L. H. Dancourt, Arlequin de Berlin, à Mr. J. J. Rousseau, citoyen de Genève.
De grâce, Monsieur, ne mourez pas, ou si vous êtes mort, faites-moi le plaisir de ressusciter. Avant de quitter le monde pour l’Eternité faites de moi un prosélyte ou devenez le mien ; mais que la conversion de l’un ou de l’autre soit le fruit d’une discussion bien réfléchie. Je réponds à votre ouvrage, beaucoup plus pour vous porter à m’éclairer, que dans le dessein de profiter des avantages que la faiblesse de vos arguments me donne dans la question : peut-être en avez-vous de plus convaincants à produire et que vous vous les êtes réservés pour confondre un adversaire, afin qu’on n’ait pas à vous reprocher d’avoir triomphé sans combattre. Je suis Comédien, j’aime mon métier, je fais plus, je l’estime, sûr que j’ai pour moi la raison, le goût et le public ; j’entre courageusement en lice pour y parer vos bottes et riposter.
Je n’ai pu lire votre lettre à M. d’Alembert, sans me croire obligé de la relire une seconde fois, et même une troisième. La première lecture m’avait séduit : le vernis éblouissant de votre style m’avait fait prendre pour des vérités des sophismes très captieux pour ceux qui ne vous liront qu’une fois, et qui comme moi, se laissent trop facilement éblouir par les charmes de l’élocution. La seconde lecture m’a tranquillisé : mon esprit▶ éclairé par mon amour-propre a vu dissiper le prestige, et votre lettre ne m’a plus paru que l’amusement d’un Auteur ingénieux qui voulait prouver au monde combien il est facile à l’◀esprit▶ de donner au mensonge l’apparence du vrai. La troisième lecture enfin ne m’a plus laissé voir qu’un ouvrage de la prévention, et peut-être du ressentiment.
J’aurais aperçu cela du premier coup d’œil, si je n’avais pas contracté comme tant d’autres lecteurs, la mauvaise habitude de me laisser entraîner par l’◀esprit▶ avant de consulter le bon sens. La peur que vous m’avez donnée me rendra plus sage à l’avenir. Je suis Comédien encore un coup, et votre ouvrage m’avait presque persuadé qu’il n’est pas possible à un Comédien d’être honnête homme. J'allais me regarder comme un monstre dans la société, si je n’eusse eu recours à ma conscience, au sens commun et à la Religion : je les ai consulté tous trois : tous trois m’ont assuré que vous aviez tort. Je ne leur ai fait aucune question sur le premier objet de votre libelle : les matières théologiques sont trop au-dessus de moi : d’ailleurs ce serait entreprendre sur M. d’Alembert ; qui peut mieux que lui réfuter les reproches que vous lui faites, s’ils méritent de l’être ? Je me suis contenté de consulter là-dessus quelques gens éclairés, et qui connaissent particulièrement les Pasteurs de Genève. Ils sont unanimement de l’avis de M. d’Alembert, et sont très persuadés que c’est un compliment qu’il a voulu faire à ces Messieurs. Ils n’ont pas conçu, comment vous pouviez trouver si mauvais qu’on attribuât à quelqu’un des opinions qu’on peut vous reprocher à vous-même, à ce qu’ils m’ont assuré, et que je m’embarrasse fort peu que vous ayez ou non, pourvu que je détruise celles que vous avez ou que vous faites semblant d’avoir contre les Comédiens. Entrons en matière, et trouvez bon que je vous réponde ; parlez Monsieur, je vous écoute.
« Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène,
comme s’il était mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de
ce Barbare à qui l’on vantait les magnificences du Cirque et des jeux établis à Rome.
Les Romains, demanda ce bonhomme, n’ont-ils ni femmes ni enfants ? Le Barbare avait
raison »a
: oui Monsieur, ce Barbare avait raison, mais vous
oubliez de citer S. Chrysostome de qui vous tenez ce fait, et de joindre les circonstances
qu’il y ajoute : vous appelez magnificences du Cirque ce que ce Père de l’Eglise et le
Barbare ne regardaient avec raison que comme des abominations. Valère Maxime vous dira
qu’on exposait sur le Théâtre des filles nues avec de jeunes garçons qui se permettaient
aux yeux du peuple d’être
les Acteurs d’un spectacle le plus
contraire à la pudeur, et que Caton, averti que sa présence gênait le goût du peuple,
quitta le Théâtre pour n’être point spectateur de cette licence impudique qui était
dégénérée en coutumeb. La description d’un pareil spectacle n’avait
effectivement rien de magnifique aux yeux d’un Barbare vertueux, et c’est avec raison
qu’il demandait si les Romains n’avaient ni femmes ni enfants.
Ces mêmes horreurs subsistant encore du temps de S. Chrysostome et de S. Cyprien, il
n’est pas étonnant qu’ils aient fulminé contre les spectacles et que les Comédiens aient
été en horreur aux gens sages, aux Chrétiens, aux Pères de l’Eglise ; mais ceux-ci
prouvant par l’énumération des indignités qui se commettaient au Théâtre la légitimité de
leur Anathème, n’ont rien prononcé contre un spectacle utile aux mœurs et conforme à la
raison. Alcibiade fit jeter dans la mer le Comédien Eupolis en lui
disant : « Tu me in scena sæpe mersisti, et ego te semel in mari »c
. Alcibiade paya ce Comédien
comme il le méritait. L’impudence ne peut exciter que la honte et la colère dans le cœur
d’un honnête homme, il n’est pas besoin d’être un Saint ni même un Chrétien, pour penser
comme S. Chrysostome des spectacles de son temps. Tertullien, S. Cyprien, S. Jérôme,
S. Chrysostome, S. Augustin se sont tous élevés contre les spectacles avec un zèle
légitime. Le degré de corruption qui régnait de leur temps
sur la
scène leur imposait le devoir de les proscrire, et comment ne l’auraient-ils pas fait ?
Voyez ce que dit Tertullien :
« N'allons point au Théâtre qui est une assemblée particulière d’impudicité où
l’on n’approuve rien que l’on n’improuve ailleurs, de sorte que ce que l’on y trouve
beau, est pour l’ordinaire ce qui est de plus vilain et de plus infâme ; de ce qu’un
Comédien par exemple y joue avec les gestes les plus honteux et les plus naturels ; de
ce que des femmes oubliant la pudeur du sexe, osent faire sur un Théâtre et à la vue de
tout le monde, ce qu’elles auraient honte de commettre dans leurs maisons ; de ce qu’on
y voit un jeune homme s’y bien former et souffrir en son corps toutes sortes
d’abominations dans l’espérance qu’à son tour, il deviendra maître en cet art détestable
etc . »d
Croyez-vous Monsieur que si les spectacles du temps de ces Saints hommes eussent
ressemblé à ceux d’aujourd’hui ils se seraient élevés si fort contre eux et qu’ils
n’auraient pas été de l’avis de S. Thomas, qui dit d’après S. Augustin : « Je veux
que vous vous ménagiez, car il est de l’homme sage de relâcher quelquefois son ◀esprit▶
appliqué à des affaires. »
Cet Ange de l’Ecole indique ensuite l’espèce de
plaisirs qu’il conseille de prendre. Le relâchement de l’◀esprit▶ qu’il appelle une vertu se fait, dit-il, par des paroles et des actions divertissantes ;
« or qu’y a-t-il de plus particulier à la Comédie, dit un
habile
Apologiste du spectacle,
que d’amuser par des paroles et des actions ingénieuses qui délassent l’◀esprit▶ ; ce
plaisir est le plus louable lorsqu’il est accompagné de la part des acteurs et des
spectateurs de cette vertu qu’Aristote nomme Eutrapélie, vertu qui met
un juste tempérament dans les plaisirs. »
S. Bonaventure dit formellement :
« Les spectacles sont bons et permis s’ils sont accompagnés des précautions et
des circonstances nécessaires »
; nos spectacles sont dans ce cas, et je le
prouverai. Donc si quelque Barbare à qui l’on ferait la description de nos spectacles,
répondait : « les Français n’ont-ils donc ni femmes ni enfants ? » le Barbare aurait tort,
il serait bien stupide si l’on ne parvenait à lui faire approuver les motifs qui ont
établi le spectacle Français dans les Cours principales de l’Europe.
Ce spectacle est adopté en Allemagne comme en France, d’abord pour contribuer à
l’éducation de la jeunesse ; en second lieu pour occuper pendant deux ou trois heures du
jour des libertins qui pourraient employer mal le temps qu’ils donnent à cet amusement ;
en troisième lieu pour procurer un amusement honnête à des gens sages qui, fatigués de
l’application que leurs emplois exigent, ont besoin de ranimer les forces de leur ◀esprit▶
par un délassement utile à l’◀esprit▶ même. « Demander si les Spectacles sont bons ou
mauvais en eux-mêmes, c’est faire une question trop vague ; c’est examiner un rapport
avant que d’avoir fixé les termes. »e
Point
du tout : puisque par le mot
de « spectacle » on n’entend
ordinairement que ceux où des Auteurs ingénieux s’efforcent de punir le vice et de faire
aimer la vertu, des Tragédies et des Comédies et non pas tous les autres spectacles
frivoles qui ne font rien pour le cœur ni pour l’◀esprit▶ : on peut donc alors avancer la
question et conclure en faveur des spectacles. La Tragédie et la Comédie sont bonnes aux
hommes en général, et je ne suis de votre avis qu’en partie sur l’influence des religions,
des gouvernements, des lois, des coutumes, des préjugés et des climats sur les
spectacles.
Térence et Molière ont eu le même objet, ils ont offert des spectacles de même espèce à des peuples différents par les lois, les mœurs, le gouvernement et la Religion. L’Andrienne de Baronf n’a pas fait moins de plaisir à Paris que celle de Térence à Rome. Les scènes que Molière emprunta de Plaute étaient faites pour les hommes en général. Le Théâtre comme toutes les autres productions de l’◀esprit▶ humain, a eu des commencements faibles. Les tragédies de Sophocle et d’Euripide sont assurément bien différentes des chansons bachiques de Thespis.
Ménandre fut plus sage qu’Aristophane, Térence beaucoup plus décent et plus naturel que Plaute, Molière plus sage et plus décent que tous les quatre. Il donna dans Le Misanthrope un modèle de spectacle tel qu’il doit être pour être bon à tous les hommes en général.
Les gens de génie respectent ce modèle et l’imitent, et ce n’est qu’aux pièces les plus estimées des Français philosophes, que les étrangers rendent hommage. Ces pièces sont celles que nous appelons de caractère, où les hommes sont peints tels qu’ils sont partout. Celles où les Auteurs n’ont envisagé que de flatter le goût particulier de la Nation, n’ont pas à beaucoup près un succès aussi étendu, d’où l’on doit conclure que les bons spectacles sont ceux où l’on attaque les vices communs à tous les hommes, et que par conséquent c’est le genre auquel on doit se borner, puisqu’il est universellement utile indépendamment du gouvernement, des lois et de la Religion. L’énergie, la vérité, le sublime que ce genre de spectacle exige, sont les fruits du génie, moins encore que d’une certaine progression que la nature a imposé à tous les arts et dont ils doivent compter tous les degrés avant de parvenir à leur perfection : l’expérience le prouve. Qui eût pu conjecturer que de ce qu’une fille tracerait sur la muraille l’ombre de son amant, il en résulterait la Peinture pour être portée par les Raphaël, les Rubens, les Corrège et les Le Moine au degré auquel elle est parvenue depuis deux siècles. La Musique dans son origine ne connaissait que quatre tons. Les instruments étaient tout aussi pauvres par conséquent, ce commencement devait-il faire espérer qu’on aurait dans la suite des Lully, des Rameau, des Corelli, et des Mondonville ? Que de siècles n’a-t-il pas fallu à tous les arts pour devenir ce qu’ils sont ! La Poésie n’a pas été plus privilégiée que les autres arts, et si Aristophane a mieux fait que les Inventeurs inconnus de la Comédie, Ménandre a montré qu’on pouvait mieux faire qu’Aristophane en substituant une critique générale des vices à des satires odieuses et personnelles. Molière a montré qu’on pouvait être aussi amusant que Plaute, aussi spirituel que Térence sans choquer la bienséance, c’est ainsi que le Théâtre Français peut se glorifier d’être devenu un spectacle digne de tous les hommes, puisqu’il a acquis le degré de perfection qui le rend utile à tous, au lieu que les spectacles des autres nations ne sont bons que pour elles-mêmes et seront toujours bornés à ne plaire qu’à chacune en particulier, tant que les règles établies par Aristote et respectées des seuls Français n’auront pas acquis le crédit qu’elles méritent dans l’◀esprit des Dramatiques de toutes les nations, et que ceux-ci ne s’attacheront pas comme les Auteurs Français à se rendre utiles, encore plus qu’agréables.
C’est Corneille et Molière à qui l’on doit ce goût et ce goût est le père du Misanthrope et du Tartuffe. Si l’on veut juger de la bonté de ces pièces par le petit nombre de gens à qui elles plurent en France dans leur nouveauté on ne les représenterait pas aujourd’hui avec tant de succès en Allemagne : mais il faut que l’amour-propre cède enfin à la vérité et que l’on estime universellement un ouvrage qui a puni des vicieux en les démasquant et triomphé d’une vaine critique par la solidité de sa morale que toutes les nations peuvent s’appliquer. Voilà Monsieur les spectacles utiles qu’on doit autoriser : les Comédiens qui les exécutent, loin d’avoir des reproches à se faire, doivent se regarder comme les défenseurs de la vertu, aussi bien que les Auteurs dont ils sont les organes. Les attaquer, c’est travailler en faveur du vice. Il s’agissait de les corriger, s’ils méritent les reproches que vous leur faites : il fallait obvier aux abus de la scène sans la détruire. Assassiner un Païen c’est être un barbare, le convertir c’est être un Apôtre : Cortès fut un homme exécrable. Zoroastre fut adoré.
Ne craignez-vous pas Monsieur de ressembler au premier, et ne serait-il pas mieux de travailler à la conversion des Comédiens que de les immoler à la prévention que vous avez contre eux ? Le Théâtre a paru même à des saints, pouvoir devenir une excellente école de morale. Il faut travailler une mine longtemps avant qu’elle dédommage les entrepreneurs et qu’ils parviennent à la bonne veine : le Théâtre est comme cette mine ; le plomb s’est présenté le premier : les lois, la police, et le génie des Auteurs sont enfin parvenus à découvrir l’or qui se cachait sous des enveloppes crasses et des marcassites méprisables ; et c’est au moment de la découverte que vous vous déguisez combien la mine est riche et que vous voulez en faire abandonner l’exploitation : visitons-la cette mine avec le flambeau de la vérité, qu’il dissipe les ténèbres du préjugé que vous voulez épaissir. Je ne me suis pas imposé la loi de vous ménager beaucoup, vous m’en avez donné l’exemple, et si ma réplique vous paraît dure, prenez-vous-en à votre déclamation qui ne l’est assurément pas moins.
Primo, le Théâtre est à votre avis l’école des passions, secundo, les Dames Françaises ont les mœurs des Vivandières et sont cause du peu de cas que l’on fait à Paris de la vertu. En troisième lieu les Comédiens sont des gens sans mœurs, il n’est pas possible qu’ils en aient, leur état s’y oppose, et vous ne seriez pas surpris qu’ils fussent des fripons parce qu’ils en jouent souvent le rôle au Théâtre. En quatrième lieu, nouveau Jonas, vous prédisez la corruption des mœurs de Genève et sa ruine, comme le Prophète a prédit celle de Ninive.
Le feu, l’enthousiasme, l’éloquence dont vous avez embelli ces quatre paradoxes vous ont acquis des partisans que je veux détromper. Je n’ai pas assurément pour plaider la cause de la vérité les avantages dont vous abusez pour établir vos erreurs ; mais son éclat suppléera à l’insuffisance de ma plume. J’écarterai seulement les nuages dont vous offusquez la raison, il ne faut que la montrer pour qu’on la suive, un beau style n’ajoute rien à sa puissance.