Senault, Jean-François.(1661)Le monarque ou les devoirs du souverain« SIXIEME DISCOURS. Si le Prince peut apprendre les Arts Libéraux, comme la Peinture, la Musique, et l’Astrologie. »pp. 195-201
SIXIEME DISCOURS. Si le Prince peut apprendre les Arts Libéraux,
comme la Peinture, la Musique, et l’Astrologie.
Quoique ce Discours soit plus curieux que nécessaire, et qu’il importe peu de savoir si
le Monarque doit appliquer son esprit à ces Arts, qui pour leur noblesse sont appelés
Libéraux, et si pour se délasser des affaires il se peut exercer à la Peinture et à la
Musique ; J'ai cru néanmoins que je devais traiter ce sujet, parce qu’il a déjà été traité
par quelques autres ; Joint que voulant former un Prince, je suis obligé de lui marquer
aussi bien ses exercices que ses occupations, et d’examiner si la main qui porte le
Sceptre peut prendre quelquefois le Pinceau pour se divertir et s’égayer. Je ne veux point
condamner ces Arts que tant de personnes ont si
justement loués. Je sais en
quelle considération ils sont dans le monde, et quels bons effets ils peuvent produire
dans un Etat.
La Peinture est une Poésie muette qui immortalise les grands hommes, qui nous fait voir
leurs sentiments sur leurs visages, et qui nous représentant leur air et leur port, nous
représente quelque chose de leur esprit. Il me semble quand je vois le portrait ou la
médaille d’Alexandre que j’y remarque cette ambition qui était plus vaste que le monde,
que je vois dans ses yeux cet immodéré désir de gloire qui l’engageait tous les jours dans
de nouvelles guerres, et qui ne lui permettait pas de jouir de ses anciennes conquêtes. La
Peinture est une imitation de la Nature, Elle exprime ses plus beaux ouvrages avec autant
d’adresse que de bonheur ; et plus puissante que son modèle, qui est assujetti aux
saisons, Elle nous fait voir de la neige en Eté, des fleurs en Hiver, des fruits au
Printemps, et des bourgeons en Automne. Mais quelque avantage que puisse avoir la
Peinture, je ne conseillerai jamais à un Roi de s’y exercer, parce que sa main est
destinée pour quelque chose de plus grand, et que tout ce qu’il peut emprunter de cet Art
ingénieux, c’est le dessein et le crayon pour tracer le
Plan des Villes qu’il
veut assiéger, ou de celles qu’il veut défendre. Le reste est indigne de sa condition, et
quand il voudra se délasser ou se divertir, il trouvera des emplois plus sortables à sa
Grandeur que celui de la Peinture. Il y a je
ne sais quoi de trop vil et de trop bas dans cet Art, pour le permettre à un Roi, et après
qu’on a reproché à Néron qu’il savait peindre, je ne pense pas qu’il y eût personne qui le
voulût conseiller à un Monarque.
La Musique prétend être plus spirituelle que la Peinture, et elle présume par cette
raison qu’un Prince ne la doit pas mépriser : Car elle ne flatte pas seulement l’oreille,
qui est le plus délicat de tous les sens ; mais elle calme les passions aussi bien que
l’éloquence, et elle se vante que par la Lyre de David elle a charmé des Rois et chassé
des Démons. Les Grecs se servaient de la Musique dans le combat, et ils jugeaient que ses
accords plus puissants que les fanfares des Trompettes inspiraient à leurs Soldats un
généreux mépris de la mort. Enfin, s’il est permis de mêler les choses Saintes aux
Profanes, Tertullien a cru
que Dieu avait fait le Monde à la musique des eaux, et que ce doux murmure qu’elles
rendent quand elles trouvent quelque petite résistance à leurs cours, avait été
le divertissement de ce divin Ouvrier pendant qu’il bâtissait l’Univers. Si les
Disciples de Pythagore peuvent avoir quelque rang parmi nos Théologiens, Ils croyaient
avec leur Maître que les Sphères des Cieux par leurs mouvements réglés causaient une
admirable harmonie qui faisait le divertissement des Intelligences qui les meuvent.
Mais toutes les louanges qu’on a données à cet art divin, ne m’obligeront jamais d’en
conseiller l’usage à un Roi. C’est bien assez qu’il l’écoute sans qu’il l’exerce, et qu’il
en juge sans qu’il s’expose comme Néron au jugement que le peuple faisait de sa voix. Ce
Prince ne fit jamais rien qui le déshonora davantage que d’avoir voulu chanter sur le
Théâtre, les Sénateurs et les Soldats en conçurent du mépris, et les uns et les autres
crurent que l’Empire ne pouvait être plus malheureux que de se voir sous la conduite d’un
Musicien. Le Souverain doit avoir plus de soin d’accorder▶ ses intérêts avec son devoir, et
ses passions avec sa raison, que sa voix avec son Luth. Il est né pour des emplois plus
relevés ; et s’il aime l’harmonie il la doit chercher dans les accommodements qu’il fera
entre ses Sujets ou entre ses Alliés.
Les Partisans de la Musique ne
manqueront pas de me dire que le Roi
David l’a aimée ; que sa main qui
étouffait les Lions et qui domptait les Géants, touchait agréablement une Harpe, et qu’il
n’a guère moins fait de miracles avec sa voix qu’avec son épée. Mais ce Prince, comme a
fort bien remarqué S. Augustin, ne chantait pas pour se divertir, mais pour louer Dieu, et
il consacrait sa voix en la faisant servir à la piété. Si bien qu’il y avait de la
Politique dans son harmonie, et pendant qu’il ◀accordait son Luth avec sa voix, il songeait
à réunir les esprits de ses Sujets, et à mettre une parfaite tranquillité dans son Etat.
Le Prince imitera donc David ; s’il chante ce sera pour louer Dieu, et dans la Musique où
les autres se divertissent, il s’instruira de son devoir, et pensera qu’il n’est assis sur
le Trône que pour entretenir cette agréable harmonie qui fait la paix et le bonheur des
Royaumes. Mais il se souviendra de la réponse de Thémistocle, et s’en servira dans
l’occasion. Ce sage Grec se trouvant en quelque ville où la Musique était en estime, et où
les Princes faisaient gloire de la savoir, il fut prié de chanter : Il s’en excusa en
avouant son ignorance, et dit avec une fierté digne d’un grand Capitaine, qu’il ne savait
pas chanter, mais qu’il savait bien faire la guerre et prendre des Villes.
Pour l’Astrologie, si nous écoutons ses raisons, Elle ne s’élèvera pas seulement
au-dessus de la Peinture et de la Musique : mais Elle essaiera de nous persuader qu’elle
est plus utile aux Princes que la Politique même : Car elle se vante qu’elle lit dans les
Astres les secrets de l’avenir, qu’Elle présage les maux qui menacent les Etats, qu’elle
enseigne les moyens de les détourner, et qu’un Astrologue est plus utile à un Roi que tous
ses Soldats et tous ses Ministres. Car ceux-ci ne peuvent juger de l’avenir que par le
passé, ils ne tirent leur lumière que de l’Histoire, et ils sont contraints d’avouer, que
toutes les maximes sur lesquelles ils fondent leur raisonnement, sont incertaines et
douteuses. Mais les Astrologues prétendent qu’ils ne se peuvent tromper, parce que leurs
principes sont infaillibles, qu’ils s’élèvent au-dessus du temps, qu’ils entrent dans
l’Eternité, et qu’ils consultent le Ciel pour apprendre de ses constellations ce qui doit
arriver sur la Terre.
Mais de quelques raisons que se serve l’Astrologie pour nous persuader son utilité, je
n’ai point vu de Prince pieux qui l’ait estimée. On sait bien qu’elle est plus curieuse
que solide ; que quand elle demeure dans les termes de la Nature et qu’elle ne consulte
que les Astres,
elle est ignorante ; que quand elle passe ces bornes, et
qu’elle consulte les Démons, elle devient criminelle : De sorte qu’en quelque état qu’on
la regarde, elle doit être toujours suspecte au Souverain, et il faut qu’il demeure bien
persuadé, qu’il n’y a point d’argent plus mal employé que celui qu’on donne pour la
récompense d’un Art qui ne vend que des conjectures ou des mensonges. Il demeurera donc
dans les termes de la prudence ordinaire, et comme il sait bien que les hommes ne
connaissent pas l’avenir, il se contentera de connaître le présent, abandonnant le surplus
à la Providence de Celui qui a réglé les événements des choses, et les aventures des
hommes dans l’Eternité.