(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre III. Du Triomphe. » pp. 112-160
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(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre III. Du Triomphe. » pp. 112-160

Chapitre III.

Du Triomphe.

[Section I.]

De l’Origine, du nom, & de la difference de l’Ovation & du Triomphe.

L e Triomphe estoit sans doute le plus superbe Spectacle des Romains : & bien que la gloire du Vainqueur en fût le pur objet & la seule matiere ; il ne laissoit pas d’avoir des circonstances agreables, & qui donnoient autant de divertissement, que le mystere & le serieux de la ceremonie pouvoit donner d’admiration.

Il y en avoit de deux sortes. Le premier qui estoit le moindre, estoit simplement appellé Ovation, le second eut seul ce grand & pompeux nom de Triomphe, qui comprend tout ce que la vanité des Romains avoit pû incorporer à leur orgüeil & à leur magnificence.

L’origine des deux noms est plus embroüillée, que la connoissance n’en est necessaire. L’Ovation semble pourtant avoir une source Romaine, si du moins on s’en raporte à Plutarque. Car ce nom luy fut donné de ce que dans les Sacrifices qui accõpagnoient tousiours de telles ceremonies, on n’immoloit que des *Brebis blanches, au lieu que dans le plein & parfait Triomphe, soit pour grossir la despence, soit pour encherir sur l’ovation, on immoloit des Bœufs blancs & couronnez, comme nous dirons cy-apres. Le grand a son étimologie dans son nom qui est Grec, & qui fut donné à Bacchus pour avoir le premier inventé cette maniere de reconnoistre la vertu par ces Festes & par cette magnificence publique. I’aymerois autant l’etymologie d’un autre mot qui est aussi Grec, qui signifie une exultation ou une pleine ioye.
La difference de ces deux Triomphes a des raisons plus reelles & plus importantes. Car l’Ovation ne consistoit qu’en une assez modique Pompe. Le Vainqueur n’avoit que ses habits ordinaires. Il ne faisoit pas seulement son entrée à cheval. Il marchoit à la teste de ses Troupes, sans autre marque de ses succez que les acclamations du Peuple, que quelques Couronnes de Mirthes, & qu’une partie de son Armée qui le precedoit, au son des flutes, & ne sacrifioit enfin que des brebis blanches comme nous avons desia dit. Mais si cette difference est sensible & vulgaire, il y en a une autre plus docte & plus curieuse qui depend du suiet & de l’occasion. *Les Ovations estoient decernées à ceux qui avoient soustenu une guerre ou mal fondée ou peu glorieuse, & dont les succez avoient eu de foibles obstacles & de peu considerables ennemis. Ainsi tous les Combats contre les Pirates, les Esclaves, ou contre des lâches ennemis, dont la honteuse redditiõ auroit prevenu une hõneste deffence, n’estoient point censez dignes de ces honneurs ou de ces recompenses extraordinaires : & l’on se contentoit de couronner les Vainqueurs de Mirthe, qui est un arbre consacré à Venus, comme s’ils estoient indignes des Lauriers qui ne s’accordoient qu’aux actions Martiales, & qui avoient coûté beaucoup de sang & de despence.
Le Thriomphe au contraire aqueroit droit au Vainqueur de tout attendre du Peuple, du Senat, & de l’Armée. Car ces trois Estats devoient estre d’accord sur le merite de celuy qui le demandoit, & quiconque avoit obtenu les glorieux suffrages des uns & des autres, pouvoit estendre la Pompe du iour de son Triomphe à tous les desirs que sa gloire pouvoit luy suggerer, & à toute la magnificence que ses facultez ou ses conquestes estoient capables de soustenir.

Section II.

Du merite requis pour le Triomphe.

E ncore que les Romains fussent magnifiques, ils n’estoient ny credules ny prodigues, & s’ils se piquoient de reconnoistre les vrais merites, ils estoient severes à punir les imposteurs & ceux qui grossissoient dãs leurs Lettres les perils & les Victoires. Pour obvier à de tels inconveniens ; ils estoient exacts à faire observer une de leurs Loix, établie principalement pour ce sujet, & qui rendoit responsable sur de grosses peines le Vainqueur de tout ce qu’il écrivoit au Senat touchant la Victoire. Le nombre de Citoyens sauvez, & celuy des ennemis ou morts ou blessez, devoit estre exact & fidelle, & le detail sans exageration & sans deguisement. Toutefois comme les Lettres pouvoient estre écrites en desordre, & dans l’embaras des suites d’une grande bataille, ou des consequences d’une pleine Victoire ; de peur d’estre surpris par l’excez de leur joye, ou par la precipitation de leur témoignage, ils les obligeoient de iurer entre les mains du Questeur de la Ville (c’estoit comme le Surintendant de ces temps, qui ne reconnoissoit que des questiõs de finance) de n’avoir rien étalé dans les Lettres qu’il avoit écrites au Senat, qui ne fût exact & conforme à la verité. 20Il y avoit trois genres de Questeurs, d’Vrbains ou de la Ville, qui ne prenoient soin que des deniers publics, de Criminels, pour les coupables, & de Provinciaux pour les affaires estrangeres.

Le sujet du Triomphe estoit aussi reglé, & il faloit avoir defait un ennemy considerable ; avoir tué sur la place * quatre ou cinq mille hommes ; avoir poussé plus avant les limites de l’Empire, & avoir enfin fait un notable progrez pour le bien & pour l’honneur de la Republique. Par-là, ceux qui avoient emporté quelque succez sur les Sujets de leur Empire, ou sur des Citoyens rebelles, n’obtenoient point pour cela l’honneur du Triomphe, parce que de telles Victoires estoient censées tousiours plus lugubres que glorieuses.

Mais ces succez ne suffisoient pas : il doit avoir encore un certain caractere personel pour se presenter au triomphe. La grande dignité sembloit estre une base necessaire pour pouvoir soustenir un si grand honneur. Et a moins d’estre Consul, Dictateur ou Préteur, on estoit exclus de la gloire de cette Pompe. Pour cette raison Scipion ne triompha point pour la reduction de l’Espagne, ny Marcel pour celle de Syracuse, parce qu’il n’avoient point de Caractere. Pompée toutefois fut excepté de cette regle, & malgré sa ieunesse, malgré les loix & les exemples mesme assez recents citez par la, il obtint le Triomphe auparavant la qualité de Senateur, & joüit l’âge de dix-sept ans, de ce qui pouvoit combler les desirs du plus ancien des Capitaines, & du plus grand des conquerants.
Le merite toutefois estoit encore plus consideré que toute chose ; & l’estime d’une haute vertu estoit si generale & si uniforme parmy les Romains, qu’ils faisoient un point de Religion de son prix & de sa recompense, & qu’ils croyoient que l’un & l’autre devoient estre inviolables. Ainsi les Etrangers, les gens de peu de naissance, & (ce qui ne s’est pratiqué que parmy eux) les pauvres mesme sont parvenus aux plus grandes dignitez ; aux Consulats, aux Pontificats, & mesme à l’honneur du Triomphe. Il est une Histoire trop remarquable dans un ancien Autheur, pour la passer sous silence.

Le Pere du grand Pompée avoit pris le Ville de Pizance, où il avoit fait un grand nombre de Captifs. Parmy eux il y avoit une pauvre femme qui portoit un enfant entre ses bras. Cette charge de sa fecondité ni l’innocence de ce pauvre enfant ne garantirent point ni l’un ni l’autre des fers ny de l’oprobre de la ceremonie du Triomphe. La Mere & l’enfant marcherent dans leur rang devant le Char du Vainqueur Triumphant. Cet enfant augmentant le nombre de ses premieres années, ne diminua point ses premieres disgraces, & fut contraint de demander l’aumône publiquement, & de gagner sa vie à penser des chevaux. Soit que la necessité luy eust donné de la resolution ; soit que la vertu des belles ames se trouve & se conserve également sans naissance, sans fortune, & sans éducation. Si-tost que ce ieune mal-heureux eust reconnu en soy assez de iugement pour faire choix de sa profession, & assez de force pour y pouvoir reussir, il se mit à la suite de Cesar, vint dans les Gaules, y porta les armes, & y fit de si belles ou si heureuses actions qu’il emporta plusieurs Victoires, qu’il fut fait Tribun, ensuite crée Preteur. Les troubles survenus suspendirent pour quelque temps la suite de ses progrez. Neantmoins ces retardemens ne luy firent rien perdre de ce qui estoit dû à ses services ; & les factions calmées, sa vertu fut des premieres recompensée par le Pontificat, & par le Consulat qu’il obtint, & enfin par le Triomphe qui luy fut accordé pour avoir gaigné trois Batailles contre les Parthes.

Section II [III].

De l’ordre des preparations pour le Triomphe.

I mmediatement apres la Victoire, on despeschoit des Couriers chargez de Lettres, qui contenoient le detail des perils du combat, & du succez. Le Senat dans les commencemens s’assembloit dans le Temple de Belone qui estoit hors la Ville. Quel[que]fois mesme le Peuple irrité contre le Senat de ses lenteurs dans ses deliberations s’assembloit dans le Champ de Mars, ou dans les Prez Flaminiens, & decernoit ainsi le Triomphe à ceux que le Senat en avoit exclus. Auguste, depuis choisit le Temple de Mars ; où cet Empereur ordonna au Senat de s’assembler pour deliberer sur les affaires de la guerre & des Triomphes.
Le Senat estant assemblé, on faisoit la Lecture des Letres du General & des Officiers. Ces Letres estoient envelopées dans des feüilles de laurier. Car cet arbre estoit d’un si bon augure, qu’ils auroient creu retrancher quelque chose de leur bonne fortune, s’ils ne s’en fussent servis en toute sorte de succez. Il est bon de remarquer en passant que dans les disgraces ils m’ettoient sur leurs Letres une simple plume au lieu de laurier, pour signifier le besoin de faire diligence pour haster la consolation ou le remede.

L’on jugeoit sur ces Lettres, du merite de la Victoire : & pour mieux témoigner l’estime qu’on en faisoit par la promptitude du témoignage, on envoyoit aussi-tost au Vainqueur le Titre d’Empereur, avec ordre de revenir & de ramener à Rome ses Troupes victorieuses pour y Triompher. Immediatement apres le General & l’Armée se mettoient en chemin, recevant par tout des presens & des applaudissements. Quand ils estoient pres de Rome, le General ou l’Empereur avec un certain nombre de ses principaux Officiers, se detachoient & alloient jurer au Questeur, comme nous l’avons dit. Les Tribuns & les Centurions iuroient de mesme, que dans les Letres, on n’avoit ni exageré les avantages, ni dissimulé les pertes. Ce serment se faisoit hors de Rome, parce que le nouvel Empereur perdoit son authorité, si-tost qu’il avoit passé la porte, & du moment qu’il estoit entré, il n’estoit plus qu’un simple particulier sous la puissance des Consuls & des autres Officiers de la Ville.

Le serment pris, le General, ou les siens pour luy, presentoient leur Requeste pour obtenir le Triomphe : & pour en faire la demande avec plus d’éclat & plus de politesse, on commettoit un des plus diserts & des plus galants Orateurs, pour en rendre le merite plus connu, & l’Arrest qui devoit intervenir, plus juridique & plus solemnel.

En mesme temps, & par le mesme Arrest, on convenoit d’un jour, & l’on ordonnoit à celuy qui devoit Triompher, de se tenir prest avec son Armée, pour recevoir les honneurs qu’on luy avoit decernez. Il n’est pas inutile de remarquer en passant, que le Senat n’a pas toûjours esté Souverain Iuge, ny absolu distributeur du Triõphe : & que le Peuple en a fait Triompher malgré leurs decrets ou leurs refus. Icilius Triompha de cette sorte, & par les seuls suffrages du Peuple, apres avoir esté refusé par le Senat. Mais il y a encore une observation à faire qui n’est pas moins considerable. C’est que les Triomphes ne se sont pas tous celebrez à Rome. Papyr. Masso n’ayant pû obtenir du Senat ces honneurs, se fit justice à soy mesme, & Triompha sur le Mont Albin avec toute la Pompe & toutes les ceremonies imaginables.

Ce iour estoit attendu avec beaucoup d’impatience de part & d’autre, car on faisoit des preparatifs dans la Ville aussi bien que dans le Camp, & le Peuple Romain prenoit autant de part dans le divertissement du Spectacle, que les Soldats pouvoient esperer de gloire de la Magnificence de la Feste.

Ce bien heureux iour arrivé, le Senat en Corps alloit au devant du Vainqueur hors la porte de la Ville par où le Triomphateur devoit entrer. Cette porte s’apelloit vulgairement Capene, ou Appie, à cause de la ruë de mesme nom. Mais à cause qu’elle fut ordinairement choisie pour les solemnitez du Triomphe, elle a eû souvent le nom de Triomphale ; Les compliments de conjoüissance achevez. Le Senat reprenoit le chemin de la Ville, & comme faisant une partie de la Pompe, il alloit en bon ordre, & accompagnoit ou conduisoit pour ainsi dire les Vainqueurs dans le Capitole. Ce seroit icy de lieu de descrire ce qui s’y faisoit, mais il est ce me semble plus à propos de faire voir auparavant le detail de la Pompe.

Section III [IV].

De la Pompe.

C eluy qui devoit Triompher n’oublioit rien pour la propreté ou pour la richesse de ses habits. Il estoit revestu d’une Robe de Pourpre, toute brodée & toute couverte d’estoiles d’or, ou mesme quelquefois on écrivoit en Lettres d’or, appliquées par le Brodeur, les faits & la vie du Vainqueur. Elle estoit appellée Robe Peinte, ou autrement Tunique de Palme, & quelquefois d’un nom d’un seul mot Trabée ; mais ces noms differens ne sont & ne signifient qu’une mesme chose. Ces noms estoient fondez sur la varieté de leurs representations. Cette broderie toutefois n’estoit point toûjours d’or, mais mesme quelquefois elle estoit enrichie de perles & de pierres precieuses, selon les facultés du Triomphant, selon les richesses des Païs subjuguez, on selon le cours & la mode des Temps. Leur chaussure estoit de Brodequins, chargez de pareille broderie, d’or, ou de diamans, en guise de clous, ou d’estoiles, & c’est de-là que le nom de Vestis clauata, est venu. Ces cloux grands ou petits faisoient la difference des Senateurs & des Chevaliers, car ces derniers n’osoient pas en porter de la grandeur des autres. Les habits des vaincus n’estoient pas toutefois si reglez que leur orgüeil ou leur modestie n’y aient aporté de grands changements. Le Premier des Tarquins avoit en son Triomphe une Veste toute d’or, & le grand Pompée se servit & porta celle d’Alexandre le Grand : Le cou & les bras estoient chargez de precieux Ioyaux. Il portoit sur sa teste une Couronne, qui au commencement n’estoit que de laurier, & que l’avarice ayant fasciné l’opinion des hommes & des temps, a fait changer pour une de métail, & d’or. Ie dis exprez métail, d’or, parce qu’il est des Autheurs qui veulent qu’il eût deux Couronnes sur sa teste, l’une de cuivre doré, legere, & qu’il portoit, l’autre d’or effectif, solide & pesante, qui estoit soûtenuë & suportée par un Valet ou Soldat, ou mesme par l’Officier public.
Il portoit d’une main une branche de Laurier, & de l’autre une espece de Sceptre ou de Baston de Commandement. Ce Baston estoit d’ivoire pour l’ordinaire, & avoit au bout un Aiglon artistement tourné. Voila ce qui peut concerner sa personne.

Ses Officiers & ses Soldats qui devoient paroistre dans la Pompe, estoient pareillement ornez aux despens du Triomphant, de Couronnes d’or, d’argent, où estoient gravées quelques especes de Lettres, ou des choses qui concernoient la gloire & les belles actions du Vainqueur. Il regaloit les uns de belles armes, les autres de chevaux, de bracelets, d’habits, & de mille autres presents, mesme d’argent pour subvenir à la despense ; & loin de rien épargner pour une si glorieuse solemnité, il distribuoit à toute l’Armée les despoüilles des ennemis, sans s’en rien reserver que l’honneur du iour & le plaisir du Peuple. Mesme lors que les prises surpassoient la despence, ils employoient le surplus, & les deniers revenans bons, ou à de nouveaux Spectacles, ou à la construction de quelques Edifices publics. Ainsi tout le monde se sentoit de la Magnificence.

Les choses en cét estat, le Vainqueur faisoit sa Priere, conceuë en ces termes. Dij, nutu, & imperio quorum nata & aucta est res Romana, tandem placati, propitiatique servate.* Dieux, sous la faveur & sous la conduite de qui la grandeur Romaine a pris ses commencements, & a en de si grands progrez : soyez enfin satisfaits, & favorables à sa conservation.

Ces mots exprimez avec autant de Religion que de Majesté, Il montoit sur un Chariot preparé & qui l’attendoit. Il estoit tout extraordinaire, & n’avoit rien de commun avec aucun des autres Chariots. Il estoit d’y voire, & fait comme une petite maniere de Tour portative. Il estoit revestu de lames d’or ou dorées, soit par tout, soit en partie. Et pour mesler toûiours quelque chose de belliqueux dans une ceremonie purement civile & pacifique, on rependoient des legeres goutes de sang sur l’or du Char, & mesme sur les Spectateurs.
Ce Char estoit ordinairement traîné par quatre Chevaux blancs les plus beaux que l’on pût trouver, on selon la corruption des siecles, & l’orgüeil des Empereures, par des Animaux extraordinaires venus des Païs sauvages, & aprivoisez à Rome. Pompée attela à son char deux Elephans, quand il Triompha de l’Afrique, & la grosseur de ces animaux pensa mettre en desordre la ceremonie, car ils ne purent pas entrer ensemble, ny passer sous les Portes, ou sous les Arcs Triumphaux. Marc Antoine attela des Lyons. Heliogabale des Tygres, & ensuite des Chiens, les uns pour le rendre plus conforme à Bacchus, les autres pour n’avoir rien de commun, & pour en paroistre tout extraordinaire. Aurelian se servit de Cerfs. Neron usa de Iumens Hermaphrodites ; & pour aller plus loin, Sesostris y attella les Rois qu’il avoit vaincus. Ainsi il est à croire que les divers Empereurs qui ont Triomphé, ont employé tout ce que la nature pouvoit avoir de rare ; qu’ils ont fait naturalizer, pour ainsi dire, & tache de rendre capable d’intelligence ce qu’elle avoit de plus brutal, ou de plus farouche ; & qu’ils ont sceu enfin tirer du service & de la gloire des ennemis des hommes, & du rebut des forets.
Le Triumphateur estoit seul dans un Siege élevé & distingué des autres, où estoient ses enfans devant luy, & comme à ses pieds. Ce n’est pas que quelques* Autheurs ne veüillent qu’en mesme temps & dans le mesme Char, on n’ait veu Triompher l’Empereur Verus & son Frere, & quelques autres aussi. Mais enfin, ces graces s’accordoient rarement : & hors les droits naturels que les enfans ont à la gloire du pere, je trouverois qu’il y auroit plus d’infamie que de satisfaction, à paroistre par faveur dans un rang où le seul merite peut nous placer glorieusement.
Aussi ie ne crois pas que la seule naissance donnast droit aux enfans de monter sur le Char de leur Pere. Car il étoit alors personne publique au dessus de tous les interests domestiques, Pere seulement de la Patrie, Romain, Triumphant, & rien plus. Toutefois, comme le Senat & le Peuple faisoit une partie du Spectacle, les enfans s’y pouvoient bien trouver comme témoins ou comme Partie civiles. Mais l’honneur de monter dans le Char n’étoit accordé, que ie pense, qu’à la Ieunesse, ou qu’au Sexe incapable de monter à Cheval. De fait nous voyons dans Ciceron que les enfans des Triomphans estoient montez sur les Chevaux du Char : & Tybere & Marcel eurent l’honneur de monter l’un, le cheval gauche, & l’autre le droit, qui tiroient le Char d’Auguste Triomphant de la Bataille d’Actium. Ce que l’on peut demesler plus surement, c’est qu’il n’y avoit point d’autre Cocher que ces Enfans, ou que le Vainqueur mesme.

Pline adjoûte à cét appareil du Char une espece de Divinité, qui s’apelloit Fascinus. Mais ie ne conçois ny ce qu’il veut dire ; ny comment, ny où il pouvoit estre placé. Quoy qu’il en soit, la superstition les rendoit capables de toute sorte de fascination, & ils croyoient que ce Dieu estoit Tout-puissant contre les morsures & les chagrins de l’envie, & qu’il pouvoit en garantir les Triomphateurs, & leur conserver leur joye toute pure, & la rendre commune & generale dans tous les Spectateurs.

Ie ne sçay si il est de l’exactitude de cette description, de toucher en cet endroit un Personnage qui avoit une Place importante & mysterieuse sur ce Char. Car la pluspart des Autheurs disent que l’Executeur de Iustice estoit derriere le Vainqueur, l’avertissant de temps en temps que ces honneurs ne dureroient que cette journée, que son pouvoir finiroit avec son Triomphe : & que mesme outre cet Officier, le deriere du Char portoit une sonnete qui estoit une des marques des Criminels, soit pour temperer un peu l’excez de leur orgueil, soit pour les avertir que les honneurs dont ils joüissoient, ne les garantissoient pas de la severité des Loix.

Section IV [V].

De la Marche de la Pompe.

A la teste de toute la Pompe, estoient des Trompetes & des flutes ou haut-bois, ornez de Couronnes, soit pour avertir le Peuple du passage du Triomphe, soit pour exciter plus de joye, soit enfin pour honorer le Spectacle.

D’abord paroissoient des Chariots chargez des Plãs des Villes que le Vainqueur avoit prises. Ces plans estoient avec leurs elevations en relief tres-artiste & tres-entendu. De peur toutefois que la ressemblance des representations, ou que l’ignorance des Romains ne confondit le nombre des Prises, des Sieges & des autres circonstances de la Victoire, on y adjoustoit des Titres, où estoit écrit en Lettres d’or le nom de la Ville representée.
Ces reliefs ne tiroient pas tout leur merite de l’art ou de l’intelligence. Car si ceux de bois estoient considerables par l’ouvrage, il en estoit d’or, d’argent & de plusieurs autres metaux, qui portoient leur prix dans leur poix & en leur valeur. On y voyoit une longue suite de diverses representations des Villes, des Montagnes, des Fleuves, & des Païs entiers, & generalement toutes les Conquestes que le Vainqueur avoit faites. Scipion fit marcher & paroistre cent trente-sept representations d’autant de Païs ou de Villes qu’il avoit reduites sous l’obeïssance de Rome. L’imagination des Peintres, ou l’inquietude des Decorateurs n’oublioient pas de les entourer de chaisnes, ou contrefaites ou veritables.
On voyoit ensuite en divers autres chariots les depoüilles des ennemis ; leurs chevaux, leurs chariots, leurs armes, leurs richesses, leurs tentes, leurs machines, & generallement tous les autres apareils de guerre ou marques d’honneur. S’il s’agissoit d’un Combat Naval, l’on en portoit au Triomphe, les Mats, les Antennes, les Parties les plus considerables d’un Vaisseau, & qui exprimoient le mieux la qualité & le merite de la Victoire & de la Prise. Lucullus en fit porter en Pompe cent dix, qu’il avoit gagnez, & une Statuë d’or, de Mitridate de six pieds de hauteur, avec un Bouclier enrichy de Pierres precieuses Le Grand Pompée y produisit la Statuë de Pharnacez, qui estoit d’argent : une autre qu’il avoit fait faire de soy-mesme, enrichie de perles ; trois petites Idoles d’or, quelques unes de Myrthe, & trente-trois Couronnes ornées de Perles & de Pierres precieuses. Il nous reste encore des Medailles de Cleopatre, dont la Statue fut veuë au Triomphe d’Auguste, parce que sa mort l’avoit soustraire à l’ignominie.

Papirius apres avoir vaincu les Samnites (aujourd’huy ceux d’Albruzo) orna la Place publique de plusieurs reliefs de Chariots de Guerre, de Boucliers & d’autres armes. M. Fulvius, fit porter deux cent & tant d’Images, d’or, d’argẽt, & d’airin, des Villes ou des Païs subjuguez, & presque autant de marbre.

Les presens faits au Vainqueur y avoient leur rang, & il s’est trouvé jusques à deux mille, huit cent Couronnes de divers metaux, que l’on avoit données au Triomphateur. L’argent monnoyé pris sur l’ennemy faisoit bien une partie de la Pompe, & il avoit ses Chariots avec des etiquetes des sommes qu’ils portoient. Mais les sommes estoient remises entre les mains des Questeurs & de ceux qui avoient soin des Finances publiques. Scipion l’Africain aporta de Carthage quatre cent mille livres pesant d’argent monnoyé. En vases d’or, deux cent mille livres pesant. Paul Æmile fit un si grand butin d’or & d’argent dans la Macedoine, qu’il fut suffisant pour aquiter les Charges de la Republique.

Pour ne rien oublier de ce qui pouvoit contribuer à la magnificence, on faisoit marcher ensuite dãs un Chariot bien aproprié une Statuë d’Hercule, ou s’il y avoit quelque chose de singulier dãs le temps, ou de rare dans leurs conquestes. Pompée Triomphant de Mithridate y fit porter des arbres entiers d’Ebene, inconnus à Rome jusqu’alors. Vespasian y apporta du baûme. Ainsi chacun faisant ses efforts en faveur de sa gloire, metoit en parade tout ce qu’il pouvoit avoir de plus rare & de plus curieux, pour rendre plus celebre & plus extraordinaires la magnificence de son Triomphe.

Tout cet assemblage de tant de belles choses estoit immediatement suivy des Rois, des Princes, des Capitaines & autres Personnages considerables & mal-heureux. Ils estoient enchaisnez, & leurs chaisnes estoient de differentes matieres, selon la qualité du Vaincu ou la magnificence du Vainqueur. Car il s’en est veu d’or, d’argent, de fer, de soye, & mesme de crain, & de cheveux de femme. Les Autheurs demeurent d’accord, que Zenobie Reine de Palmire suivit de Char d’Aurelian, dans un Chariot qui le suivoit immediatement, & où elle estoit attachée par des chaisnes d’or.
Parmy ces malheureux certains Grecs donnerent de l’étõnement à leur Vainqueur. Ils firent tout ce qu’ils purent pour rompre leurs chaisnes avec les dents, ou pour s’entrétrangler d’office, & par amitié. Vne Reine appellée Orgiagontis s’abandonna aux brutalitez d’un Officier, pour en obtenir sa liberté & celle de son mary ; mais n’ayant rompu que ses fers, & ayant apperceu que ceux de son Epoux duroient encore, & sans aucune esperance : Elle se sentit obligée de reparer la secrette honte où elle s’estoit exposée, pour épargner à son mary la publique, dont il couroit hazard, & luy porta la teste de celuy qui l’avoit abusée.
Ce ne fut pas une des moins illustres parties du Triomphe de Pompée de faire paroistre Tigrane, Aristobulle, qui estoient de puissans Rois dans l’Orient, l’un d’Armenie & l’autre de Iudée , cinq fils, deux filles de Mithridate, & trois cent trente & tant d’autres Princes & Grands Seigneurs, ou grands Capitaines. Mais cette ostentation assez vaine, finit par un orgüeil bien raisonnable & tout humain. Il se piqua de soulager le plus qu’il pût ses Captifs, & au lieu de leur donner des chaisnes & des liens : il se contenta de les faire marcher desarmés, & apres la ceremonie, il les renvoya libres dans leurs pays & dans leurs maisons.

Peut-estre que cette humanité luy valut le respect que Cesar eut pour luy en son Triomphe de l’Affrique. Car cet Illustre & fier ennemy qui ne respiroit que la gloire, qui fit preceder son Char par Iuba, un des plus grands Rois de l’Affrique, & porter les Images de Caton, de Scipion & de Petrejus, voulut épargner cette honte à Pompée, & il retrancha du nombre des Statuës ordonnées, celles de ce grand homme.

Mais si la mort nafranchissoit pas les Captifs de leur ignominie, elle ne frustroit pas non plus les Vainqueurs de la recompense duë à leurs belles actions. Adrian opiniastra de faire Triompher Trajan, & de luy faire rendre apres sa mort les mesmes honneurs que s’il eust esté en vie. Son Image fut conduite au Capitole dans un Char ordonné, paré, & avec toutes les ceremonies accoustumées dans les plus celebres & plus pompeux Triomphes.

Parmy cette foule de belles & grandes choses, on trouvera peut-estre à redire au meslange d’un Personnage ridicule qui suivoit les Captifs, & qui par ses gestes extrauagants insultoit à ces miserables, & s’attiroit des risées de tous les Spectateurs. Cet Histrion estroit entouré de joüeurs de Flutes & de Lyres, & peut-estre y dançoit-il quelques pas de Balet, bouffons mais concertez, & qui signifioient quelque chose de la disgrace des uns & de la gloire ou du succez des autres. Il estoit sousté de quelques badines & folâtres representations de certains Personnages, sous le nom de de Citeria, de Manducus, & de Petreia, qui par leurs grimaces artificiel[les] sembloient vouloir devorer les gens, & qui n’estoient employez qu’à divertir les plus innocens, qu’à faire trembler les plus timides & rire les plus asseurez.

Sur les pas de ces Mimes contrefaits, marchoient les Officiers & les Troupes Victorieuses, les uns revétus le plus galamment qu’ils pouvoient, & chacun portant les glorieuses marques dont la Fortune de la guerre avoit peu favoriser leur valeur. Le Soldat mesme portoit des Couronnes : & ceux qui avoient fait quelque action éclatante, en avoient & en faisoient paroître les recompenses obtenuës, ou du moins meritées. Cette Troupe satisfaite & exultante estoit suivie des Ostages que le General avoit receu, attendant l’accomplissement des Traitez. Du moins Flaminius en usa ainsi à l’égard de Demetrius fils de Philippe, & d’Armene fils de Nabid de Lacedemone. L’on traisnoit à leur suite leur Artillerie, & tout ce qui avoit pû contribuer à leur Victoire.

Enfin le Char de Triomphe, paroissoit conduit & chargé, comme nous avons dit. Par tout où il passoit on iettoit des bouquets & des Couronnes de fleurs, & l’on n’entendoit que Chœurs de Musique,* que Poëtes qui chantoient les loüanges du Triomphateur, & que les acclamations du Peuple qui benissoit sa Valeur & sa Victoire, en ces termes que nostre langue ne peut rendre bien fidellement dans leur iuste & plein sens. 10 Triomphe, 10 Triomphe.
Les Soldats Vainqueurs, quoy que compagnons de la Victoire & du Triomphe, & mesme, quoy que favorisez des biens de l’Empereur, ne laissoient pas de mesler leurs voix parmy celles des autres Chantres, & avoient la liberté de debiter dans leurs Chansons les plus fortes railleries qui eussent esté faites contre leur General. Ainsi les Soldats de Cesar chantoient publiquement pendant son Triomphe, ces trois vers faits cõtre luy.
Gallias Cæsar subegit, Nicomedes Cæsarem,
Ecce Cæsar nunc Triumphat, qui subegit gallias,
Nicomedes non Triumphat, qui subegit Cæsarem.

Quelques Drilles mesme oserent luy reprocher sa premiere pauvreté, ou certaines indispositions qui l’avoient reduit à ne manger que des mauves à *Epidamne.

Parmy ces brocards, je ne sçaurois en oublier un qui n’est observé que dans Quintilien. Vn certain Chrisippus voyant au Triomphe de Cesar, les representations de quelques Villes, faites d’yvoire, & quelques iours apres à celuy de Fabius, d’autres representations faites de simple bois, il dit assez ingenieusemen, que celles-cy estoient les étuis de celles de Cesar.

Le Senat venoit ensuite immediatement apres le Char. Les Senateurs y portoient une robbe blanche, & estoient suivis des Citoiens délivrez, ou rachetez de leurs ennemis, des Voisins & des Alliez, secourus ou rétablis, & enfin des divers Officiers de la Republique, comme Legats, & Centurions, Tribuns & autres personnages de quelque sorte de consideratiõ. Il arriva pourtant quelquefois que le Senat se rendit separément au Capitole, & que les Captifs affranchis & sauvez suivoient le Char, sans chaînes & sans crainte d’estre immolez à la gloire du Vainqueur comme les autres : Mais ils en estoient distinguez, seulement par leurs testes rasées & couvertes d’une espece de bonnet & de chapeau, comme pour donner à entendre qu’ils estoient à couvert des souffrances de la servitude. Flaminius, dont nous venons de parler, eût à la suite de son Char deux mille rachetez, ainsi rasez, qu’Anibal avoit vendus. Quelquefois mesme, comme dans cette espece de reconnoissance de la vertu des Generaux, on se piquoit plutost de rendre Iustice au merite, que d’exceder en de vaines Pompes. Il s’est veu quantité de Triomphes sans Armée Victorieuse, & sans Esclaves vaincus. Ainsi le Preteur Lucius Furius ne fit aucune parade ny des depoüilles qu’il avoit prises, ny des Captifs qu’il avoit faits dans les Gaules, preferant la satisfaction d’un vray merite & d’une haute gloire, au frivole éclat des grandeurs contrefaites, & des exaggerations affectées. L’irregularité de ces diverses manieres y a laissé glisser des choses d’autant plus indignes de la Majesté d’une si splendide Ceremonie, qu’elle a souffert Messaline, femme indigne de vivre, joüir de la gloire induë de son Mary, & suivre le Char de l’Empereur Triomphant, dans un second presque aussi élevé & autant embelly.

Les Sacrificateurs avec leurs Officiers fermoient cette nombreuse Troupe : chacun d’eux en habit de leur Ministere, portoient ou les cousteaux, ou les Bassins, ou les Vrnes, ou enfin quelques autres Instrumens, pour faire le Sacrifice, & conduisoient un Beuf tout blanc qu’ils devoient immoler.

Section V [VI].

Du Sacrifice au Capitole.

T oute cette affluence de Vainqueurs & de Vaincus, alloient en cet ordre, & passoient de la Porte Triomphale par *le Marché couvert, & le long de la Voye sacrée jusqu’au Capitole : Là, on immoloit les Victimes destinées, & par mille Sacrifices & mille chants & ceremonies de ioye, on rendoit graces à Iupiter des succez qu’il avoit accordez au Vainqueur. Cependant tous les Temples de la Ville estoient ouverts, & tous les Autels chargez d’Offrandes & d’encens. Toutes les ruës estoient pleines du Peuple Romain & des Etrangers. Dans les Places publiques, il y avoit des Ieux & des Combats, Enfin, il n’y avoit aucun endroit de la Ville, où la joye & le bruit de la Feste, ne se repandit. Ce qu’il y eut d’horrible & de cruel dans une Feste si solemnelle, estoit le massacre des Vaincus, qui au lieu d’aller jusqu’au Capitole, estoient detournez sur la fin de la marche, & conduits dans la prison où ils estoient étranglez avec le plus de promptitude que l’on pouvoir. Car c’estoit un point & un mystere de la superstition de ces grands hommes, de n’oser toucher à la Victime destinée, que l’on n’eust pris une entiere vengeance des ennemis, & qu’ils ne fussent egorgez. Toutefois Ciceron semble insinuer dans une de ses Harangues, que l’on n’étoit pas ny si religieux à cette ceremonie, ny si barbare dans ces magnificences, qu’on n’epargnast beaucoup de ces miserables, & qu’on n’aymast mieux les garder long-temps en prison.

Les Encens allumez, les Autels parfumez, les Victimes immolées, le Triomphateur s’aprochoit, & faisoit cette Priere, que i’ay mieux aimé transcrire en sa forme originele, que d’en hazarder la force, sur la difference de nostre maniere & de nostre idiome.

Gratias tibi Iupiter Optume Maxume, tibique Iunoni Regina, & cæteris huius Custodibus habitatoribusque Arcis Dijs lubens lætusque ago, Re Romana in hunc diem & horam per manus quod voluistis meas, servatâ bene gestâque, eamdem & servate, vt facitis, fovete, protegite propitiati, suplex oro.

Iupiter aussi bon que grand, & toy Souveraine Iunon, & toutes les autres Divinitez, qui gardez & habitez ce saint Lieu : Ie vous rends graces, du fonds & de toute la joye de mon cœur, d’avoir daigné jusques à ce jour & jusques à cette heure cõserver & augmẽter par mes mains les interests de Rome. Ie vous supplie instamment de leur estre tousiours favorables, & de les conserver, agrandir & proteger tousiours comme vous faites aujourd’huy.

Ces Veux hautement exprimez, on continuoit le reste des Ceremonies sacrées, & ensuite le Vainqueur presentoit une Couronne à Iupiter. Quoy que ce present fût assez precieux, on ne laissoit pas de l’accompagner de quelque partie des depoüilles de l’ennemy comme de quelques Armes, ou de quelques Boucliers qui servoient de monument perpetuel de la Victoire & de la Magnificence du Triomphateur.

Il est d’une necessité indispensable d’expliquer icy la difference qu’il y eut entre tous ces Monuments, des divers Triomphes des dépoüilles si vantées dans toute l’Histoire Romaine, sous le mot Latin d’Opima Spolia. Il y a donc deux choses à sçavoir. La premiere concerne le nom : la seconde, les personnes.

Les Romains appellerent ces depoüilles extraordinaires d’un mot qu’ils tirerent d’un autre, qui signifioit des Thresors ou des richesses. Mais ces depoüilles n’estoient point estimées dignes de ce nom, si le General ne les avoit de sa propre main arrachées de celles de sõ ennemy apres l’avoir tué. Ainsi dans ce grand nombre de Vainqueurs Romains, on n’en conte que trois qui ayent remporté ce genre de Victoire & de dépoüilles, & qui les ayent appenduës à Iupiter Feretrien. Le premier fut Romulus, Vainqueur d’Acron Roy des Cenineëns : Le second Cossus, qui tua le Roy Tolomnius & le troisiéme, enfin fut Marcellus, apres la Victoire qu’il remporta sur Viridomate.

Section VI [VII].

Du Banquet & des autres circonstances du Triomphe.

T ous les saints devoits rendus aux diverses Divinitez, le Vainqueur regaloit le Peuple d’un Banquet general où tout le monde estoit bien venu. Ce sont choses incroyables que la depense, que l’appareil, & que la bonne chere qui s’y faisoit, & je ne sçay si la prudence ne repugne point à la description d’un detail si suspect. l’ayme mieux m’attacher à d’autres circonstances plus croyables & plus exemplaires. Valere Maxime observe que celuy qui devoit Triompher, invitoit les Consuls au Banquet, qu’en mesme temps il les faisoit supplier de ne s’y trouver pas, pour éviter tous les deplaisirs de la concurrence, & pour n’avoir pas à leur disputer ou à leur ceder la place honorable dans un iour tout consacré à son honneur.
Le lieu n’est guere plus certain. Neantmoins la plus grande partie des Autheurs demeurent d’accord que ce Festin se faisoit dans le Capitole mesme, c’est à dire, ou dans un de ses Appartemens, ou dans ses Portiques, ou quelquefois aussi dans le Temple d’Hercule. Il reste seulement à se persuader l’espace necessaire à une telle affluence : sur tout, si l’on prend au pied de la lettre ce que Plutar que écrit de Lucullus. Car il ne craint point de dire, que cét homme splendide traita toute la Ville & les Faux-Bourgs. Il ne faut pas un moindre effort, pour concevoit ce qu’un Autheur moderne a remarqué de Cesar & de sa magnificence. Car il luy fait faire un Festin general, où dans un mesme iour il fit servir vingt & deux mille Tables, avec tout l’ordre & toute l’abondance imaginable. Mais ce qui estoit encore plus solemnel que tout, c’estoit que devant les maisons de certains particuliers, ou amys du Triomphateur, ou zelez pour la gloire & pour le succez de Rome : On voyoit des Tables servies & des muis de vin coulans pour regaler les Soldats Victorieux. C’est ainsi à mon avis qu’il faut interpreter les Autheurs quand ils exagerent les liberalitez, & l’abondance du Regal de Cesar. Car autrement ces deux cent Amphores de vin vieil, & exquis, ne feroient pas une partie considerable pour la soif de toute la Populace. Au lieu qu’elles estoient plus que suffisantes pour le nombre des Soldats, & de l’Armée qu’on vouloit regaler. La supputation en est claire dans l’incomparable M. Budée, & il ne reste point de lieu de douter sur ce passage de Suetone. L’on voit aisément que ces deux-mesures appellées par les Anciens Amphora & Cadus (qui ne sont qu’une mesme chose) ne faisant que la huitiéme partie d’un muid de Paris, c’est à dire, environ 35. pintes, il y avoit dequoy desalterer sept mille hommes, à compter une peinte par teste. De sorte que ce nombre revenant à peu pres à celuy des Troupes qui se trouvoient avoir accompagné le Vainqueur, me feroit quasi croire que la prodigalité du vin n’estoit que pour le Soldat, ce qui en faisoit éclater l’excez ; au lieu que s’il eust esté generalement pour tout le Peuple de Rome, il s’en seroit beaucoup falu qu’il y en eust eu assez.
L’Armée & le Peuple satisfaits de la bonne chere, on faisoit les presens au Triomphateur. On luy envoyoit des Couronnes d’or, qui estoient appellées Aurum coronarium : ce qui me fait croire que le present n’estoit pas tousiours travaillé, & que l’on s’en aquitoit quelquefois en lingots ou en valeur. Neantmoins comme on tâchoit de faire toutes choses avec le plus de perfection que l’on pouvoit, on adioustoit la forme à la matiere, & l’on convertissoit les especes d’or, soit trouvées parmy les depoüilles, soit promises ou données par les Vaincus pour racheter leur vie, & l’on en faisoit des Couronnes qui demeuroient au Vainqueur. Sur quoy il faut observer la difference qu’il y a entre ces Couronnes qui se portoient au Triomphe, & celles que l’on donnoit apres la Pompe. Car celles-là estoient des presens des Amis & des Alliez qui en gratifioient le Vainqueur, & dont il se tenoit honoré. Les autres estoient un Tribut forcé des Vaincus, par où ils rachetoient leur vie du Vainqueur, qui au lieu de les faire égorger comme nous avons dit, les gardoient en prison jusqu’au payement de la somme convenuë.

Le Conquerant estoit obligé apres avoir receu ses presens, de faire ses liberalitez à ses Officiers & à ses Soldats. On y observoit quelque proportion. Car pour la simple part d’un Soldat, l’Officier avoit le double, & le Chevalier le triple, aussi-bien qu’en leur solde, & qu’en leurs rations de pain. Toutefois comme il y avoit toûjours quelques Braves que la Valeur distinguoit des autres, on leur faisoit aussi des presens plus exquis & plus dignes d’eux, comme des Vestes, des Armes, des Couronnes & autres choses de pareil merite.

Enfin, l’Empereur ou le Triomphateur, pour ses derniers hõneurs en avoit qui duroient encore apres son Triomphe. Car il luy estoit permis de porter des Couronnes dans les Assemblées publiques & de s’y trouver avec ses habits de Triomphe. On luy donnoit toûjours les plus honorables places : & mesme sa maison portoit quelques marques des honneurs meritez & obtenus par son Maistre. Ce dernier honneur estoit le plus durable de tous en apparence, car il n’estoit pas permis d’arracher les marques Triumphales qu’on y avoit une fois attachées, quelque changement qui arrivast dans la proprieté ou dans la possession du fonds : & les Palais avoient beau changer de proprietaire, & appartenir à de simples Citoyens ; ils ne laissoient pas de conserver les honneurs & les caracteres immortels de leur premier Maistre. On luy érigeoit mesme des Arcs-Triomphaux, des Statuës, & tous les autres monuments par où l’on pouvoit asseurer la memoire de sa Victoire & de son Triomphe.

Ie ne m’estendray pas sur les diverses manieres de Colomnes, de Trophées, & d’Arcs-Triumphaux anciens ; les Livres d’Architecture, mille Estampes, & un nombre infiny de Medailles en ont instruit les moins curieux. Ie me contenteray de faire remarquer la simplicité des premiers qui furent eslevez par ex. à Romulus, car ils n’estoient que de simple brique. On devint un peu plus splendide, & on les bastit de grosses pierres de taille, mais sans politesse & sans ornement. Par ex en faveur de Camille. Et enfin, le luxe & l’ambition y firent employer le marbre & le porphyre, les agrémens de l’art, & les ouvrages des l’esprit, l’observation des ordres, & la iustesse des Inscriptions, comme celuy de Cesar & de beaucoup d’autres.

Il ne reste guerre plus à mon avis de choses à dire sur ces fameux Spectacles des Triomphes Romains, & j’ay tâché de ramasser de toutes parts tout ce qui m’a paru pratiqué par les Anciens, & admiré par les Modernes. Ie suis toutefois persuadé que la curiosité des Lecteurs desirera beaucoup de choses & qu’elle faira naistre des doutes, & poura faire des questiõs, où la brieveté & le tissu de l’Histoire n’ont pû permettre de répondre sur le champ. Moy-mesme, ie m’en suis fait quelques-unes que j’ay esté contraint de remetre, pour ne point interrompre le fil de mon ouvrage, & pour pouvoir plus à loisir m’instruire & me satisfaire. I’adjousteray donc encore quatre ou cinq choses qui sont assez importantes, & qui peuvent tourner en questions tres curieuses.

La premiere concerne les grandes sommes employées en despence ou en parade dans un Triomphe. Car à commancer par où j’ay finy, le seul Banquet estoit une estrange profusion de vins & de viandes : & l’on ne sert point mille Tables comme fit Tybere, ou bien vingt-deux mille, comme Iules Cesar, sans qu’il en couste des sommes immenses. Mais l’or & l’argent qui se dépensoit à l’équipage du Vainqueur, & au Sacrifice, ou qui se distribuoit aux Soldats ou au Peuple, doit monter à des sommes inconcevables. I’ay fait tous mes efforts pour raporter les supputations justes & precises, tant du prix des choses, que des especes dont on faisoit les payements. Mais j’ay échoüé autant de fois que ie me suis embarqué sur cette Mer sans bornes, & pleine d’ecüeils, & dont les bords sont aussi inconnus qu’éloignez de nostre sujet, & de la parsimonie de nostre siecle. Ie ne répondray donc à cét article que par autruy : & deferant beaucoup plus à l’opinion d’un des plus habiles hommes de nostre siecle, qu’à la decision que j’aurois pû donner, & qu’à la resolution que ie n’ay pû prendre, ie me reduiray à ce qu’il nous en a laissé par écrit. Pour concevoir toutefois la chose avec plus de facilité, & pour se dispenser de percer dans un importun détail des deniers, disposez ou menagez en ces sortes de Pompe. Il faut suposer que pour le plus souvent on abandonnoit les Conquestes à la direction du Vainqueur. Il en arrivoit un grand bien pour la Republique, & un grand mal pour ses ennemis. Car comme de tout temps l’air d’Italie a esté fort prenant, si les Braves ioüoient bien des cousteaux dans le combat, ils ioüient encore mieux des mains apres la Victoire, & ne laissoient aux Vaincus que ce qui ne pouvoir estre vtile en rien. Ainsi profitant de tout, soit en esclaves, soit en depoüilles, soit en or, & argent monoyé, ils raportoient des sommes immẽses au Fisque ou à l’Epargne de ce temps-là. De ces Tresors remis entre les mains des Questeurs, il n’estoit rien épargné pour la gloire du Vainqueur ny pour la magnificence du Triomphe. Et cette dépense estoit comme un témoignage du merite & de l’importance de la Victoire. Ainsi quand un Autheur de reputation a voulu preferer à tous les precedens Triomphes celuy de L. Æmilius Paulus, il ne se contente pas de le rendre remarquable par la consideration, & par la prise de Persée qui estoit un grand Roy, par les richesses de la Macedoine, qu’il en avoit raportées & qui estoient fort grandes, mais par la seule magnificence & par la liberalité du Vainqueur.
Le docte Lipse nous a délivré d’une grande partie de toutes ces difficultez, selon sa supputation, & le Triomphe de Paul Æmile valut au sise, ou du moins il y fit paroître la valeur de 6000. talents, qu’il supose revenir à trois millions, six cent mille Philipes, qui estoit la monnoye courante de son temps. Mais ceux de Cesar allerent jusqu’à quarante millions.
La seconde regarde le nombre de ceux qui ont joüy du Triomphe, & de ceux qui l’ont refusé. Selon le mesme Lipse, il y a eu depuis le commencement de Rome trois cent douze Triomphes. Le Neapolitain en compte en tout trois cent vingt, & veut que l’Empereur Probus soit le dernier des Cesars qui ait Triomphé, comme si toute la vertu guerriere estoit morte dans les Princes ses Successeurs, & ensevelie ou dans leurs voluptez ou dans leurs avarice.
Mais s’il y a lieu de s’estonner voyant l’indifference que les derniers Empereurs ont eu pour de si grands honeurs, & qu’ils ayent laissé abolir une si glorieuse coûtume de recompenser la Vertu ; il n’y a pas moyen de n’estre pas surpris de voir des Ames assez fieres ou assez bizares pour refuser un si glorieux prix de leurs merites & de leurs belles actiõs quand la Iustice & la reconnoissance répondoient soigneusement & si plainement au merite. Cn. Fulvius Flaccus refusa le Triomphe que le Senat luy avoit accordé. Mais son insolence fut bientost punie par Sentence, & le Senat crut ne pouvoir se dispenser de traiter en coupable celuy qui avoit fait si peu de cas de la reconnoissance qu’on avoit pour sa vertu. M. Fabius apres avoir defait les Veyens, se contenta de sa seule Victoire, à cause qui’l avoit perdu au Combat. Manlius son Colegue, & Fabius son Frere. Mais ce refus n’estant fondé que sur la douleur de sa perre & de celle de la Republique, quoy que sans honneurs & sans Pompe, il ne laissa pas de Triompher en quelque façon par sa modestie. Marius ne voulut point accepter le Triomphe que le Senat luy avoit ordonné, apres la deffaite de Teutobochus Roy des Teuthons, qu’il n’eust deslivré la Republique de la crainte des Cimbres.