(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Idée des spectacles novveavx. Livre II. — Chapitre XI. Du Balet. » pp. 209-318
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(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Idée des spectacles novveavx. Livre II. — Chapitre XI. Du Balet. » pp. 209-318

Chapitre XI.

Du Balet.

Section premiere.

Du Nom, & de l’Essence du Balet.

L es Grecs ont donné la naissance à ce nom ; & les Romains qui les ont suivis & imitez l’ont conservé, quoy qu’ils semblent s’en estre servy seulement dans vn sens particulier : Car par ce mot de Balismus, ils entendoient seulement une maniere de dance au bruit des Tambours. Les Italiens nous l’ont eu donné, ou du moins familiarisé : & ce qu’ils appellent Balare, est la mesme chose que ce que nous entendons par le mot de dancer. Toutefois nous n’appliquons celuy de Balet, qu’aux Assemblées où se fait vn Bal, ou à ces dances reglées & mysterieuses, que nous appellons Balet.

La définition peut estre ainsi conceüe. C’est une representation muette, où les gestes & les mouvemens signifient ce qu’on pourroit exprimer par des paroles.

Par-là il est aisé de voir la defectuosité de ces Balets, où l’on ne connoit rien que par les recits qu’on y chante, que par les Livres qu’on y distribuë, & que par les Vers qu’on y insere pour en debroüiller le sujet, & pour en faire voir l’idée, le tissu & la liaison de l’un & de l’autre. Car ce divertissement est destiné presque uniquement pour les yeux. Les oreilles n’ont droit qu’aux seconds plaisirs : & tout ce que le Spectateur ne peut voir exprimé dans les pas, dans le personnage & dans les autres Jeus du Spectacle, tout cela dis-je, n’est point une matiere de Balet, & ne peut que malaisément estre revêtu d’une raisonnable forme.

Il faut donc que ce soit une representation spirituelle & sensible tout ensemble, que le dessein en soit ingenieux, le tissu regulier & artiste, & l’execution pleine de force & de relief.

Cette representation a beaucoup de choses communes avec les Poëmes Dramatiques, & les uns & les autres ne sont que d’agreables Spectacles, où par l’artifice & par l’adresse de l’esprit on fait voir au peuple present ce qui est arrivé dans les siecles passez. On y represente ce qui peut servir, ou d’exemple pour le faire imiter, ou d’avertissement pour le faire fuir : & dont la beauté ou la laideur peuuent fortifier dans la volonté du Spectateur l’amour ou la haine que les belles Ames doivent avoir pour la vertu ou pour le vice.

Ainsi la Tragedie & le Balet sont deux sortes de Peintures, où l’on met en veüe ce que le Monde ou l’Histoire ont de plus illustre ; où l’on déterre, & où l’on étale les plus fins & les plus profonds mysteres de la Nature & de la Morale, & tout ce qui peut nous estre inconnû, soit par le reculement des temps, soit par l’ignorance ou par le peu de curiosité de nos Peres.

Ces sortes de peinture aydent extrémement à faire concevoir les choses : Car outre que l’intelligence y est beaucoup soulagée par le ministere des sens ; l’artifice du Theatre & des Acteurs ajoûte encore quelque chose à la force des premieres idées, & inculque dans l’esprit les plus legeres impressions. Les oreilles & les yeux sont des entrées de l’esprit, favorables aux objets, qui en abregent & facilitent les approches, & qui ne coûtent à l’intelligence, pour ainsi dire, que des civilitez & que des soins de bien recevoir ce qu’ils luy presentent au lieu que la lecture & l’estude dépensent beaucoup de travail & de temps, & ne font que de lents progrez parmy des reflexions tres-chagrines.

Par ce moyen donc on s’instruit de l’antiquité, en se divertissant du siecle ; on ramene les temps les plus reculez, on fait revivre les persõnes mortes, on donne du corps aux pensées les plus abstraites, & par un secret precieux qui peut enrichir toute sorte d’objets, il n’y paroît rien de si laid qui ne soit embelli ; rien de si incertain ou de si estably, dont à son gré l’on ne haste ou l’on ne retarde les rüines ; rien de si heureux qu’on n’abîme dans les disgraces ; point de coupable si èpargné, qu’on n’en puisse obtenir quelque vengeance ; ny enfin rien de si loüable ou de si beau ; dont on ne puisse regaler une Assemblée, & la faire joüir durant quelques moments de toute, la felicité des meilleurs temps.

Toutefois si le Balet a cela de commun avec la Comedie, il a ses differences & ses regles particulieres. Il n’est pas obligé à ces restrictions du Poëme Dramatique. Il peut dans une nuit representer les plus beaux jours de quelques jeunes Amans : Etaler aux yeux les richesses des diverses saisons : Abreger & reduire à son poinct les diverses Monarchies du Monde : Representer & comprendre dans un mesme dessein les Assyriens & les Perses, les Grecs & les Romains, les Chinois & les Europeens. Soit que jusqu’icy les Loix du Balet n’ayent pas esté publiées, ou que le Ciel & sa bonne fortune l’ayent preservé des chicaneuses & ridicules inquietudes des Maistres-ez-Ars, il n’est tenu que de plaire aux yeux, de leur fournir des objets agreables & dont l’apparence & le dehorsimpriment dans l’esprit de fortes & de belles images.

Pourveu qu’il se puisse passer de toute sorte de paroles : qu’il rende intelligible son silence : Loquacissima manus, linguosi digiti, clamosum silentium, expositio tacita. Qu’il ne parle que des pieds & des mains ; Que ses gestes & ses mouvemens dechiffrent & developent tous les mysteres du dessein, il a satisfait à tous ses devoirs : Car le Balet n’est, apres tout, qu’une Fable müette, où les Anciens estoient si bien versez, que sans aucun besoin de Truchement Ils faisoient lire dans leurs actions & dans leur danse, leurs desseins & leurs pensées, comme s’ils eussent usé de la voix & des paroles.

Section II.

Du Sujet.

I L semble aux Poëtes ou aux Autheurs, Inventeurs, Dessinateurs ou Entrepreneurs du Balet (de tous ces noms je n’useray que de celuy de Poëte.) Il leur semble, dis-je, que pour faire ou choisir un Sujet, ils n’ont qu’à detacher quelque trait de la vieille Fable, quelque poinct de l’histoire moderne, où quelque nouvelle bizarrerie de leur imagination, de les distribuer en quelques entrées, de les soustenir ou revêtir de quelques visions extravagantes, & enfin de les enrichir aux dépens du Prince. Ils se trompent lourdement. Les Perles ne naissent que dans les Conches, & en Orient ; Il les faut aller pêcher : Et s’il s’agit de les contrefaire, il en faut sçavoir l’art & avoir de l’industrie.

Le Sujet est l’Ame du Balet, qui fomente la premiere Idée que le Poëte peut avoir conceuë, qui communique les esprits aux diverses parties, & qui leur donne enfin & la nourriture & le mouvement. Ce n’est pourtant pas une Ame parfaite qui soit toute, & toute entiere en châque partie. C’est plûtost une feve materielle & interieure, secrettement & separément répanduë dans châque membre du corps, qui luy communique toute la chaleur necessaire pour vivre, & toute la vigueur pour agir. Ainsi il regne uniquement durant toute l’action, & dans toute la durée du divertissement, encore que les entrées en paroissent separées, & que l’union en soit apparante & interrompuë.

Pour faire le choix d’un beau Sujet, il faut bien examiner si le poinct de l’Histoire ou de la Fable qui nous a pû fraper l’imagination, a cette seve necessaire pour fournir à toute l’action. Si le fond peut soûtenir la depense, s’il fait naistre, s’il entretient, s’il ouvre, & s’il laisse de belles idées. S’il est capable de supporter les operations de l’Art. S’il peut subsister sans peril sous les severitez des regles. Enfin, s’il est digne des soins de l’Artisan, & s’il peut donner du plaisir aux Spectateurs.

Ie ne vois pas de fonds ny plus sûr ny plus riche que l’Histoire, où que la Fable. Les Sujets d’invention me sont toûjours un peu suspects : & ie crains d’y trouver, ou de la secheresse & de la pauvreté, ou des richesses & de l’extravagance. Il y a mesme quelque avantage pour le Spectateur, de ne luy offrir que des objets connus & des evenemens divulguez, parce qu’il penetre plus aisément dans une chose de soy éclaircie qui’l la croit plus volontiers, & qu’il regarde avec plus de respect des vieilles imaginations qui ont essuyé la Critique de tous les habiles & de tous les temps. Au contraire, faute d’assez de connoissance ou d’estime pour les invention nouvelles, il se revolte aisément, il s’erige en Iuge, & se rendant selon son caprice ou indulgent ou severe, il se degoûte de ce qu’il voit, & ne prend plus de plaisir qu’à critiquer & qu’à contredire.

Ce n’est pourtant pas assez que la Fable ou que l’Histoire ayent consacré un poinct illustre, ou quelque singulier évenement, & qu’ils l’ayent rendu considerable dans tous les Monumens de l’Antiquité, il faut qu’il soit clair & intelligible. En vain seroit-il illustre, s’il devenoit obscur entre nos mains : si le Poëte en laissoit eteindre le feu, ou ternir le brillant par la froideur de ses imaginations, ou par la confusion de ses pensées. Il doit faire son principal soin de rendre le total, & le detail de son ouvrage si évident & si aisé, que les sens ne s’y attachent point vainement, & qu’il ne faille aucun effort d’esprit pour se saisir du dessein & pour penetrer le mystere. Car c’est une consequence indubitable, que le Poëte manque de lumiere, s’il laisse de l’obscurité en ce qu’il produit & en ce qu’il veut faire paroistre.

Il est de laides Apparitions, & dont l’éclat augmente l’horreur. Le brillant d’un Sujet doit estre toûjours gracieux, & ne laisser que d’agreables Idées. Il en est de deux sortes : Les vns en ont un passager & si i’osois user du mot de Montagne, prinsautier, qui frape d’abord qui saute aux yeux, & qui s’evanoüit aussitôt. Les autres en cachent plus qu’ils n’en montrent, & vont successivement à leur point, où ils éclattent & où ils durent. Mais les uns & les autres en composent une troisiéme espece qui tient des deux, & qui sont & prompts & durables. Ce sont les plus parfaits, ou du moins les plus propres pour le Balet. Toute en est galant, tout en est gracieux, tout en est aimable. Il n’y a qu’une chose à y observer, qui est dautant plus d’importance qu’elle n’est pas simplement du devoir du Poëte, mais mesme de l’honneste-Homme ; c’est de rejetter absolument toute sorte de Sujets qui laissent ou qui conduisent à de sales Idées. De bannir de son esprit toute sorte de dessein ambigu, qui puisse souffrir quelque interpretation profane & licencieuse, & qui mesme force à penser ce que la bienseance a forcé de taire. Qu’on ne cherche point à authoriser ces libertez d’esprit & de parole par l’exemple des Anciens, ou à les combattre par la sainteté de nostre Religion. Il y eut de tout temps d’honnestes gens qui ont fait profession d’aimer les belles choses. Sans doute que dans l’un & l’autre Sexe de ces temps-là, il y eut des Spectateurs qui soûpirerent à l’aspect des choses indecentes, & qui furent mortifiez de l’impudance des uns & de la prostitution des autres. Il n’y a point d’honneste, homme si distrait du bon sens, ny si emporté dans la debauche, qui ne soûfre quelque peine des choses trop libres & méseantes.

Que le Sujet soit donc choisi si honeste, si net, si pur, qu’il puisse se défendre contre toute sorte de severité ; Que le titre soit bien purgé, non seulement de toute ambiguité des termes, mais encore de la simple odeur d’un mauvais sens ; Que toute l’étenduë qu’il peut avoir non seulement ne touche point à des circonstances trop libres, mais même qu’il n’y frole point (pour ainsi dire) par des sous-ententes ou par des equivoques, ny enfin directement ou indirectement. Les belles courses se font dans les Carrieres justes & reglées ; l’adresse paroît davantage dans la justesse que dans le desordre ; & la modestie a des appas plus fins & plus doux que l’échapement & que la debauche.

Le Sujet doit aussi estre riche de soy, & pouvoir fournir à l’Autheur de quoy exercer son bel esprit. Quand il est sterile & necessiteux, il engage le Poëte à des efforts extraordinaires pour reparer ses pauvretez, où le jette dans un peril extrême d’extravaguer dans ses imaginations. Ce qui ne roule que sur une simple Idée est toûjours fluet, delicat & tendre : malaisé à élever & à pousser jusqu’à la parfaite maturité & jusqu’à une juste corpulence. Qui ne s’applique qu’à des imaginations, travaille bien souvent en l’air, & ne produit que des chimeres. Un bon fonds soulage ou dispense le Laboureur d’une partie du travail & des soins, & s’il ne laisse pas d’enrichir le Proprietaire. Un Sujet plein & substantiel donne moins de peine à l’imagination, égaye l’ouvrage, & accelere le succez.

Il ne faut pourtant pas que pour estre riche il se rendre insolent & intraitable : il doit estre rendu maniable, souple, docile, & en estat de faire tout ce qu’on en peut desirer raisonnablement. S’il est de difficile composition, s’il est sombre, s’il ne peut estre rendu sensible & capable de toutes les beautez du Balet, il faut le reietter : par exemple, il est malaisé de bien exprimer dans un Balet une naissance, à moins de hazarder des accessoires ridicules & méseãs : une victoire qui n’a que des circonstances serieuses, & qui ne craint point de hôteux detours, n’est point non-plus une matiere propre pour le Balet, parce que la peinture de son action est impossible, & que ce n’est qu’un corps ideal, un resultat imaginaire du combat, & de la vaillance du Vainqueur. De même la naissance n’est que le moment de l’arrivée au jour, la suite des douleurs, le progrez de la vie, qui sont des actions fuyantes, qui ne s’attrapent que par l’idée, & qui passent trop vîte pour en laisser de sensibles expressions, telles que le Balet les desire.

SECTION III.

Du Titre.

L E Titre n’est pas une partie de si peu d’importance que peuvent se l’estre imaginez ceux qui ne le content que parmy les choses indifferentes, & quel parmy les superflues. C’est sans doute une des principales parties du tout, qui a un effet imperceptible, mais singulier, & qui contribuë infiniment au contour du Dessein & à la justesse de l’Idée.

Ie ne suis point de l’advis de ceux qui ne travaillent le Tiltre qu’aprés avoir avancé ou mesme finy leur Ouvrage : Cette maniere de travailler est dangereuse, & suppose en celuy qui travaille ou peu de dessein ou beaucoup de temerité. Il est mal-aisé de faire quelque chose de bien à coup-perdu. Le hazard n’est pas toûjours heureux, & les succez en sont plus rares que certains. Comme la raison retient les passions, le dessein regle les pensées & en empesche les égarements. Le Tiltre doit contenir en substance tout le dessein, & servir de Guide à celuy qui travaille. C’est le cœur & le centre qui doit estre le premier animé, & qui doit donner le premier branle à tous les autres mouvemens, sur qui l’on doit juger de la durée du Theme, de la suite de l’Ouvrage, ou de l’extravagance de l’Autheur. Ie croirois donc qu’il faudroit commencer absolument par-là, pour faire regner plus uniformement en chaque Partie, la premiere & principale Idée du Balet : Toutefois comme la pratique du contraire a quelquefois reüssi, je n’impose point de necessité. Mais au moins si le Titre se compose des diverses circonstances d’un Sujet, dé-ja tastées, ordonnées ou travaillées, ie ne crois pas que ce soit un desir injuste, de vouloir qu’il comprene encore plus pleinement le Tout. Les Espagnols n’y reüssiroient pas mal quelquefois, s’ils ne tomboient souvent dans un défaut dont je vays parler.

L’on ne peut pas dissimuler en ce Siecle, que l’on n’ait veu des Titres, soit de Livres, soit des Comedies les plus extravagans du monde, & qui auroient pû servir avec plus de justesse à un Sujet tout contraire. La raison des uns est nulle, celle des autres est mercenaire. Car ceux-là sans doute n’y ont pas pensé, & ceux-cy se sont contentez d’en faire de Specieux, preferant un mot qui pouvoit leur estre utile, & attirer des Spectateurs, à toutes les autres consequences. Le Titre doit estre juste & convenant au Tout, & mesme aux Parties quoy que differemment. Il doit faire le premier Point où l’action commence, où tienne le fil qui la continuë, & ou aboutisse la conclusion qui la termine. Car si les extremitez ne s’accordent, ou si les entre-deux se dementent, il faut par necessité que le tout soit defectueux.

La principale action du Titre est d’ouvrir l’esprit du Spectateur, de luy découvrir subtilement le sujet & d’exciter sa curiosité par quelque apparence agreable qui luy promete quelque plaisir. Car si le titre ne plaît d’abord, la suite ordinairement rebute, & s’il n’est receu avec chaleur, il laisse durant toute l’action, un froid qui engourdit l’ame, & qui altere le plaisir. Ce doit estre un frontispice bien-entendu, qui fasse esperer quelque chose, au de-là de ce qu’il offre à nos yeux, & dont la magnificence attire un favorable prejugé de ce qui ne paroît pas encore. C’est luy qui fait naistre l’avantage des belles choses, & qui sollicite les desirs & la patience des Auditeurs ou des Spectateurs.

Ce n’est pas tout, il doit estre de bonn-foy, & tenir tout ce qu’il promet, gardant toutefois toûjours de la moderation, & n’exposant pas grossierement les objets de reserve, & qui doivent estre tenus secrets. Car il ne faut pas qu’il découvre toutes choses, de peur de violer le mystere, & de risquer les plaisirs de la surprise, qui sont les plus doux que donne le Spectacle. Cependant on les fait bien souvent avorter, en étalant trop à plain le détail des diverses beautez. Car loin qu’elles plaisent comme font ordinairement les beaux incidents, elles dégoustent comme les redites, & faute de paroistre nouvelles, elles deviennent ennuyeuses, si-tost qu’elles paroissent.

Section IV.

Du Corps du Balet.

L e Corps du Balet n’est autre chose que l’assemblage des Entrées & des Incidents qui s’entresuivent, & qui composent un Tout agreable. Nous n’avons pas grand-chose à dire dans ce Chapitre. Nous nous contenterons d’avertir que soit pour faire un beau Dessein, soit pour en bien juger, il faut regarder premierement l’Ouvrage en gros avant que de passer au détail. La taille, l’air, & la mine ont leur prix & leurs prejugez separez, & il y a un sçavoir particulier à bien joindre les Parties, & à les si bien ordonner entr’elles, qu’elles entrent dans le Tout sans violence, & sans difformité. C’est-là le poinct d’honneur de l’Art, & l’ordinaire écueil des esprits les moins vulgaires.

Examinons donc en general le dessein & l’execution ; c’est à-dire le tout & ses parties. Consultons nos yeux, & faisons leur dire ce qui les choque ou ce qui leur agrée. Voyons si le corps est droit, plein, bien proportionné : S’il n’y a rien de forcé, d’obscur ou d’extravagant. Si les dimensions en sont naturelles & justes ; s’il est trop long ou trop court, trop estendu ou trop serré, trop ou trop peu orné ; & enfin si l’on peut dire de l’Idée generale, qui reste apres avoir veu dancer le Balet : Voilà qui est beau. Quand on s’atache à tant loüer les Parties, c’est en quelque façon mépriser le tout. Ce n’est pas apeller belle une fille, dont on ne vante que la voix : & les grands aplaudissements que l’on donne à certains heureux endroits, sont de secretes condamnations de ceux qu’on oublie, & dont on ne daigne dire mot.

Section V.

De la division du Balet ou de ses Parties.

N ous ne voulons pas icy étaler les diverses manieres des Dances anciennes, ny les Noms qui nous en sont restez. Nous nous arrétons à la division naturelle du Tout en ses Parties, & aux moyens d’en faire une bien juste & bien reguliere.

Il est de la division du Balet, comme de celle de l’Oraison. Si elle n’est pas necessaire au discours de l’Orateur, elle s’est à l’intelligence des Auditeurs. Car il est mal-aisé que la memoire retienne les diverses choses & le nombre infiny de Parties qui entrent dans une longue Harangue, si elle n’est soûlagée par quelque chose, qui (pour ainsi dire) luy donne prise sur les objets, qui les y arreste & les luy fasse retenir. Dans le Balet, elle est encore plus importante ; car comme il doit estre un Tout reel, ses Parties doivent estre reellement & par soy distinguées : & dailleurs comme il est un Tout d’esprit, la division en doit estre artiste & reguliere, qui flate le souvenir par sa justesse, & qui par l’industrie & par l’enchaînement des choses y retienne les objets les plus volages & les plus fugitifs.

Pour en faire donc une raisonnable & selon l’Art, il faut en premier lieu qu’elle se fasse en Parties principales, qui comprennent en soy celles de moindre consequence, sans qu’il soit besoin de les specifier. Car comme une Anatomie trop-exacte reduit les Parties en parcelles imperceptibles & superfluës, la division chicaniere, & pour ainsi dire chipoteuse, coupe & diminuë trop les objets ; & loin de soulager les sens ou la memoire, elle fatigue tous les deux par le trop grand retranchement du Tout, ou par la multiplication des Parties. Encore que les Hostelleries adoucissent beaucoup les fatigues d’un long voyage, elles empeschent de faire une longue journée quand elles sont trop frequentes. Les chemins trop rompus, en sont plus bourbeux, & la division trop precise en est moins claire : On conçoit aisement un Arbre divisé en sa Tige, ses racines & sa verdure ; mais on s’opiniâtreroit vainement à vouloir retenir le nombre des branches & des feüilles. Comme ces petits corps ne servent qu’à faire de l’ombre, qu’à épaissir le jour, & qu’à obscurcir les Forests : Ainsi de trop petites parcelles ne font qu’étouffer le sujet & qu’y jetter de l’obscurité.

Secondement, il faut que la division se reduise en moins de Parties que faire se peut. Les Maistres n’en permettent au plus que trois. Mais je croy qu’on peut appeller de cette Loy, & que cela ne doit se regler que sur la nature des Sujets. Sur tout dans le Balet, où tout doit estre sensible, & où la division ne doit point dépendre de la subtilité de l’esprit du Poëte. Car en cela il est plus contraint que l’Orateur, qui est le Maistre absolu de ses divisions, & qui les peut étendre à l’infiny : au lieu que dans le Balet l’Autheur est asservy à sa matiere, & fait profession de livrer aux yeux des Spectateurs, les objets entiers & parfaits. Quelque division qu’il fasse ; elle doit estre fondée sur des Parties réelles qui sortent naturellement de leur tout, & qui aydent à le mieux faire apercevoir.

Voicy donc à peu prez comme il faut s’y prendre. Quand le Sujet est arresté, il faut faire des Points principaux, qui contiennent en eux les diverses Entrées, dont le nombre ne pouroit estre retenu que mal-aisement. Car on se souvient bien d’une division, qui n’a que deux ou trois membres ; & il n’est presque pas possible de retenir l’ordre ou la suite de douze Entrées. Ces Points generaux doivent si bien enveloper toutes les Parties, qu’un seul aspect découvre le tout. Par exemple, si ie fais le Balet des Fatigues de la journée, je puis le diviser en trois Parties. La premiere, contiendra les Peines de la matinée ; des Maistres d’Hostel qui vont à la Provision de bon-heure ; des Maçons qui cherchẽt de la besogne ; & des Atteliers, & des Courtaux qui ouvrent leur Boutique. Dans la seconde, ie feray paroistre celles du milieu du jour, comme les empressemens des Courtisans pour aller au Louvre : Le retour des Conseillers, du Palais, &c. La troisiéme, enfin, exposera ce qui se fait ordinairement le soir. La Promenade & le Bain en Esté. La Comedie & le Bal en Hyver, &c. Sans doute que ces trois membres que ie n’ay point de peine à retenir, me serviroient à ne pas si-tost confondre ny mesme oublier les diverses Entrées.

Section VI.

Des Entrées.

L es Entrées sont les Parties naturelles du Balet, & comme le juste nombre en fait le Corps, la judicieuse diversité en fait la perfection. Il n’apartient qu’à elles de l’augmenter ou de diminuer. Elles sont le Principe essentiel de ses accroissements, & tout le surplus qui entre en ce genre de composé, n’est qu’une espece de tumeur & d’excroissance, & qu’un amas vitieux de Parties superfluës. Celles-cy, ne le grossissent que par accident, & par dehors, comme font les habits, ou les armes : Mais celles-là concourent réellement à tous ces progrez, & y contribuent de leur propre substance, comme les membres naturels, les cuisses & les bras. Enfin, les unes sont necessaires & font subsister le corps : Les autres sont arbitraires, & ne servent qu’à sa commodité ou qu’à ses embelissements.

L’Entrée doit donc estre tirée sans effort, & pour ainsi dire sans feu, des entrailles du Sujet. C’est le seul fonds qui la doit produire. Le Poëte n’est qu’un secours estranger qui est appellé à l’enfantement, comme les Sages-femmes, ou à l’education comme les Nourices. Il n’est que comme un Instrument qui ne contribue que ces façons exterieures que la naissance ne peut donner, & qu’on ne doit attendre que de l’Art, & que des Preceptes. Pour peu qu’une Entrée soit forcée, elle fait un embaras dans l’imagination du Spectateur, & passe pour une extravagance du Poëte. On a beau la lier dans les Vers, en sauver la disconvenance par quelque mauvaise raison : On s’aperçoit toûjours de l’égarement de l’Autheur, de la violence faite au Tout, & de l’imperfection de cette Partie. De quelque façon que l’on repare les membres rompus ou mutilez, les corps ne laissent pas d’estre defectueux. Les dents de perle, les yeux de cristal, les jambes d’ivoire, & les mains d’or ou d’argent, sont toûjours au dessous du prix des ouvrages naturels, & des membres veritables. Si l’apparence en est quelquefois avantageuse, & si l’Art peut atraper la Nature, & abuser les yeux ; les demarches & les mouvements declarent bientost l’artifice, & détrompent les abusez. Que toute Entrée soit donc naturelle, coulante par soy de sa source, & un enfant legitime & reconnu d’un sujet épousé. Qu’elle porte les caracteres Paternels, qui iustifient son origine, & qui empeschent les Spectateurs de se méprendre, ou de faire des iugements temeraires.

Vne des principales beautez des Entrées, est la Varieté des figures, & l’uniformité du pas de Balet. Nous parlerons ailleurs plus amplement de l’un & de l’autre, il suffit icy de resoudre une question assez ordinaire, mais aussi assez curieuse.

On demande si une Entrée de plusieurs est de soy plus belle que celle d’un seul ? Il est sans doute que le nõbre de bons Danceurs est capable d’un bel effet, que tous estans adroits vigoureux & intelligens, peuvent faire de belles & d’agreables choses. Mais comme le merite n’en est jamais égal ; que les parfaits ne sont jamais en grand nombre, l’inegalité des uns & des autres, fait un fort mauvais effet : & au lieu de surprendre & d’attirer de l’admiration, elle rend le defaut des foibles plus remarquable, & l’Entrée moins gracieuse. Quand elle est dancée par un seul : le choix en peut estre si bon que l’on n’y puisse rien desirer, & faute de Compagnon il n’a point de pareil, & n’est point sujet à essuyer les desobligeantes comparaisons du Spectateur. De plus, une Entrée d’un seul ne court point les hazards de celle de plusieurs. Car on y est libre, sans aucune dépendance, on n’a besoin que de ses pieds & que de ses oreilles, on peut s’élever sans contrainte, serrer son pas sans scrupule, & enfin, on n’a qu’à répondre de soy-mesme. Au lieu que dans une Entrée de plusieurs la memoire joüe autant que l’adresse, & la disposition des particuliers habiles & vigoureux est étoufée sous la pesanteur des mols & des ignorants.

Ie n’ay garde d’oublier icy une difference des Entrées de Balet, & des Scenes du Poëme dramatique. Car en celuy-cy les Scenes doivent estre liées entr’elles, au lieu qu’en celuy-là il suffit qu’elles le soient au sujet. Celle qui finit n’a que faire avec celle qui doit commencer apres elle. Par exemple, il ïmporte (pour nous servir du sujet que nous avons proposé) il importe dis-je que l’Entrée du Courtaut ait du raport avec son sujet ; mais il n’est point necessaire qu’elle en ait avec celle du Masson & du Maître-d’Hostel ; Parce qu’il suffit au Spectateur de voir les Fatigues de la Iournée.

Section VII.

Des Incidents.

E ncore que nous laissions la liberté au Poëte de détacher les Entrées les unes des autres, il est toutefois avantageux pour Elles, & pour le Sujet, qu’elles soient bien liées entr’elles : & que la suite fasse une espece d’anchaînement, comme indivisible. Cette liaison se fait avec plus de facilité & plus de perfection par le moyen des Incidents, & lors que l’Entrée est un progrez ou un embarras de celle qui a precedé, ou une preparation pour celle qui suit. Par exemple, l’Entrée du Maistre d’Hostel, n’a de soy rien de commun avec celle des Massons ou des Courtaux de Boutiques, & toutes les trois peuvent estre dancées separément sans aucun mélange des personnages. Mais elle peut aussi estre incidemment liée avec l’une des deux autres. Le Maistre d’Hostel peut estre volé par les Masçons, vengé par les Courtaux, battu par tous les deux, ou les avoir pour témoins poltrons & sans secours du vol que luy auroient fait des Filoux.

Ces Incidents sont agreables & forment tousiours quelque chose, ou qui surprend ou qui plaist. Mais il faut aussi qu’ils soient si bien preparez, qu’ils soient rendus comme naturels & inevitables. Le succez n’en est jamais mediocrement beau ou laid, car un incident bien ou mal preparé, charme ou choque.

Section VIII.

Du Pas de Balet.

I L semble que le pas de Balet ne tombe pas sous la jurisdiction du Poëte : & que les seuls Maistres de Dance en soient les Iuges competans. Le peu de reflexion qu’on a fait jusqu’icy sur le merite & sur l’étenduë d’un si beau divertissement, a fait abandonner ce soin à Messieurs les Violons, & en a soustrait l’intelligence & la dexterité aux personnes de Condition. Comme si la Dance estoit une connoissance indigne d’un homme de qualité ! Cependant il est bon de desabuser le public, & d’asseurer les personnes de tous les Ordres, que les plus florissans Estats de la Grece, ont estimé la Dance non-seulement comme une qualité galante & de bonne grace dans les particuliers, mais qu’ils l’ont encore fait passer pour une vertu Politique, pour un talent Royal, & qui pouuoit decider du merite des pretendans à la domination. Ce fut sur une telle estime qu’un de leurs Princes nommé Phrynicus fut couronné Roy, aprés avoir emporté le prix de la Dance.

La Musique, l’Ecriture, la Peinture, les Letres mesmes, & tous les autres beaux Arts, dont l’industrie des hommes est capable, sont tombez en mesme disgrace. Ces belles qualitez passent pour des deffauts, pour des talens estrangers, & pour des objets ridicules dans un homme de condition. Comme si les vertus estoient au dessous de la naissance, ou comme si la naissance donnoit une exclusion à toutes les vertus ! Combien s’est-il fait de méchantes pointes sur la profonde intelligence que le deffunt Roy avoit de la Musique, de la Peinture & de plusieurs autres Arts Liberaux ou Méchaniques ? Le sçavoir de la Reine de Suede à combien de mauvaises railleries a-il esté exposé ? Cependant, qu’est-ce qui peut distinguer d’avantage l’honeste homme du trivial & du vulgaire, que cette curieuse education dans la connoissance des belles choses ? Le sçavoir est un depart qui separe les hommes des hommes, les galants des grossiers, les habiles des sots, & ceux qui ont du merite de ceux qui n’en ont point.

Vn certain temperament est toutefois necessaire parmy ces grands talens, pour les posseder louablement, & sans peur de reproche ou de blasme. Car encore qu’il soit honteux de les ignorer, il n’est pas toûjours glorieux de les trop bien sçavoir : & il y a pour les gens de qualité des mesures à garder, des degrez où ils s’en doivent tenir, & des bornes qu’ils ne doivent point passer. Il faut qu’ils s’en instruisent pour s’en divertir, qu’ils y donnent les seconds soins, & les momens de relâche, autant toutefois, & non autrement que l’objet principal, & que leurs premiers devoirs le peuvẽt leur permettre. Car d’en faire son estude principale, comme sont quelques-uns de nos jeunes gens qui ne sçavent que cela ; ou de la mépriser comme font quelques autres, dont la maladresse n’y peut reüssir, ce sont deux sotises égalles & deux pechez contre le bon sens, & contre la belle institution. Le trop d’attachement peut estre une bassesse : & il est honteux à un Gentil-homme de se piquer d’estre un grand Baladin, un beau Chanteur ou un habile Peintre, plûtost que d’estre brave si l’on est Soldat, que d’estre docte si l’on fait profession des Letres, ou enfin que de travailler si l’on est dans les affaires. La bravoure, l’erudition, & la diligence sont alors des devoirs primitifs, à qui les premiers soins sont deûs. L’honneste-homme doit tourner tous ses regards de ce costé-là, s’y adoner tout entier, sans divertir sa pensée à aucun autre amusement, qu’autant que par ce relâche, il peut l’y ramener avec plus de force, & avec une nouvelle application. Il peut passer quelques heures de son loisir à ces divertissemens, se delasser ces bagatelles, & flater la peine que les grands emplois luy peuvent couster, de la douceur de ces amusemens qui ne coustent presque rien. Enfin, pour conclure, ces talents subalternes, sont des deffauts quand ils dominent & prevalent aux premiers soins, mais ce sont des qualitez de Heros, qui rendent un Gentil-homme sans prix, quand ils ne sont qu’accompagner, & quand ils ne sont qu’en accessoire.

Cette digression quoy que longuette, ne laissera pas d’avoir son effet, sur ce que je croy devoir établir pour le pas de Balet. Car pour en faire de justes ou de bons, il faut avoir cõnoissance des uns ou des autres, & de plus il faut se piquer de l’avoir, soit pour mieux faire ce qu’õ peut avoir entrepris, soit pour faire bien faire ce qu’on ne veut pas se donner la peine d’entreprendre. Quel soulagement seroit-ce aux Verprez & aux Baptistes, s’ils rencontroient des gens capables d’executer leurs pensées, & de bien former un pas qu’ils auroient enseigné ? Tout habiles, tout ingenieux qu’ils peuvent estre, ils sont bien embarassez de la stupidité de la plus part des grands Seigneurs & des Personnes de qualité. Ordinairement ils ne sont capables de rien, & contraignent ainsi les plus adroits & les plus entendus Maistres à retrancher de la force du pas, de la presteté du mouvement, & des autres graces de la Dance, pour n’estropier pas une Entrée par la difference de leurs pas, & de leur action.

Le pas de Balet ne consiste pas simplement aux subtils mouuements des pieds, ou aux diverses agitations du corps. Il est composé de l’un & de l’autre, & comprend tout ce qu’un corps bien adroit & bien instruit peut avoir de geste ou d’action pour exprimer quelque chose sans parler. Toutefois, encore qu’il doive estre plus hardy & plus vigoureux, que celuy de la Dance commune, dont on use dans les Bals & dans ces Dances ordinaires & domestiques, que les femmes aussi bien que les hommes se piquent de bien executer ; encore, dis-je, qu’il doive avoir quelque chose de plus vif & de plus guay, il ne laisse pas d’avoir ses regles ou ses loix qui le rendent parfait ou defectueux, selon qu’il s’en aquite ou qu’il s’en dispense.

Mais la principale & la plus importante regle est, de rendre le pas expressif, que la teste, les espaules, les bras, les mains facent entendre ce que le danceur ne dit point. Du temps de Neron un Pantomime fut preferé par un Roy Barbare à tous les autres presens qu’il pouvoit esperer de l’Empereur, à cause du beau talent qu’il avoit de parler des mains en dançant, & de representer par ses gestes tout ce qu’il eust pû énoncer par des paroles. Il est aisé de voir par-là, que la dance ne consistoit pas en la seule dexterité de ses pieds, ny en la justesse de la cadence (car il vouloit mesme se passer de tous les Instruments dont on se servoit en ce temps-là ;) mais dans une certaine maniere concertée & prise sur les mouvements naturels, qui échapent au corps selon les troubles & les diverses agitations de l’ame, & qui signifient contre nos propres desirs les mouvemens interieurs que nous tâchons de cacher & de tenir secrets. C’est là où gist l’habilité du Maistre de Dance, d’accorder ce mouvement du dancer avec son idée, avec la cadance de l’air, & de faire en sorte qu’il ne contrarie ny l’un ny l’autre : D’observer dans un furieux un pas brusque, emporté, & dont par des temps affectez, ou par des coupez rompus, on puisse s’apercevoir du desordre du personnage & de son égarement. Ainsi dans l’amant, dans le malade, dans le triste ou dans l’enjoüé, il doit s’attacher à biẽ toucher, & à bié peindre les diverses alterations, que l’amour, l’infirmité, le chagrin, ou la joye peuvent causer sur le visage ou sur les autres parties qui semblent plus s’interesser aux ressentiments interieurs, & qui par une relation & naturelle & inperceptible s’en chargent absolument, & les produisent au dehors, malgré toutes nos resolutiõs, & toute nôtre retenuë. Sans cela le pas n’est qu’une convulsion du Maistre & du Danceur, qu’une bizarerie sans esprit, & sans dessein, & enfin qu’une dance defectueuse, & que des sauts perilleux, qui ne signifient rien, & qui n’ont non plus de sens que celuy qui les a faits & inventez.

Section IX.

Des Figures.

L Es Entrées autrefois n’estoient composées pour l’ordinaire que de peu de personnes, comme ie crois l’avoir déja remarqué, & pour les raisons que j’ay ailleurs deduites : mais on observoit encore de ne faire regulierement que quatre figures, une en avant lors qu’on dançoit de façe, deux des deux costez, & la quatriéme & derniere lors qu’on devoit rentrer dans la Machine, ou du moins dans le lieu d’où l’on estoit venu. Ainsi les danceurs étoient considerez & examinez en tout sens. On voyoit les deffauts du pas, de l’agilité, de la mine, & enfin de tout ce qui peut tomber sous les sens. Mais le luxe ayant prevalu à l’intelligence, on s’est plus piqué de la dépense que de la perfection, de l’éclat que du solide, & de l’accessoire que du principal. On n’a plus eu d’égard aux divers talens des Danceurs, on a méprisé la finesse & la singularité du pas ; & ce qui est pis, que tout, on a voulu plaire à la Cour & aux Dames, qui sont les deux écüeils du bon sens, & qui font les mauvais destins des beaux Ouvrages, dans cette maudite veuë, on a chargé le Theatre de gens de qualité à qui l’interest ou la vanité a fait briguer & solliciter honteusement l’honneur d’y paroistre, seulement pour se décharger sur eux d’une partie de la dépense. Tout ce qu’ont pû faire les intelligens au métier, qui se sont trouvez surchargez, non-seulement de cette quantité de gens, mais mesme de leur qualité maladroite & presomptueuse, & par consequent incorrigible : Tout ce qu’ils ont pû faire dis-je, a esté d’embroüiller les Entrées par un grand nombre de Figures, & de cacher le mieux qu’il estoit possible par le moyen de ces divers changements, les deffauts des grands Seigneurs ou mal-faits ou mauvais danceurs : le crois que c’est la source de cette maniere de multiplier & de varier les figures à tout moment.

Cét effet est toutefois plus loüable que sa cause, & fait sans doute une des beautez de l’Entrée, sur tout quand le reste s’y rencontre. Car, il n’est rien qui chocque si fort les yeux qu’un Danceur sans memoire ou sans adresse, qui pour se rendre à sa figure heurte son Compagnon. Il en arrive outre cela deux choses dangereuses à l’honneur d’un Entrée ; La premiere, que la figure n’en est pas juste d’abord, & qu’elle demeure imparfaite par la faute de celuy qui a manqué. La seconde qui est encore de bien plus grande consequence, est que le desordre de l’un en cause assez souvent un general parmy les autres. Car chacun s’attendant à son Compagnon se trouve insensiblement hors de rang : ou (ce qu’il faut pardessus tout éviter) voulant ayder, remetre, ou corriger celuy qu’il voit manquer, il manque luy-mesme, & fait faire ainsi une double faute. C’est une maxime commune au Balet & à la Musique. Il faut que chacun tienne sa Partie sans avoir aucun égard à son Compagnon. Il faut plus qu’un sçavoir commun & qu’une force ordinaire, pour secourir à la nage un homme qui se noye, & ces loüables intentions sont aussi souvent malheureuses que charitables, & font perir ensemble le genereux & le miserable.

S’il est rien où le changement & la maniere ayent quelque avantage sur nos anciens faiseurs de Balet : c’est sans doute dans la façon que l’on pratique aujourd’huy la diversité de figures. Il n’y a pas moyen de désavoüer qu’elles se fõt plus frequẽment & plus ordinairement qu’elles ne se faisoient. Car non-seulement dans toutes les Entrées il y a diversité de figures, mais encore on en change maintenant à chaque cadance. Certes, il y auroit de l’injustice à n’approuver pas une diversité si agreable, une prestesse si reguliere, & des changemens si soudains. Car outre la beauté de l’effet, ces changemens de figure demandent des soins, du temps, du concert & de l’étude ; & une peine si obligeante, ne sçauroit estre sans quelque sorte de merite. Neantmoins je n’aime pas des ornements qui façent de la confusion, & ces changemens affectez à chaque coup ou à chaque cadence, me paroissent vicieux & broüillons. Il est beau de voir bien & prestement executer un commandement à un bataillon : mais il y a double beauté à le voir marcher dans sa nouvelle disposition. Aussi la figure d’une Entrée paroît avec plus de grace quand elle dure quelques momens, & qu’elle donne le loisir d’en apercevoir les graces ou les deffauts : Il est donc d’une extrême importance, de n’en point changer que de demy-couplet à demi-couplet ; & encore de couplet à couplet, sur tout dans des matieres ou tristes ou serieuses, ou dedans des Entrées Royales. L’enjoüement des Rois peut les rẽdre un peu plus familiers, mais ils ne laissent pas de devoir estre toûjours plus graves que le vulgaire : & ce que leurs bontez leur font rabatre & relâcher de leur majesté, doit se faire sans prejudice de leur caractere.

Ie croirois oublier une chose essentielle, si ie manquois d’avertir que la figure ne doit pas estre simplement reguliere quand elle est faite : mais qu’une de ses beautez, est d’y aller methodiquement, & de s’y rendre avec iustesse. Il n’est pas tout de disposer les Places d’un chacun, il faut en diriger la route, & les y conduire. Ie voudrois tascher de faire marcher d’une belle ordonnance à toute sorte de commandement. Au lieu que ie voy que les uns passent indifferement devant ou derriere les autres, sans aucun raport avec leurs Compagnons, & font ainsi, durant l’espace qu’ils metent à se rendre à leur figure, un tout embroüillé & une confusion desagreable. Ce n’est pas une estude des moins penibles que celle-là, soit à la concevoir galante, & pour ainsi dire symmetrique, soit pour la faire executer juste & de concert.

La maniere de la concerter vtilement est de la preparer mesme avec les masques & avec les habits. Car quand on est sans masque, la diversité des visages ayde à nostre peu de memoire, & en fait cõme une memoire locale, qui nous rapelle les jmages perduës ou effacées. On connoît celuy qu’on doit ou suivre, ou joindre, ou éviter : & cette connoissance dirige & retablit le danceur. Mais quand on se trouve tous vestus & masquez de mesme façon : la conformité emporte cette reconnoissance, & privez d’un tel secours, nous demeurons abandonnez à la mercy de nostre seule memoire. Pour empescher donc qu’en ce cas elle ne se trouble ou qu’elle ne soit surprise ; il est bon de l’eprouver ainsi, de la metre sur sa foy, & de voir si sous le masque, & dans cét abandonnement des secours étrangers elle est capable de se soûtenir dans son devoir, & de se garantir de tous les desordres de l’oubly ou de l’egarement ou de la confusion.

Section X.

Des Airs de Balet.

L’ ignorance du Siecle a osté aux Poëtes, presque toute connoissance de la Musique : & la vanité de ceux-cy encor plus insuportable, que leur ignorance, en fait affecter parmy eux une espece de mépris & de negligence. Cependant il n’y a pas de danger de leur faire sçavoir, que la Poësie est fille, ou du moins sœur de la Musique ; Que la mesure des vers n’est prise que de la justesse des Chants, & n’est qu’un ragoust des oreilles, affriandées & chatoüillées par la douceur des Symphonies, ou par les charmes de la voix. Dans la Peinture l’œil agit autant que la main, & la dexterité de celle-cy n’est qu’une suite de la direction de l’autre ; J’en dis le mesme de la Poësie ; encore qu’elle parte d’une source toute spirituelle, qu’elle puisse passer pour la quintessance des plus vives imaginations & des pensées les plus galantes. Quelque beauté que l’esprit y puisse aporter, & de quelque apas que l’Art lait revétuë, elle ne laisse pas d’avoir asseurément besoin des secours de l’harmonie & de la grace des chants. De sorte qu’estre Poëte & ne sçavoir pas chanter, c’est n’estre qu’à demy Poëte, où n’estre qu’un Poëte en vers, qu’un pauvre faiseur de rimes, ou qu’un miserable arpenteur des mesures & des cadences soit anciennes, soit modernes, soit Françoises ou Estrangeres.

Mais supposant le Balet, comme un Jeu, ou comme un Ouvrage de bel esprit ou de Poëte, (car l’alternative est juste :) Il est vray de dire que les airs sur lesquels on dance les diverses Entrées, doivent estre reglées par luy. C’est au Poëte sans doute à en ordonner la qualité & le mouvement. Leur legereté, leur lenteur & leur majesté sont de sa competence. Que s’il n’est pas assez habile pour les inventer, ou pour les composer, il doit au moins estre suffisamment éclairé dans la Musique, pour en discerner la beauté, la justesse & la convenance. Toutefois suposant aussi que la plus grande partie de ceux qui entreprenent les Balets, ne sont ni Musiciens ny Poëtes, il ne sçauroit estre qu’utile pour eux & pour le public, de toucher icy quelque chose de la veritable beauté des airs.

La premiere & plus essentielle beauté d’un air de Balet est la convenance ; c’est à dire le juste raport que l’air doit avoir avec la chose representée. Dans une Harangue, on cherche le tissu & la suite, on y blâme les disparates & les égaremens. La conversation veut que l’on parle à propos : & le Balet demande des airs propres pour son sujet. Si l’on y represente vne femme qui pleure la perte de son mary ou bien de ses enfans, on doit recourir aux tons lugubres, aux accens pesans, & à de lents mouvemens. Qui pour lors se serviroit d’un air enjoüé vif, & subtil, feroit une incongruité & une disconvenance non seulement desagreable, mais encore embarassante pour le Spectateur & pour le sujet. Car qui ne sçait que le deüil est ennemy de l’allegresse des chants : & qui ne s’abuseroit à entendre quelque air rejoüy sur des pas tristes, & sur des gestes mourants ? Pour peu de raison que la surprise nous laisse, on hait naturellement tout ce qui survient mal à propos, & qui contrarie, ou du moins qui ne répond pas, ou à l’intention apparente du Poëte, ou à l’attente du Spectateur, ou à l’Idée du Spectacle. Ainsi il faut bien exactement observer cette convenance dans toutes sortes d’airs ; n’en point souffrir qui n’ayent du raport avec la maistresse idée ; qui n’aide à faire concevoir ces muettes expressions des habiles Danceurs, qui ne concourent avec les gestes à faire déchiffrer le sens envelopé sous ces deguisements, & qui enfin, pour ainsi dire, ne leve le masque, & ne face comprendre, & le sujet & l’entrée. Quand un Prince paroistra, on aura soin d’y observer de la Majesté. S’il s’agit d’un Amant, on affectera du tendre ou du passionné. Enfin, il choisira dans la diversité des tons & des modes, de quoy fournir des airs pour les divers sujets ; & bien assortir ses chants & sa composition, aux pas que peut requerir l’Entrée ou le sujet.

Cette premiere regle n’exclut pas toutefois plusieurs autres qui sont de grande consequence & de grande beauté. Par exemple, quelque contrainte qu’il arrive au Musicien de la part du sujet & de sa bizarerie, il n’en est pas pour tout cela plus dispensé de faire de beaux chants, de garder la melodie, & d’avoir soin des oreilles qui l’écoutent. Pour reüssir à cela, il faut autre chose que des preceptes : & il n’y a que la nature qui inspire plainement ses belles & heureuses pensées qui charment tout le monde. Car le talent de plaire est un don du Ciel & des Astres, plûtot que de la regle, & que de l’estude.

Toutes ces beautez du chant ne doivent pas toutefois dominer si absolument dans celuy qui travaille, qu’elles luy fassent manquer à la fidelité qu’il a jurée au sujet. Il doit se picquer de bien faire & l’un & l’autre ; & quand il échet quelque sujet raboteux ou si peu traitable qu’il ne luy puisse approprier que mal-aisément son air, il doit en user comme les genereux, suivre le party du miserable, & qui doit le moins reussir, pour sauver la gloire de sa bonne foy & de son devoir. Il faut qu’il prefere un air sec & chagrin qui exprime quelque chose de bizare ou d’inculte aux douceurs & aux agréemens des plus belles cordes, qui embarasseroient l’imagination de l’Auditeur, & qui passeroient pour des extravagances d’un mauvais Musicien.

Il est pourtant generallement parlant un certain mouvement qu’on est obligé de garder dans tous les airs de Balet, & dans tous ceux de toute sorte de dance, & sur tout Françoise. Ie dis Françoise, parce que j’ay remarqué parmy les Etrangers des mouvements bien plus lents & plus chantables. Les Italiens qui ne dancent ordinairement que sur les Guittares, & les Espagnols qui n’employent que des Harpes, sont étourdis de la prestesse de nos Violons, & de ces chants, & de ces tirades de l’archet, à chaque demy-mesure, ou à chaque Note blanche : & bien loin que les uns & les autres atrapent aisément en dançant nostre cadence, ils süent sang & eau, pour pouvoir donner mesme en chantant, ce mouvement enjoüé & soudain à leurs chants, & pour executer une de nos cadences. Mais nous en parlerons ailleurs plus à propos & plus amplement. Il suffit pour cét endroit & en cette matiere de faire en sorte que l’air de Balet ne soit pas si suspensif, ni si languissant qu’on pourroit le faire, s’il ne s’agissoit que de chanter. Il faut aller encor un peu plus loin que les agréemens de la voix, & qu’il donne jusqu’à ceux d’une passion bien exprimée, d’une vivacité particuliere, & qu’il ait toûjours quelque chose d’eslevé & de gay : Il faut toutefois qu’il soit plustost court que long, soit pour la commodité du Danceur : soit pour l’egayer d’avantage par le prochain repos, & par la capriole, ou autre saut qui se pourroit faire à la cadence. Pour ce qui est de la longueur des deux parties de l’Air, il est indifferent qu’elles soient égalles ou non : & le Musicien en usera comme il trouvera le mieux.

Section XI.

Des Recits.

L Es Danceurs ne croyent pas que les Recits soient en aucune façõ necessaires dans le Balet, & les Chanteurs sont persuadez, qu’un Balet est imparfait s’il manque de Symphonie & de recits. En cela tous les deux se peuvent tromper, & chacun d’eux donne trop à son talent ou à son inclination. Il est certain que l’essence du Balet prise dans le sens estroit & precis de sa définition, ne comprend point ces divers ornemens qui luy viennent de la part de la Symphonie & des Recits. Mais nous considerons le Balet par ses beaux & par ses favorables aspects ; Nous faisons choix de ses plus belles veuës, & nous ne regardons pas si scrupuleusement les Parties qui le composent, que nous n’osions jetter les yeux sur celles qui l’embellissent & qui le perfectionnent. Nous avons autant d’interest de sçavoir ce qu’il doit estre à nostre égard, que ce qu’il peut estre en soy-mesme : & de penetrer dans ce fonds voluptueux, d’où nous recevons tant de plaisirs, que de nous arrester aux steriles & chimeriques abstractions de son essence, qui ne nous donneroient que de la peine & de l’embaras.

Le Recit est donc un ornement estranger au Balet, mais que la mode a naturalizé, & qu’elle a rendu comme necessaire. Ce goust n’est pas sans quelque sorte de fondement, car outre que du costé des Danceus, il n’est pas mal à propos de les delasser par quelque chose qui flate l’oreille, il est encore de la beauté du Spectacle, d’estendre ses plaisirs à tous les sens, & de donner aux Spectateurs autant de divertissement qu’ils en peuvent prendre. L’action mesme du Balet en paroît plus continuée, ou du moins l’interruption en est plus deguisée par les paroles, ou par les Chanteus, ou par les Machines, & par mille autres accessoires, & il semble que le Tout ne se pouvoit presque pas passer de cette Partie. Le Sujet pareillement en peut estre rendu plus intelligible, pour peu que celuy qui travaille les parolles, ait de connoissance de ce qu’il doit faire.

Il est a propos de sçavoir ce que c’est que Recit. Dans les Musiques d’Eglise ou de Chapelle, il a un sens singulier, & ne veut dire, qu’un silence du grand Chœur, & que le Jeu & l’employ d’une seule voix, ou d’un fort petit nombre du petit Chœur, qui comme des partis detachez d’un gros qui les soûtient, font quelques coups d’éclat & d’apparence. De maniere que le petit Chœur, & les plus belles voix sont ordinairement chargées des Recits, c’est à dire, d’une Partie du Motet de l’Hymne ou du Pseaume, ou de quelque chose qui s’y puisse chanter separément dans le grand Chœur. Mais à l’égard du Balet, le Recit a un autre sens. Car encore qu’il ne soit chanté que par une voix seule, ou accompagné de tres-peu d’autres, sans aucune relation à un grand Chœur ; Il n’a pas tiré son nom de cette conformité ou de cette ressemblance, mais de ce que l’action muëte de soy, & qui a fait vœu & serment de garder le silence emprunte la voix du Recitateur, pour luy faire chanter ce qu’il n’oseroit dire, & pour lever tout l’embaras que la simple Dance pourroit causer à l’intelligence du Sujet.

Par-là, il est aisé de voir que le Recit n’est qu’un supplément des expressions tronquées, imparfaites, ou ambiguës de la Dance & des pas. que sa fonction est de reciter ce qui se doit passer dans l’action, s’il est fait en guise de Prologue, ou ce qui s’y passe actuellement, ou les consequences qui peuvent naistre s’il est employé dans le milieu ou sur la fin du Balet. C’est un truchement emprunté, & un charitable & gracieux Interprete des mysteres du Dessein, & du secret des deguisemens. Mais aussi on peut remarquer en mesme temps, que les Recits sont defectueux, & qu’ils pechent contre leurs devoirs naturels, s’ils s’abandonnent à chanter des choses extravagantes, & qui ne marquent rien du Sujet. La beauté de leur chant peut les excuser parfois envers les oreilles ; mais il n’est rien qui puisse obtenir du bon sens le pardon de leurs extravagances.

Ce n’est donc pas comme se l’imaginent plusieurs, ny le beau chant, ny la belle voix qui font le beau Recit. Le Poëte a plus de part à cét Ouvrage, que le Musicien qui l’a composé, ou que l’Acteur qui le chante : & c’est à luy à comprendre dans ses paroles si adroitement tout ce qui concerne son Sujet, & tout ce qui peut en éclaircir le sens, qu’un mot, qu’un demy vers, ou qu’enfin un trait serve à faire apercevoir la raison & liaison des Entrées, & mesme des Pas & des Postures. Mais si les Poëtes sont peu exacts à cette regle ; les Compositeurs s’en dispensent encore plus en France. Car il faut faire cette justice à l’Italie (bien que je sois fort persuadé que nous avons d’aussi habiles François, s’ils vouloient s’en donner la peine) qu’ils s’apliquent tout autrement que nous à faire parler leurs Chants ou leurs Recits : & qu’ils sont en cela reguliers, jusques à estre importuns & ennuyeux. Mais encor pour l’ordinaire les Chanteus & Chanteuses sont encore plus coupables que les uns & les autres, & soit par une mauvaise habitude dans leur chant, soit par l’ambition de faire paroistre leur belle voix, ou par l’affectation des fredonnemens, ou enfin pour suivre la mesure, ils ne prononcent qu’à demy les mots, & ne font point entendre les paroles. De sorte qu’on peut justement dire que le Recit n’est pas un recit ; que les voix, ne sont que des Jeux d’Orgues, & des Concerts d’Instrumens. Ie ne puis souffrir un Chantre qui marmote ; j’aymerois tout autant un Acteur qui beguaye sur le Theatre : ou un Boiteux qui capriole. Le Chant n’est qu’un parler agreable, inventé pour ajoûter de la force aux paroles, par l’agréement de la voix, & par la recherche des beaux & favorables tõs. Quiconque donc mange les paroles, ou ne fait pas entendre ce qu’il chante, peche contre ce qu’il fait, & contre l’intention du Poëte, & contre le besoin du Sujet.

Rien ne m’a donné aussi plus d’estime pour ces nouvelles manieres que nous pratiquons depuis peu, sous le nom de chanter de Methode, que cette exactitude, & que ce soin de conserver les paroles dans le chant, & d’empescher que le sens ne s’egare dans les frequens & trop lõgs roullemens de la voix. Autrefois on fredonnoit à perte d’haleine, & le gosier soufroit plus pour un mot, qu’aujourd’huy pour un motet. Profitons de cette heureuse reforme, & n’admettons en Recit que des Vers faciles à chanter, aisez à entendre, & qui soient à propos du Sujet ; mais faisons aussi un judicieux choix de ceux qui doivent les composer, & de ceux qui les doivent executer. Sur tout observons ou faisons observer aux Chanteus, de bien prononcer toutes les paroles, & de ne se point permettre de fredon dans le milieu d’un mot qui coupe, & le rende ainsi mal-entendu, ou de passage qui porte prejudice à la chose, & aux Auditeurs.

Ie ne toucheray point icy les qualitez de voix propres pour faire des Recits, nous en avons à choisir dans les deux Sexes, sans violence, & sans dissection ; & nostre heureux climat produit sans rien destruire tout ce que l’Art peut souhaîter ou fournir pour la delicatesse & pour le changement & pour la perfection des plaisirs.

Section XII.

Des Instrumens.

C e Chapitre semble inutile après ce que nous avons dit des Airs & des Recits de Balet. Il ne laissera pas d’avoir son poids & son importance, & nous y insererons certaines choses qui ne sont pas à mépriser, & d’où bien souvent dépend le succez du Balet en general, & des Entrées particulieres. Qu’on ne se rebute donc pas sans connoissance de cause.

Encore que nous ayons pour objet principal toutes sortes d’Instrumens qui peuvent estre employez au Balet : Nous n’avons pas dessein de faire un détail de tous ceux dont on pourroit se servir. Ie ne me veux attacher qu’à ceux que nous jugerons plus propres, non-seulement pour la Dance, mais particulierement pour le Balet.

J’ay veu les Italiens si habituez à la Guitarre, comme j’ay dit ailleurs, qu’ils ne pouvoient concevoir la cadence de nos Violons. Je crois que les Espagnols ont la mesme dificulté, à cause de l’habitude qu’ils ont contractée avec la Harpe : & qui voudroit faire dancer quelques Entrées extravagantes & burlesques, n’auroit qu’à en commettre, l’execution à quelqu’un de ces deux Nations nouvellement arrivé en France, & peu ou point fait à la maniere & au mouvement de nos Violons.

Ie ne parle pas non-plus des autres Instrumens, pour les rejeter & pour les exclure des divertissements Royaux & publics. J’ay veu un Charivary (car je ne puis autrement nommer ce grand & enorme assemblage qui se fit il y a quelques années.) Non-seulement le nombre fait entre-eux des disconvenances insuportables, mais encore les detonnemens & les faux accords, y sont presque inévitables. Et enfin, cét amas qui parut curieux & nouveau, ne fut que la suite d’une vieille fadaize, & ne produisit que des railleries & des mépris.

Il s’agit icy de faire choix de l’Instrument que nous jugerons le plus propre pour faire dancer, & qui plus est, bien dancer : Le Tuaurbe n’est propre qu’à accompagner une voix, qu’aux Concerts, ou qu’à joüer enfin des Allemandes, des Sarabandes & autres Pieces, où il y a plus de la majesté du Chant, que de la vigueur de la Dance. Il en est de mesme du Lut. L’un & l’autre sont trop graves, & la grande diversité des cordes que l’on touche, & des accords que l’on forme à la fois à force de charmer l’oreille, ne fait qu’embaraser les pieds. Ce sont des instruments de repos destinez aux plaisirs serieux & tranquiles, & dont la languissante harmonie est ennemie de toute action, & ne demande que des Auditeurs sedentaires.

La Musette est innocente & champetre : Elle s’est maintenuë assez-bien & assez long-temps en credit parmy les Pasteurs, parmi les Echos des Bois, & parmy les guerets des Costeaux & des Plaines. Mais elle est trop fluete & trop grossiere, pour les modes de la ville qui ont prevalu, & pour la bizarre delicatesse des Courtisans mal-instruits ou prevenus.

Les Haut-bois ont un chant plus élevé, & de la maniere dont on en joüe maintenant chez le Roy, & à Paris, il y auroit peu de choses a en desirer. Ils font les cadences aussi justes, les tremblemens aussi doux, & les diminutions aussi regulieres que les voix les mieux instruites, & que les Instruments les plus parfaits. Nous en avons mesme veu le succez sur les tres, & en certaines Entrées particulieres : Ie ne doute point qu’ils ne fissent un merveilleux effet dans une Pastoralle. Mais on ne peut jamais s’asseurer sur le vent, l’halene manque, les poulmons s’epaisissent, l’estomac se fatigue, & enfin, on sent une notable difference de la fin & des commencemens, & on n’y trouve plus de justesse.

L’Orgue & le Clavessin, sont des Instruments plus parfaits : & sont capables de toutes choses. Mais la premiere semble consacrée aux Temples, & la seconde aux Cabinets, & l’un & l’autre ne sont ni assez portatifs ny assez aisez pour estre employez aux divertissements, & portez librement dans les lieux destinez aux Spectacles. Pour la Harpe on n’en veut point parmy nous : & pour la Guitare, je m’en passeray-bien, & ne m’en voudrois servir que pour m’arracher les oreilles, ou pour me déchirer les entrailles. Cela soit dit en passant, & sans aucun malin vouloir.

Generallement parlant, il ny a que le Violon qui soit capable du mouvement François, de répondre à la prestesse de nostre Genie, & de continuer avec égalité & avec justesse, toute la suite & la durée d’un grand Balet. Les délassemẽs qui se sont successivement deviennent imperceptibles : & de trois Violons, qui joüent, l’un qui se reposera, le peut faire sans retrancher beaucoup de l’harmonie, ou du moins sans faire prejudice à l’air que l’on dancera. Les desacords sont aussi-tost rajustez, & la modique longueur du Dessus, faisant moins de violence aux chordes, les tient plus long-temps accordées, & moins sujetes à se relâcher.

Ie conclus donc absolument pour eux : Ie desire toutefois qu’ils soient bien choisis, bien concertez, & bien sages. Car quand la main est sans guide, ou quand le caprice la conduit, tout aussi-tost l’habileté se débauche & s’efface : & mille cous d’archet égarez & extravagans, font des agréements forcez, & jettent ceux qui dancent ou dans des contre-temps impreveus, ou bien tout à fait hors de cadence. Le Poëte ou celuy qui a la direction du Balet, doit prendre un soin exact de faire joûer note pour note l’Air du Balet, sans y permetre ny redouble ny batterie qu’alors qu’on ne dance point. Car aussi-tost que l’Entrée est commencée, la gloire du Violon n’est plus qu’à joüer juste de mesure & de mouvement, sans vouloir affecter ny passage ny diminution, parce que vous ne sçauriez prendre ou derober si adroitement un temps pour faire vostre baterie, que vous n’interrompiez en quelque façon le train de celuy qui dance : & que ce moment suspendu ne face une notable méconte mesme parmy les gens de la meilleure oreille. Il y en a toutefois d’incorrigibles, & qui ébloüis de la vitesse de leurs doigts, ne regardent plus aux pieds du Danceur, ny au pas de Balet. C’est un des principaux soins de l’Entrepreneur ou du Poëte, & sur lequel il ne doit rien relâcher ny en faveur d’une bonne main, ny sous le pretexte de son habileté.

Section XIII.

Des Danceurs.

O N ne sçauroit parler des Danceus de Balet, qu’on ne touche quelque chose de la Dance en general : & l’on ne peut decider ce qui peut faire un bon Danceur, qu’on n’ait quelque teinture de ce qui compose la belle Dance. Ie n’entends pas toutefois par ce dernier mot de belle Dance, ce rampant mol & paresseux, que les corps foibles & abbatus ont introduit dans les Bals. Ie ne veux pas forcer ny la mode ny le temps ; ny mesme m’étendre sur les belles manieres de la Dance publique & domestique, où les deux sexes ont droit d’agir & de paroistre. Ie n’en diray qu’un seul mot en passant, Que la Dance qu’on nomme la belle, qui consiste en simples demarches, à bien observer le pas, & à garder des temps reguliers & justes, est toûjours plus majestueuse, & sent mieux sa personne de qualité, & ce qui vaut encore beaucoup mieux, la modestie & la vertu. Qu’il n’est rien qui soit de meilleure grace pour une belle Dame, & qu’elle doit infailliblement reüssir dans les Courantes & dans les Sarabandes. Le Branle veut plus de gayeté, & semble estre plus propre pour les hõmes que pour les femmes. Car s’il est un peu gourmandé par le premier, qui est grave & serieux, il est aussi-tost emporté par le second où l’on ne fait que sauter, & par le troisiéme, où l’on court toûjours ; & la Gavote débauche bien-tost toute la gravité qui peut se trouver dans les uns ou dans les autres, & engage l’un & l’autre Sexe à des agitations & à des secousses tout autrement vigoureuses. Pour ce qui est de toutes les nouvelles inventions, ces Bourées, ces Menuets, ce ne sont que des redites deguisées des joüets des Maîtres à dancer, & d’honnestes & spirituelles philouteries pour atraper les dupes qui ont dequoy les payer.

Quoy qu’il en soit, je suis convaincu que la Dance est une des plus agreables qualitez du beau-monde, & de l’agreable societé. Qu’elle est une des plus belles Parties d’un honeste-homme ; un des principaux ornemens exterieurs, un témoignage certain d’une loüable & soigneuse éducation, & enfin un Art de politesse & de dexterité, qui perfectionne les mouvemens du corps, & leur donne ou de la grace ou de l’aisance. Aussi nostre Noblesse a toûjours consideré la Dance comme un des plus galants & des plus honnestes exercices, où de tout temps les Personnes les plus relevées & les plus honnestes ont tâché d’exceller, & ont fait gloire de reussir. Au dire de Montagne ? un des plus grãds Capitaines de l’ancienne Grece, ne crut pas ny la Dance ny la Musique indignes de ses soins, & incompatibles avec la profession des Armes & avec l’amour de la gloire. Et le plus sage de Grecs en fit l’estude ou le divertissement de sa vieillesse, soit pour renforcer par l’Art ce que la Nature commençoit à affoiblir, soit pour rétablir dans ses actions, & l’air & la grace, contre qui ses ans & sa Philosophie sembloïent avoir conjuré, & avoir soûlevé un chagrin éternel, & une negligence insurmontable. Revenons aux Danceus.
Les vieilles divisions de la Dance subsistent encore, & m’ont paru les plus judicieuses, & la diversité des Autheurs qui en ont parlé, & des noms qu’on luy a donnez, n’empesche pas qu’on n’en reconnoisse, ou la nature, ou la conformité. Plutarque en raporte une faite par un certain Ammonius, & conceuë en termes plus forts qu’intelligible. Ce Poëte, ou Philosophe, ou Danseu, car je ne sçay pas ce qu’il peut-estre de plus ou de moins, de mieux & de pire ; Ammonius dis-je, en fait trois especes. La premiere du port, ou du mouvement du corps. La seconde de la bonne grace, & de la belle maniere de dancer ; Et la troisiéme enfin, qui est la plus dificile à expliquer, est l’éclatante, ou de peur d’estre infidele à son mot, & à la chose, la demonstrative. Ie ne sçay si je me trompe ou si je juge vray de cette derniere espece ; mais je pense que ce n’est rien autre que celle du Balet. Parce que soit que le mot de l’original soit expliqué ou litteralement ou figurément, il ne peut signifier qu’une action visible, qui face paroistre quelque chose au jour & aux sens. Ainsi le Balet est necessairement entendu par ce mot de demonstration, puisque non-seulement il consiste dans une action externe & toute évidente, mais que de plus il exprime, il peint & met devant les yeux les choses qu’il dance. Monsieur de Lescale en fait deux especes plus intelligibles. L’une est appellée Tranquille, & l’autre Active. Non pas, dit-il, que l’une & l’autre n’ayent ses mouvements : mais parce que celle-cy se pique d’en avoir de tout autrement vigoureux que la premiere. Cette division à mon sens ne convient point trop mal à nos deux manieres de Dance, à l’ordinaire ou à la commune dans les Bals publics & particuliers, & à la forte ou à l’extraordinaire, telle qu’on la pratique dans les Balets. Ces deux especes suffisent pour nôtre besoin.

Nous pouvons maintenant juger des Danceurs, & voir ceux qui sont les plus capables de répondre à nôtre fin. Il n’est personne qui ait peine à s’imaginer qu’il est des gens de qualité, & autres qui dancent parfaitement bien la Dance ordinaire & serieuse, & qui emportent la gloire dans les Bals, & par tout où il s’agit d’un pas majestueux & simple, qui cependant ne sont point propres au Balet. La raison n’en est pas si évidente que l’on pourroit penser ; & cela ne vient point seulement de la difference des pas, mais mesme de la force de la constitution, de l’habitude, de l’oreille, & de mille autres Parties, qui sont absolument necessaires pour bien dancer dans un Balet.

La force & la constitution sont les deux premiers elements du Danceur, car il y a de la fatigue & de la violence, & le Balet ne veut pas une action morne, pesante & stupide. Il y faut de la vive, de la legere, & de l’industrieuse, l’habitude mesme est encore à adjoûter, pour fortifier encore plus le temperament du Danceu, le mettant en halene, le rompant sur les differans pas, & sur les divers sauts qu’il faut faire. L’oreille y doit estre plus fine que dans le Bal ; car le mouvement en est plus soudain, peu complaisant, & qui n’attend pas celuy qui dance. Enfin la mine, l’air, la grace, & tous ces talents agreables aux yeux, ne sont pas trop pour une personne qu’on veut employer au Balet. Le Danceu de son costé doit estre intelligent, prendre peine pour entrer dans le sens du Sujet, dans l’esprit du Poëte, & dans le caractere de son Personnage. S’il est obligé de faire la Femme, le Roy, un Estropié, ou tout ce qui peut tomber dans l’imagination : il ne doit penser qu’à bien exprimer ce qu’il represente : sans songer à s’élever quand il ne faut pas, ou quãd il s’agit de la modestie d’une Femme, de la majesté d’un Roy, ou de l’impuissance d’un Infirme : Car c’est une maxime generale, que les plus belles choses faites mal-à propos, ne passent jamais pour belles aux yeux des justes Estimateurs.

Section XIV.

Des Habits.

L a connoissance est encore icy en quelque façon plus necessaire. Car il est encore plus hõteux dignorer les anciennes manieres des habits, que les traits anciẽs des visages. Les livres sont cõmuns & sont pleins des descriptions des uns, au lieu qu’il ne reste des autres presque point de monument, ny en peinture ny en relief, si ce n’est en quelques Medailles, dont le sçavoir est aussi bizare que spirituel, & encore plus suspect que curieux ; car les Medailles bien conservées jettent d’abord quelque soupçon de modernité, s’il m’est permis de fabriquer ce mot ; & si elles sont fort antiques, elles sont effacées, & ne peuvent rien découvrir de leurs desseins, pour faire discerner aucuns traits qui puissent fonder une connoissance bien asseurée.

Mais quand la curiosité ne toucheroit pas un Autheur, ou quand la paresse prevaudroit à tous les desirs imaginables, de s’instruire des differentes manieres d’habits des Nations ou anciennes ou modernes ; il ne pourroit pas se dispenser de consulter du moins les sçavans, les curieux, en Estampes ou en Medailles : Car autrement, comment fera-il paroistre des Asiatiques ? comment les fera-il discerner aux Spectateurs ? comment rendra-il connoissable une Sibille de Cumes ? & comment la distinguera-il de celle de Perse, de la Libiene, de la Phrygienne & de toutes les autres, s’il ne les expose aux Spectateurs, revétuës des habits de leur Nation ? Il ny a que cette observation qui puisse démesler les objets, & oster la confusion que le nom & le nombre peuvent a porter à la chose.

Decidons donc hardiment, qu’un Poëte qui ne fait que des Vers, ou qu’un homme galant & ingenieux, & capable de quelques jolies imaginations, n’est pas encore de l’ordre qu’il faut pour entreprendre un Balet regulier, s’il n’a des connoissances du passé, & s’il ne connoît les modes & les galanteries anciennes & modernes. Du moins s’il ne les sçait pas, qu’il consulte les habiles, les curieux. Cela n’est pourtant pas la connoissance la plus essentielle du Balet, mais c’est la plus importante pour l’execution ; & si les habits sont mal ordonnez, il est impossible que les Entrées expriment bien ce qu’elles doivent exprimer, & que le Spectateur y ait le plaisir qu’il pourroit prendre.

De toutes les regles que l’on peut donner pour les habits, il n’en est qu’une indispensable, contre qui on ne se revolte jamais impunément, & sans que le Spectacle & le Spectateur en patissent. C’est la convenance des habits. Vn Roy a sa façon & sa maniere qui le doivent designer. L’homme particulier, le Bourgeois, le Miserable, & generalement tous les Mortels, ont dans leur habit une espece de caractere exterieur, qui en fait connoître la dignité & le merite. Ainsi il faut que le Poëte s’applique serieusement à ordonner les habits convenables, sans avoir égard à la delicatesse de certains Acteurs, qui veulent pour plaire, soit aux Dames, soit à eux-mesmes, quelque sorte de beauté & de galanterie mesme dans les Entrées, où il escherra qu’ils representeront des Gueux, des Vilageois, des Pedants mal-propres, & des Gens de fatigue. Nous parlerons tout à l’heure de la propreté, nous n’avons icy que ce mot à adjoûter, qu’il est plus important & plus artiste de bien coeffer ou vestir le Danceur dans son caractere, que de le faire paroître extravagamment revestu & paré de diamans & de perles.

Ce n’est pas toutefois qu’un Poëte propre & entendu ne trouve toûjours le moyen de sauver la propreté, sans hazarder le caractere, d’embellir l’habit sans estropier le Personnage, & de pratiquer adroitement dans un caractere le plus hydeux & affecté par tel sujet, tout ce qui peut estre ou de la bonne grace, ou de l’accommodement au temps & à la chose. Il enrichira de galants les houletes des Bergers. Il dorera les armes des Soldats : Il donnera des batons argentez aux Vieillars. Il choisira mesme s’il veut de fines estoffes pour les Ouvriers, & pour les Villageois. Mais il est responsable au Sujet de tout ce luxe, & de toutes les erreurs qui le peuvent suivre & faire méprendre les Spectateurs, sur ces Bergers, ces Soldats & ces Villageois. Aussi le Sujet & le Spectacle luy sont redevables de toute cette dépense, quoy qu’elle ne luy couste rien : Si tous ces ornements n’ont ny éblouy ny abusé les yeux : si toutes ces beautez ont esté innocentes, si elles n’ont point seduit la raison ny les sens, s’ils n’ont point trahy l’interest de la maistresse & dominante Idée, si elles n’ont point caché le Sujet pour vouloir trop faire paroistre sa gentillesse.

Nous voyons en certaines gens encore quelque chose au de-là de la propreté. Vn certain je ne sçay quoy, un talent plus perceptible qu’exprimable, de lier des rubans, de faire des neuds, de donner l’air à une coeffure, en sorte qu’avec toute l’égalité possible qu’on observe, ils se distinguent toûjours de tous les autres, & sont toûjours mieux mis, quoy qu’ils ayent absolument tout égal. Ie veux croire que ce soit vne grace de la nature, mais un peu d’estude & d’aplication peut reparer ce que la naissance auroit laissé perdre. I’engagerois donc le Poëte ou l’Entrepreneur de courir un peu les Assemblées, de voir les propres, d’estudier leurs ajustements, & de s’en faire des Leçons à soy-mesme, pour s’en servir dans l’occasion.

Section XV.

Des Masques.

I L seroit a souhaiter que l’on pût trouver des Ouvriers assez habiles, & assez adroits pour representer juste les objets qu’on veut faire paroistre sur quelque Scene, que ce soit : car non-seulement un Masque bien fait ayde à rendre un déguisement gracieux, mais encor à faire connoistre aux Spectateurs la Personne representée. Ainsi il est besoin d’habileté pour connoistre par exemple, les visages de l’Antiquité, qui peuvent entrer dans le dessein du Balet. Car ce seroit une lourde & grossiere faute de faire le Masque de Bachus aussi doux & aussi tendre que celuy de l’Amour ou de Venus. Et ce seroit au contraire une double satisfaction pour les Doctes, de voir les vrais Portraits des choses passées dans les amusements presents, de s’instruire parmy les plaisirs, & de se delasser de leurs peine & de leurs veilles, agreablement & vtilement. Mais l’adresse est encore plus importante que l’habileté. Parce que le Poëte peut supléer à l’ignorance de l’Ouvrier, & le diriger dans son travail, au lieu qu’il est plus impuissant que luy dans les Ouvrages de la main, & dans la construction de ces bagatelles.

Bien davantage, quelquefois mesme, je demande un peu d’ignorance dans un Ouvrier, de peur de rencõtrer un sçavoir orgueilleux : Il n’est rien de plus opposé aux grands succez, & aux belles choses. Car outre que l’orgüeil suppose toûjours de l’ignorance, il embarasse le sçavoir & tourmente l’habile-homme, il rejette tous les conseils, il se revolte contre tous les ordres, il contrarie sans cesse l’Entrepreneur, & rend ainsi l’estude inutile, ses efforts interrompus, & l’execution imparfaite. Mais hors cela c’est un grand soulagement pour le Poëte, quand il peut trouver d’habiles Ouvriers, qui possedent dé-ja les Idées de ce qu’il veut faire, & dont l’étude & le soin le dispence de consulter les vieilles Peintures, les divers Reliefs, & les innombrables Medailles, qui seuls nous ont conservé quelques traits & quelques Images des grands Hommes, & des demy-Dieux de l’Antiquité. Ce soûlagement est encore suivy d’une douce satisfaction. Car l’emprainte d’une Idée instruite est toute autre que celle d’une ame ignorante. La notion & l’intelligence subtilisent ce semble les Instruments & asseurent les mains de l’Ouvrier, & donnent tout un autre air, & toute une autre force aux Ouvrages.

La bonté du Masque dépend pour la matiere de la finesse de la toille, de la cole, de la cire, & de tous les autres ingrediens qui la composent. Pour la forme ; de la neteté du moule, & de la parfaite ressemblance avec l’Idée du Poëte, & avec l’objet de cette Idée. Ce qui dépend de la matiere n’est pas de si peu d’importance, que je ne croye devoir donner cét avis, à ceux qui sont preposez aux Balets, de prendre soin de la fabrique des Masques, sur tout de celles du Roy, des Princes, & des Seigneurs ; car il n’est rien de si dangereux qu’un Masque essayé sur des visages suspects, & que de dancer sous un Masque mal propre, & qui peut avoir servy à quelque homme mal sain. Ceux de Venise ont sans doute plus de douceur, de finesse, & de propreté : mais il n’est rien de plus facile que de faire faire des Masques de la mesme finesse, avec beaucoup moins de dépense. Ce n’est pas que nos Ouvriers n’affectent en cela comme en toute autre chose, des difficultez chimeriques & supposées. Mais il faut aussi poser pour un fondement certain, que la plus grande partie de nos Ouvriers sont des ignorans & des volontaires, qui sur la facilité qu’ils ont de gagner avec les Seigneurs, qui sont encore plus ignorants qu’eux, negligent de travailler & se contentent de duper une fois un homme qui les paye plus qu’il ne faut, & se soucient peu de faire un gain raisonnable en travaillant comme il faut. Le plus beau Masque ne doit pas couster plus de trente sols, & s’il doit estre assorty de tout ; Il ne doit jamais passer quarante. Le surplus n’est que filouterie & que friponnerie.

Quelque extravagante Entrée que l’on face, je soûhaiterois que l’on n’exposast aucun Masque difforme. Le consens aisément au Burlesque : mais je ne puis souffrir des objets épouventables, des masques qui sont horreur : & je ne puis trouver du plaisir en ce qui me fait de la peine.

Il est une perfection parmy les Danceus, qui est pourtant essentielle au Balet, c’est de si bien se déguiser sous le masque, qu’on ne puisse estre reconnu. Il est des gens qui ont toûjours ou le dos voûté ou la teste penchée, ou une démarche affectée, ou enfin quelque action particuliere : Il faut sçavoir gourmander ces sortes d’actions, se contraindre dans ce moment, & ne rien laisser échaper qui puisse découvrir ce que vous estes. Cela s’apelle, bien masquer. Car la fin de l’Entrée n’est pas de vous representer, mais un Roy, un Dieu, une Nimphe, & autre chose semblable ; & lors qu’on vient à trouver dans la Nymphe un homme connu, l’Idée du Balet & du dessein est interrompuë, & on ne s’amuse plus qu’à juger de celuy qui represente, sans songer à ce qui est representé. Il est de la perfection d’un homme qui masque bien de ne point se faire connoistre ; que s’il fait quelque chose de singulier, & par-où il surpasse les autres, il sera assez temps d’en récueiller la gloire apres la consommation de l’Ouvrage.

Section XVI.

Des Vers.

C’ est la Partie ordinairement, la plus foible, & la moins importante du balet ; Vne Piece entierement détachée ; un ornement postiche, dont les Poëtes se sont avisez, croyant de reprendre par-là ce que l’ignorance des Siecles avoit laissé usurper à des Entrepreneurs sans caractere, & à de simples Baladins ou à des Violons. Neanmoins depuis long-temps, on y a travaillé avec tant de succez, & on a rendu cette Partie, si belle que la joye des Spectateurs semble estre pleine ou imparfaite, selon que les Vers ont reussi ou échoüé. Sans doute que cette partie a paru souvent agreable & curieuse, sur tout depuis quelques années que le soin en est tombé en de bonnes mains, & telles qu’il faut, ou du moins qu’il me semble qu’il faut en telles occasions. Car il ne s’agit point d’élevation ny de regularité dans les Vers du Balet, il n’est question que de propreté dans le tour, que d’une justesse dans la pensée, qui frape l’esprit sans effort, & qui donne du plaisir sans peine. Il n’y faut point de la majesté des grands Vers, ny du regulier contour des Odes : on ne demande que des choses aisées pour les rimes, & des rencontres heureuses pour les choses. Trop d’art, & trop de force y sont hors de leur lieu, & par consequent sans effet & sans agréement. Il faut laisser aux Epiques, aux Tragiques & aux Lyriques, ces Vers substantiels & mysterieux ; il nous en faut icy tout au plus des Epigrammatiques, encore desirons nous que les pointes en soient justes ; & plus natureles, que recherchées, plus galantes que sublimes, & plus flateuses que mordantes. Ce n’est pas que j’ayme trop ces perpetuelles loüanges que lon donne aux Princes & aux Personnes de qualité ou de faveur, & mesme que je ne rougisse quelquefois, tant pour les loüez que pour les loüeurs. Mais au moins retranchant toute bassesse, à l’égard des Grands, je veux qu’on retranche pareillement toute sorte de malice, à l’égard des égaux ou des petits.

Le secret de reüssir en ces sortes de Vers consiste en deux seules choses, dont la premiere, est la brieveté : la seconde, la justesse. Les grands corps sont ordinairement fluets, & plus les forces sont divisées & éparses, & moins elles ont de vigneur. Vn Epigramme de plusieurs Vers, fait languir ou impatienter, & sur tout un François, au lieu qu’une reserrée & comprise en peu de paroles frape d’abord. Ce sont des coups de main qu’on ne doit lâcher que de prés, & des feux de souffre & desalpetre, qui devoient soudain agir & brûler. Le moindre esprit seul est plus fort que toute la matiere ensemble & la pésée preste, vigoureuse, & s’il faut ainsi dire roide, n’a que faire de tant de Vers ny de tant de paroles. Moins elle aura de corps, plus elle paroîtra avoir d’esprit ; & comme on aime les choses dites par les enfans, à cause de leur vivacité qui dit tout, & tout aussi-tost, on ayme pareillement & on se rend indulgent à ces petites choses, parce qu’elles paroissent petites & comme échapées.

La Iustesse dépend d’un principe plus severe, & qui ne fait jamais de grace. C’est le jugement. La brieveté dont nous venons de parler, sert de beaucoup à cette partie ; & garantit du moins de legereté. Mais le plus sur, pour ne pecher point contre cette regle, c’est de ne regarder jamais que l’hypoteze, de s’attacher droit au fond de la chose, & rendre la galanterie personnelle. Si-tost que celuy qui dance est interessé, il s’engage à soûtenir le Vers où il a part, & luy procure de l’aplaudissement, ou du moins de l’indulgence. Il faut toutefois bien prendre garde que le sens personnel n’ait rien d’offensant, ou d’injurieux, & c’est un miracle du petit ordre, de voir avec quelle dexterité, & avec quelle varieté on a dobé sur un mesme visage durant plusieurs années, sans donner ou du moins sans s’attirer des marques de chagrin de la personne interessée.

Section XVII.

Des Machines.

I L est deux sortes de Machines, les unes sont arbitraires, & servent de decoration, & ont leur effet par tout où le Poëte s’en veut servir. Les autres sont necessaires, ou pour la perfection ou pour l’intelligence du Sujet. Les unes & les autres conviennent entre-elles, en ce qu’elles doivent estre employées à propos, & conformément à l’Idée ou generalle ou particuliere du Poëte, & qu’il n’en faut jamais user, si elles ne contribuent quelque chose de particulier au Tout. Autrement ce n’est pas une Machine de Balet, mais un simple Spectacle de Machines.

Elles ont deux beautez : La premiere est l’exterieure, qui frape les sens par la surprise des nouveaux objets qu’elle dérobe aux yeux contre l’attente du Spectateur, contre la possibilité apparente, ou contre la maniere accoustumée. Mais la seconde bien que plus obscure, est bien plus forte & plus spirituelle, & consiste dans l’invention des ressors & des mouvemens. C’est l’ame de ces enchantemens naturels, & cette vertu secrete qui meut les Elemens au gré des Entrepreneurs & en faveur des grands évenements.

Le Poëte toutefois doit prendre soin de la premiere beauté, beaucoup plus que de la seconde, parce qu’il n’est pas là pour philosopher, ny pour juger de la subtilité des Scenes, de la finesse de l’invention, ny de la demonstration & de la necessité des succez. Il doit plaire aux sens, & ordinairement à des yeux, qui ne portent point leurs regards plus loin que les objets visibles, & qui prendront pour une corvée la peine de penser au moyen dont les choses se font, & à la cause du plaisir qu’ils ont & qui les charme.

Le nombre en est permis, & fait une troisiéme beauté, mais il faut éviter la confusion, & tout ce qui peut blesser la justesse ou la varieté.

Il ne reste qu’à parler de leur Magnificence : mais elle dépend plus de la bourse que de l’esprit : & le Poëte ne doit se piquer que d’en faire de plus spirituelles que brillantes, & où l’art & l’industrie supléent à largent & à la dépense de toutes ces manieres de Machines. Il en est par tout des preceptes dans les Ecrivains pour le Theatre. Je ne parle icy principallement que de ces sortes de Machines portatives, d’où les Danceus sortent comme de leur retraite, & d’un lieu où naturellement & sans violence, ils peuvent s’estre rencontrez. Par exemple, une Citadelle, une Ville, un Marché, d’où sortiront des Soldats, des Bourgeois, des Marchands, &c. Ces Machines ont esté long-temps en regne, & tant que les mesmes Balets ont esté dancez en plusieurs endroits. Et j’ay veu dans une nuit un Balet de plus de vingt Entrées dance trois fois avec les mesmes preparatifs par tout, & en élevant dans un instant une Machine qui representoit en relief, tantost un Camp, tantost une Campagne, tantost-un Chasteau, & à la fin une Porte de Ville, d’où on abatoit un Pont-levis, & sur lequel les gens de la Porte dancerent leurs Entrées. Ces machines portatives ont double merite.

Section XVIII.

De la Boutade.

C’ est un racourcy de Balet, une boutade de l’imagination, qui rencontrant un objet agreable, familier & facile, se contente de peu d’Entrées, de peu d’appareil, & où l’on se pique seulement de faire paroistre un dessein bien formé, galant ou folastre, & bien executé. La pompe des habits n’y est pas recherchée, ny les autres beautez d’estude & de dépense. L’adresse, la belle execution suffisent, & le moindre divertissement qu’on y prenne, tient lieu d’un raisonnable succez.

Sous ce mot toutefois de Boutade, il n’est pas permis de faire des extravagances, & le dessein ne doit pas en estre moins juste, ny moins digeré : le bon sens y doit regner comme au Balet : en élever les choses basses, en purger les rampantes, en bannir les desagreables, en châtier les licentieuses, & y conserver enfin toutes choses, en l’estat qu’elles doivent estre. Si c’est une Pastorelle, il faut y apliquer des beautez rustiques, un air sauvage mais galant, une maniere naturelle mais agreable. Si c’est une boufonnerie, il faut que le ridicule en soit hõneste, spirituel, ou sot-affecté. Ainsi dãs chaque veüe il faut regarder juste le point principal, & qui doit servir de base à toutes les imaginations suivantes.

Autrefois la Boutade consistoit en quatre Entrées, un Recit, & un grand Balet. Les premieres Entrées, estoient ordinairement d’un seul Danceur, & le grand Balet des quatre rassemblez apres le Recit. Ie ne prescris point de regle, ny de loy pour le nombre ny pour la maniere des Entrées. Ie ne demande qu’une heureuse imagination, bien entenduë, bien executée, & comprise en peu de chose & peu d’action.

Section XIX.

Du lieu Fixe, & du Mobile.

L a commodité des Spectateurs ou des Acteurs demande sans doute la fixation d’un lieu des Spectacles, & il est bien plus aisé de reparer ou de rajuster des defaux reconnus, & comme domestiques, que de corriger les étrangers, & les fortuits. Le Poëte determiné sur le lieu de la Scene, hazarde bien plus librement certaines choses qui dépendent de la decoration ou des Machines, qu’alors qu’il doit agir en des endroits raboteux, mal tournez, & irreguliers. Neantmoins il n’y a point de necessité que le lieu de la Scene soit fixe, soit pour les Comedies, soit pour les Balets. Car outre que les uns & les autres sont des composez arbitraires dont les Autheurs sont les Maistres, & dont ils disposent souverainement, ils peuvent retrancher les choses qui repugnent au lieu, & qui peuvent embarasser ou la Scene ou le sujet. Les Anciens comme nous avons montré dans le premier livre, n’ont point fait durant long-temps de Theatre fixe : & mesme apres la construction de celuy de Pompée, ou apres tant d’Amphitheatres, & tant de lieux destinez au divertissement, ils ne se sont pas toûjours servis des mesmes endroits pour y prendre leurs ébats. Le Cirque, les Theatres, Amphitheatres, les Lacs & Naples, & Lion, aussi bien que Rome, ont veu & ont servy de Scene à des Combats Ludicres, pour user du mot Latin. Ainsi il est besoin de donner des regles pour l’un & pour l’autre, & de voit ce qui peut estre avantageux dans le Fixe, ou dangereux dans le Changeant.

Ce dernier ou l’Inmobile demande d’autant plus d’esprit, qu’un tel secours est necessaire, & qu’il ne peut ordinairement subsister que par le benefice de l’Art, ou par l’adresse, & par l’intelligence du Poëte ou des Ingenieux. Il faut y sauver les inegalitez du lieu, les enormes espaces de la circonference : les disgraces de la nature, & les bizareries de la saison. Tous ces perils desirent de grands soins, beaucoup d’industrie, & nous avons veu, à Versailles & à Fontainebleau des Enchantemens contrefaits, où l’Art avoit surpassé la Nature, & ou la Nature avoit épuisé l’Art.

L’invention du Poëte peut beaucoup en ces rencontres. Car outre la liberté qu’il a du choix de ses matieres, il peut profiter de l’occasion des lieux, prendre ses avantages sur leurs hauteurs, sur leur plan, & sur la totale disposition de leur assiete. Neron choisit un lieu si bien placé entre des Montagnes, qu’il sembloit estre un Amphitheatre naturel dont les côteaux tenoient lieu des degrez, & favorisoient ainsi les regards des Spectateurs. Mais quand l’engagement d’un Prince, le voisinage d’une maison, ou enfin le sejour de la Campagne, exigent de tels divertissemens, il faut que le Poëte choisisse son Camp, se poste & prenne ses alignemẽts, mais avec tant de force & tant de dexterité qu’il surmonte tout ce que la nature peut oposer à son Art, & que son invention l’emporte sur les obstacles, & qui plus est encore, fans faire paroistre d’effort.

Pour le lieu Fixe, les choses doivent estre plus regulieres. Parce que les soins du Poëte n’y sont point contraints ni contrariez, cõme dans un Iardin, dans une Place ou dans une Campagne. On y est en seureté cõtre la rigueur des Saisons : Les travaux y sont continuez sans interruption des pluyes & des vents. On dispose des jours de plaisir : On avance ou l’on recule les Machines. Les Arbres & les Troncs quoy que morts, & de racinez paroissent transplantez & semblent prendre un nouveau suc de l’esprit du lieu & de leur sol nouveau. Mesme ils sont rendus capables de quelques sorte d’intelligence, & comme faits & élevez au badinage du Theatre, des Ieux, des Decorations, & des autres prodiges de l’Art.

Mais dans les uns & dans les autres l’invention ne doit pas ny abuser de la facilité des lieux, ny aussi en mépriser les avantages. Il faut garder par tout de la moderations ; ne violenter point le sujet à force de produire & de faire agir des Machines : & metre & tenir toute sorte de lieu dans l’estat que la nature de la representation peut demander. Ce precepte comprend tout ce que je pourois sçavoir & dire là dessus.

Toutefois comme ce petit Ouvrage peut passer les Monts, & instruire les Estrangers, il est à propos de ne point oublier un exemple, qui vaut mieux que tous nos preceptes, qui laissera une Idée mieux peinte & plus vive dans l’esprit, & qui n’a besoin que d’yeux pour estre entenduë. C’est le grand & superbe Salon que le Roy conceut & fit faire fixe, & permanent pour les divers Spectacles & pour les delassemens de son esprit & le divertissement de ses Peuples.

Ce grand Prince qui se connoist parfaitement à tout, & qui a de grandes pensées jusques dans les petites choses, en donna l’ordre & le soin au sieur Gaspar Vigarani. Le lieu fut mal aisé à choisir : Et feu M. le Cardinal en partant de Paris pour aller travailler à la Paix sur la Frontiere, avoit pretendu de faire un Theatre de bois, dans la Place qui est derriere son Palais. L’espace estoit à la verité assez grand : Mais le Sieur Vigarani ne le trouva ny assez propre ny assez commode, soit pour la durée, soit pour la majesté, soit pour le mouvement des grandes Machines qu’il avoit projetées.

Comme il estoit aussi judicieux qu’inventif, il proposa de bastir une Sale grande & spacieuse dans les alignements du dessein du Louvre, dont les dehors Symmetriques avec le reste de la Façade, l’affranchiroient de toute ruine & de tous changemens : Le Roy agrea fort cette proposition, & les ordres furent donnez à M. Ratabon de haster l’ouvrage, & au Sieur Vigarany de preparer ses Machines. En voicy les dimensions & le devis tant du dedans que du dehors, qui m’a esté donné par le sieur Charles Vigarany, fils de Gaspard, & à qui l’extrême jeunesse n’oste rien d’une extrême intelligence, d’autant plus loüable quelle est accompagnée de cette moderation estrangere, & d’une docilité & d’une apliquation sans exemple.

Le Corps de la Sale est partagé en deux parties inegales. La premiere comprend le Theatre & ses accompagnemens. La seconde contient le Parterre, les Coridors & Loges, qui font face au Theatre, & qui occupent le reste du Salon de trois côtez, l’un qui regarde la Court, l’autre le Iardin, & le troisiéme le corps du Palais des Thuileries.

La premiere Partie, ou le Theatre qui s’ouvre par une façade également riche & artiste, depuis son ouverture jusqu’à la muraille qui est du costé du Pavillon, vers les vieilles Escuries, a de profondeur vingt-deux toises. Son ouverture est de trente-deux pieds sur la largeur, ou entre les Coridors & Chasis, qui regnent des deux costez. La hauteur ou celle des Chassis est de 24. pieds jusques aux Nuages. Pardessus les Nuages, jusqu’au tiran du comble, pour la retraite, ou pour le mouvement des Machines, il y a 37. pieds. Sous le plancher ou parquet du Theatre, pour les Enfers, ou pour les changemens des Mers, il y a quinze pieds de profond.

C’est sur ces espaces que le sieur Charles Vigarany, outre plusieurs autres surprenantes Machines, en a fait marcher une de 60. pieds de profondeur sur 45. de largeur, & a eu la hardiesse d’y porter toute la Maison Royalle, & pour le moins 60. autres Personnes tout à la fois, avec autant d’estonnement de la facilité de ceux qui le permirent, que d’admiration de l’asseurance de l’Entreprenneur, & de la beauté de l’ouvrage. Nos Princes nous doivent estre plus chers que nos plaisirs ; & ce ne sera jamais de mon conseil qu’ils s’exposeront à de pareils dangers, quoy que sur la foy de toute la Philosophie.

La seconde Partie, ou celle du Parterre, qui est du costé de l’apartement des Tuilleries, a de largeur entre les deux murs 63. pieds, entre les Coridors 49. Sa profondeur depuis le Theatre jusqu’au susdit apartement, est de 93. pieds : Chaque Coridor est de six pieds : & la hauteur du Partere jnsqu’au Plafonds est de quarante-neuf pieds. Ce Platfonds à deux beautez aussi riches que surprenantes, par sa dorure, & par sa dureté. Celle-cy est toutefois la plus considerable, quoy que la matiere en soit commune & de peu de prix, car ce n’est que du carton, mais composé & petry d’une maniere si particuliere, qu’il est rẽdu aussi dur que la pierre & que plus solides matieres. Le reste de la hauteur jusqu’au comble, où sont les Roüages & les mouvemens est de 62 pieds.

Il y a encore une maniere aussi nouvelle que hardie, d’enter une poutre l’une dans l’autre, & de confier aux deux sur quelque longueur que ce soit toute sorte de pesanteur, & de Machine. Il en a rendu raison divers Physiciens ; & a sauvé par cette invention, & la dépense d’avoir des poutres assez grandes ou assez fortes pour de tels bastimens, & le peril de les voir affesser, & mesme rompre aprés fort peu de durée.

Les Portes grandes & commodes pour les entrées & pour les issuës ; des escaliers pour aller aux Coridors ; des Galeries secretes par où le Roy apres avoir dancé peut se retirer dans sa Loge pratiquée au fonds de la Sale, & au point de veuë du Theatre. Toutes ces sortes de commoditez dis-je, n’y ont pas esté oubliées. Mais la plus mignonne, & la plus aparante est une Porte pratiquée du costé de l’apartement des Tuilleries, & qui rend dans une petite gallerie, & ensuite dans une espece de Loge pour la Reine, où est son haut Dais.

La commodité ne s’en peut exprimer. Car outre que l’entrée en est particuliere, la disposition en est telle, qu’une Princesse est toûjours & sans besoin de ses Gardes, separée de la foule par la construction des grilles de fer bien dorées & apropriées avec tous les soins, toute l’intelligence & toute la magnificence possible.

Les ornemens n’en peuvent point estre fidellement descrits ; car ceux du Theatre sont changeans, & ne durent qu’autant que les representations qui s’y font. Les autres y sont épars avec tant d’art & tant d’agrément, qu’il n’y a que les yeux qui puissent satisfaire sur cette curiosité. Je ne puis toutefois passer sous silence les accompagnements exterieurs pratiqués dans le Pavillon qui joint la Salle, tant pour la commodité du Prince, quand il fait quelque Balet, que pour celle de ses Danceus. Car il y a de grandes Salles, de belles Chambres, avec les escaliers degagez, où le Roy, les Princes, les Dames peuvent s’habiller, & se coeffer separement. Les Danceus communs ont diverses chambres où ils peuvent placer seurement leurs Manes & leurs habits, & où ils peuvent changer selon les diverses Entrées, qu’ils peuvent dancer sans crainte, & sans embarras, & sans souffrir de froid. Les Ouvriers ont de grands & spacieux Celiers, où ils peuvent tout le long de l’année, travailler ou à des Machines nouvelles, ou à la conservation des vieilles. Les Brodeurs, Tailleurs, Plumaciers, Peintres, Faiseurs de Masques & autres Ouvriers necessaires, ont des galtas, & tout l’air, le jour & l’espace qu’ils peuvent desirer, pour dorer, peindre & secher tous les Ouvrages de leur façon.

Il y auroit peut-estre a adjouster une Priere au Roy, qui de l’adveu de tout le monde, aime l’ordre & la perfection, & qui par consequent ne sçauroit la trouver mauvaise. C’est de destiner ces Salles à divers exercices qui concernent le Balet : Par exemple, d’y transferer l’Academie de la Dance. Obliger les Accademiciens de s’y assembler toutes les Semaines à certains jours, les obliger par tour à faire des Airs & des Pas de Balet, & de soûmetre & l’un & l’autre à la censure, & mesme à la correction de ses Compagnons. Ainsi en faudroit-il faire des autres Arts, comme de la Musique, de la Peinture, & mesme des Exercices, dont on feroit des épreuves publiques à divers jours à ce destinez, & par-où l’on verroit sans doute divers grands & glorieux progrez des divers Arts, & mille beautez, & mille secrets que l’exercice & l’emulation feroit tous les jours paroistre de nouveau.