(1744) Dissertation épistolaire sur la Comedie « Dissertation Epistolaire sur la Comedie. — Reponse à la Lettre d’une Dame de la Ville de *** au sujet de la Comedie. » pp. 6-15
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(1744) Dissertation épistolaire sur la Comedie « Dissertation Epistolaire sur la Comedie. — Reponse à la Lettre d’une Dame de la Ville de *** au sujet de la Comedie. » pp. 6-15

Reponse à la Lettre d’une Dame de la Ville de *** au sujet de la Comedie.

MADAME,

BEnit soit le Seigneur, qui vous a donné assés de generosité pour surmonter la peine, que l’amour propre, & l’estime de soi-même font souvent sentir aux personnes de vôtre rang, lorsqu’il s’agit de calmer la conscience.

Telles sont les pernicieuses maximes du monde, qu’une Dame craint, qu’elle ne passe pour une imbecille, une sotte devote, si elle doute, qu’il ne lui soit permis de faire, ce que l’exemple des autres paroît autoriser. On aime plutôt de risquer son salut, en agissant dans les doutes avec incertitude, sans demander jamais conseil, que de se voir exposé à la risée des insensés. C’est ainsi que le monde remplit les ames d’une negligence si dangereuse, qu’elles font voir par là, que leur salut n’est pas leur affaire capitale ; negligence, que le Saint Esprit condamne dans les saintes Ecritures, quand il dit : « Ne soiez point sage à vos propres yeux… » & « ne vous fiez point à vos propres lumières ».
Vous ne vous y êtes pas fiée, Madame : mais vous me demandez quels sont mes sentimens sur la Comedie, que représentent à present les Comediens, & si je crois qu’il vous est permis de la frequenter. Je prevois déja, Madame, la suite que peut avoir ma reponse. La Comedie est un divertissement, qui flatte les sens ; on y passe agréablement quelques heures, elle fait succeder la joye & les ris aux soins épineux & desagréables qu’on trouve chez lui ; & on s’y delasse de la fatigue, qui incommode dans le menage. Si j’entreprens de vous en dissuader la frequentation, vous ne me sçauriez voir de bon œil, & ma morale ne flattera pas vos oreilles, puisqu’elle devra tendre à ne vous pas permettre, ce qui est si agréable à l’ouïe : & peut être l’esprit & le cœur s’y revolteront, puisque je serai obligé de les piquer en ce qu’ils aiment, & le Sage m’apprend, « que celui, qui pique l’œil, en tire des larmes, & que celui, qui pique le cœur, y excite un sentiment de haine & de colere, qu’il verra bientôt éclater contre lui ».

Cependant j’ai lieu d’esperer, que vous me ferez justice, quand vous verrez, Madame, que je suiverai moi-même la maxime du Saint Esprit, qui vous a portée à me demander du conseil. Je ne me fierai pas à mes lumieres, elles sont trop foibles, pour vous faire voir, ce que les sens vous couvrent. Je ne vous alleguerai que les Peres de l’Eglise, que nous devons regarder comme les organes du Saint Esprit : pour nous apprendre ce que les saintes Ecritures n’ont dit souvent que sous des ombres.

S. Thomas d’Aquin cet Ange de l’Ecole nous apprend, que les Comediens, & les Comediennes ne peuvent pas recevoir la S. Communion, tandis qu’ils perseverent en cet emploi. Il cite en confirmation de son sentiment un beau passage de S. Cyprien : « Vous m’avez (dit ce Saint du troisiéme siécle) demandé mes sentimens sur les Comediens… si on peut accorder à ces gens la sainte Eucharistie. Je crois qu’il ne convient pas ni à la Majesté Divine, ni aux maximes de l’Evangile, que la pudeur, & l’honneur de l’Eglise soient souillés par cette contagion si honteuse, & si infame. » Tel fut aussi le sentiment de tous les Peres du quatriéme siécle, qui se trouverent l’an 314. au Concile d’Arles : ils declarerent excommuniez ces sortes de gens.
Les Comediens donc & les Comediennes sont des enfans de douleur à nôtre Mere la sainte Eglise, ils la font rougir, & la deshonorent. Hé, Madame, si vous aviez le malheur qu’un de vos chers enfans par des saillies indignes de sa naissance vous fût un objet d’opprobre, permettriez-vous, que vos autres enfans approuvassent ses manieres, & qu’ils agissent de concert avec lui pour vous marquer d’infamie ? Comment donc osez-vous par vôtre presence animer ces indignes enfans de l’Eglise, qu’ils continuent à faire gémir leur sainte Mere ? Vous, Madame, qui par une louable coûtume participez si souvent au Corps & au Sang de Jesus-Christ le cher Epoux de cette Mere ? C’est une grace bien particuliere, que le Seigneur a repandüe dans les cœurs des Dames de la Ville ***, qu’elles frequentent si souvent la sainte Eucharistie : ce seroit une marque peu équivoque que ce Dieu de bonté voudroit les priver de cette consolation, s’il permettoit, que ces Dames prîsent goût dans la Comedie, ou qu’elles s’y trouvassent : car, au dire de saint Chrysostome, qui écrivit à la fin du quatriéme siécle, ou il faut se retirer des spectacles de la Comedie, ou il faut s’abstiner de la sainte Communion. Et ce Saint trouve ce precepte dans les paroles du saint Apôtre : Vous ne pouvez pas participer à la Table du Seigneur & à la table des démons. Ainsi retirez-vous de la Table Eucharistique, vous tous, qui vous trouvez aux pernicieux spectacles du Theatre. De quel front allez-vous au matin à la sainte Table, vous qui allez voir aux après dinées les Pantomimes & les Comediens : prennez garde à ce que dit l’Apôtre, poursuit le S. Docteur de l’Eglise, Non potestis , il ne vous est pas permis.
Par quel principe de morale vôtre Confesseur oseroit-il vous permettre, que vous alliassiez l’usage de la sainte Communion avec le divertissement de la Comedie ; lors qu’il sçait que Salvien ce grand Prêtre de Marseille se servît de toute son eloquence à faire des invectives aux Chrétiens du cinquiéme siécle ; lesquels firent par une bizarre reconnoissance representer à l’honneur de Jesus-Christ les spectacles du Cirque & du Theatre ? « C’est donc à Nôtre Seigneur, s’écrie ce digne Ecrivain, c’est à Jesus-Christ que nous offrons les jeux du cirque, & les representations des Comediens ? & c’est lors principalement, que le ciel nous à favorisé de ses graces ? ô étrange folie ! Et que faisons nous par là, que ce, que feroit un homme qui rendroit une injure à celui qui l’oblige par des bienfaits, ou qui paieroit d’un affront les caresses de son ami ? »
Auriez-vous jamais crû, Madame, qu’on ne pouvoit pas se trouver à la Comedie sans injurier la Majesté divine ? C’est cependant ce que nous apprend le même Docteur : « Oui c’est une injure (dit-il) & d’assister aux spectacles c’est en aucune façon une apostasie de la foi. » Et pourquoi une apostasie ? Parce que c’est se donner aux attraits du démon, auquel nous avons renoncé dans le baptême. Les Partisans de la Comedie me repliqueront peutêtre, que tous ces spectacles, dont parle ici le Docteur, faisoient partie du culte des faux Dieux ; & que c’étoit assés pour en inspirer de l’horreur aux Chrêtiens, & pour les condamner.
Rien n’est plus vrai, que les paiens en representant ces spectacles prétendoient d’honorer les fausses Divinités « & s’imaginerent que leurs Idoles en firent leurs delices ». Ainsi comme Minerve la deesse étoit honorée dans l’Academie, Venus fut adorée dans le Theatre, & Neptune dans le Cirque. Mais ce ne fut pas cette intention des Idolatres, qui excita ici le zele de Salvien : il parla aux Chrêtiens, qui rapporterent ces spectacles à l’honneur de Jesus-Christ, bien loin qu’ils voulussent faire des sacrifices à Neptune, à Venus, ou à leurs passions. Ces Chrêtiens du cinquiéme siécle se plaiserent aux spectacles que les paiens avoient inventés ; mais ils eurent soin de rectifier leur intention, & d’y assister à la Chrêtienne ; cependant le zelé Prêtre les traita encore comme des Apostats de la Foi : & en les traittant de la sorte, il nous fit connoître, que les spectacles de la Comedie ne peuvent jamais être rectifiés par l’intention la plus pure : non, Madame, aucune intention ne leur otera la malice, qui leur est propre ; & ce sera toûjours une injure à Dieu, que d’y assister.

Les autres vous diront peutêtre, que les spectacles modernes ne sont pas si infames & si libertins comme du tems de ces saints Oracles de l’Eglise ; ou que les piéces, qu’on joue au Theatre, n’ont rien de cette indecence, qu’elles avoient autrefois. C’est ainsi que quelques uns s’efforcent d’eluder les passages que nous alleguons, & de justifier les Comedies de ce tems. Mais la supposition n’est pas veritable ; & il n’y a qu’une fausse lumiere d’une prudence charnelle, qui fait voir dans les Peres ce qu’ils ne disent pas. Quelle impureté pouvoit a voir le jeu du Cirque ; ils ne s’y firent que les courses des chariots ? & vous venez de lire, Madame, que Salvien nous dit, que c’étoit une étrange folie & une injure, qu’on fit à Dieu, que de s’y trouver.

Saint Augustin avant sa conversion declama si adroitement à Cartage contre le Cirque, que son cher Alipe s’en degoûta ; & lorsque ce Saint éclairé de la veritable sagesse, qui est la sagesse de l’Evangile, écrivit les livres de ses Confessions, il s’y crût obligé de rendre gloire à la misericorde divine, & d’avouer, que cette horreur pour les spectacles, qu’il avoit autrefois inspiré à son ami, en fût un témoignage,
Les jeux donc du Cirque, qui nous paroissent innocens, furent detestés par les Peres, non pas pour les dissolutions, qui s’y meloient, comme ou nous le veut faire accroire ; mais comme dit S. Clement, à cause, qu’ils étoient capables de fomenter les passions. Et voilà, Madame, aussi la plus solide raison, que les mêmes Saints blamerent si fortement les Comedies. Il y eût du peril, qu’on fomentât une passion, dont le cœur de l’homme n’est que trop susceptible : & ce danger suffisoit, qu’ils s’y opposassent de tout leur zele. C’est mauvaise foi, que de nous dire, que le Theatre de leur tems étoit beaucoup plus libertin, que dans ce siécle-ci : les Empereurs en avoient déjà avant S. Chrysostome fait retrancher, ce qu’il y avoit de plus dissolu & de plus honteux : mais quelque reforme, qu’on y eut fait, le même Saint ne laisse pas de les appeler « des écoles d’impuretés & de libertinage » : non pas qu’on y representât des actions sales sur le Theatre, ce que les pieux Empereurs n’auroient pas souffert ; mais parce que les Comediens de l’un & de l’autre sexe ne s’étudioient, qu’à se servir de paroles équivoques, & de gestes affectés, qui n’étoient propres, qu’à remplir l’esprit d’idées impures, & le cœur de mauvais desirs. Et c’est justement ce qui se passe encore aujourd’hui dans les Comedies qu’on represente à la Ville. On n’y voit les Comediens & les Comediennes monter sur le Theatre, que pour y parler d’intrigues de mariage & d’amourétes, & representer les passions les plus dangereuses. Il est des Autheurs des Comedies d’aujourd’hui, comme il a été de tout tems ; ils ont souvent recours à des saletés, parce qu’ils ne sçauroient plaire autrement : car comme l’interieur de la plûpart de ceux, qui s’y trouvent aujourd’hui, est aussi sensuel que dans les siécles de ces Peres, aussi voit-on, qu’aujourd’hui les Autheurs de ces piéces viennent à ce qu’ils ont de commun avec leur auditoire, & qu’ils en flattent la sensualité par des discours, qui passent d’ordinaire sous le titre d’expressions vives, parce que ces expressions allument un feu dangereux, & qui ne peut jamais être assez amorti. Si lediscours de l’Auteur est quelque part languissant, il est soûtenu par une posture indecente ; & lors qu’il est trop bas pour être relevé par ce molen, l’insipidité est assaisonnée par des équivoques. Ce n’est pas moi, qui vous en suis témoin, Madame : car vous sçavez, que je suis d’un état qui par lui-même m’interdit de pareils spectacles : mais ce sont des personnes de vôtre rang qui ont eu le malheur de s’y trouver : ce sont des personnes de vertu & de probité, à qui une curiosité indigne de leur âge & de leur emploi avoit persuadé d’assister aux Comedies qu’on represente chez vous, qui avouent tous d’un consentement unanime, que le nouveau Theatre est un ecueil contre lequel échoue la chasteté chrétienne, que ces Comedies sont, principalement pour les jeunes gens, une école de libertinage, & que la contagion d’impureté est d’autant plus à craindre, qu’elle y est plus deguisée & plus rafinée. C’est justement par le même endroit du danger que les Peres de l’Eglise ont jugé que les Chrêtiens faisoient une injure à la Majesté de Dieu quand ils oserent frequenter la Comedie. Leur morale s’addressa à tous états, à tous esprits, & à toutes sortes de caracteres : car ils ne distinguerent ni qualité, ni conditions, ni temperamens, ni dispositions du cœur.

Ainsi donc, puisque je ne suis que leur organe, j’ai le même droit qu’eux, de vous dire que vous pechez, si vous y allez. Ce seroit donner dans la presomption de nôtre siécle, que de me dire, que ce divertissement peut être mis aux choses indifferentes puisque ces Saints, qui en sont les juges competens, ont decidé qu’on ne le pouvoir rectifier par quelque intention que ce fût, & Pont hautement qualifié de peché. Tel est aussi le sentiment des Predicateurs dans la Chaire, & des Directeurs dans le Tribunal de la Penitence. Je vous pourrois en citer quelques-uns, que j’ai l’honneur de connaître, je sçai ce qu’ils jugent en ce point : & mon sentiment ne sçauroit qu’y être conforme. Je me croirois coupable, si je ne vous dissuadois pas avec eux la frequentation de la Comedie ; & si je ne vous priois pas, que vous écoutiez les Saints Peres, & que vous condamniez ce que les Interpretes du Saint Esprit ont condamné. Vous trouverez peutêtre un certain nombre de gens libertins, amateurs d’eux-mêmes, & Idolatres de leurs plaisirs, qui ne suivront pas la morale, que les Saints nous enseignent : mais je vous donne des guides dont les voies sont droites, & des garans, fur qui seuls vous pouvez vous reposer de vôtre conscience, de vôtre ame, & de vôtre éternité. Pesez donc, Madame, leurs maximes dans la presence de Dieu, qui vous jugera un jour selon les regles, que ses organes vous donnent. Et lorsque vous ferez dans la presence de la Majesté Divine, Madame, aiez la charité de prier Dieu, qu’il fasse misericorde à vôtre très-humble Serviteur en nôtre Seigneur.