Tragédies à corriger.
BRITANNICUS.
Les amours de Junie, de Britannicus et de Néron, entrelassés avec les grands sentiments qu’Agrippine, Burrhus et Néron même font paraître dans cette Tragédie, la défigurent entièrement. Pour moi je supprimerais en entier le rôle de Junie : on parlerait beaucoup d’elle dans la Pièce, on rapporterait tout à elle ; mais elle ne paraîtrait jamais. L’action théâtrale n’aurait plus rien alors qui la dégradât ; elle ne serait point affaiblie par les vers et par le jeu de ces Scènes d’amour qui en font disparaître toute la noblesse.
Je ne puis soutenir, par exemple, que Néron se cache pour entendre la conversation de son rival : il n’y a rien de plus trivial, ni de moins convenable à un grand sujet ; je le répète encore, tout ce que Junie fait et tout ce qu’elle dit, pourrait être dit et fait par les Acteurs intéressés dans l’action : Britannicus en ferait confidence à Narcisse, et celui-ci le rapporterait à Néron ; ainsi la Pièce ne perdrait rien du côté de l’intérêt.
Si quelqu’un se donnait jamais le plaisir d’en faire l’expérience ; il verrait, peut-être avec surprise, combien l’action gagnerait, restant toujours dans sa force et dans sa grandeur. Si, d’un autre côté, quelqu’un plus hardi voulait retrancher tout à fait l’épisode de Junie (dont en effet Racine n’avait pas besoin) en sorte qu’il ne fût point question d’amour dans cette Pièce, mais seulement de la politique de Néron, qui veut se défaire de Britannicus pour n’avoir point de concurrent à l’Empire ; le travail serait, à la verité, plus difficile ; mais aussi l’avantage en serait plus éclatant et plus sûr.
La Tragédie de Britannicus en cet état pourrait être mise au nombre des meilleures et des plus estimables, et serait très convenable au nouveau Théâtre.
CINNA.
Il me paraît que l’amour de Cinna et d’Æmilie affaiblissent considérablement la majesté et la force de l’action dans cette Tragédie : ils ont l’un et l’autre un motif assez fort pour conspirer contre Auguste, sans intéresser l’amour dans leur projet. En effet, les remords de Cinna et son incertitude dans la troisième Scène du troisième Acte, rendraient son caractère plus grand et plus digne de la majesté tragique ; on ne le verrait balancer qu’entre la générosité de son cœur et le désir de la vengeance. Pierre Corneille, dans ce monologue, fait lui-même la critique de l’amour, indigne de traverser les beaux sentiments qui animent Cinna. Je dis la même chose de la Scène qui vient ensuite entre Cinna et Æmilie.
Pour rendre cette Tragédie parfaite, je voudrais retrancher jusqu’à la moindre idée d’amour dans le cœur d’Æmilie ; j’ai toujours pensé, en voyant représenter Cinna, qu’Æmilie n’aime point, et qu’elle ne respire que la vengeance ; et je suis persuadé qu’un Spectateur, qui entre dans cette pensée, regardera les plus vives expressions de l’amour d’Æmilie, comme autant de feintes auxquelles elle a recours pour engager Cinna à poignarder Auguste ; car on sait que ce sont là les armes ordinaires des femmes, lorsqu’elles veulent parvenir à leurs desseins. Je souhaiterais donc qu’entre Æmilie et Cinna il n’y eût que des sentiments d’une véritable amitié et d’une parfaite confiance ; ces sentiments suffiraient pour les unir dans le choix des moyens d’assurer et de hâter leur vengeance ; puisqu’ils ont également tous les deux le même sujet d’être irrités contre Auguste.
Maxime, de son côté, aimera secrètement Æmilie comme il fait ; mais, sans laisser éclater de jalousie, il paraîtra seulement inquiet de l’intelligence qui est entre Cinna et Æmilie. La Scène sixième du quatrième Acte entre Maxime et Æmilie deviendrait par là infiniment meilleure : car Maxime, sans trahir Cinna, ferait sa déclaration à Æmilie et lui proposerait de fuir avec lui pour l’épouser. C’est dans ce moment qu’Æmilie pourrait ressentir pour Cinna quelque mouvement d’inquiétude, sans pourtant savoir encore qu’elle l’aime.
Le dénouement en deviendrait aussi plus touchant ; car, au moment qu’Auguste pardonne aux Conjurés, et propose à Cinna de donner la main à Æmilie, les véritables sentiments de leur cœur se développant tout à coup, ils se livreraient à toute la reconnaissance que mérite leur Libérateur, qui devient leur père dans cette occasion.
Si l’on pouvait faire à la Tragédie de Cinna les changements dont je viens de parler ; je suis persuadé que l’on y verrait partout plus de grandeur et plus de justesse, et qu’elle serait très convenable au nouveau Théâtre.
ŒDIPE.
Depuis que l’on connaît des Tragédies, soit Grecques, soit Latines, soit dans les langues modernes, l’Œdipe de Sophocle, du consentement unanime de tous les gens de Lettres, a tenu et tient encore le premier rang.
La plupart des Poètes modernes qui ont écrit pour le Théâtre, n’ont pas oublié de faire usage d’un si admirable original : il est vrai que chacun a voulu y ajouter du sien ; mais on me permettra de dire que les changements et les augmentations qu’on y a faits, n’ont servi qu’à en diminuer le mérite.
Parmi tous les Œdipes que nous avons, je choisirais celui qui s’éloigne le moins de l’original Grec, et qui me paraît le plus aisé à rendre parfait ; c’est celui de M. de Voltaire.
Je crois donc qu’en ôtant le personnage de Philoctète et en y substituant celui de Créon, que tous les modernes ont retranché, on rendrait l’Œdipe de M. de Voltaire aussi beau que l’original, et peut-être supérieur en quelques parties. J’ai parlé ailleurs des amours surannés de Philoctète et de Jocaste :12 étant à Londres je lus ma Dissertation à M. de Voltaire qui, s’y trouvant nommé et critiqué, ne cessa pas de convenir que j’avais raison ; et qui me pria d’annoncer, lorsque je la ferais imprimer, qu’il était d’accord avec moi de tout ce que je disais : il ajouta qu’il avait senti lui-même ce défaut dans le cours des représentations, et qu’il était dans le dessein de le corriger, en retranchant le personnage de Philoctète pour y substituer Créon frère de Jocaste, ainsi que Sophocle l’a placé dans son Œdipe. Je ne pus faire alors ce que M. de Voltaire désirait, parce que mon Livre était sous presse ; mais je ne veux pas l’omettre dans cette occasion, pour rendre toute la justice qui est due à son goût, à sa modestie, et à sa politesse.
En effet, le personnage de Créon, à la place de Philoctète, donne à la Tragédie d’Œdipe un grand relief, et du côté de l’intérêt, et du côté du caractère d’Œdipe. Sophocle a rendu Œdipe presque odieux par son orgueil, et par les injustes traitements qu’il fait à Créon ; ce qui contribue infiniment à donner à Œdipe un caractère. Les Poètes qui ont retranché Créon de cette Tragedie n’ont pas senti de quelle importance était ce personnage, sans lequel ils ne peuvent suivre la maxime généralement embrassée et établie par les premiers Maîtres de l’art : ils prétendent, ces Maîtres (mais en ce point je ne sais si leur avis est bien sûr) ils prétendent, dis-je ; que lorsque le Héros de la Pièce doit succomber à une infortune qu’il n’a pas méritée, il faut adroitement mettre des bornes à la compassion des Spectateurs, en la diminuant par quelque trait qui donnent atteinte ou à la vertu, ou au caractère de ce personnage. En conséquence ils soutiennent que Sophocle a dû rendre Œdipe odieux par rapport à Créon, et que par là il a satisfait en même temps aux règles de l’art et de la saine raison. Or, si l’importance de ce point est reconnue, n’est-il pas constant que les Auteurs, qui ont retranché de leur Pièce le personnage de Créon, s’exposent à faire paraître Œdipe trop vertueux ? d’où il suit que le Spectateur s’irrite plutôt qu’il ne s’afflige de son malheur. Les Auteurs sont donc convaincus d’avoir abandonné ce principe : et quoique je ne l’adopte pas moi-même, je ne cesse pas d’être en droit de faire cette remarque ; puisque ce principe leur paraît essentiel, pendant qu’il me paraît peu exact : car il est incontestable que dans leurs Pièces Œdipe est innocent de tout point ; et que tout parricide et incestueux qu’il est, il n’a rien fait qui mérite qu’on le punisse.
Si l’on pouvait espérer que nos Modernes voulussent enfin renoncer à certains préjugés qu’ils conservent par une délicatesse outrée, je leur conseillerais encore de faire usage de la Scène dont aucun d’eux jusqu’à présent ne s’est servi ; c’est celle dans laquelle Œdipe, après s’être crevé les yeux, prie Créon de lui amener ses deux petites filles pour les embrasser avant que de partir.
Si l’on se rappellait que les deux enfants d’Inès de Castro, dans la Tragédie de M. de la Motte, ont fait rire tout le monde à la première représentation ; et que ces mêmes enfants ont fait couler les larmes de toute la France dans les trente ou quarante représentations que l’on donna tout de suite de cette Tragédie, on ne balancerait pas un instant à l’essayer.
Ce n’est pas sans fondement, ou par caprice, que je conseille de faire usage de la Scène des deux petites filles dans Œdipe : j’ai représenté, il y a trente ans, une pure traduction de l’Œdipe de Sophocle ; et je sais, par expérience, le grand effet que cette Scène fit sur le Théâtre, et combien elle arracha de larmes.
L’Œdipe de M. de Voltaire, avec les changements que je propose, serait peut-être une des meilleures Tragédies que l’on pût conserver.
LES HORACES.
J’ai toujours regardé les quatre premiers Actes des Horaces, comme un Ouvrage comparable, s’il n’est pas supérieur, à tout ce que nous avons de plus excellent en ce genre dans l’antiquité : je ne puis voir sans quelque peine, il est vrai, l’amour de Camille pour Curiace ; les violents transports qu’elle fait paraître à l’occasion de la mort de son Amant, quoi que cet Amant fût destiné à être son époux, sont indécents dans une fille bien née ; ils blessent également les sentiments qu’on doit à sa Patrie, et ceux que la bienséance inspire : le sexe en général en est offensé ; et tout le monde sent que de pareils exemples doivent être bannis du Théâtre, où ils peuvent faire des impressions dangereuses dans le cœur de la jeunesse.
En retranchant Camille de la Pièce, on pourrait y substituer un autre épisode, qui fournit en même temps la matière d’un cinquième Acte, et perfectionnât cette Pièce de tout point. Dans cet état la Tragédie des Horaces serait admirable pour le Théâtre de la Réformation.
SERTORIUS.
Si l’on consulte la Préface de cette Tragédie, personne ne s’imaginera qu’il y ait la moindre idée d’amour : Le grand Corneille y dit expressément : Vous n’y trouverez ni tendresse d’amour, ni emportement de passion, etc. Cependant, c’est l’amour qui fournit les motifs de l’action, des épisodes, de l’intrigue et de la catastrophe. Il semble donc que Corneille, en parlant ainsi, ait voulu faire la critique du goût de son siècle ; et qu’il s’excuse auprès de ses Lecteurs de ce que le dessein de sa Pièce ne lui a pas permis d’y placer la tendresse et les emportements si fort à la mode sur la Scène, c’est-à-dire de flatter la corruption générale ; puisqu’il est certain que, du temps de Corneille, aussi bien que de nos jours, on voulait dans la passion d’amour cette lâche faiblesse qui déshonnore notre Théâtre, en lui faisant perdre cette grandeur et cette austère majesté, dont les Anciens se servaient si avantageusement pour corriger le vice, et que les premiers de nos Modernes ont eu si grand soin d’imiter.
Au reste, avec la permission de M. Corneille, je ne trouve pas qu’il ait exécuté, dans le cours de la Tragédie de Sertorius, ce qu’il nous annonce dans sa Préface à l’égard des tendresses d’amour et des emportements de passion. En examinant toutes les Scènes d’amour de cette Tragédie, on verra qu’il n’y a que Viriate qui ne démente pas ce que le Poète a promis : on ne peut presque pas dire qu’elle aime ; elle ne veut qu’un mari▶ ; elle le veut tel que sa politique et l’intérêt de son ambition le demandent. Perpenna, au contraire, fait éclater toute la tendresse et tout l’emportement que la passion peut inspirer ; et, si ce n’est pas devant l’objet de son amour, parce qu’il n’est point à portée de le faire, il les fait éclater, ces deux mouvements, en toute autre occasion.
Sertorius, qui est si vivement amoureux de Viriate, quoique dans un âge avancé, et malgré son expérience, n’est rien moins que tranquille dans sa passion : en sorte que je ne trouve pas qu’il y ait une assez grande différence entre ces deux Amants et les Amants ordinaires de Théâtre ; pour que le Poète ait eu lieu de s’excuser dans sa Préface, de n’avoir pas donné dans un excès que l’on aurait peut-être souhaité, en les faisant extravaguer davantage, et en leur prêtant toutes les fadeurs ordinaires aux Amants de Théâtre.
Je ne parle pas de la passion de Pompée pour Aristie sa femme répudiée ; parce qu’une telle passion (quoiqu’elle puisse paraître ridicule de nos jours) n’est que d’un très bon exemple.
Je pense donc qu’il y a plus d’un endroit où cette Tragédie mérite d’être corrigée, en ce qui concerne la passion de Sertorius et de Perpenna. Corneille, j’en suis sûr, aura souhaité, en écrivant sa Pièce, de la porter à ce point de pureté et de perfection que la réforme demande à présent ; mais la crainte de déplaire l’a arrêté. De son temps le goût et le cœur de la plus grande partie des Spectateurs étaient également corrompus par l’effet d’une longue habitude à ne voir, sur le Théâtre, que des personnages livrés à tous les emportements de la passion d’amour. Je suis même persuadé qu’il y a encore aujourd’hui bien des personnes qui, par les mêmes motifs, jugeront que je pouvais la mettre, telle quelle est, dans la classe des Tragédies à conserver.
GETA.
Je ne me déclare point contre l’amour de Géta et d’Antonin son frère pour la même personne, et même pour une Vestale : plus les amours sont irréguliers, pourvu qu’ils soient punis, plus ils seront propres à corriger ; mais on ne peut être plus blessé que je le suis, de ce que Justine se déclare amoureuse de Géta. Si le Poète avait donné à cette Vestale un caractère convenable, et des sentiments d’une vertu sublime, il en aurait fait le personnage brillant de sa Tragédie : Justine en remerciant Géta de sa protection, et celui-ci ne lui déclarant son amour qu’en cette occasion, le Poète en aurait tiré une Scène admirable ; la surprise dont Justine serait frappée donnerait une grande vivacité au Dialogue, et son caractère ne perdrait rien de son innocence ; la mort même de cette Vestale concourrait parfaitement au but naturel de cette Tragédie ; elle mourrait sans qu’on eût à lui reprocher qu’elle se tue moins par vertu et par religion, que par désespoir de la mort de son Amant.
A l’égard de Géta qui, non moins innocent que Justine, succombe comme elle à leur commun malheur, et dont on dit communément que la mort est la catastrophe de la Pièce, je ne suis pas de cet avis ; parce que je donne au terme de Catastrophe un sens tout différent. Je n’appelle pas de ce nom la mort ou la punition d’un homme : le personnage qui forme le nœud de l’action, qui la conduit et qui la termine, est celui, selon moi, sur qui la catastrophe tombe ; soit qu’il en périsse, soit qu’il en reste chargé d’opprobre, ou couronné de gloire, suivant que l’action l’exige ; je m’explique.
La catastrophe tombe sur Œdipe, non pas parce qu’il se creve les yeux ; mais parce qu’il est lui-même le sujet de l’action, parce que c’est lui qui y donne le mouvement, et qui la termine ; enfin parce qu’il parvient, par toutes ses recherches, à connaître le meurtrier de Laïus, et à le punir. Dans la Tragédie de Britannicus, c’est Néron qui fait tout, et c’est sur lui que tombe la catastrophe : dans Géta, c’est Caracalla : disons en autant de Phèdre, et des autres Tragédies. Si Britannicus meurt, quoi qu’innocent ; c’est pour servir au caractère de Néron, et le faire détester davantage : Si Géta est assassiné, sans l’avoir mérité ; c’est pour mieux peindre la cruauté de son frère : si Hyppolite périt ; c’est pour charger le crime de Phèdre : ainsi ce n’est pas sur les personnages qui meurent que tombe ce qu’on appelle la catastrophe ; mais sur ceux qui commencent et qui conduisent l’action à une bonne ou à une mauvaise fin, et qui excitent le plaisir ou l’indignation des Spectateurs suivant les circonstances du sujet.
Il est aisé par là de reconnaître que plusieurs des Tragédies modernes sont mal nommées, et que d’autres le sont exactement : par exemple, dans Héraclius, c’est ce Prince sur qui tombe la catastrophe, quoique ce soit Phocas qui meure ; parce que l’action et tout le mouvement des Acteurs n’ont pour objet que la reconnaissance du fils de Maurice, et non pas la punition et la mort de Phocas, sur lequel cependant on dit abusivement que la catastrophe tombe. Stilicon donne le nom à la Tragédie de Thomas Corneille, non parce qu’il meurt, mais parce que c’est lui qui commence l’action, qui y donne le mouvement, et qui la conduit à sa fin. Athalie est dans le même cas ; on peut même dire qu’Andromaque, quoiqu’elle ne meure pas, er qu’elle se mêle peu de ce qui se passe, mérite de donner son nom à la Tragédie : je dirais plus, je trouve la Tragédie de la mort de Pompée bien nommée ; parce que Pompée, quoi que mort avant l’action, sert de motif à tout ce qui se fait ; les amours de César, et la querelle de Cléopâtre avec son frère, n’étant que des épisodes qui naissent de l’action principale. Voilà des Tragédies bien nommées : mais en revanche il y en a une infinité qui le sont mal, telles que Britannicus, Géta, Rodogune et tant d’autres.
Les Modernes pourraient critiquer l’Auteur de la Tragédie de Géta ; parce que ce Prince, ainsi que Justine sa maîtresse, sont représentés trop vertueux, sans donner lieu à la compassion des Spectateurs de s’affaiblir par la vue de quelque défaut, suivant qu’ils soutiennent que les Anciens ont fait : je pense, pour moi, que les Anciens n’ont jamais songé à diminuer la compassion des Spectateurs ; car ce serait avoir entrepris de faire violence à la nature, chose qu’on ne peut leur reprocher. Les Poètes Grecs n’ont pas voulu contraindre le cœur humain ; et ils ont laissé aux Spectateurs toute la liberté de s’attendrir et de fondre en larmes de compassion pour tous les Héros qu’ils faisaient mourir innocents : ce n’était que l’ordre du Destin qui les condamnait, et cet ordre était le seul point que les Spectateurs envisageaient. Œdipe est puni du crime qu’il a commis, quoiqu’aveuglé par l’ignorance ; Oreste tue sa mere par l’ordre de l’Oracle, et il est poursuivi par les Furies, en punition de son crime ; Hyppolite, chaste et vertueux, meurt par la vengeance du Dieu qui le persécute, etc. cela devait arriver, disaient les Anciens : et, encore une fois, ce n’était que l’ordre du Destin qu’ils avaient en vue. N’est-il pas clair, après ces réflexions, que les Poètes Grecs ne prétendirent jamais affaiblir la compassion dont les Spectateurs étaient émus pour Œdipe, pour Oreste, pour Hyppolite, etc ? Ils voulaient que les Spectateurs fussent persuadés de la fatalité forcée, qui entraînait les hommes comme les Dieux ; mais ils ne les empêchaient pas de se laisser aller ensuite à tous les mouvements de la nature, de gémir et de pleurer sur les malheurs des personnes que le Destin punissait. Je conclus donc que les personnages qui meurent peuvent être innocents, et que les Spectateurs peuvent s’en affliger tant qu’ils veulent ; pourvu qu’à côté de la compassion marche toujours, suivant le besoin, ou l’horreur du vice, ou l’amour de la vertu ; et c’est l’effet de ce sentiment, qui constitue la catastrophe.
La Tragédie de Géta est une Pièce excellente pour le Théâtre quant aux mœurs ; mais je ne crois pas qu’on puisse se dispenser d’y faire la correction que j’ai indiquée. La Vestale ne doit point avoir d’amour pour Géta ; et ce petit changement produira un caractère vertueux et grand, qui fera un contraste admirable avec le caractère odieux de Caracalla. La catastrophe, c’est-à-dire les sentiments de haine et d’horreur qu’on concevra contre l’Auteur de la mort de Géta et de Justine, en seront plus violents ; et en ce cas les Spectateurs pourront les plaindre l’un et l’autre tant qu’ils voudront : d’un côté, la compassion la plus tendre ; de l’autre, l’horreur du crime de Caracalla rempliront tout ce qu’on peut souhaiter dans une Tragédie.
PENELOPE.
Dans la Tragédie de Pénélope le Poète abandonne la nature, altère l’histoire, et fait violence à la raison. Voulant donner une maîtresse à Télémaque ; et n’en trouvant point qui fut digne de lui parmi les personnages que son sujet lui fournissait, il a mis sur la Scène une fille d’Eurimaque Roi de Samos : par là il affaiblit le sentiment de vengeance dans Télémaque contre le tyran de sa mère ; et en même temps il donne à Eurimaque un caractère bizarement contrasté de tendresse et de violence. De ces deux faux caractères, il résulte deux fautes considérables. Dans le temps qu’Ulysse entreprend de se venger par la mort d’Eurimaque et de ses partisans, Télémaque, contre toute raison et malgré les Loix de son devoir, cherche à sauver le père de sa maîtresse ; et, parce qu’on ne pouvait pas laisser vivre Eurimaque, suivant l’histoire et suivant le bon sens, le Poète feint qu’il se noie en montant sur un esquif pour aller gagner ses vaisseaux.
Quel désordre et quelle conduite ! et cela pour ne point présenter aux Spectateurs un jeune homme tel que Télémaque, sans qu’il eût un engagement de cœur. Si le Poète avait marché naturellement à son action, sans donner la moindre passion à Télémaque, et en ne mettant dans le cœur d’Eurimaque d’autre sentiment que celui de l’amour pour Pénélope, et de la politique pour s’emparer d’Itaque ; on aurait eû deux caractères décidés et vrais en même temps ; et les Spectateurs ne seraient pas indécis, pour savoir s’ils doivent louer ou blâmer Télémaque, et si la mort d’Eurimaque doit leur faire du plaisir ou de la douleur.
Si quelqu’un essayait d’en faire l’expérience ; en ôtant Iphise de l’action, et en remettant les deux caractères dans le point de vue où ils doivent être, on ferait de Pénélope une Tragédie supportable pour le Théâtre de la Réformation.
MEDEE,
par M. de
Longepierre.
Le crime, dans cette Tragédie, me paraît être porté au plus haut degré où la méchanceté du cœur humain puisse parvenir. Le divorce, dans ce temps-là était, communément en usage : cependant, je suis convaincu que l’histoire de Médée n’a été imaginée que pour en corriger l’abus. En examinant cette Tragédie du côté de la passion d’amour, je ne cesserai pas de remarquer ce qui aura rapport à la qualité de l’action et à la conduite, afin d’y démêler si elle est convenable pour notre siècle.
Je pardonne à Médée d’être vivement piquée de ce divorce, soit par amour ou par délicatesse ; et je consens qu’elle cherche à s’en venger : mais son ressentiment va trop loin ; puisqu’il en coûte la vie à Créon et à Créuse, qu’on pouvait, en quelque sorte, excuser sur la condescendance qu’ils ont pour Jason. Je conviens aussi que Médée a de fortes raisons pour s’emporter contre son ◀mari▶ infidèle et ingrat : mais la vengeance qu’elle en prend, en massacrant ses propres enfants, est tout à fait barbare et dénaturée ; et je trouve cette action tragique bien atroce, pour être présentée aux Spectateurs de notre temps.
Il me paraît, au reste, que cette Tragédie prouve la probabilité du sentiment que j’ai proposé, au sujet de la catastrophe dans l’examen de la Tragédie de Géta. L’action de la Tragédie de Médée, n’est que la vengeance qu’elle prend de l’insulte que Jason lui a faite, en la renvoyant ; et la catastrophe de l’action est l’excès de son crime ; c’est ce crime qui seul doit attacher les Spectateurs, et faire sur eux une vive impression. A l’égard de la compassion que l’on peut avoir pour les personnages qui meurent, elle ne doit point balancer l’horreur que l’Auteur de tant de carnage inspire ; et c’est, comme je l’ai déjà dit et comme je le pense, l’horreur du crime, ou l’amour de la vertu, qui établit la catastrophe.
D’un autre côté, si les Tragédies (comme quelques Modernes le prétendent) devaient toujours être nommées du nom de l’Acteur qui y meurt, nous serions bien embarrassés comment nommer la Tragédie qui s’appelle Médée ; serait-ce Créuse, Créon, les Enfants, Jason même ? non, elle ne peut porter que le nom seul de Médée ; le crime est son ouvrage, et les massacres ne viennent qu’en conséquence. Médée ne meurt pas ; mais elle doit être regardée comme la plus méchante des femmes, et la plus cruelle des mères ; et son nom sera toujours en abomination dans la mémoire des hommes. Voilà la catastrophe qui tient lieu de châtiment à Médée, et qui est d’une grande instruction pour les Spectateurs ; si Médée mourrait, je suis persuadé que le Spectateur n’en serait pas si touché. La mort, qui finit les supplices, est un soulagement pour les malheureux, et une grace pour les scélérats. Le Spectateur, voyant Médée rester en vie, ne cesse point de détester l’Auteur de tant de crimes, et sent un plaisir secret à espérer qu’elle languira longtemps dans des tourments égaux à sa méchanceté, s’il est possible, et dont enfin elle sera accablée.
On dira, peut-être, que l’expérience nous apprend le contraire de ce que j’avance ; puisque nous sommes témoins chaque jour que les justes supplices, décernés aux grands criminels, font sur les hommes les plus vives impressions d’horreur et de compassion ; pendant qu’ils ne voient qu’avec répugnance les coupables languir dans les douleurs : mais, il on fait réflexion à la différence qu’il y a de voir avec les yeux de l’âme, ou avec les yeux du corps, on cessera de faire cette objection.
On ne voit que des yeux de l’âme les évenements qui sont racontés dans un Roman, ou represéntés dans une Tragédie ; mais c’est des yeux du corps que l’on voit le coupable exécuté et tourmenté par les mains des Bourreaux : ces deux manières de voir les objets, doivent y mettre des distinctions essentielles. Je conviens que dans le dernier cas l’humanité l’emporte, et que l’on souhaiterait de voir finir les supplices de ces malheureux ; mais dans l’autre, la compassion n’est pas si forte, l’esprit et le cœur n’ont pas les mêmes ressorts : il est fort ordinaire de plaindre les hommes qui subissent la peine de mort ordonnée par la Justice ; mais j’ai toujours vu que l’on souhaitait aux grands scélérats des malheurs encore plus grands que ceux qu’on leur fait souffrir dans un Livre ou dans une action tragique.
Au reste, je n’exclus pas tout à fait cette Tragédie du Théâtre ; mais, si on en veut faire usage, je propose une correction. Je ne puis juger de la Tragédie de Médée, de M. de Longepierre, que par l’impression qu’elle m’a faite à la lecture, ne l’ayant jamais vue représentée : mais, si une longue expérience peut procurer cette sorte d’avantage ; j’ose dire que, par rapport à moi, la lecture ne diffère guère de la représentation.
Créon peut-être déterminé par des vues d’intérêt et de politique à s’attacher Jason, en lui faisant épouser sa fille, ce qui l’oblige à répudier Médée ; mais, dans tous les temps et dans tous les pays, le spectacle d’une fille qui se détermine à épouser un homme marié, et cela plutôt par passion, que par devoir, ne peut être que d’un très mauvais exemple, et doit révolter les Spectateurs. La loi naturelle ne permet pas de se procurer un bien au préjudice d’un tiers, et la passion de Créuse, pour Jason ne tend qu’à ce but.
Je sais bien que l’on m’opposera que c’est une faute nécessaire dans cette Tragédie, pour rendre Créuse en quelque façon coupable, et pour affaiblir la compassion que l’on pourrait avoir de sa mort. Cette raison pourrait être bonne pour ceux qui sont les esclaves des règles ; mais je crois qu’elle ne vaut rien pour les partisans de la raison et des bonnes mœurs. Je ne m’embarrasse pas de ce que produira la compassion dans le cœur des Spectateurs ; mais je suis extrêmement touché de l’impression que le mauvais exemple fera dans leurs esprits. La compassion est momentanée ; le mauvais exemple est permanent : ainsi je soutiens qu’il n’y a rien de si scandaleux que la passion de Créuse pour Jason marié, et sous les yeux mêmes de sa femme. Un tel exemple dispose les esprits aux infidélités conjugales ; et, si l’on dit que les hommes de tout temps ont un penchant naturel à le suivre, je répondrai que par cette raison même il est moins permis de l’exposer en triomphe sur la Scène ; et que, pour ne pas s’écarter d’une règle mal entendue, on ne doit pas courir le risque de scandaliser un seul Spectateur, quand on supposerait même qu’il y en a un nombre infini de corrompus.
Je changerais donc entièrement le caractère de Créuse : loin de la faire amoureuse de Jason, ce serait une fille modeste, soumise aux volontés de son père : tout au plus, je lui donnerais de l’ambition et de la vanité ; et ce serait par ces motifs qu’elle consentirait à devenir la femme d’un Héros tel que Jason ; non sans de grandes agitations, par la crainte que ce même Héros ne vint à l’abandonner un jour comme il abandonnait Médée ; enfin je lui mettrais à la bouche mille traits contre la cruauté des hommes de son temps, qui, après avoir abusé de la simplicité et de la bonne foi des filles, ont recours au divorce pour les quitter et les rendre malheureuses à jamais. De cette façon, le vice serait blâmé, et la vertu exaltée comme elle doit, et comme on est indispensablement obligé de faire en toutes occasions dans la societé, mais particulièrement sur le Théâtre.
La Tragédie de Médée, réduite en cet état, me paraîtrait assez convenable pour le Théâtre de la Réformation.
AGRIPPA,
ou le faux Tibérinus.
La Pièce d’Agrippa ou du faux Tiberinus, que M. Quinault son Auteur a nommée lui-même Tragicomédie, a fait longtemps mes délices. J’y trouvais la véritable horreur tragique, telle que les Anciens l’ont connue ; mais modifiée à la manière des modernes, avec un art qui me paraissait admirable. Peut-être ai-je eu tort de l’avoir tant estimée ; et, en effet, il n’est pas impossible que les traits surprenants et les coups de Théâtre, fréquents dans cette Pièce, m’aient fait illusion ; puisque les Acteurs ne courent pas moins le risque d’être séduits, que les Spectateurs. Quoiqu’il en soit, il est temps que l’enchantement finisse ; et que je regarde cette Tragicomédie, non seulement avec indifférence, mais même avec des yeux de critique.
On ne parle, dans toute la Pièce, que de l’amour de Lavinie pour Agrippa, et de l’amour d’Albine pour Tibérinus, qui passe pour le meurtrier de son frère. J’en ai conclu d’abord que cette Pièce n’était point susceptible de correction ; parce que jamais, à ce qu’il me paraissait, l’action ne pouvait être conduite à sa fin, que par les intrigues d’amour de ces deux Princesses, et j’en étais sincèrement affligé : mais, après avoir bien réfléchi pour tâcher d’exécuter le dessein du Poète, sans suivre la même route, et par conséquent pour corriger la Pièce, en conduisant l’action à sa fin, sans le secours de la passion d’amour ; je crois être parvenu à trouver ce que je n’espérais plus de rencontrer.
Quinault nous apprend, dans les premières Scènes de sa Pièce, qu’il s’était déjà parlé de mariage entre Lavinie et Agrippa, comme entre Albine et Tibérinus. Il est vrai que, dans le cours de l’action, Tibérinus et Agrippa ne sont nommés par les Princesses, que comme leurs Amants, sans qu’elles paraissent se rappeller qu’ils avaient été destinés à les épouser. Mais je suis persuadé que Quinault a changé d’avis en composant sa Pièce ; et que s’étant imaginé, par les raisons que nous avons tant de fois répétées, que le Public serait plus touché de voir les deux Princesses pleurer la perte de leurs Amants, que celle de leurs ◀maris, il a préféré la satisfaction de plaire, en se prêtant au penchant de la nation, à la gloire d’instruire et de corriger.
Je pense donc que, pour rendre cette Pièce digne du Théâtre de la Réformation, il faudrait faire ce que Quinault eût fait s’il avait suivi son premier projet ; et qu’il suffirait que Lavinie et Albine ne parlassent jamais d’Agrippa et du Roi, que comme de leurs époux ; puisqu’en effet leur mariage était arrêté, et devait se conclure au retour des Princes, après leur expédition : pour lors tout ce qu’elles diraient (soit à propos d’amour ou de vengeance) serait autorisé ; et il n’y aurait rien à reprocher à la Pièce, si ce n’est peut-être quelques expressions de tendresse qu’il faudrait ou changer ou retrancher ; mais l’ouvrage serait très aisé : et nous avons déjà nommé bien des Tragédies dans la classe des Pièces à corriger, qui demandent un plus grand travail. La Tragicomédie d’Agrippa ou du faux Tibérinus, mise en cet état, me paraîtrait très convenable pour le nouveau Théâtre.
ROMULUS,
de M. de la
Motte.
La passion d’amour que M. de la Motte nous présente dans la Tragédie de Romulus, est d’une espèce à laisser longtemps en suspens, si cette Pièce est digne ou n’est pas digne du Théâtre de la réforme, et si l’on doit ou la conserver ou la rejeter.
Il n’est guère possible à l’homme de garantir son cœur de toutes passions : tout ce qu’il peut faire est de leur en disputer l’entrée ; et si elles y entrent malgré sa résistance, de les combattre sans cesse, et de ne jamais y succomber : c’est pour cela que sentir une passion n’est point un crime, ne pas la réprimer, en serait un. Hersilie, dans la Tragédie de Romulus, aime avec innocence ; parce qu’elle aime, pour ainsi dire, malgré elle : mais elle cache son amour avec soin, et même elle n’en parle pas ; parce qu’elle veut tout tenter pour vaincre sa passion. Hersilie fait donc tout ce que la vertu la plus sévère peut exiger d’elle ; et si elle parle à la fin, c’est la situation qui l’y force ; puisqu’elle se voit exposée à perdre ou son père ou celui qu’elle aime, dont l’un des deux ne peut éviter de périr dans le combat singulier résolu entre eux, et juré à la face des Autels.
Je n’ai pû me résoudre à condamner un pareil amour ; d’autant plus que, dans toute la Tragédie, il n’y a point de ces Scènes molles et efféminées, qui tendent à corrompre le cœur, et contre lesquelles je me suis tant de fois et si vivement déclaré.
Il est vrai que, malgré toutes ces raisons, je n’ai pas osé non plus placer cette Pièce dans le nombre de celles que l’on peut conserver. Dans les Scènes entre Romulus et Hersilie, je trouve du côté de Romulus des expressions de sentiment vives et tendres, qui me paraissent devoir être supprimées. Je ne répète point que ces sortes de corrections doivent être faites avec grand soin. Lorsque la Tragédie de Romulus sera lavée de ces sortes de taches, je croirais qu’elle pourrait se conserver pour le Théâtre de la Réformation.
JUGURTHA,
Tragédie de M. de la
Grange Chancel.
Dans mes examens précédents j’ai placé, parmi les Pièces que je conserve, des Tragédies qui, sûrement, ont encore plus besoin que celles de Jugurtha, d’une recherche exacte et rigoureuse, pour être purgées de quelques expressions trop vives, j’aurais donc pû conserver celle-ci telle qu’elle est ; mais des gens plus délicats que moi trouveraient peut-être quelque chose à reprendre dans les Scènes d’amour qui se passent entre Artemise, Ilione et Adherbal : c’est ce qui m’a obligé de la mettre dans le rang des Tragédies à corriger, après l’avoir examinée avec la dernière sévérité.
Il semble d’abord que cette Pièce ne nous présente pas une passion d’amour, telle que nous la demandons pour le Théâtre de la réforme ; c’est-à-dire, une passion qui porte à de si grands excès qu’elle inspire l’horreur, et devienne par là propre à corriger et à instruire : cependant, si on y fait attention, on trouvera que cette première impression n’est pas conforme à la vérité.
L’amour d’Artemise et celui d’Ilione paraissent très raisonnable et très permis ; car Artemise est promise en mariage à Adherbal, et elle l’aime par devoir autant que par goût. Jugurtha veut épouser Artemise et donner à son rival sa fille Ilione, qui est par là suffisament autorisée à aimer Adherbal que son père lui destine et qu’elle va épouser. Malgré cela, les amours de ces deux Princesses, quelques raisonnables qu’ils soient, sont infiniment malheureux ; puisqu’elles se tuent toutes les deux après la mort de leur Amant.
On pourrait donc en conclure que la passion d’amour de la Tragédie de Jugurtha ne doit inspirer aux Spectateurs que de la compassion, et que la compassion est plus propre à corrompre qu’à corriger : j’en conviens, et même je tâcherai de le prouver dans l’examen du Cid ; mais le cas me paraît très différent. La passion d’amour dans Artemise et dans Ilione n’inspire pas une simple compassion dénuée d’horreur ; car le Spectateur ne peut se dispenser de se souvenir que, si ces deux Princesses n’avaient pas aimé avec une extrême violence, elles ne se seraient pas tuées après la mort de leur Amant : ainsi leur exemple, par l’horreur qu’il cause, n’est pas moins instructif que celui d’Hermione et de Pyrrhus dans la Tragédie d’Andromaque.
Pour ce qui est de la passion de Jugurtha, on ne peut pas disconvenir qu’elle ne soit infiniment instructive par son excès ; parce que c’est le transport effréné de sa passion, qui donne la mort à son rival, à sa Maîtresse et à sa propre fille, en même temps.
Je trouve donc cette Tragédie très bonne pour le Théâtre de la Réformation, ou telle qu’elle est, ou en y corrigeant le peu d’expressions qu’on pourrait y appercevoir en l’examinant scrupuleusement.
AMASIS,
de M. de la
Grange.
La Tragédie d’Amasis peut être comptée parmi les meilleures Tragédies modernes que nous ayons ; et, si je la place dans la classe des Tragédies à corriger, ce n’est que pour une seule Scène qui me paraît en avoir besoin.
Dans la dernière Scène du premier Acte, Arténice avoue à sa confidente qu’elle aime passionnément l’étranger que son père a retiré pendant trois jours dans sa maison de campagne, et qu’elle a vu par hasard. Un amour si violent et si subit n’est pas décent dans une fille ; je crois qu’il faudrait le modérer ; et, puisqu’enfin il est nécessaire qu’Arténice soit prévenue pour Sésostris, je crois qu’il faut faire naître et faire augmenter cette passion par degrés dans le cours de l’action.
L’inclination d’Arténice pour Sésostris, sans le connaître, paraît d’une certaine façon autorisée : et dans la Scène VIIe. du troisième Acte, la Reine lui dit que leur mariage était déjà résolu : sur ce principe, on peut sauver ce premier mouvement d’inclination pour une personne qu’Arténice ne connaît pas ; puisqu’à la fin il se trouve que cet inconnu est Sésostris lui-même. Tout cela fait voir avec quelle réserve il faut ménager une pareille déclaration d’amour, si on veut garder les bienséances et le vraisemblable en même temps.
Enfin, Amasis est une bonne Tragédie, et qui, de toute façon (après les petites corrections dont nous venons de parler) mérite d’être conservée pour le Théâtre de la Réformation.