Pure, Michel de.(1668)Idée des spectacles anciens et nouveaux« Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre III. Du Triomphe. »pp. 112-160
Chapitre III.
Du Triomphe.
[Section I.]
De l’Origine, du nom, & de la difference de
l’Ovation & du Triomphe.
L
e Triomphe estoit sans doute
le plus superbe Spectacle des Romains : & bien que la gloire du
Vainqueur en fût le pur objet & la seule
matiere ; il ne laissoit pas d’avoir des
circonstances agreables, & qui donnoient autant de
divertissement, que le mystere & le serieux de la ceremonie
pouvoit donner d’admiration.
Il y en avoit de deux sortes. Le premier qui estoit le moindre,
estoit simplement appellé Ovation, le second eut seul ce grand &
pompeux nom de Triomphe, qui comprend tout ce que la vanité des
Romains avoit pû incorporer à leur orgüeil & à leur
magnificence.
L’origine des deux noms est plus embroüillée, que la connoissance
n’en est necessaire. L’Ovation semble pourtant avoir une source
Romaine, si du moins on s’en raporte à Plutarque. Car ce nom luy fut
donné de ce que dans les Sacrifices qui accõpagnoient tousiours de
telles ceremonies, on n’immoloit que des *Brebis blanches, au lieu que dans
le plein & parfait Triomphe, soit pour grossir la despence, soit
pour encherir sur l’ovation, on immoloit des Bœufs blancs &
couronnez, comme nous dirons cy-apres. Le grand a son étimologie
dans son nom qui est Grec, & qui
fut donné à Bacchus pour avoir le premier
inventé cette maniere de reconnoistre la vertu par ces Festes &
par cette magnificence publique. I’aymerois autant l’etymologie d’un
autre mot qui est aussi Grec, qui signifie une exultation ou une
pleine ioye.
La difference de ces
deux Triomphes a des raisons plus reelles & plus importantes.
Car l’Ovation ne consistoit qu’en une assez modique Pompe. Le
Vainqueur n’avoit que ses habits ordinaires. Il ne faisoit pas
seulement son entrée à cheval. Il marchoit à la teste de ses
Troupes, sans autre marque de ses succez que les acclamations du
Peuple, que quelques Couronnes de Mirthes, & qu’une partie de
son Armée qui le precedoit, au son des flutes, & ne sacrifioit
enfin que des brebis blanches comme nous avons desia dit. Mais si
cette difference est sensible & vulgaire, il y en a une autre
plus docte & plus curieuse qui depend du suiet & de
l’occasion. *Les
Ovations estoient decernées à ceux qui avoient soustenu une guerre
ou mal fondée ou peu glorieuse, & dont les succez avoient eu de
foibles obstacles & de peu
considerables ennemis. Ainsi tous les Combats contre les Pirates,
les Esclaves, ou contre des lâches ennemis, dont la honteuse
redditiõ auroit prevenu une hõneste deffence, n’estoient point
censez dignes de ces honneurs ou de ces recompenses
extraordinaires : & l’on se contentoit de couronner les
Vainqueurs de Mirthe, qui est un arbre consacré à Venus, comme s’ils
estoient indignes des Lauriers qui ne s’accordoient qu’aux actions
Martiales, & qui avoient coûté beaucoup de sang & de
despence.
Le Thriomphe au contraire aqueroit
droit au Vainqueur de tout attendre du Peuple, du Senat, & de
l’Armée. Car ces trois Estats devoient estre d’accord sur le merite
de celuy qui le demandoit, & quiconque avoit obtenu les glorieux
suffrages des uns & des autres, pouvoit estendre la Pompe du
iour de son Triomphe à tous les desirs que sa gloire pouvoit luy
suggerer, & à toute la magnificence que ses facultez ou ses
conquestes estoient capables de soustenir.
Section II.
Du merite requis pour le
Triomphe.
E
ncore que les Romains fussent
magnifiques, ils n’estoient ny credules ny prodigues, & s’ils se
piquoient de reconnoistre les vrais merites, ils estoient severes à
punir les imposteurs & ceux qui grossissoient dãs leurs Lettres
les perils & les Victoires. Pour obvier à de tels inconveniens ;
ils estoient exacts à faire observer une de leurs Loix, établie
principalement pour ce sujet, & qui rendoit responsable sur de
grosses peines le Vainqueur de tout ce qu’il écrivoit au Senat
touchant la Victoire. Le nombre de Citoyens sauvez, & celuy des
ennemis ou morts ou blessez, devoit estre exact & fidelle, &
le detail sans exageration & sans deguisement. Toutefois comme
les Lettres pouvoient estre écrites en desordre, & dans
l’embaras des suites d’une grande bataille, ou des
consequences d’une pleine Victoire ; de peur
d’estre surpris par l’excez de leur joye, ou par la precipitation de
leur témoignage, ils les obligeoient de iurer entre les mains du
Questeur de la Ville (c’estoit comme le Surintendant de ces temps,
qui ne reconnoissoit que des questiõs de finance) de n’avoir rien
étalé dans les Lettres qu’il avoit écrites au Senat, qui ne fût
exact & conforme à la verité. 20Il y avoit trois genres de Questeurs,
d’Vrbains ou de la Ville, qui ne prenoient soin que des deniers
publics, de Criminels, pour les coupables, & de Provinciaux pour
les affaires estrangeres.
Le sujet du Triomphe estoit aussi reglé, & il faloit avoir defait
un ennemy considerable ; avoir tué sur la place * quatre ou cinq
mille hommes ; avoir poussé plus avant les limites de l’Empire,
& avoir enfin fait un notable progrez pour le bien & pour
l’honneur de la Republique. Par-là, ceux qui avoient emporté quelque
succez sur les Sujets de leur Empire, ou sur des Citoyens rebelles,
n’obtenoient point pour cela l’honneur du Triomphe,
parce que de telles Victoires estoient censées
tousiours plus lugubres que glorieuses.
Mais ces succez ne
suffisoient pas : il doit avoir encore un certain caractere personel
pour se presenter au triomphe. La grande dignité sembloit estre une
base necessaire pour pouvoir soustenir un si grand honneur. Et a
moins d’estre Consul, Dictateur ou Préteur, on estoit exclus de la
gloire de cette Pompe. Pour cette raison Scipion ne triompha point
pour la reduction de l’Espagne, ny Marcel pour celle de Syracuse,
parce qu’il n’avoient point de Caractere. Pompée toutefois fut
excepté de cette regle, & malgré sa ieunesse, malgré les loix
& les exemples mesme assez recents citez par la, il obtint le
Triomphe auparavant la qualité de Senateur, & joüit l’âge de
dix-sept ans, de ce qui pouvoit combler les desirs du plus ancien
des Capitaines, & du plus grand des conquerants.
Le merite toutefois estoit encore plus consideré que toute chose ;
& l’estime d’une haute vertu estoit
si generale & si uniforme parmy les Romains, qu’ils faisoient
un point de Religion de son prix & de sa recompense, &
qu’ils croyoient que l’un & l’autre devoient estre inviolables.
Ainsi les Etrangers, les gens de peu de naissance, & (ce qui ne
s’est pratiqué que parmy eux) les pauvres mesme sont parvenus aux
plus grandes dignitez ; aux Consulats, aux Pontificats, & mesme
à l’honneur du Triomphe. Il est une Histoire trop remarquable dans
un ancien Autheur, pour la passer sous silence.
Le Pere du grand Pompée avoit pris le Ville de Pizance, où il avoit
fait un grand nombre de Captifs. Parmy eux il y avoit une pauvre
femme qui portoit un enfant entre ses bras. Cette charge de sa
fecondité ni l’innocence de ce pauvre enfant ne garantirent point ni
l’un ni l’autre des fers ny de l’oprobre de la ceremonie du
Triomphe. La Mere & l’enfant marcherent dans leur rang devant le
Char du Vainqueur Triumphant. Cet enfant augmentant le nombre de ses
premieres années, ne diminua point ses premieres
disgraces, & fut contraint de demander
l’aumône publiquement, & de gagner sa vie à penser des chevaux.
Soit que la necessité luy eust donné de la resolution ; soit que la
vertu des belles ames se trouve & se conserve également sans
naissance, sans fortune, & sans éducation. Si-tost que ce ieune
mal-heureux eust reconnu en soy assez de iugement pour faire choix
de sa profession, & assez de force pour y pouvoir reussir, il se
mit à la suite de Cesar, vint dans les Gaules, y porta▶ les armes,
& y fit de si belles ou si heureuses actions qu’il emporta
plusieurs Victoires, qu’il fut fait Tribun, ensuite crée Preteur.
Les troubles survenus suspendirent pour quelque temps la suite de
ses progrez. Neantmoins ces retardemens ne luy firent rien perdre de
ce qui estoit dû à ses services ; & les factions calmées, sa
vertu fut des premieres recompensée par le Pontificat, & par le
Consulat qu’il obtint, & enfin par le Triomphe qui luy fut
accordé pour avoir gaigné trois Batailles contre les Parthes.
Section II [III].
De l’ordre des preparations pour le
Triomphe.
I
mmediatement apres la Victoire, on
despeschoit des Couriers chargez de Lettres, qui contenoient le
detail des perils du combat, & du succez. Le Senat dans les
commencemens s’assembloit dans le Temple de Belone qui estoit hors
la Ville. Quel[que]fois
mesme le Peuple irrité contre le Senat de ses lenteurs dans ses
deliberations s’assembloit dans le Champ de Mars, ou dans les Prez
Flaminiens, & decernoit ainsi le Triomphe à ceux que le Senat en
avoit exclus. Auguste, depuis choisit le Temple de Mars ; où cet
Empereur ordonna au Senat de s’assembler pour deliberer sur les
affaires de la guerre & des Triomphes.
Le Senat estant assemblé, on faisoit la Lecture des Letres du General
& des Officiers. Ces Letres estoient
envelopées dans des feüilles de laurier. Car cet arbre estoit
d’un si bon augure, qu’ils auroient creu retrancher quelque chose de
leur bonne fortune, s’ils ne s’en fussent servis en toute sorte de
succez. Il est bon de remarquer en passant que dans les disgraces
ils m’ettoient sur leurs Letres une simple plume au lieu de laurier,
pour signifier le besoin de faire diligence pour haster la
consolation ou le remede.
L’on jugeoit sur ces Lettres, du merite de la Victoire : & pour
mieux témoigner l’estime qu’on en faisoit par la promptitude du
témoignage, on envoyoit aussi-tost au Vainqueur le Titre d’Empereur, avec ordre de revenir & de ramener
à Rome ses Troupes victorieuses pour y Triompher. Immediatement
apres le General & l’Armée se mettoient en chemin, recevant par
tout des presens & des applaudissements. Quand ils estoient pres
de Rome, le General ou l’Empereur avec un certain nombre de ses
principaux Officiers, se detachoient & alloient jurer au
Questeur, comme nous l’avons dit. Les Tribuns & les Centurions
iuroient de mesme, que dans les
Letres, on n’avoit ni exageré les avantages, ni dissimulé les
pertes. Ce serment se faisoit hors de Rome, parce que le nouvel
Empereur perdoit son authorité, si-tost qu’il avoit passé la porte,
& du moment qu’il estoit entré, il n’estoit plus qu’un simple
particulier sous la puissance des Consuls & des autres Officiers
de la Ville.
Le serment pris, le General, ou les siens pour luy, presentoient leur
Requeste pour obtenir le Triomphe : & pour en faire la demande
avec plus d’éclat & plus de politesse, on commettoit un des plus
diserts & des plus galants Orateurs, pour en rendre le merite
plus connu, & l’Arrest qui devoit intervenir, plus juridique
& plus solemnel.
En mesme temps, & par le mesme Arrest, on convenoit d’un jour,
& l’on ordonnoit à celuy qui devoit Triompher, de se tenir prest
avec son Armée, pour recevoir les honneurs qu’on luy avoit decernez.
Il n’est pas inutile de remarquer en passant, que le Senat n’a pas
toûjours esté Souverain Iuge, ny
absolu
distributeur du Triõphe : & que le Peuple en a fait Triompher
malgré leurs decrets ou leurs refus. Icilius Triompha de cette sorte, & par les
seuls suffrages du Peuple, apres avoir esté refusé par le Senat.
Mais il y a encore une observation à faire qui n’est pas moins
considerable. C’est que les Triomphes ne se sont pas tous celebrez à
Rome. Papyr. Masso n’ayant pû obtenir du Senat ces honneurs, se fit
justice à soy mesme, & Triompha sur le Mont Albin avec toute la
Pompe & toutes les ceremonies imaginables.
Ce iour estoit attendu avec beaucoup d’impatience de part &
d’autre, car on faisoit des preparatifs dans la Ville aussi bien que
dans le Camp, & le Peuple Romain prenoit autant de part dans le
divertissement du Spectacle, que les Soldats pouvoient esperer de
gloire de la Magnificence de la Feste.
Ce bien heureux iour arrivé, le Senat en Corps alloit au devant du
Vainqueur hors la porte de la Ville par où le Triomphateur devoit
entrer. Cette
porte s’apelloit
vulgairement Capene, ou Appie, à
cause de la ruë de mesme nom. Mais à cause qu’elle fut ordinairement
choisie pour les solemnitez du Triomphe, elle a eû souvent le nom de
Triomphale ; Les compliments de conjoüissance
achevez. Le Senat reprenoit le chemin de la Ville, & comme
faisant une partie de la Pompe, il alloit en bon ordre, &
accompagnoit ou conduisoit pour ainsi dire les Vainqueurs dans le
Capitole. Ce seroit icy de lieu de descrire ce qui s’y faisoit, mais
il est ce me semble plus à propos de faire voir auparavant le detail
de la Pompe.
Section III [IV].
De la Pompe.
C
eluy qui devoit Triompher
n’oublioit rien pour la propreté ou pour la richesse de ses habits.
Il estoit revestu d’une Robe de Pourpre, toute brodée & toute
couverte d’estoiles d’or, ou mesme quelquefois on
écrivoit en Lettres d’or, appliquées par le
Brodeur, les faits & la vie du Vainqueur. Elle estoit
appellée
Robe Peinte, ou autrement Tunique de
Palme, & quelquefois d’un nom d’un seul mot
Trabée ; mais ces noms differens ne sont & ne
signifient qu’une mesme chose. Ces noms estoient fondez sur la
varieté de leurs representations. Cette broderie toutefois n’estoit
point toûjours d’or, mais mesme quelquefois elle estoit enrichie de
perles & de pierres precieuses, selon les facultés du
Triomphant, selon les richesses des Païs subjuguez, on selon le
cours & la mode des Temps. Leur chaussure estoit de Brodequins,
chargez de pareille broderie, d’or, ou de diamans, en guise de
clous, ou d’estoiles, & c’est de-là que le nom de Vestis clauata, est venu. Ces cloux grands ou petits
faisoient la difference des Senateurs & des Chevaliers, car ces
derniers n’osoient pas en ◀porter▶ de la grandeur des autres. Les
habits des vaincus n’estoient pas toutefois si reglez que leur
orgüeil ou leur modestie n’y aient aporté de grands changements.
Le Premier des Tarquins avoit en son
Triomphe une Veste toute d’or, & le grand Pompée se servit &
◀porta▶ celle d’Alexandre le Grand :
Le cou & les bras estoient chargez de precieux Ioyaux. Il
portoit sur sa teste une Couronne, qui au commencement n’estoit que
de laurier, & que l’avarice ayant fasciné l’opinion des hommes
& des temps, a fait changer pour une de métail, & d’or. Ie
dis exprez métail, d’or, parce qu’il est des
Autheurs qui veulent qu’il eût deux Couronnes sur sa teste, l’une de
cuivre doré, legere, & qu’il portoit, l’autre d’or effectif,
solide & pesante, qui estoit soûtenuë & suportée par un
Valet ou Soldat, ou mesme par l’Officier public.
Il
portoit d’une main une branche de Laurier, & de l’autre une
espece de Sceptre ou de Baston de Commandement. Ce Baston estoit
d’ivoire pour l’ordinaire, & avoit au bout un Aiglon artistement
tourné. Voila ce qui peut concerner sa personne.
Ses Officiers & ses Soldats qui devoient paroistre dans la Pompe,
estoient pareillement ornez aux
despens du Triomphant, de Couronnes d’or, d’argent, où estoient
gravées quelques especes de Lettres, ou des choses qui concernoient
la gloire & les belles actions du Vainqueur. Il regaloit les uns
de belles armes, les autres de chevaux, de bracelets, d’habits,
& de mille autres presents, mesme d’argent pour subvenir à la
despense ; & loin de rien épargner pour une si glorieuse
solemnité, il distribuoit à toute l’Armée les despoüilles des
ennemis, sans s’en rien reserver que l’honneur du iour & le
plaisir du Peuple. Mesme lors que les prises surpassoient la
despence, ils employoient le surplus, & les deniers revenans
bons, ou à de nouveaux Spectacles, ou à la construction de quelques
Edifices publics. Ainsi tout le monde se sentoit de la
Magnificence.
Les choses en cét estat, le Vainqueur faisoit sa Priere, conceuë en
ces termes. Dij, nutu, & imperio quorum nata
& aucta est res Romana, tandem placati, propitiatique
servate.* Dieux, sous la faveur & sous la conduite de
qui la
grandeur Romaine a pris
ses commencements, & a en de si grands progrez : soyez
enfin satisfaits, & favorables à sa
conservation.
Ces mots exprimez avec autant de Religion que de Majesté, Il montoit
sur un Chariot preparé & qui l’attendoit. Il estoit tout
extraordinaire, & n’avoit rien de commun avec aucun des autres
Chariots. Il estoit d’y voire, & fait comme une petite maniere
de Tour portative. Il estoit revestu de lames d’or ou dorées, soit
par tout, soit en partie. Et pour mesler toûiours quelque chose de
belliqueux dans une ceremonie purement civile & pacifique, on
rependoient des legeres goutes de sang sur l’or du Char, & mesme
sur les Spectateurs.
Ce Char estoit
ordinairement traîné par quatre Chevaux blancs les plus beaux que
l’on pût trouver, on selon la corruption des siecles, &
l’orgüeil des Empereures, par des Animaux extraordinaires venus des
Païs sauvages, & aprivoisez à Rome. Pompée attela à son char
deux Elephans, quand il Triompha de l’Afrique, & la
grosseur de ces animaux pensa mettre en desordre
la ceremonie, car ils ne purent pas entrer ensemble, ny passer sous
les Portes, ou sous les Arcs Triumphaux. Marc Antoine attela des Lyons. Heliogabale des
Tygres, & ensuite des Chiens, les uns pour le rendre plus
conforme à Bacchus, les autres pour n’avoir rien de commun, &
pour en paroistre tout extraordinaire. Aurelian se servit de Cerfs. Neron usa de
Iumens Hermaphrodites ; & pour aller plus loin, Sesostris y
attella les Rois qu’il avoit vaincus. Ainsi il est à croire que les
divers Empereurs qui ont Triomphé, ont employé tout ce que la nature
pouvoit avoir de rare ; qu’ils ont fait naturalizer, pour ainsi
dire, & tache de rendre capable d’intelligence ce qu’elle avoit
de plus brutal, ou de plus farouche ; & qu’ils ont sceu enfin
tirer du service & de la gloire des ennemis des hommes, & du
rebut des forets.
Le Triumphateur estoit
seul dans un Siege élevé & distingué des autres, où estoient ses
enfans devant luy, & comme à ses pieds. Ce n’est pas que
quelques* Autheurs ne veüillent qu’en mesme temps &
dans le mesme Char, on n’ait veu Triompher l’Empereur Verus &
son Frere, & quelques autres aussi. Mais enfin, ces graces
s’accordoient rarement : & hors les droits naturels que les
enfans ont à la gloire du pere, je trouverois qu’il y auroit plus
d’infamie que de satisfaction, à paroistre par faveur dans un rang
où le seul merite peut nous placer glorieusement.
Aussi ie ne crois pas que la seule naissance donnast droit aux enfans
de monter sur le Char de leur Pere. Car il étoit alors personne
publique au dessus de tous les interests domestiques, Pere seulement
de la Patrie, Romain, Triumphant, & rien plus. Toutefois, comme
le Senat & le Peuple faisoit une partie du Spectacle, les enfans
s’y pouvoient bien trouver comme témoins ou comme Partie civiles.
Mais l’honneur de monter dans le Char n’étoit accordé, que ie pense,
qu’à la Ieunesse, ou qu’au Sexe incapable de monter à Cheval. De
fait nous voyons dans Ciceron
que les enfans des
Triomphans estoient
montez sur les Chevaux du Char : & Tybere & Marcel eurent l’honneur de monter
l’un, le cheval gauche, & l’autre le droit, qui tiroient le Char d’Auguste
Triomphant de la Bataille d’Actium. Ce que l’on peut demesler plus
surement, c’est qu’il n’y avoit point d’autre Cocher que ces Enfans,
ou que le Vainqueur mesme.
Pline adjoûte à cét appareil du Char une espece de
Divinité, qui s’apelloit Fascinus. Mais ie ne
conçois ny ce qu’il veut dire ; ny comment, ny où il pouvoit estre
placé. Quoy qu’il en soit, la superstition les rendoit capables de
toute sorte de fascination, & ils croyoient que ce Dieu estoit
Tout-puissant contre les morsures & les chagrins de l’envie,
& qu’il pouvoit en garantir les Triomphateurs, & leur
conserver leur joye toute pure, & la rendre commune &
generale dans tous les Spectateurs.
Ie ne sçay si il est de l’exactitude de cette description, de toucher
en cet endroit un Personnage qui avoit une Place importante &
mysterieuse sur ce
Char. Car la pluspart
des Autheurs disent que l’Executeur de Iustice estoit derriere le
Vainqueur, l’avertissant de temps en temps que ces honneurs ne
dureroient que cette journée, que son pouvoir finiroit avec son
Triomphe : & que mesme outre cet Officier, le deriere du Char
portoit une sonnete qui estoit une des marques des Criminels, soit
pour temperer un peu l’excez de leur orgueil, soit pour les avertir
que les honneurs dont ils joüissoient, ne les garantissoient pas de
la severité des Loix.
Section IV [V].
De la Marche de la Pompe.
A
la teste de toute la Pompe, estoient des
Trompetes & des flutes ou haut-bois, ornez de Couronnes, soit
pour avertir le Peuple du passage du Triomphe, soit pour exciter
plus de joye, soit enfin pour honorer le Spectacle.
D’abord paroissoient des Chariots
chargez
des Plãs des Villes que le Vainqueur avoit prises. Ces plans
estoient avec leurs elevations en relief tres-artiste &
tres-entendu. De peur
toutefois que la ressemblance des representations, ou que
l’ignorance des Romains ne confondit le nombre des Prises, des
Sieges & des autres circonstances de la Victoire, on y
adjoustoit des Titres, où estoit écrit en Lettres d’or le nom de la
Ville representée.
Ces reliefs ne tiroient pas tout leur merite de l’art ou de
l’intelligence. Car si ceux de bois estoient considerables par
l’ouvrage, il en estoit d’or, d’argent & de plusieurs autres
metaux, qui portoient leur prix dans leur poix & en leur valeur.
On y voyoit une longue suite de diverses representations des Villes,
des Montagnes, des Fleuves, & des Païs entiers, &
generalement toutes les Conquestes que le Vainqueur avoit faites.
Scipion fit marcher & paroistre cent trente-sept representations
d’autant de Païs ou de Villes qu’il avoit reduites sous l’obeïssance
de Rome. L’imagination des Peintres, ou l’inquietude des
Decorateurs n’oublioient
pas de les
entourer de chaisnes, ou contrefaites ou veritables.
On voyoit ensuite en divers autres chariots les depoüilles des
ennemis ; leurs chevaux, leurs chariots, leurs armes, leurs
richesses, leurs tentes, leurs machines, & generallement tous
les autres apareils de guerre ou marques d’honneur. S’il s’agissoit
d’un Combat Naval, l’on en portoit au Triomphe, les Mats, les
Antennes, les Parties les plus considerables d’un Vaisseau, &
qui exprimoient le mieux la qualité & le merite de la Victoire
& de la Prise. Lucullus en
fit ◀porter▶ en Pompe cent dix, qu’il avoit gagnez, & une Statuë
d’or, de Mitridate de six pieds de hauteur, avec un Bouclier enrichy
de Pierres precieuses Le Grand Pompée y produisit la Statuë de
Pharnacez, qui estoit d’argent : une autre qu’il avoit fait faire de
soy-mesme, enrichie de perles ; trois petites Idoles d’or, quelques
unes de Myrthe, & trente-trois Couronnes ornées de Perles &
de Pierres precieuses. Il nous reste encore des Medailles de
Cleopatre, dont la Statue fut veuë au
Triomphe d’Auguste, parce que sa mort l’avoit soustraire à
l’ignominie.
Papirius apres avoir vaincu les Samnites (aujourd’huy ceux d’Albruzo)
orna la Place publique de plusieurs reliefs de Chariots de Guerre,
de Boucliers & d’autres armes. M. Fulvius, fit ◀porter▶ deux cent
& tant d’Images, d’or, d’argẽt, & d’airin, des Villes ou des
Païs subjuguez, & presque autant de marbre.
Les presens faits au Vainqueur y avoient leur rang, & il s’est
trouvé jusques à deux mille, huit cent Couronnes de divers metaux,
que l’on avoit données au Triomphateur. L’argent monnoyé pris sur
l’ennemy faisoit bien une partie de la Pompe, & il avoit ses
Chariots avec des etiquetes des sommes qu’ils portoient. Mais les
sommes estoient remises entre les mains des Questeurs & de ceux
qui avoient soin des Finances publiques. Scipion l’Africain aporta
de Carthage quatre cent mille livres pesant d’argent monnoyé. En
vases d’or, deux cent mille livres pesant. Paul Æmile fit un si grand butin d’or &
d’argent dans la Macedoine, qu’il fut suffisant
pour aquiter les Charges de la Republique.
Pour ne rien oublier de ce qui pouvoit contribuer à la magnificence,
on faisoit marcher ensuite dãs un Chariot bien aproprié une Statuë
d’Hercule, ou s’il y avoit quelque chose de singulier dãs le temps,
ou de rare dans leurs conquestes. Pompée Triomphant de Mithridate y
fit ◀porter▶ des arbres entiers d’Ebene, inconnus à Rome jusqu’alors.
Vespasian y apporta du baûme. Ainsi chacun faisant ses efforts en
faveur de sa gloire, metoit en parade tout ce qu’il pouvoit avoir de
plus rare & de plus curieux, pour rendre plus celebre & plus
extraordinaires la magnificence de son Triomphe.
Tout cet assemblage de tant de belles choses estoit immediatement
suivy des Rois, des Princes, des Capitaines & autres Personnages
considerables & mal-heureux. Ils estoient enchaisnez, &
leurs chaisnes estoient de differentes matieres, selon la qualité du
Vaincu ou la magnificence du Vainqueur. Car il s’en est veu d’or, d’argent, de fer, de
soye, & mesme de crain, & de
cheveux de femme. Les Autheurs demeurent d’accord, que Zenobie
Reine de Palmire suivit de Char d’Aurelian, dans un Chariot qui le
suivoit immediatement, & où elle estoit attachée par des
chaisnes d’or.
Parmy ces malheureux certains Grecs donnerent de l’étõnement à leur
Vainqueur. Ils firent tout ce qu’ils purent pour rompre leurs
chaisnes avec les dents, ou pour s’entrétrangler d’office, & par
amitié. Vne Reine
appellée Orgiagontis s’abandonna aux brutalitez d’un Officier, pour
en obtenir sa liberté & celle de son mary ; mais n’ayant rompu
que ses fers, & ayant apperceu que ceux de son Epoux duroient
encore, & sans aucune esperance : Elle se sentit obligée de
reparer la secrette honte où elle s’estoit exposée, pour épargner à
son mary la publique, dont il couroit hazard, & luy ◀porta▶ la
teste de celuy qui l’avoit abusée.
Ce ne fut pas une des moins illustres parties du Triomphe de Pompée
de faire paroistre Tigrane, Aristobulle, qui estoient de puissans
Rois dans l’Orient, l’un d’Armenie & l’autre de Iudée
, cinq fils, deux filles de Mithridate,
& trois cent trente & tant d’autres Princes & Grands
Seigneurs, ou grands Capitaines. Mais cette ostentation assez vaine,
finit par un orgüeil bien raisonnable & tout humain. Il se piqua
de soulager le plus qu’il pût ses Captifs, & au lieu de leur
donner des chaisnes & des liens : il se contenta de les faire
marcher desarmés, & apres la ceremonie, il les renvoya libres
dans leurs pays & dans leurs maisons.
Peut-estre que cette humanité luy valut le respect que Cesar eut pour
luy en son Triomphe de l’Affrique. Car cet Illustre & fier
ennemy qui ne respiroit que la gloire, qui fit preceder son Char par
Iuba, un des plus grands Rois de l’Affrique, & ◀porter▶ les Images
de Caton, de Scipion & de Petrejus, voulut épargner cette honte
à Pompée, & il retrancha du nombre des Statuës ordonnées, celles
de ce grand homme.
Mais si la mort nafranchissoit pas les Captifs de leur ignominie,
elle ne frustroit pas non plus les Vainqueurs
de la recompense duë à leurs belles actions.
Adrian opiniastra de faire Triompher Trajan, & de luy faire
rendre apres sa mort les mesmes honneurs que s’il eust esté en vie.
Son Image fut conduite au Capitole dans un Char ordonné, paré, &
avec toutes les ceremonies accoustumées dans les plus celebres &
plus pompeux Triomphes.
Parmy cette foule de belles & grandes choses, on trouvera
peut-estre à redire au meslange d’un Personnage ridicule qui suivoit
les Captifs, & qui par ses gestes extrauagants insultoit à ces
miserables, & s’attiroit des risées de tous les Spectateurs. Cet
Histrion estroit entouré de joüeurs de Flutes & de Lyres, &
peut-estre y dançoit-il quelques pas de Balet, bouffons mais
concertez, & qui signifioient quelque chose de la disgrace des
uns & de la gloire ou du succez des autres. Il estoit sousté de
quelques badines & folâtres representations de certains
Personnages, sous le nom de de Citeria, de Manducus, & de Petreia, qui
par leurs grimaces artificiel[les] sembloient vouloir devorer les
gens,
& qui n’estoient employez qu’à
divertir les plus innocens, qu’à faire trembler les plus timides
& rire les plus asseurez.
Sur les pas de ces Mimes contrefaits, marchoient les Officiers &
les Troupes Victorieuses, les uns revétus le plus galamment qu’ils
pouvoient, & chacun portant les glorieuses marques dont la
Fortune de la guerre avoit peu favoriser leur valeur. Le Soldat
mesme portoit des Couronnes : & ceux qui avoient fait quelque
action éclatante, en avoient & en faisoient paroître les
recompenses obtenuës, ou du moins meritées. Cette Troupe satisfaite
& exultante estoit suivie des Ostages que le General avoit
receu, attendant l’accomplissement des Traitez. Du moins Flaminius
en usa ainsi à l’égard de Demetrius fils de Philippe, & d’Armene
fils de Nabid de Lacedemone. L’on traisnoit à leur suite leur
Artillerie, & tout ce qui avoit pû contribuer à leur
Victoire.
Enfin le Char de Triomphe,
paroissoit conduit & chargé, comme nous avons dit. Par tout où
il passoit on iettoit
des bouquets &
des Couronnes de fleurs, & l’on n’entendoit que Chœurs de
Musique,* que Poëtes qui chantoient les loüanges du Triomphateur,
& que les acclamations du Peuple qui benissoit sa Valeur &
sa Victoire, en ces termes que nostre langue ne peut rendre bien
fidellement dans leur iuste & plein sens. 10
Triomphe, 10 Triomphe.
Les Soldats Vainqueurs, quoy que compagnons de la Victoire & du
Triomphe, & mesme, quoy que favorisez des biens de l’Empereur,
ne laissoient pas de mesler leurs voix parmy celles des autres
Chantres, & avoient la liberté de debiter dans leurs Chansons
les plus fortes railleries qui eussent esté faites contre leur
General. Ainsi les
Soldats de Cesar chantoient publiquement pendant son Triomphe, ces
trois vers faits cõtre luy.
Gallias Cæsar subegit, Nicomedes Cæsarem,
Ecce Cæsar nunc Triumphat, qui subegit gallias,
Nicomedes non Triumphat, qui subegit Cæsarem.
Quelques Drilles mesme oserent luy
reprocher sa premiere pauvreté, ou certaines indispositions qui
l’avoient reduit à ne manger que des mauves à *Epidamne.
Parmy ces brocards, je ne sçaurois en oublier un qui n’est observé
que dans Quintilien. Vn certain Chrisippus voyant au Triomphe de
Cesar, les representations de quelques Villes, faites d’yvoire,
& quelques iours apres à celuy de Fabius, d’autres
representations faites de simple bois, il dit assez ingenieusemen,
que celles-cy estoient les étuis de celles de Cesar.
Le Senat venoit ensuite immediatement apres le Char. Les Senateurs y
portoient une robbe blanche, & estoient suivis des Citoiens
délivrez, ou rachetez de leurs ennemis, des Voisins & des
Alliez, secourus ou rétablis, & enfin des divers Officiers de la
Republique, comme Legats, & Centurions, Tribuns & autres
personnages de quelque sorte de consideratiõ. Il arriva pourtant
quelquefois que le Senat se rendit separément au Capitole, & que
les Captifs affranchis & sauvez suivoient le Char,
sans chaînes & sans crainte d’estre immolez à
la gloire du Vainqueur comme les autres : Mais ils en estoient
distinguez, seulement par leurs testes rasées & couvertes d’une
espece de bonnet & de chapeau, comme pour donner à entendre
qu’ils estoient à couvert des souffrances de la servitude.
Flaminius, dont nous venons de parler, eût à la suite de son Char
deux mille rachetez, ainsi rasez, qu’Anibal avoit vendus.
Quelquefois mesme, comme dans cette espece de reconnoissance de la
vertu des Generaux, on se piquoit plutost de rendre Iustice au
merite, que d’exceder en de vaines Pompes. Il s’est veu quantité de
Triomphes sans Armée Victorieuse, & sans Esclaves vaincus. Ainsi
le Preteur Lucius Furius ne fit aucune parade ny des depoüilles
qu’il avoit prises, ny des Captifs qu’il avoit faits dans les
Gaules, preferant la satisfaction d’un vray merite & d’une haute
gloire, au frivole éclat des grandeurs contrefaites, & des
exaggerations affectées. L’irregularité de ces diverses manieres y a
laissé glisser des choses d’autant
plus
indignes de la Majesté d’une si splendide Ceremonie, qu’elle a
souffert Messaline, femme indigne de vivre, joüir de la gloire induë
de son Mary, & suivre le Char de l’Empereur Triomphant, dans un
second presque aussi élevé & autant embelly.
Les Sacrificateurs avec leurs Officiers fermoient cette nombreuse
Troupe : chacun d’eux en habit de leur Ministere, portoient ou les
cousteaux, ou les Bassins, ou les Vrnes, ou enfin quelques autres
Instrumens, pour faire le Sacrifice, & conduisoient un Beuf tout
blanc qu’ils devoient immoler.
Section V [VI].
Du Sacrifice au Capitole.
T
oute cette affluence de
Vainqueurs & de Vaincus, alloient en cet ordre, & passoient
de la Porte Triomphale par *le Marché couvert, & le long de la Voye
sacrée jusqu’au Capitole : Là, on immoloit les Victimes destinées,
& par mille Sacrifices & mille
chants & ceremonies de ioye, on rendoit graces à Iupiter des
succez qu’il avoit accordez au Vainqueur. Cependant tous les Temples
de la Ville estoient ouverts, & tous les Autels chargez
d’Offrandes & d’encens. Toutes les ruës estoient pleines du
Peuple Romain & des Etrangers. Dans les Places publiques, il y
avoit des Ieux & des Combats, Enfin, il n’y avoit aucun endroit
de la Ville, où la joye & le bruit de la Feste, ne se repandit.
Ce qu’il y
eut d’horrible & de cruel dans une Feste si solemnelle, estoit
le massacre des Vaincus, qui au lieu d’aller jusqu’au Capitole,
estoient detournez sur la fin de la marche, & conduits dans la
prison où ils estoient étranglez avec le plus de promptitude que
l’on pouvoir. Car c’estoit un point & un mystere de la
superstition de ces grands hommes, de n’oser toucher à la Victime
destinée, que l’on n’eust pris une entiere vengeance des ennemis,
& qu’ils ne fussent egorgez. Toutefois Ciceron semble insinuer
dans une de ses Harangues, que
l’on n’étoit pas ny si religieux à cette ceremonie, ny si barbare
dans
ces magnificences, qu’on n’epargnast
beaucoup de ces miserables, & qu’on n’aymast mieux les garder
long-temps en prison.
Les Encens allumez, les Autels parfumez, les Victimes immolées, le
Triomphateur s’aprochoit, & faisoit cette Priere, que i’ay mieux
aimé transcrire en sa forme originele, que d’en hazarder la force,
sur la difference de nostre maniere & de nostre idiome.
Gratias tibi Iupiter Optume Maxume, tibique Iunoni
Regina, & cæteris huius Custodibus habitatoribusque
Arcis Dijs lubens lætusque ago, Re Romana in hunc diem &
horam per manus quod voluistis meas, servatâ bene gestâque,
eamdem & servate, vt facitis, fovete, protegite
propitiati, suplex oro.
Iupiter aussi bon que grand, & toy Souveraine Iunon, &
toutes les autres Divinitez, qui gardez & habitez ce saint
Lieu : Ie vous rends graces, du fonds & de toute la joye de
mon cœur, d’avoir daigné jusques à ce jour & jusques à cette
heure cõserver & augmẽter par mes mains les interests de
Rome. Ie
vous supplie instamment de
leur estre tousiours favorables, & de les conserver,
agrandir & proteger tousiours comme vous faites
aujourd’huy.
Ces Veux hautement exprimez, on continuoit le reste des Ceremonies
sacrées, & ensuite le Vainqueur presentoit une Couronne à
Iupiter. Quoy que ce present fût assez precieux, on ne laissoit pas
de l’accompagner de quelque partie des depoüilles de l’ennemy comme
de quelques Armes, ou de quelques Boucliers qui servoient de
monument perpetuel de la Victoire & de la Magnificence du
Triomphateur.
Il est d’une necessité indispensable d’expliquer icy la difference
qu’il y eut entre tous ces Monuments, des divers Triomphes des
dépoüilles si vantées dans toute l’Histoire Romaine, sous le mot
Latin d’Opima Spolia. Il y a donc deux choses à
sçavoir. La premiere concerne le nom : la seconde, les
personnes.
Les Romains appellerent ces depoüilles extraordinaires d’un mot
qu’ils tirerent d’un autre, qui signifioit
des
Thresors ou des richesses. Mais ces depoüilles n’estoient point
estimées dignes de ce nom, si le General ne les avoit de sa propre
main arrachées de celles de sõ ennemy apres l’avoir tué. Ainsi dans
ce grand nombre de Vainqueurs Romains, on n’en conte que trois qui
ayent remporté ce genre de Victoire & de dépoüilles, & qui
les ayent appenduës à Iupiter Feretrien. Le premier fut Romulus,
Vainqueur d’Acron Roy des Cenineëns : Le second Cossus, qui tua le
Roy Tolomnius & le troisiéme, enfin fut Marcellus, apres la
Victoire qu’il remporta sur Viridomate.
Section VI [VII].
Du Banquet & des autres circonstances
du Triomphe.
T
ous les saints devoits
rendus aux diverses Divinitez, le Vainqueur regaloit le Peuple d’un
Banquet general où tout le monde estoit bien
venu. Ce sont choses incroyables que la depense,
que l’appareil, & que la bonne chere qui s’y faisoit, & je
ne sçay si la prudence ne repugne point à la description d’un detail
si suspect. l’ayme mieux m’attacher à d’autres circonstances plus
croyables & plus exemplaires. Valere Maxime observe que celuy qui
devoit Triompher, invitoit les Consuls au Banquet, qu’en mesme temps
il les faisoit supplier de ne s’y trouver pas, pour éviter tous les
deplaisirs de la concurrence, & pour n’avoir pas à leur disputer
ou à leur ceder la place honorable dans un iour tout consacré à son
honneur.
Le lieu n’est guere plus certain. Neantmoins la plus grande partie
des Autheurs demeurent d’accord que ce Festin se faisoit dans le
Capitole mesme, c’est à dire, ou dans un de ses Appartemens, ou dans
ses Portiques, ou quelquefois aussi dans le Temple d’Hercule. Il
reste seulement à se persuader l’espace necessaire à une telle
affluence : sur tout, si l’on prend au pied de la lettre ce que
Plutar que écrit de Lucullus. Car il ne craint point de
dire, que cét homme splendide traita toute la
Ville & les Faux-Bourgs. Il ne faut pas un moindre effort, pour
concevoit ce qu’un Autheur moderne a remarqué de Cesar & de sa
magnificence. Car il
luy fait faire un Festin general, où dans un mesme iour il fit
servir vingt & deux mille Tables, avec tout l’ordre & toute
l’abondance imaginable. Mais ce qui estoit encore plus solemnel que
tout, c’estoit que devant les maisons de certains particuliers, ou
amys du Triomphateur, ou zelez pour la gloire & pour le succez
de Rome : On voyoit des Tables servies & des muis de vin coulans
pour regaler les Soldats Victorieux. C’est ainsi à mon avis qu’il
faut interpreter les Autheurs quand ils exagerent les liberalitez,
& l’abondance du Regal de Cesar. Car autrement ces deux cent Amphores de vin vieil, & exquis, ne feroient
pas une partie considerable pour la soif de toute la Populace. Au
lieu qu’elles estoient plus que suffisantes pour le nombre des
Soldats, & de l’Armée qu’on vouloit regaler. La supputation en
est claire dans l’incomparable M.
Budée, & il ne
reste point de lieu de douter sur ce passage de Suetone. L’on voit aisément que
ces deux-mesures appellées par les Anciens Amphora
& Cadus (qui ne sont qu’une mesme chose) ne
faisant que la huitiéme partie d’un muid de Paris, c’est à dire,
environ 35. pintes, il y avoit dequoy desalterer sept mille hommes,
à compter une peinte par teste. De sorte que ce nombre revenant à
peu pres à celuy des Troupes qui se trouvoient avoir accompagné le
Vainqueur, me feroit quasi croire que la prodigalité du vin n’estoit
que pour le Soldat, ce qui en faisoit éclater l’excez ; au lieu que
s’il eust esté generalement pour tout le Peuple de Rome, il s’en
seroit beaucoup falu qu’il y en eust eu assez.
L’Armée & le Peuple satisfaits de la bonne chere, on faisoit les
presens au Triomphateur. On luy envoyoit des Couronnes d’or, qui
estoient appellées Aurum coronarium : ce qui me
fait croire que le present n’estoit pas tousiours travaillé, &
que l’on s’en aquitoit quelquefois en lingots ou en valeur. Neantmoins comme on tâchoit de
faire toutes
choses avec le plus de
perfection que l’on pouvoit, on adioustoit la forme à la matiere,
& l’on convertissoit les especes d’or, soit trouvées parmy les
depoüilles, soit promises ou données par les Vaincus pour racheter
leur vie, & l’on en faisoit des Couronnes qui demeuroient au
Vainqueur. Sur quoy il faut observer la difference qu’il y a entre
ces Couronnes qui se portoient au Triomphe, & celles que l’on
donnoit apres la Pompe. Car celles-là estoient des presens des Amis
& des Alliez qui en gratifioient le Vainqueur, & dont il se
tenoit honoré. Les autres estoient un Tribut forcé des Vaincus, par
où ils rachetoient leur vie du Vainqueur, qui au lieu de les faire
égorger comme nous avons dit, les gardoient en prison jusqu’au
payement de la somme convenuë.
Le Conquerant estoit obligé apres avoir receu ses presens, de faire
ses liberalitez à ses Officiers & à ses Soldats. On y observoit
quelque proportion. Car pour la simple part d’un Soldat, l’Officier
avoit le double, & le Chevalier le triple, aussi-bien qu’en
leur solde, & qu’en leurs rations de
pain. Toutefois comme il y avoit toûjours quelques Braves que la
Valeur distinguoit des autres, on leur faisoit aussi des presens
plus exquis & plus dignes d’eux, comme des Vestes, des Armes,
des Couronnes & autres choses de pareil merite.
Enfin, l’Empereur ou le Triomphateur, pour ses derniers hõneurs en
avoit qui duroient encore apres son Triomphe. Car il luy estoit
permis de ◀porter des Couronnes dans les Assemblées publiques &
de s’y trouver avec ses habits de Triomphe. On luy donnoit toûjours
les plus honorables places : & mesme sa maison portoit quelques
marques des honneurs meritez & obtenus par son Maistre. Ce
dernier honneur estoit le plus durable de tous en apparence, car il
n’estoit pas permis d’arracher les marques Triumphales qu’on y avoit
une fois attachées, quelque changement qui arrivast dans la
proprieté ou dans la possession du fonds : & les Palais avoient
beau changer de proprietaire, & appartenir à de simples
Citoyens ; ils ne laissoient pas
de
conserver les honneurs & les caracteres immortels de leur
premier Maistre. On luy érigeoit mesme des Arcs-Triomphaux, des
Statuës, & tous les autres monuments par où l’on pouvoit
asseurer la memoire de sa Victoire & de son Triomphe.
Ie ne m’estendray pas sur les diverses manieres de Colomnes, de
Trophées, & d’Arcs-Triumphaux anciens ; les Livres
d’Architecture, mille Estampes, & un nombre infiny de Medailles
en ont instruit les moins curieux. Ie me contenteray de faire
remarquer la simplicité des premiers qui furent eslevez par ex. à
Romulus, car ils n’estoient que de simple brique. On devint un peu
plus splendide, & on les bastit de grosses pierres de taille,
mais sans politesse & sans ornement. Par ex en faveur de
Camille. Et enfin, le luxe & l’ambition y firent employer le
marbre & le porphyre, les agrémens de l’art, & les ouvrages
des l’esprit, l’observation des ordres, & la iustesse des
Inscriptions, comme celuy de Cesar & de beaucoup d’autres.
Il ne reste guerre plus à mon avis de
choses à dire sur ces fameux Spectacles des Triomphes Romains,
& j’ay tâché de ramasser de toutes parts tout ce qui m’a paru
pratiqué par les Anciens, & admiré par les Modernes. Ie suis
toutefois persuadé que la curiosité des Lecteurs desirera beaucoup
de choses & qu’elle faira naistre des doutes, & poura faire
des questiõs, où la brieveté & le tissu de l’Histoire n’ont pû
permettre de répondre sur le champ. Moy-mesme, ie m’en suis fait
quelques-unes que j’ay esté contraint de remetre, pour ne point
interrompre le fil de mon ouvrage, & pour pouvoir plus à loisir
m’instruire & me satisfaire. I’adjousteray donc encore quatre ou
cinq choses qui sont assez importantes, & qui peuvent tourner en
questions tres curieuses.
La premiere concerne les grandes sommes employées en despence ou en
parade dans un Triomphe. Car à commancer par où j’ay finy, le seul
Banquet estoit une estrange profusion de vins & de viandes :
& l’on ne sert point
mille Tables comme fit Tybere, ou bien vingt-deux mille, comme Iules
Cesar, sans qu’il en couste des
sommes immenses. Mais l’or & l’argent qui se dépensoit à
l’équipage du Vainqueur, & au Sacrifice, ou qui se distribuoit
aux Soldats ou au Peuple, doit monter à des sommes inconcevables.
I’ay fait tous mes efforts pour raporter les supputations justes
& precises, tant du prix des choses, que des especes dont on
faisoit les payements. Mais j’ay échoüé autant de fois que ie me
suis embarqué sur cette Mer sans bornes, & pleine d’ecüeils,
& dont les bords sont aussi inconnus qu’éloignez de nostre
sujet, & de la parsimonie de nostre siecle. Ie ne répondray donc
à cét article que par autruy : & deferant beaucoup plus à
l’opinion d’un des plus habiles hommes de nostre siecle, qu’à la decision que j’aurois pû
donner, & qu’à la resolution que ie n’ay pû prendre, ie me
reduiray à ce qu’il nous en a laissé par écrit. Pour concevoir
toutefois la chose avec plus de facilité, & pour se dispenser de
percer dans un importun détail des deniers, disposez ou menagez en
ces sortes de Pompe. Il faut suposer que pour le plus souvent
on abandonnoit les Conquestes à la
direction du Vainqueur. Il en arrivoit un grand bien pour la
Republique, & un grand mal pour ses ennemis. Car comme de tout
temps l’air d’Italie a esté fort prenant, si les Braves ioüoient
bien des cousteaux dans le combat, ils ioüient encore mieux des
mains apres la Victoire, & ne laissoient aux Vaincus que ce qui
ne pouvoir estre vtile en rien. Ainsi profitant de tout, soit en
esclaves, soit en depoüilles, soit en or, & argent monoyé, ils
raportoient des sommes immẽses au Fisque ou à l’Epargne de ce
temps-là. De ces Tresors remis entre les mains des Questeurs, il
n’estoit rien épargné pour la gloire du Vainqueur ny pour la
magnificence du Triomphe. Et cette dépense estoit comme un
témoignage du merite & de l’importance de la Victoire. Ainsi
quand un Autheur de reputation a voulu preferer à tous les precedens Triomphes
celuy de L. Æmilius Paulus, il ne se contente pas de le rendre
remarquable par la consideration, & par la prise de Persée qui
estoit un grand Roy, par les richesses de la Macedoine, qu’il en
avoit raportées & qui estoient fort
grandes, mais par la seule magnificence & par la liberalité du
Vainqueur.
Le docte Lipse nous a délivré d’une grande partie de toutes ces
difficultez, selon sa supputation, & le Triomphe de Paul Æmile
valut au sise, ou du moins il y fit paroître la valeur de 6000.
talents, qu’il supose revenir à trois millions, six cent mille
Philipes, qui estoit la monnoye courante de son temps. Mais ceux de
Cesar allerent jusqu’à quarante millions.
La seconde regarde le nombre de ceux qui ont joüy du Triomphe, &
de ceux qui l’ont refusé. Selon le mesme Lipse, il y a eu depuis le
commencement de Rome trois cent douze Triomphes. Le Neapolitain en compte en tout trois
cent vingt, & veut que l’Empereur Probus soit le dernier des
Cesars qui ait Triomphé, comme si toute la vertu guerriere estoit
morte dans les Princes ses Successeurs, & ensevelie ou dans
leurs voluptez ou dans leurs avarice.
Mais s’il y a lieu de s’estonner voyant
l’indifference que les derniers Empereurs ont eu pour de si grands
honeurs, & qu’ils ayent laissé abolir une si glorieuse coûtume
de recompenser la Vertu ; il n’y a pas moyen de n’estre pas surpris
de voir des Ames assez fieres ou assez bizares pour refuser un si
glorieux prix de leurs merites & de leurs belles actiõs quand la
Iustice & la reconnoissance répondoient soigneusement & si
plainement au merite. Cn. Fulvius Flaccus refusa le Triomphe
que le Senat luy avoit accordé. Mais son insolence fut bientost
punie par Sentence, & le Senat crut ne pouvoir se dispenser de
traiter en coupable celuy qui avoit fait si peu de cas de la
reconnoissance qu’on avoit pour sa vertu. M. Fabius apres avoir defait les
Veyens, se contenta de sa seule Victoire, à cause qui’l avoit perdu
au Combat. Manlius son Colegue, & Fabius son Frere. Mais ce
refus n’estant fondé que sur la douleur de sa perre & de celle
de la Republique, quoy que sans honneurs & sans Pompe, il ne
laissa pas de Triompher en quelque façon par sa modestie. Marius ne
voulut point accepter le Triomphe
que le
Senat luy avoit ordonné, apres la deffaite de Teutobochus Roy des
Teuthons, qu’il n’eust deslivré la Republique de la crainte des
Cimbres.