraires des Auteurs des Drames seront fixés, en raison du genre dans lequel ils auront travaillé, & le nombre des Représentations marquera le degré de mérite. Le Tragique patriotique, outre la somme fixée par le Directorat*, sera de plus honoré d’une Couronne, avec une médaille d’or, sur l’exergue de laquelle on lira : Pour la Patrie. Ceux qui composeront dans les autres genres recevront une some moindre, avec une médaille d’argent, sans couronne. Les Comiques dans la première Classe, auront le même honoraire que le Tragique patriotique, ainsi que la couronne & la médaille d’or, avec ces mots sur l’exergue, Pour les mœurs. Toutes les autres Classes n’auront que la médaille d’argent, avec l’honoraire proportionné.

Art. XIX.

Prix.

Quoique les Acteurs n’ayent aucune rétribution, aucuns honoraires fixés, je suis loin de penser qu’il soit peu nécessaire d’exciter l’émulation par les motifs les plus puissans sur le cœur de l’homme, la gloire & l’intérêt : Après que les applaudissemens auront satisfait cet amour-propre source de nos vertus & de nos vices, il ne serait pas mal qu’à chaque Théâtre, il y eût un double Prix, & quelques Accessits, auxquels pourraient prétendre les Acteurs & les Actrices qui surpasseraient leurs Concurrens. Celui & celle de tous les Acteurs & Actrices qui, durant le cours de l’année, auront le mieux rendu la nature, recevront un Prix. Ceux & celles qui en auront approché, seront recompensés par un Accessit. Les deux Prix & les Accessits seront de différente nature, fixés à des sommes règlées par l’Autorité publique, & proportionnés à la Recette annuelle. Les Acteurs & Actrices seront les maîtres de les recevoir en argent, en médaille, en bijoux, en habits de Théâtre ou autres : il leur fera permis de se parer de ces Prix, lorsqu’ils joueront : une jeune Actrice dont les diamans auraient une source si belle, ne serait pas exposée à en rougir.

Art. XX.

Jouer à la Cour.

Les Acteurs les plus distingués par leur naissance & par leurs talens, joueront seuls devant le Monarque.

Si j’ai oublié quelqu’Article dans ce Projet de Règlement, je m’en console ; la faute est de peu d’importance : les hommes, ces êtres parfaits, dont les lumières sont si fort au-dessus des miennes, les hommes y suppléeront facilement.

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Adieu, ma chère Ursule. Je m’étais égarée dans un labyrinthe sans issue : mais j’ai frayé la route, & je te laisse un fil pour en sortir.