REGLEMENTS
Pour la Réformation du
Théâtre.
Il me paraît que, lorsque la réformation du Théâtre serait décidée, le Souverain ou la République, qui l’aurait entreprise, pourrait établir une espèce de Conseil des personnes suivantes.
Un Chef ou Président pour le Roi, ou pour le Sénat ; un Substitut du Lieutenant Général de Police, ou du Magistrat qui a l’inspection du Gouvernement intérieur de la Ville ; deux Docteurs de la Faculté de Théologie ; deux Poètes de Théâtre, d’un âge mûr et en état de juger des Pièces, et un ou deux anciens Comédiens. Dans la première assemblée on ferait lecture des Constitutions de la réforme, qui seraient enregistrées ensuite, et qui contiendraient, à peu près, ce qu’on va lire dans les articles suivants.
1°. Le Théâtre n’est que trop souvent une porte ouverte au dérangement de la jeunesse. De tout temps des enfants de famille et des Gentilshommes même, se sont faits Comédiens, à la faveur des Arrêts du Parlement qui ont décidé que la Profession de Comédien ne déroge point. Pour prévenir cet inconvénient, et pour ne pas laisser croupir dans le désordre des jeunes gens, qui se porteraient, peut-être, au bien, et dont la République pourrait tirer un jour quelques secours, le Roi ordonnerait qu’on ne reçût point d’Acteur qui ne fût connu pour homme d’honneur, et, comme tel, avoué de sa famille. A cet effet il serait obligé de produire des témoins et de présenter des Certificats en bonne forme : il se soumettrait sans réserve à tous les règlements du nouveau Théâtre ; et, si dans la suite il manquait à son devoir, ou que sa conduite se dérangeât, et qu’enfin on fût obligé de le congédier du Théâtre, il sortirait sans aucune récompense.
2°. Dans toutes les Pièces nouvelles qui seront écrites pour le Théâtre de la Réformation, soit Tragédies, Comédies, ou autres de quelque genre que ce puisse être, la passion d’amour, telle qu’il est d’usage de la représenter aujourd’hui, sera entièrement exclue : bien entendu, cependant, que, si quelque nouvel Auteur trouvait le secret de donner des instructions utiles sur cette passion, en sorte que les Spectateurs puissent en devenir meilleurs, il faudrait admettre sa Pièce, comme on admet celles où sont représentées la haine, la vengeance et les autres passions ; lorsque ces passions, loin d’être approuvées ou victorieuses, ne peuvent inspirer aux Spectateurs qu’une horreur salutaire.
3°. On examinera toutes les anciennes Pièces, pour choisir celles qui paraîtront le plus susceptibles de correction ; et dans lesquelles, surtout, on pourra retrancher les Scènes d’amour, qui ne seraient pas compatibles avec la pureté des mœurs que l’on se propose d’introduire sur le Théâtre. Si pourtant le Conseil jugeait à propos d’en conserver quelques-unes, où la passion d’amour ne parût pas nuisible, ni capable de corrompre le cœur, il ne faudra l’insérer dans le Registre qu’après qu’on se sera assuré qu’elle est propre à corriger les mœurs, à inspirer une bonne morale, et à faire aimer la vertu ; ce qui doit être le premier objet de toutes les Pièces du nouveau Théâtre.
4°. Il n’y aura point de femme dans la Troupe qui ne soit mariée, et dont le mari ne vive avec elle, soit qu’il fasse la profession de Comédien, ou non : et, à l’égard de la conduite des Actrices, on suivra la méthode des Hollandais ;8 pour le moindre scandale qu’elles donneront on les congédiera ; lorsqu’elles sortiront de cette manière, elles ne jouiront que de la moitié de la pension ; et elles la perdront en entier, si elles continuent à faire mal penser▶ d’elles, même après leur sortie de la Troupe. De même, si, pendant qu’elles seront au Théâtre, on s’apperçoit d’un dérangement plus marqué, elles seront chassées de la Troupe, et privées entièrement de la pension.
5°. Il sera défendu, à l’avenir, aux filles et aux femmes de danser sur le Théâtre, sans en excepter même celles qui seraient Actrices.
6°. Avant qu’une Pièce nouvelle puisse être présentée au Conseil, qui seul a droit de la recevoir, il faudra qu’elle ait passé par quatre examens particuliers.
En premier lieu, le Substitut de la Police jugera si l’ouvrage n’est point contraire aux Loix du Gouvernement. En second lieu, la Pièce sera remise à un des Théologiens du Conseil, qui décidera si elle ne blesse en rien la Religion et la bonne morale ; ensuite elle sera lue par un des Poètes du Conseil, qui donnera ses avis sur le style, les Vers, l’action, la conduite, et qui fera toutes les objections qui sont du ressort du génie et de l’art. Pour le quatrième examen, il sera fait par un des Comédiens du Conseil, et aura pour objet tout ce qui concerne l’exécution théâtrale ; sur quoi les Comédiens sont plus en état que personne de juger : il examinera sévèrement les plaisanteries, et surtout les équivoques d’un certain genre, qui ne percent pas aisément à la lecture, mais qui frappent à la représentation ; parce que souvent ils dépendent plus du geste que des paroles. Alors la Pièce sera remise à l’Auteur, afin qu’il la corrige suivant les notes qui lui auront été communiquées ; et ce n’est que lorsqu’il l’aura réformée, qu’elle sera lue au Conseil assemblé, qui décidera si elle doit être reçue et inscrite sur le Registre.
7°. La recette entrera toute entière dans la caisse ; et, à la fin de l’année, ce qui restera, tous frais payés, sera employé en œuvres de piété.
8°. La Troupe sera composée comme on la voit aujourd’hui au Théâtre Français ; mais, pour jeter plus de comique dans les petites Pièces, on ajoutera, aux Acteurs ordinaires, l’Arlequin personnage masqué du Théâtre Italien. On sait, par expérience, avec quelle facilité cet Acteur peut entrer dans la bonne Comédie, et combien il est propre à la rendre encore plus amusante.
9°. Il sera défendu d’ouvrir le Théâtre, ni de donner aucun Spectacle, de quelque genre que ce puisse être, les jours de Fêtes et de Dimanche, et tout le temps de Carême.9
Voilà les articles capitaux qui peuvent conduire à la réformation, sauf à les rectifier et à les augmenter, suivant qu’on le jugera à propos. Quant aux difficultés qui peuvent se présenter dans l’exécution, je n’en trouve point d’insurmontables.
Quant à l’Opéra, je ne crois pas qu’il soit aisé de lui faire subir les Règlements de la Réformation : comme, en pareille matière, on ne doit pas faire les choses à demi, je n’en parlerai point ; ce sera au Magistrat préposé pour la Police des Spectacles à examiner les désordres qu’il faudrait réprimer, et dont je ne veux pas faire l’énumération. La maladie est bien grande ; et, si l’on veut y appliquer les remèdes proportionnés, je crains fort que le malade ne périsse dans l’opération.
De tous les articles que je propose, pour parvenir à réformer le Théâtre, je suis sûr qu’il y en a deux, principalement, qui déplairont au plus grand nombre des Spectateurs ; le second et le cinquième. Dans le second, j’exclus tout à fait la passion d’amour des Pièces qu’on écrira pour le nouveau Théâtre ; et, dans le cinquième, je prétends abolir entièrement la danse des femmes. Examinons les objections qu’on peut faire contre ces deux articles ; et, toute prévention à part, ne donnons gain de cause qu’à la raison.
On commencera par m’opposer que mon systême (toute proportion gardée) peut être comparé à celui de Platon, par rapport à sa République : il aurait fallu, pour la peupler, que ce Philosophe eût créé des hommes nouveaux ; et, pour fonder le Théâtre que je propose, on dira qu’il faudrait pétrir des hommes d’une pâte toute nouvelle : on ajoutera qu’il est impossible que des Spectateurs, qui n’ont jamais connu d’autres Spectacles que ceux où l’amour sert de base, où cette passion anime les intrigues, où elle détermine presque les caractères, et où enfin les épisodes et la diction ne respirent que l’amour, il est impossible, dis-je, que de tels Spectateurs adoptent précisément le contraire, et ne soient pas révoltés par mon système.
Sans prétendre qu’il arrive dans les hommes une métamorphose si générale, je ne désespère pas qu’une bonne partie des Spectateurs ne se déclare en faveur du nouveau Théâtre, par les motifs que j’ai présentés plus haut : quant à ceux qui ne goûteraient pas ces motifs, je suis réduit à les plaindre de ce qu’ils n’ont pas la force de secouer le joug d’une mauvaise habitude : j’avoue cependant qu’il pourrait bien arriver que, dans les commencements, l’affluence des Spectateurs ne fût pas grande ; mais en ce cas la caisse du Théâtre suffira, pour soutenir la dépense, avec ses propres fonds, et tous les autres secours que nous marquerons plus bas. Peu à peu le Spectacle se repeuplera ; et le vide, causé par la désertion des libertins, sera bientôt rempli par des hommes sages et raisonnables, dont l’approbation sera plus flatteuse et d’un plus grand poids pour les Auteurs et les Acteurs du nouveau Théâtre.
Supposé pourtant que les chambrées diminuent, et que la plus grande partie des Spectateurs d’aujourd’hui, sans être remplacés par d’autres, ne veuille point assister à des représentations qui lui paraîtraient insipides, cet inconvenient ne durerait pas longtemps.
La jeunesse qui sort des Colléges fournit, tous les trois ou quatre ans, une recrue considérable aux Spectacles ; et, presque tous les dix ans, on les voit entièrement renouvellés de Spectateurs. Ces jeunes gens trouveraient le Théâtre réformé, et s’en accommoderaient sans peine ; les principes d’honneur et de vertu, dans lesquels ils sont élevés, ne leur permettraient pas de souhaiter des Spectacles d’une autre espèce ; et quand, dans un âge plus avancé, ils liraient les Pièces de l’ancien Théâtre, loin de se plaindre de ce qu’on ne les jouerait plus, ils auraient plutôt peine à comprendre que leurs pères eussent pû goûter la licence de leur temps. Je ◀pense▶ donc que, pour accoûtumer le plus grand nombre des Spectateurs aux Pièces du Théâtre de la Réformation, il n’est pas nécessaire de renouveller les hommes ; laissons-les tels qu’ils sont, et souffrons qu’ils viennent au monde comme la nature les forme : il suffit de ne les pas pervertir par une éducation dangereuse et par de mauvais exemples.
Qu’on n’objecte pas non plus que les Poètes se trouveront sans ressource, et que leur génie n’aura plus de quoi s’exercer : que leur ôter la seule passion qui est généralement goûtée, c’est vouloir leur imposer un éternel silence ; et que les contraindre à écrire des Pièces de Théâtre sans amour, c’est comme si on voulait forcer des soldats à marcher au combat, après qu’on les aurait désarmés.
J’ai trop bonne opinion des Poètes, pour supposer qu’aucun d’eux puisse ◀penser de la sorte ; et je crois aussi que, parmi les Spectateurs, il n’y aura qu’un petit nombre de gens peu instruits qui pourront tenir un pareil langage. En effet les Poètes de ce siècle sont trop éclairés et trop honnêtes gens, pour n’avoir pas toujours rougi d’être forcés, par l’exemple de leurs prédécesseurs et par la corruption du siècle, à célébrer sans cesse et uniquement la passion d’amour. D’ailleurs, ils connaissent trop bien l’Antiquité pour ne pas savoir que les Grecs n’ont presque point placé cette passion dans leurs Poèmes dramatiques ; et que, lorsqu’ils en ont fait usage, ce n’a été que pour en inspirer de l’horreur, ou pour en tirer quelque sujet d’instruction ; comme on voit dans Phèdre et dans Andromaque. J’ose donc assurer au contraire qu’ils seront charmés de voir leur génie en liberté, et que leurs premiers efforts feront connaître combien l’amour, qu’on croit aujourd’hui l’unique fondement du Théâtre, y est étranger ; pendant que la nature toujours féconde fournit abondamment, dans le cœur de l’homme, des sujets convenables pour former de bons Citoyens.
A l’égard du cinquième article, qui abolit la danse des femmes du Théâtre, je n’ai qu’à répéter ce que j’ai dit dans le quatrième Chapitre. Que la pudeur est l’apanage des femmes.
J’ai toujours regardé la forme de l’habillement des femmes, comme une suite et comme une conséquence de cette modestie dont le sexe fait profession ; aussi voyons nous que, dans tous les pays, quelque différence que l’usage ait introduit dans les habits, ceux des femmes ont été respectés ; et, malgré les variations infinies de la mode, elles sont restées couvertes depuis les épaules jusqu’aux pieds ; il y a même des pays où elles sont enveloppées en entier dans une mante, en sorte qu’elles ne laissent entrevoir qu’un œil pour se conduire ; mais dans les pays même où les femmes ont le plus de liberté, la décence exige qu’elles ne laissent voir précisement que leur visage et leurs mains ; encore ont elles soin de porter toujours des gants.
Les Actrices, dont les rôles se bornent à représenter dans les Tragédies ou dans les Comédies, peuvent conserver dans leurs habillemens toute la modestie et toute la décence que le sexe et la société exigent : il n’en est pas de même des Danseuses ; en supposant du moins qu’elles sont forcées de faire ce qu’elles font, c’est-à-dire de porter des habits très courts, et souvent d’avoir la gorge découverte, c’en est assez, sans en dire d’avantage, pour prouver que la modestie ne peut s’accorder avec cette profession. Je me contenterai donc d’ajouter que la Comédie la plus libre est mille fois moins dangereuse que la danse des femmes sur la Scène.
J’espere que les personnes raisonnables seront de mon sentiment, et qu’elles se joindront à moi pour la défense, surtout, du second et du cinquième article de mes Règlements de réformation.