(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — SIXIEME PARTIE. — Comédies à conserver. » pp. 276-294
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — SIXIEME PARTIE. — Comédies à conserver. » pp. 276-294

Comédies à conserver.

LE MISANTHROPE
de Molière.

Suivant mon système j’approuve la Pièce du Misanthrope : j’y trouve deux vices fortement attaqués, la Coquetterie, et la Misanthropie, dont le premier est commun et fournit bien des exemples dans Paris, et l’autre est singulier et très rare : il me paraît que tous les deux sont fort instructifs et fort propres à corriger de la manière que Molière les a traités.

La Coquetterie de Célimène est punie par la honte et par l’abandon de ses Amants : et le Misanthrope de son côté a sa bonne part de la punition que méritait son imprudence de s’être attaché à Célimène par prédilection, lui qui haissait tout le genre humain. Voilà, à ce que je crois, la correction et l’instruction que l’on doit chercher dans une fable dramatique.

Je ne puis m’empêcher de remarquer un trait du génie de Molière, qui, à mon avis, mérite l’applaudissement des connaisseurs. On voit clairement que dans sa fable il n’a envisagé que la correction des mœurs ; marchant toujours vers ce but, il ne s’est pas contenté de donner un caractère instructif à son principal Acteur, et de le punir par la perte de son bien, et par les moqueries de ses amis : il a voulu que les caractères épisodiques de sa Pièce ne continssent pas moins d’instruction que le caractère principal : c’est ce qui fait que Célimène n’est pas moins punie de sa coquetterie qu’Alceste de sa misanthropie.

A la réserve donc de quelques pensées, et de quelques expressions, qui ont grand besoin d’examen et de correction, je crois que la Comédie du Misanthrope mérite d’être conservée, et qu’elle est très digne d’être admise au Théâtre.

LE CHEVALIER JOUEUR,
de Du Fresny.

J’ai examiné un nombre considérable de Comédies dans le dessein de trouver un exemple de la façon dont il faut traiter la passion d’amour pour la rendre instructive. Le Misanthrope dont nous venons de parler, n’est pas une Pièce où cette passion paraisse avec les défauts contre lesquels je me suis si fort révolté ; les Amants de la Coquette aiment plutôt en petits Maîtres et en étourdis, qu’en hommes véritablement amoureux : Célimène fait son métier, et le Misanthrope, quoique passionné, traite l’amour suivant son caractère qui influe beaucoup sur sa passion, ce que le grand Molière n’a pas négligé en travaillant : je cherchais donc dans une Comédie un de ces excès de la passion d’amour qui portent les Amants à tout tenter pour se satisfaire : qui les rendent aveugles : en un mot un de ces excès qui font regarder les Amants comme des insensés, et qui leur attirent tout à la fois l’indignation et la compassion des Spectateurs, et je l’ai trouvé à la fin.

***

Le Chevalier joueur de M. du Fresny est une Comédie, à mon avis, des plus instructives : il ne s’agit que d’amour dans toute la Pièce, mais on n’y trouve aucune de ces Scènes de tendresse si communes dans les Comédies de ce siècle, et dont le poison est si dangereux pour la jeunesse, qui n’étant pas, ou ne voulant pas être sur ses gardes, l’avale à long traits : on n’y voit que l’excès de la passion.

Angélique est cent fois en danger de sacrifier son bien et son repos à cette passion en concluant son mariage avec le Chevalier : j’en ai tremblé pour elle en lisant la Pièce ; enfin on peut nommer l’amour d’Angélique plutôt une frénésie qu’une passion ; la raison, la délicatesse et tous les égards de la vie civile sont incapables de l’en détourner : elle veut s’embarquer quoiqu’elle coure un risque presque inévitable de périr : heureusement Angélique se sauve du naufrage ; mais ce n’est ni par raison, ni par réfléxion qu’elle se sauve, on la tire de l’abîme malgré elle ; on lui conseille d’exiger de son Amant, comme une condition de leur future mariage, qu’elle demeurera maîtresse de son bien : il ne l’accepte pas. Angélique ouvre les yeux, et s’apperçoit qu’il ne voulait l’épouser qu’afin de se ménager dans ses richesses une ressource pour le jeu, elle l’abandonne et se marie avec un autre.

Il est constant que sur le Théâtre la punition doit être proportionnée au vice, et qu’il faut qu’elle soit telle que le vicieux la mérite. Pour peu que l’on réfléchisse sur la Pièce du Chevalier joueur, on trouvera que la punition tombe également sur la passion du jeu et sur la passion d’amour. Le Chevalier est puni en ce que n’épousant pas Angélique, il est réduit à une indigence extrême ; le Spectateur cependant peut soupçonner que la punition du Joueur ne sera peut-être que momentanée ; qu’il peut gagner considérablement le lendemain, et trouver encore quelque jeune personne qui ait la faiblesse de l’épouser et qui le rende maître d’une riche dot. Il n’en est pas de même d’Angélique : comme sa faiblesse a été extrême, sa punition peut aussi durer toujours : elle est maîtresse à la vérité de s’éloigner des parents, des amis et des domestiques, qui lui ayant donné de bon conseils, pourraient lui en rappeller le souvenir ; mais elle est mariée à un homme très sage, qui l’a toujours conseillée comme un père : pour qui elle a une estime infinie, et avec qui elle doit passer le reste de ses jours. Combien ne fera-t-elle point de réfléxions humiliantes ! Si elle a quelques moments heureux dans lesquels elle pourra se dire, quel bonheur pour moi de n’avoir pas épousé le Chevalier ! dans mille autres la raison ajoutera, quoi que je m’y fusse exposée par mon imprudence : en voilà bien assez pour mortifier son amour propre, et par conséquent pour faire marcher sa punition à côté de son plaisir.

Enfin les jeunes gens qui sont maîtres de leur cœur, ne peuvent remporter de la représentation de cette Comédie que des exemples capables de les fortifier dans la vertu : et ceux qui sont tyrannisés par la malheureuse passion de l’amour, peuvent apprendre à éviter les risques qu’ils courent, et à détester les excès où elle porte ceux qui s’y livrent. Lorsqu’on met sur le Théâtre la passion d’amour parvenue à de tels excès, c’est, à mon avis, une grande leçon pour les Spectateurs.

LES FEMMES
Savantes,

Quand pour la première fois j’ai résolu d’étudier les Ouvrages de Molière, je me proposais uniquement de découvrir et de suivre pas à pas le génie de ce grand homme dans la production de ses Fables de Théâtre ; bientôt je fûs convaincu qu’il avait porté si loin la perfection de son Art, que non content de m’en faire un modèle pour mon usage particulier, je crus devoir communiquer au Public mes réfléxions pour autoriser, par l’exemple d’un si grand maître, ce que j’ai écrit en matière de Théâtre. Aujourd’hui que je me vois forcé de l’examiner sur l’article des mœurs je ne puis me dispenser de faire précéder une remarque qui me paraît aussi juste que nécessaire.

Molière dans le plus grand nombre de ses Pièces a été imitateur, il n’a inventé que la moindre partie de son Théâtre ; j’observe donc que lorsqu’il a imité, si la source où il puisait n’était pas pure, ses Comédies ne sont pas assez correctes : et de là vient qu’il nous a donné plusieurs Pièces où les bonnes mœurs ne sont pas toujours régulièrement conservées ; au contraire lorsqu’il a inventé, il nous a fait connaître combien il était exact observateur des règles de l’honnête homme, en respectant les égards de la Société civile, et en ne donnant que des Pièces utiles pour la correction des mœurs. Dans la suite de mes examens, j’aurai l'occasion de parler de quelques-unes des imitations de Molière, elles feront, à ce que je crois, sentir la vérité de ce que j’avance.

La Comédie des Femmes Savantes est une production du génie de Molière uniquement : et il me paraît que dans cette Pièce il n’y a rien qui puisse être exclu du Théâtre de la Réformation, à l’exception cependant de deux ou trois expressions trop hardies et qu’il sera facile de changer.

On y voit de l’amour, j’en conviens ; mais il serait à souhaiter que tous les amours de Théâtre, et que toutes les Scènes des Amants ne s’éloignassent point de la Méthode qu’on observe dans les Femmes Savantes. Clitandre aime Henriette dans toutes les règles de la bienséance ; il la demande en mariage à son père qui la lui accorde, et la mère seule y forme une opposition, parce qu’elle veut la marier à un autre. A l’occasion de cet obstacle Molière donne de grandes leçons aux Spectateurs.

Il y critique la trop faible complaisance d’un mari pour sa femme, et l’orgueilleuse supériorité qu’une femme veut avoir sur son mari. La sotte vanité d’Armande qui, parce qu’elle est savante regarde avec horreur les liens du mariage, n’en est pas mieux traitée voyant son Amant devenir le mari de sa sœur : et dans le personnage de Trissotin, on trouve de même une belle instruction pour ceux qui ne cherchent que leur intérêt en se mariant.

J’admire surtout le grand art de Molière dans un point de cette fable. Ariste qui donne de si bonnes Leçons aux Maris trop faibles pour leurs femmes, dans la conversation qu’il a avec son frère Chrisale, n’est pas un trait bien surprenant pour les gens du métier ; mais que Molière, pour conserver le caractère de Chrisale qui molit et qui tremble devant sa femme, ait trouvé le moyen de lui faire dire à sa femme même tout ce qu’un mari ferme par raison peut et doit dire en pareil cas, et cela par l’organe d’une autre personne telle que Martine : c’est un trait de génie incomparable, et je ne me souviens pas d’en avoir vu de pareil ni avant ni après Molière.

Enfin le caractère de Chrisale d’un bout à l’autre, peut servir d’école à tous les Auteurs de Comédie de Caractère ; cet homme ne se dément jamais, et dans le cours de la Pièce toutes les fois qu’on l’excite à parler avec vigueur, et qu’on parvient à l’échauffer contre sa femme, dans le temps même qu’il prend son parti et qu’il est dans la plus grande colère, on voit toujours ce qui en arrivera lorsque sa femme paraîtra devant lui.

Mais j’entre ici dans un détail qui n’est point de mon sujet : il suffit de ce que j’ai dit d’abord pour juger que la Comédie des Femmes Savantes est très convenable pour le Théâtre de la Réformation.

LES PRÉCIEUSES
Ridicules,

La Préface que Molière a mise à la tête de cette Pièce m’a toujours surpris : ce n’est pas que je soupçonne sa bonne foi ; mais il me semble qu’il affecte un peu trop de modestie en doutant du succès que ces Précieuses Ridicules devaient avoir à l’impression ; car s’il dit vrai, il a certainement grand tort : j’aime donc mieux croire qu’il connaissait fort bien tout le mérite de sa Pièce et que la politique le faisait parler ainsi, du moins autant que la modestie. C’était la première fois qu’on l’imprimait et sentant de quelle conséquence il était pour lui de se faire connaître par un ouvrage distingué et digne de la réputation de son Auteur, il a été réellement fâché qu’à son insu on imprimât cette bagatelle dont on lui avait dérobé le Manuscrit.

La Comédie des Précieuses Ridicules est un ouvrage parfait dans le genre de la farce, et un original qui devrait servir de modèle à quiconque veut écrire des Pièces dans ce goût. Malheureusement les Poètes ont pris un autre chemin, qui sans contredit s’éloigne infiniment du but de la farce, et qui cependant réussit quelquefois, parce qu’ordinairement leurs Pièces sont pleines de traits de médisance sous le nom de critique ; Et par la raison que la passion d’amour la plus irrégulière plaît sur le Théâtre aux Spectateurs corrompus, de même la médisance ou la satyre y et applaudie et y fait rire, à cause de la méchanceté du cœur humain qui n’aime que trop à entendre déchirer son prochain.

Les mœurs des hommes en général sont l’objet naturel de la Comédie qui les critique pour les corriger ; mais il y a pourtant une espèce de mœurs, que la Comédie ne saurait peindre sans se dégrader, et qui n’appartient qu’à la farce ; si l’on savait traiter comme il faut la bonne critique, et distinguer ce qui convient à la farce, on ferait des ouvrages fort utiles à la République. Je citerai pour unique exemple les Précieuses ridicules de Molière qui a su si bien manier son sujet, que de son temps même, les Précieuses étaient devenues bien rares. Enfin cette farce est admirable pour la correction des mœurs, et le grand Molière le savait aussi bien que moi, quoiqu’il en dise. Je suis donc d’avis de la conserver sur le Théâtre de la Réformation.

LES FACHEUX,

J’ai parlé ailleurs trop au long de cette Comédie, pour m’étendre de nouveau sur son sujet ; cependant afin de faire connaître précisement ce que je pense de cette Pièce par rapport au Théâtre de la Réforme, je ferai une observation unique. C’est qu’on n’y trouve pas une seule Scène de femmes ; et quoi qu’Eraste, le héros de la Pièce, soit amoureux d’Orphise, et la recherche en mariage, il ne voit pourtant sa maîtresse que pendant un instant, encore cet instant lui donne-t-il un motif de jalousie assez bien fondé en apparence. Il n’a donc pas même le temps d’exprimer sa passion, ni Orphise de lui faire connaître si elle y est sensible.

En un mot je ne trouve rien dans cette Comédie qui ne soit conforme aux règles les plus sévères de la bienséance ; et par conséquent très digne d’être représenté sur le Théâtre de la Réformation.