(1744) Dissertation épistolaire sur la Comedie « Dissertation Epistolaire sur la Comedie. — Reponse à la Lettre précedente. » pp. 19-42
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(1744) Dissertation épistolaire sur la Comedie « Dissertation Epistolaire sur la Comedie. — Reponse à la Lettre précedente. » pp. 19-42

Reponse à la Lettre précedente.

MADAME,
J’Avois bien prévû, lorsque je voulois interdire l’usage de la Comedie, qu’on se seroit mis en defensé. Les Dames, auxquelles vous avez montré ma Lettre, craignent d’être privées de ce qui les flâte ; elles voudroient bien vénir à bout de me persuader, que ce, qu’elles desirent, est honnête & innocent. Je le voudrois aussi pour ces Dames : car elles auront bien de la peine de surmonter le respét humain pour satisfaire à leur conscience. Je vous avouë pour cette raison, que j’ai cherché moi-même des temperamens pour sauver ce qu’on doit à Jesus-Christ, sans exposer ces Dames à la raillerie des insensés, & sans troubler les delices des autres. Mais enfin il m’a été impossible d’accorder la Comedie avec la morale de Jesus-Christ. Il est vrai, l’Ecriture sainte ne la defend pas expressément ; & ce fût ce prétexte, dont on se servoit du tems de saint Cyprien, pour authoriser le divertissement du theatre : mais ce ne fût qu’un faux prétexte : car l’Ecriture, répond ce grand Saint, a plus dit en se taisant, que si elle s’étoit expliquée par des defenses expresses : « Elle a eu honte de faire un précepte pour des choses, qui étoient si visiblement indignes du Chrêtien, qu’elle instruisoit. » Mais non : la sainte Ecriture ne s’en tait point absolument : elle nous dit, que tout Chrêtien a la qualité sainte & venerable de Membre de Jesus-Christ, qu’il doit exprimer dans la conduite de sa vie, la vie de ce Chef humilié ; & comment accorder cette qualité, & ces devoirs avec les vanités, & les dissolutions, qui se rencontrent dans la Comedie ? On en doûte dans le monde ; puisque chez la plûpart ce divertissement passe pour legitime. En ce doûte j’ai suivi le conseil du saint Esprit, j’ai « interrogé ceux que Dieu nous a donnés pour Maîtres » ce sont les Peres de l’Eglise : j’ai rapporté leurs termes, je les ai pésés : ils nous disent d’un consentement digne des organes de la verité éternelle, que la Comedie est un divertissement indigne du Chrêtien. Qu’on ne me dise plus, que l’application de la Comedie du tems de ces Peres à celle qui se représente aujourd’hui, ne soit pas juste : car en outre que j’en ai montré la justesse, les personnes, qui ont eu le malheur de frequenter la Comedie moderne, l’appellent aussi bien « une école de libertinage & de vanité », que ces Saints l’appellerent de leur tems. Saint Charles Borromée, qui vivoit à la fin du seiziéme siécle, eût le même sentiment de celle qu’on représenta alors ; & nous dit : « Qu’entre les entretiens publics de corruption étoient les spectacles de la Comedie, & que tout ceci étoit contraire à la morale chrétienne. » Personne ne nous prouvera, que le Theatre du dixseptiéme, ou du dixhuitiéme siécle soit plus chaste que dans le siécle de ce Saint : je suis donc en droit de pouvoir suivre le commandement du même Saint, qui veut, que ceux qui ont quelque charge des ames, en inspirent de l’horreur à celles que Dieu leur a confiées ; qu’ils leur montrent, que ces spectacles sont les malheureuses sources des calamités publiques, qui accablent le peuple chrétien ; & qu’ils alleguent à cet effét l’autorité des Saints Chrysostome, & Cyprien, & du grand Salvien. Quoique les fauteurs de la Comedie prétendent, que l’Ange de l’Ecole permet de donner quelque chose aux Comediens, ils ne me montreront jamais, qu’il parle des Comedies qu’on représente aujourd’hui sur le theatre public & mercenaire. Non, Madame, il ne les approuve pas : il nous dit en termes formels, que « Toute représentation est par sa nature criminelle & peché, où les représentans se servent des paroles, ou font des gestes contraires à la pureté, ou des choses, qui puissent nuire au prochain. » Ce seroit ne pas connoître le genie du theatre moderne, que de soûrenir qu’on n’y dit jamais de ces paroles équivoques, qui fassent rougir la pudeur : & qu’on n’y voit jamais des gestes que l’honnéreté chrétienne ne souffre pas, & que cependant l’Ange de l’Ecole veut qu’on bannisse de tout divertissement. On peut le soûtenir de bouche, & par là imposer aux Confesseurs ; mais ils ne tromperont pas celui, qui decouvrira un jour les sentimens les plus cachés.
Mais il y en a, qui vont à la Comedie sans aucune impression, & sans y être touchés. Madame, cette excuse, que l’amour dereglé pour le divertissement suggere, est une erreur, une illusion. Erreur : car « On ne peut pas aimer le peril, & n’y pas périr. » C’est une illusion : car c’est se trop flâter, que de s’imaginer, qu’étant dans un lieu glissant sur le bord d’un precipice on se soûtiendra, lorsque tout ce qui nous environne, nous pousse. Hé par quelles forces se soûtiendra la personne d’un caractere tel que vous m’étalez ? par ses propres forces ? c’est orgueil, c’est présumption, qui causera infalliblement sa chute. Par la vertu d’enhaut ? & comment Dieu, qui est avec ses dons en tel lieu, où se trouvent des personnes assemblées au nom de Jesus, « tendera ses bras tout puissans pour la soûtenir au milieu d’un cercle, où il y a tant de voluptueux qui l’offensent » ? C’est la demande de l’eloquent Salvien, qui y ajoute : « Si Dieu daigne vous regarder quand vous vous trouvez à la Comedie, il doit par une suite necessaire se plaire aux choses qui s’y passent : mais puisqu’il en detourne les yeux, il les detournera aussi de vous. » Mais je veux qu’une personne soit de bronse ; & qu’au milieu du feu elle n’en sente aucune affection, aucun mouvement qui l’amollisse : cependant c’est cette prétenduë insensibilité qui est la plus vaine illusion, & en quoi consiste son mal : car la vanité, cette dangereuse passion, qui s’attache aux plaisirs du monde, fera du progrés, qu’elle n’appercevera pas d’abord, mais qui ne deviendra ensuite que trop sensible par l’insensibilité, qu’elle aura bientôt à tous les mouvemens d’une devotion chrétienne. Nôtre cœur, tel qu’il soit, a une dureté naturelle, un fond de corruption, une opposition à la pieté : de là vient cette grande peine, qu’il a à goûter les choses divines. Quelle esperance pourra avoir cette personne, que le raison de la celeste lumiere éclairera son esprit dans l’oraison, & que la dureté de son cœur sera amollie par l’operation du Saint Esprit, tandis qu’elle ne remporte de la Comedie qu’une tête pleine de douces & charmantes idées, remplie de toutes les passions folles & imaginaires, que la declamation d’un Comedien folâtre lui a pû représenter ? Qu’on dise donc tant qu’on veut, que la Comedie n’est pas toûjours un écueil, contre lequel l’innocence chrétienne se brise : on m’accordera du moins, qu’elle desseche le cœur, & le rend incapable des tous les mouvemens que la grace y pourroit insinuer. Ainsi donc, Madame, il faut, ou que cette personne se voie comme rejettée du Seigneur par un degoût continuel pour la devotion, qui est la nourriture de l’ame ; ou qu’elle renonce au theatre. Mais non : cette personne est le phénix de ce siécle, le goût pour la Comedie ne l’éloigne pas de la devotion. Saint Jerome au milieu de la Terre Sainte, où tout inspira de la pieté, sentit toute la peine du monde pour se recueillir ; & il avoue lui même, que l’importune imagination emporta souvent son esprit au milieu des divertissemens de Rome : & cette personne, plus heureuse que saint Jerome, ne souffre rien, quoi qu’elle se trouve présente à ce dangereux divertissement : quand elle veut prier le soir, elle sçait faire revénir, & se fixer l’imagination pour l’attacher à Dieu, laquelle n’étoit occupée, il y a peu d’heures, que de tout ce qui flattoit les sens. Je vous avouë ingenument, Madame, que je n’ai pas eu jusqu’ici le bonheur de rencontrer un caractére si heureux, & une ame aussi extraordinairement favorisée du ciel. Je ne cesserai pas d’admirer la misericorde divine, si jamais elle me fait voir en cette mer de dangers un cœur, qui a la fermeté des citoiens de la Jerusalem celeste : mais si cette personne me demande, s’il lui est permis d’assister à la Comedie, je suspecterai sa devotion ; & si par un miracle je la trouve solide, je lui dirai nettement, qu’elle ne peut pas aller à la Comedie, sans s’en faire encore un point de conscience. Non, Madame ; & pour vous en convaincre, je dis, que les personnes les plus reguliéres, qui font dans une reputation de probité la mieux établie, ou qui à raison du frequent usage qu’elles font de la sainte Communion, ou du rang qu’elles tiennent, sont obligées de donner exemple aux autres, péchent, lors qu’elles authorisent le divertissement de la Comedie par leur présence, & qu’elles y portent les autres, qui se reglent sur leur conduite : car c’est proprement donner du scandale, dont on ne peut pas être cause dans une chose même indifferente, & assez innocente d’elle-même, sans commettre un peché : parce que c’est contribuer au peché & à la perte des autres, dont nous sommes redevables devant Dieu. J’infere cela du précepte & de l’exemple de saint Paul. On agita de son tems la question, si on pouvoit manger la viande que les Idolatres avoient offertes & immolées aux fausses divinités. Quelques-uns étoient dans la pensée, que les viandes contractoient quelque soüillure par cette oblation, & que par conséquent ceux, qui les mangeoient, se seroient par là foüillés du crime d’Idolatrie. Voici la decision de ce grand Apôtre : Quant aux viandes qui ont été immolées aux Idoles, nous n’ignorons pas que nous avons… sur ce sujét asséz de science , nous sçavons asséz, qu’elles ne contractent par cette immolation aucune foüillure, qui les rende immondes, & qui en interdise l’usage : mais la science enfle, & la charité édifie  : ainsi il ne faut pas écouter seulement nôtre science, & faire tout ce, qu’elle nous assure être permis ; mais il faut encore consulter la charité, & voir ce qu’elle demande de nous… Quant à ce qui est donc de manger des viandes immolées aux Idoles , cela n’est pas mauvais en soi : … ne vous faites donc pas une peine de ne pouvoir user de la liberté que vous avez de manger de tout : Mais prennez garde, que cette liberté, que vous avez, ne soit aux foibles une occasion de chute , comme elle le pourroit être, si vous vous en serviez en leur présence ; car si l’un d’eux en voit un de ceux qui sont plus sçavans & mieux instruits de la liberté que lui donne l’Evangile, assis à table dans un lieu consacréaux Idoles, ne sera-t-il pas porté lui, qui est encore foible, à manger aussi de ces viandes sacrifiées , & ainsi vous perdrez par vôtre science , & par l’usage que vous en faites, vôtre Frere, qui est encore foible, pour qui Jesus-Christ est mort. Or péchant de la sorte contre vos Freres, & blessant leur conscience qui est foible, vous pechez contre Jesus-Christ même, qui les a rachetés par son Sang, & à qui ils appartiennent.

Cette decision de saint Paul peut servir de resolution au doute, que Madame *** proposa : car je veux pour un moment, que la Comedie dont je parle, soit comtée entre les choses indifferentes, ou qu’elle passe pour telle à l’égard des personnes, qui ne courent aucun danger d’y commettre le peché : je veux même, pour pousser le parallele plus loin, que la Comedie soit pour des ames, qui ont une vertu à l’épreuve, ce que les viandes immolées aux Idoles étoient pour ceux qui étoient instruits de la liberté des enfans de l’Eglise : mais on m’avouera, comme les Corinthiens, quand ils donnerent occasion aux autres, qui n’étoient pas si bien instruits, devinrent coupables du scandale qu’ils leur donnoient ; que ceux-ci, quand par leur exemple ils authorisent les autres, qui n’ont pas la même force, ni une vertu qui se peut exposer au danger de commettre le peché, sont aussi responsables de tout le mal, que les foibles y feront. Or ce sont les personnes en question, qui doivent prudemment juger, que leur présence authorisera ce divertissement, dont on a au moins tout sujét de se defier. Ce sont ces personnes qui levent tout scrupule à ceux, qui ne doivent pas avoir les mêmes menagemens. Telles sont enfin vos Dames considerables par l’opinion qu’on a conçûë de leur probité. Si elles prennent les divertissemens de la Comedie, elles contribuent à y porter les autres, & à les faire passer pour des choses absolument permises & indifferentes. C’est un scandale ; & plus ces Dames sont reglées dans toutes leurs autres actions, plus la plaie, qu’elles font, est profonde, parce qu’elles donnent plus de hardiesse de les imiter en celle-ci. Une jeune Demoiselle n’a pas encore éteint toutes les étincelles de la devotion, elle se flâte même qu’elle n’est pas enivrée des plaisirs du monde : cependant elle a une terrible demangeaison pour la Comedie : mais le remors salutaire de la conscience contre-balance ce desir : que dit-elle pour en étouffer les justes cris Madame *** est d’une probité reconnuë, & elle y va bien : je ne prétens pas à une vie plus reglée : on la voit si souvent qu’elle s’approche de la Sainte Table : elle est d’une devotion exemplaire : il n’est pas croiable, que son Confesseur lui permettroit la Comedie, s’il jugeoit, qu’elle y pechoit en s’y trouvant : ainsi donc, resoud cette jeune Theologienne, je m’y trouverai aussi, & je ferai comme je vois faire aux autres, dont l’âge & la vertu me peuvent être une juste regle. Vous conclûrez donc, Madame, que ces Dames, qui vous édifient si souvent, & qui sont assidües aux devoirs de la Religion, qu’on les voie si souvent à la Table du celeste Epoux, si elles ne feront point de mal à la Comedie par elles-mêmes ; elles contribueront au mal, que les autres y commettront. Qu’une Dame, dont la malheureuse tâche est de se faire aimer jusqu’à la passion, qui n’est pas honteuse de permettre cent legéres libertés ; qu’une Dame, dont les yeux, les paroles, les habits, l’air vain & coquet cinquante fois par jour étudié au miroir montrent, qu’elle n’a aucun soin de son salut, aille à la Comedie : elle ne sera coupable que de ses propres pechés : mais celles, que vous me peignez en vôtre lettre, ont assez de reputation de vertu, pour servir par leur exemple de prétexte aux autres, qui s’exposent évidemment au peché : & par consequent on ne peut plus doûter qu’elles ne pechent, quand elles vont à la Comedie ; & que les Anges Gardiens des personnes, auxquelles elles auront été une occasion de chute, n’en demandent un jour vengeance à la Justice Divine. Mais c’est en vain, que vôtre Demoiselle de condition s’excuse sur leurs exemples : celles, qui donnent du scandale, seront punies ; & les personnes qui en prennent, n’échaperont pas à la glaive d’un Dieu vengeur des ames innocentes. Que cette Demoiselle imite les autres en leur devotion ; mais qu’elle ne les suive point dans leurs égaremens. Aussi-je dois vous avouer, que cette Fille de condition, qui survint, quand vous étiez chez nôtre cher Ami, me fait pitié. Oserois-je le dire, Madame, à vous, qui l’aimez tant pour sa douceur & pour sa politesse ? Je crains tout pour elle : &, si elle n’a pas les marques d’une reprobation éternelle, du moins elle ne porte pas celles, qui nous font juger, qu’elle est dans la voie de son salut.

Vous vous étonnez, Madame, de mon jugement : mais en puis-je juger autrement ? La Vérité éternelle ne nous dit-elle pas : « Le chemin qui conduit à la vie est étroit ; & la voie, qui conduit à la perdition, est large, & celle, que presque tout le monde suit : le royaume des cieux (dit Jesus-Christ ailleurs) se prend par force, & ceux, qui employent la force, le ravissent » : & violenti rapiunt illud , c’est à dire, qu’il faut se faire violence, contrarier sans cesse ses inclinations, mortifier les sens, son amour propre, dompter ses passions, porter chaque jour sa croix ; de forte, que la vie chrétienne, & qui méne au salut, doit être une vie mortifiée, contrarier aux inclinations & aux sens : cependant cette Demoiselle trop commode ne veut rien moins que se faire violence. Je sçai, qu’elle ne m’avouera pas cela : mais qu’elle fasse un peu de reflexion sur son portrait, que je vai tracer ici, & le parallele que je ferai de sa vie, & des maximes de l’Evangile. Je suppose, qu’elle ne méne pas une vie libertine ; la raison lui donne trop de lumiere, pour qu’une telle vie ne lui fasse horreur. Je m’apperçois en elle par vôtre lettre sous un certain dehors une prétenduë regularité. Je veux la supposer telle, qu’elle se pique d’être : point d’attachemens, point d’intrigues : elle a des amitiés innocentes, liaisons honnêtes : j’en conviens : mais pour cela elle n’est pas dans le chemin du salut : elle s’en peut flâter tant qu’elle voudra ; je suis persuadé du contraire, & je vais le lui montrer. Il est de la foi, qu’une vie purement naturelle ne nous conduira jamais au salut : une fin surnaturelle ne s’acquiert, que par des moiens, qui visent plus haut que la nature. Or la vie de cette Demoiselle n’est-elle pas toute naturelle, & rien davantage ? Elle est par consequent une vie inutile au salut. Ce ne sont pas les seules de votes, dont elle se raille, qui doivent faire des actions surnaturelles pour être dans la voie du salut : on ne se sauvera nulle part, & en nul état, si on n’y pratique des œuvres meritoires. Or les actions, pour être surnaturelles, c’est à dire, saintes & chrétiennes, doivent être faites par le mouvement de la grace de Jesus-Christ, & sur les maximes de l’Evangile : en sorte que les actions d’une vie prédestinée doivent avoir la grace de Jesus-Christ : pour principe, & la doctrine de l’Evangile pour regle. Que cette Demoiselle donc, avec tant d’autres qui lui ressemblent, rentre en elle-même, qu’elle y sonde si la grace de Jesus Christ est le principe de sa vie ordinaire, & si sa vie ordinaire répond aux maximes de Jesus Christ. Qu’elle me dise, mais qu’elle fasse reflexion à ce qu’elle dira, si c’est par la grace de Jesus-Christ, & pour se conformer à sa vie, qu’elle est de toutes les compagnies, & de tous les divertissemens du monde. La grace de Jesus-Christ produit dans les prédestinés une aversion pour toute vanité, & pour les spectacles de la Comedie : Saint Luc au livre des Actes des Apôtres parle des premiers Chrétiens comme des gens livrés & devoués à la grace ; & ces gens ne paroissoient jamais aux spectacles de la Comedie : ou s’il y en paroissoit quelqu’un, on le regardoit délors comme un Apostat & un Infidéle. La grace de Jesus-Christ porte les ames, sur lesquelles elle agit, à s’addresser souvent à Dieu leur Createur par l’Oraison. Il est dit des Chrétiens, dont je viens de parler, qu’ils perseveroient dans les priéres . Jesus Christ exhorta ses Apôtres, qu’ils eussent à prier, pour ne pas tomber dans la tentation.
Quiconque agit par l’influence de la grace de Jesus-Christ, pratique sans cesse au moins par une intention virtuelle & implicite ce que l’Apôtre dit aux Fideles : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, & quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » Voila donc entre autres choses où porte la grace ; voila les maximes de vivre qu’elle inspire à toute ame, qui en veut suivre les mouvemens. Est-ce ainsi que Mademoiselle vit ? sçait-elle ce que c’est qu’oraison ? A-t-elle soin de prier Dieu le matin & le soir ? Dieu par sa grace se trouve auprés d’elle les matins pour entendre de sa bouche quelque sacrifice, & être le depositaire des premiers soins de chaque jour : tourne-t-elle aussi le cœur vers lui pour l’offrir au Créateur ? Helas ! quelles sont ordinairement ses premieres pensées, & son premier soin ? De quelle maniere elle se fera coeffer ; quel habit & quelle garniture elle prendra ; à quoi elle passera la journée ; s’il y a lieu d’esperer de la bonne compagnie. S’il arrive par hazard, qu’elle n’oublie point d’offrir le matin à Dieu les actions qu’elle fèra ; ne se prend-elle pas de la maniere qui suit, du moins par une intention implicite qui se manifeste par les œuvres de la journée ? Mon Dieu, pour l’amour de vous & pour vôtre gloire je donnerai aujourd’hui tous au monde, & je ne penserai point à vous, si ce n’est que j’irai à la Messe. Et à quelle Messe ? A la plus courte, de peur de m’y ennuier ; & à la plus belle, c’est à dire, où il se trouve plus de compagnie, pour y voir & être vûe. Pour l’amour de vous, Seigneur, je m’habillerai à la mode, d’une maniere molle, qui fait baisser les yeux à des ames innocentes ; & d’une maniere superbe, pour m’attirer les yeux. Je mangerai à table tout ce que je desire ; & pour ne pas vous déplaire, je ne m’y mortifierai en aucune chose. Je passerai l’aprésdinée dans l’oisivité, à recevoir visite, ou en donner : Là, je n’y parlerai que du prochain, & j’y critiquerai telles, & telles personnes, pour qui je sens de l’aversion. J’irai sur le soir à la Comedie, pour y apprendre à vous plaire, ô mon Seigneur. Oui, mon Seigneur, je dois vous obéir, & c’est pour vous obéir que je veux aller aujourd’hui à la Comedie : ce sera vôtre Esprit qui m’y conduira : ce sera vous qui serez le principe de cette action, c’est par vôtre Croix que vous me l’avez meritée. Je vous prie, mon Dieu, que tout cela soit pour vôtre gloire : je vous l’offre avec les merites de la vie, & de la mort de Jesus-Christ… Que vous semble-t-il, Madame, de la belle offrande, que cette pieuse Demoiselle fait au Seigneur ? Ai-je tort de dire, que j’ai tout à craindre pour son salut ? Non, Madame, elle n’est pas dans le chemin du salut ; & elle ne vit que pour son malheur. Une vie comme celle là, c’est à dire, une vie qui se passe dans les plaisirs du monde, n’est point une vie, c’est une mort spirituelle, c’est l’ombre de la mort éternelle ; & l’ombre n’est pas plus proche du corps qu’elle suit, que cette sorte de vie est proche de l’enfer. Une Fille qui vit dans les delices, est déjà morte : elle est vivante en apparence, & morte en effet : vivante aux yeux des hommes, morte devant Dieu : elle a la vie des sens, mais elle n’a point la vie de la grace, elle n’aura jamais la vie de la gloire. J’espere que cette Demoiselle ne prendra pas ce raisonnement comme la prédiction d’un malheur, où je souhaite qu’elle tombe ; mais comme un avertissement de ce qu’elle a à apprehender, & comme le meilleur office que lui puisse rendre un admoniteur prévoiant & zelé, qui s’interesse à son salut, & qui apprehende tout pour elle, & qui ne commencera à esperer, que quand elle commencera elle-même à se défier de sa vie, & à croire que la Comedie est contraire aux maximes de l’Evangile. Le Seigneur nous dit : « Malheur à vous, qui passez vos jours dans la joie & dans les divertissemens. » C’est Jesus Christ lui même qui parle : doit-il être crû ? Si la Verité éternelle dit vrai, qu’est ce qui assure les personnes sur qui tombent ces arréts foudroians ? Si la Demoiselle craint cette effraiante verité, comment peut elle être tranquille ?

Mais elle n’a point du goût pour la vie retirée. A Dieu ne plaise, que je lui veuille inspirer un état plutôt que l’autre : il n’appartient qu’à Dieu de lui marquer la route où elle doit entrer : & ce doit être l’effét de la vocation du ciel, & non point du conseil des hommes. On trouve des élus en toutes sortes d’états : mais on n’en trouve jamais, s’ils ne s’opposent aux maximes du monde, & s’ils n’agissent pas par le mouvement de la grace. Qu’elle ait donc pris son parti : je n’examine point si ce choix a été uniquement fait pour Dieu, & si c’est pour y mieux faire son salut, qu’elle s’est determinée de s’établir dans le monde. Mais en renonçant au devotisme, elle n’a pas renoncé à la Religion ; & voulant être chrétienne, elle ne doit pas rougir de porter les marques du Christianisme qu’elle professe. Or les saints Peres m’apprennent, que d’abandonner les spectacles de la Comedie c’étoit une marque de Religion, & une marque bien autentique dans l’estime commune des premiers chrétiens, qui jugeoient selon la morale de Jesus-Christ. On ne croioit pas pouvoir garder le serment & la promesse de son Batéme, tandis qu’on ne se detachoit pas de ces frivoles & dangereux passetems du siécle. « C’est vous joüer, mon frere, écrivoit saint Cyprien, d’avoir dit anatheme au demon, comme vous avez fait recevant sur les Fonts la grace de Jesus-Christ, & de rechercher maintenant les fausses joies, qu’il vous présente dans ce spectacle de vanité. » Elle a raison la Demoiselle, que du moins les Devotes s’en doivent absténir : & ce seroit à juste titre qu’elle se scandaliseroit, si quelqu’une de ces Demoiselles, qui se sont volontairement engagées à passer leur vie en priéres & en œuvres de charité, venoit se montrer dant la Comedie ; si elle veut prendre, diroit elle fort bien, part à nos plaisirs & à nos passetems, qu’elle renonce à sa vie retirée & à la profession : voila, Madame, quels seroient les justes sentimens de cette fille sur la conduite des Devotes : mais pourquoi ne s’applique-t-elle pas des regles si justes & si raisonnables ? Hé quoi ? N’est-elle pas enfant : de Jesus Christ par le Batême ? N’est-elle pas fille de l’Eglise, qui pleure & gemit sur les Comediens & les Comediennes ? La devote fait quelque chose indigne de sa profession, si elle assiste à la Comedie ; & une fille de Jesus-Christ se persuade, qu’il n’y a rien de messéant à un si grand nom de se trouver au Theatre ?

Mais, Madame, sa vertueuse parente l’y méne. Hé bien, si Madame sa parente lui vouloit persuader, qu’elle montât le Theatre, & y fît la Comedienne, suivroit-elle ce conseil ? Non : pourquoi ? Parce qu’elle conçoit bien, que la profession de Comedienne est indigne de sa naissance. Hé bien une fille de condition se rendroit infame en voulant faire la Comedienne, & une fille de Jesus-Christ se conservera l’honneur de son adoption en se divertissant en paienne ? Ainsi elle n’y peut pas suivre sa patente, & si cette Dame est veritablement vertueuse, je suis bien assuré qu’elle ne menera pas sa cousine, où l’innocence peut être blessée.

Mais elle n’y va que par le commandement de Monsieur son Pere. Je crains beaucoup qu’elle n’ait extorqué ce commandement pour calmer sa conscience. Quoi qu’il en soit, un pere, qui commande cela à sa fille, ne doit, ni ne peut pas vouloir qu’elle lui obéisse. C’est un Pere cruel, qui méne sa fille comme Darius fit aller autrefois son cher Daniel à la fosse des Lions : quel est son desespoir de porter lui-même sa fille au bucher pour qu’elle soit la victime de ses passions naissantes ? Mais afin que ce Pere n’attire pas sur lui & sur sa Fille les malheurs, que Dieu répand ordinairement sur les Peres, qui par leurs exemples, & par le mauvais usage de leur empire perdent les doux fruits d’un saint Sacrament ; je supplie ce Pere qu’il se souvienne, que la providence Divine ne lui a pas donné cette Fille pour lui, mais pour elle-même ; que, si cette fille est le gage de l’amitié de Madame son Epouse, elle est aussi le fruit du Sang de Jesus-Christ ; que, si elle est noble par sa naissance, elle est Chrêtienne par son Batême ; que cette seconde qualité lui est plus avantageuse, plus necessaire, & plus glorieuse que la prémiere, & qu’ainsi il n’est pas seulement obligé de l’élever en Fille de condition, mais qu’il est encore plus obligé de l’élever en Chrêtienne, & qu’il doit plus travailler à lui inspirer l’esprit de l’Evangile, que l’air, & les manieres du monde.

Si un Pere ne remplit pas les dévoirs d’un Pere Chrêtien, lorsqu’il n’éloigne pas d’auprès de ses enfans les livres dangereux ; à combien plus forte raison lui est-il defendu de donner des préceptes à sa Fille, qu’elle s’expose à faire les prémiers naufrages de son innocence ? Le Pere l’envoie, où l’on ne respire que l’air de l’amour, & où l’on en enseigne si delicatement toutes les leçons ; qu’en arrivera-t-il ?

Après avoir vû cette passion si bien depeinte sur le Theatre avec toutes les couleurs de la parole, d’une expression douce, & de la declamation ; cette Fille commence à sortir de la sainte ignorance où elle éroit, & ce que la nature ne lui avoit pas encore appris, des Comediens & des Comediennes le lui apprennent comme les nouveaux maîtres de son prémier malheur, Ce métier apris à une si mechante école est secondé par les inclinations naturelles, & il ne laisse que les idées d’une douce passion ; ces idées lui reviennent souvent, & elles attaquent son innocence : il faut un miracle de la droite du Seigneur pour qu’il ne lui arrivent de grandes chûtes, qui, quoiqu’elles ne se commettent qu’interieurement, déviennent presque incurables, & entrainent la plûpart, qui les font, à la damnation éternelle.

Je frémis, Madame, quand j’y pense : d’autant plus, qu’il n’y a pas de doute, que la Comedie ne soit une occasion prochaine à ces fortes de pechés. Car que pourroit-on qualifier du nom d’occasion prochaine, quand on doute, si on doit ténir pour telle « Un concours de diverses choses, qui toutes favorisent la concupiscence, & qui non pas necessairement, mais presque infailliblement font, que plusieurs tombent dans le dereglement. » La passion la plus facile à allumer en est ordinairement la matiere : l’expression en est la plus douce, la plus animée, & la plus transportée : l’ajustement des Acteurs & des Actrices, n’a rien, qui ne respire, je ne sçai quoi d’impur, par tout ce qui est mol & effeminé. Tout concourt à fournir un fond inépuisable des reflexions toutes également criminelles, objéts corrupteurs ; recits pleins de tendresse, Poësies lascives, maximes d’amours ingenieusement exprimées, airs languissans, spectateurs repetant les plus malignes paroles, les appliquants ; Concerts harmonieux, voix penetrantes, danses passionées, actions animées, diaboliques enchantemens, & le Chef d’œuvre de l’enfer. Tout cela ne sont-ce pas toutes de fortes attaques à des ames qui ne peuvent s’y soûténir, puisqu’elles y sont sans crainte, sans défiance, sans préservatifs ? Faute de crainte, on n’a point d’idée du malheur qui peut arriver à l’ame, & par consequent point de mouvement d’aversion pour le mal : faute de défiance, loin de se ténir sur ses gardes, & de se mettre en disposition de repousser l’ennemi du salut, on y apporte une imagination vive, un esprit dissipé, un cœur volage, des sens ouverts & subtils, dispositions fatales & propres à donner de l’entrée au peché. Si après cela on sent la tentation, on est hors d’état de se défendre : ce n’est que foiblesse, que misere, que lacheté, qu’épaisses tenébres, qu’irresolutions. L’on n’est point fortifié par ces secours extraordinaires, par ces graces singulieres, que l’on obtient du Ciel, quand on s’en rend digne. Que conclûre de tout cela, si non que la chute y est presque infaillible ; & que ce seroit, ou ne pas sçavoir la force de ces objéts, ou ignorer la foiblesse de nôtre nature, ou se faire une vertu chimerique, ou par une vaine présomption vouloir trouver sa sureté au milieu des écueils, que de ne pas juger, que toutes les circonstances de la Comedie n’aient rien, qui de soi-même ne donne quelque penchant au peché ?

Qu’on applique donc à présent le principe que personne ne peut contester après l’oracle du Saint Esprit, que « quiconque cherche le péril, y perira », & qu’on y ajoute le sentiment de tous les Docteurs, que de rechercher une occasion où l’on commet ordinairement le crime, c’est être dans le dessein de le commettre : & quelle sera la personne si heureuse, pour qui ces spectacles ne sont pas des pechés, & des pêchés griefs, & des pechés dignes de la reprobation éternelle ? Si c’est une chose si criminelle que la Comedie, vous avez trop de penetration, Madame, pour ne pas sentir le malheur des personnes, qui par leur exemple ont contribué aux foibles à s’y porter. Oui, Madame, les pechés, qui s’y feront, feront imputés à plusieurs, qui en répondront tous à Jesus-Christ, auquel ces ames pecheresses ont couté tant de Sang. Par exemple une pensée volontaire contre la pureté, un desir deliberé, que l’objét de la pensée fait naître, conçu dans la Comedie, sera imputé à celui qui l’a formé, aux Comediens, qui par leur peu de modestie y auront donné occasion ; aux personnes, qui par leurs exemples ont approuvé la funeste fource de ce malheur ; au Pere & à la Mere des enfans, qui les y ont menés… « O ! mon Dieu, s’écrie saint Ambroise, combien un seul pêché fait-il des coupables ! » Après celà on allegue en vain, que les Souverains permettent la Comedie. De tous les prétextes, il n’y a pas de plus frivole. Quoi, les Souverains la permettent ? Où sont les Edits par lesquels ils donnent cette permission ? Où est l’Arrêt en France, qui met au néant l’Edit, par lequel saint Louis chassa tous les Comediens, & toutes les Comediennes, qui se trouverent alors dans son Roiaume ? Et par quel Placard trouvera-t-on cette permission dans tout le Païs-bas ? Tout se reduit donc à une simple tolerance, dont il n’appartient pas à des suiéts de vouloir approfondir les secretes raisons. Mais qu’est-ce qu’une tolerance ? C’est conniver à un moindre mal, afin qu’il n’arrive pas de plus grand. Une tolerance donc suppose toujours un mal : c’est ainsi qu’on souffre dans quelques Roiaumes, aussi bien qu’à Rome & ailleurs des maux, dont les personnes, qui nous objectent ceci, ne voudront pas assurement nous donner exemple, & dont toute ame, qui a de la pudeur, sent de l’horreur & de l’aversion. Je finis, Madame, & s’il y a encore quelqu’un qui a peine à souffrir, qu’on lui dise, qu’il ne lui est pas permis de frequenter la Comedie, qu’il me donne la liberté de demander, s’il voudroit mourir au sortir de la Comedie. Non me repondront les ames un peu timorées. Qu’on abandonne donc dés à présent ce, dont on se repentira certainement à l’article de la mort, où l’on voit clairement toutes choses, & non plus par le faux jour de ses passions. Tel est mon souhait, Madame, & je prie le Seigneur, que ma Lettre inspire à tout le monde l’horreur, que merite la Comedie : aidez moi à l’obténir du Ciel ; & soiez assurée, que je suis toujours avec le même zele
MADAME,
Vôtre Très-humble Serviteur en Jesus-Christ.