(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre II. Des Naumachies. » pp. 100-111
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(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre II. Des Naumachies. » pp. 100-111

Chapitre II.

Des Naumachies.

L e mot de Naumachie ne signifie autre chose qu’un combat donné sur l’eau. Car bien que quelques-uns ayent voulu en estendre la signification au lieu où cela se faisoit ; C’est une licence qu’ils se sont donnée, & qui n’a pas assez de fondement pour étre ou suivie ou opiniâtrée. Ie ne doute pas que le lieu où il s’est donné de ces sortes de Ieux, n’ait pû en porter le nom ; comme nous avons veu, la place du dernier Carrosel appellée par le vulgaire du nom de la Magnificence qu’il y avoit veüe. Mais le lieu & le nom ont esté bien-tost changez ; & il n’en reste d’apparence ny de vestige, qu’vn souvenir & qu’vne idée.

Section I.

De la forme de ces Combats.

C es Combats sur l’eau ont esté à mon avis les plus superbes Spectacles de l’antiquité. Car la Nature & les Elements ont ployé sous l’artifice & sous l’invention des hommes : & l’impetuosité des flots, dans leurs courants, ou la resistence & l’orgueil des rochers & des nuages dans leur élevation, ont esté forcez & soûmis aux passions du Peuple & à la magnificence de leurs Empereurs. Nous n’exagerons point la Pompe de leur appareil, ny ce qu’une vive Image de la guerre pouvoit y permetre de galanterie, ny ce que la dépence pouvoit déguiser d’une veritable guerre. Nous suivons simplement les descriptions les plus considerables, que les Autheurs nous en ont laissées.

Iule Cesar ayant trouvé un endroit favorable sur le bord du Tybre, & assez proche de la Ville, apellé Codete, le fit netoyer & creuser, pour le rendre capable de porter les charges qu’il luy preparoit, & y donna le divertissement d’une Naumachie. On y vit combatre des Vaisseaux Tyriens & Egyptiens, & bien qu’ils ne fussent que de deux, trois & quatre rangs d’avirons, ils portoient un grand nombre de combatans, qui n’oublierent rien de ce que l’adresse & la valeur peuvent demander en de pareilles rencontres à des gens aguerris, & combatans en la presence de leur Maistre. Ce genre de Spectacle parut ou si nouveau ou si pompeux, qu’il y courut des Spectateurs de tous les endroits de la terre : & d’afluence des curieux fut si grande, qu’une bonne partie fut contrainte de s’arrester sur le chemin & de loger comme ils pûrent, les Hostelleries & les autres lieux publics estant remplis & ne pouvant leur donner de retraite.
Ie ne sçay pas s’il faut, ou si je dois comprendre parmy les Naumachies la bizare & superbe Vision de Caligula. Il fit un Pont sur deux rangs de Vaisseaux joints & liez ensemble depuis Baye jusqu’à Possole, si bien que ces deux Villes de la Campagne de Rome, separées par la Mer & par la Nature de trois mil six cent pas, se trouverent presque en un moment pour ainsi dire jointes & capables de commercer l’une avec l’autre, sans aucun autre secours de l’invention & de l’artifice. Les Autheurs admirent veritablement la pensée & l’entreprise, mais ils ne font aucune mention de Ieux ny de Combats. Tout ce qu’ils en disent n’est qu’vne espece de Cavalcade de ce Prince, qui se fit de deux iours de suite, & en deux diverses manieres. A la premiere l’Empereur monté sur un cheval armé de toutes pieces & richement harnaché, fit plusieurs allées & venuës sur ce Pont, la Couronne en reste, la hache à l’arçon, le bouclier au bras, & l’épée au costé. Le second iour il parut dans un habit moins guerrier, mais plus galant & aussi riche, & fit quelques courses dans un chariot attelé de deux superbes chevaux. Le grand nombre de gens de qualité & de ses amis qui le suivoient, sont marquez dans l’Histoire : On y fait mention de leurs Chariots, de leur propreté, de leur galanterie, des excez d’yvrognerie & de cruauté où l’Empereur s’emporta dans la chaleur de la débauche. Mais on ne dit rien qui aproche d’un Combat agreable & artiste.
Son Successeur entreprit une veritable Naumachie sur Ie Lac Fucin, ou de Marso. Il y fit combatre douze Vaisseaux contre un pareil nombre, sous deux Factions, l’une Rhodienne, & l’autre Tyrienne. Elles estoient encouragées au Combat par les chamades d’un Triton, qui par le moyen d’une Machine secrete & industrieuse sortit du milieu de l’eau avec sa Trompe. Toutefois il ne s’en falut gueres que cette galanterie, quoy-que bien concertée, & composée de gens de choix, n’échouast auparavant que les deux Flotes se fussent mises en aucun peril. Vne parole de mépris échapée à l’Empereur contre quelques Combatans, pensa luy attirer le desplaisir le plus sensible du monde. Il avoit eu la curiosité de les voir & de les faire passer devant luy comme en reveuë, ou comme par exercice. Ces Acteurs ravis de l’honneur de sa presence luy firent ce compliment brusque & de Soldat. Seigneur, (s’ecrierent-ils) recevez le salut des Troupes qui vont mourir pour vostre divertissement. L’Empereur, comme se souciant peu de leur vie, ne leur rendit pour tout salut que deux mots & encore avec peine & dedain. Ces miserables s’en trouverent si indignez, qu’ils furent sur le point de sortir des Vaisseaux & de ne vouloir point combatre. L’Empereur fut contraint d’en venir aux prieres, & ensuite aux menaces, & n’obtint qu’à force des unes ou des autres, la consommation du Spectacle & de l’entreprise.
Neron fit quelques efforts de galanterie plus nouveaux que considerables ; & de plus de despence que d’esprit. Car en l’une des deux Naumachies dont il voulut donner & prendre le divertissement, il y fit rehausser les eaux en un point que des Poissons marins y parurent nageans & fuyans les javelots & les hameçons des Chasseurs & des Pécheurs.
Il fit couper des Montagnes, pour faire voir de plus loin ses Ieux & sa Magnificence. Il augmenta le nombre des combatans pour l’encherir sur Auguste : Mais sa cruauté rendant tous ses soins suspects, la pluspart des personnes de qualité ou de merite ne se rendirent à cette Assemblée que par crainte ou par maxime de Cour, & n’y goûterent qu’en tremblant les plaisirs offerts & la joye preparée. Outre que toutes ces Festes furent infectées de tant de licences & de tant de saletez, si du moins on en croit quelques Historiens ; qu’il est mesme en quelque façon contre la bien seance d’en toucher quelque chose, d’en rapeller le souvenir, & d’en salir son idée. Ses desordres furent pourtant en quelque chose ingenieux, & il fit venir & retirer les eaux par des Machines ingenieuses & considerables, & donner en mesme lieu & presque en mesme temps des combats de Mer & de Terre. Il fit élever sur des Tonneaux flotans une espece de Bastimens, où il fit de superbes Banquets, & avec la mesme magnificence qu’il auroit pû faire dans son Palais. Enfin, il donna en public le divertissement de deux Naumachies également nouvelles & pompeuses.
Mais la plus singuliere de toutes, ou pour parler plus seurement, la plus ventée par les Historiens & par les Poëtes, c’est celle de Tite ou de Domitian. Ie laisse aux Critiques à decider, si ce fut l’aisné ou le cadet des freres, à qui l’honneur en est deu. Car je n’ignore pas absolument que les Autheurs sont partagez, & que les uns veulent & s’obstinent en faveur de Tite, fondez soit sur le respect qu’il avoit eu pour son Pere, soit sur sa liberalité & sur sa galanterie naturelle. Mais les autres qui ne sont ny moins en nombre ny moindres en poids, atribuent avec la derniere opiniastreté la gloire de cette magnificence, à ce dernier Prince de la Maison des Flaviens. Quoy qu’il en soit, nous ne cherchons que la connoissance necessaire de la chose principale, sans nous arrester aux curiositez d’une critique, incertaine & superfluë.

Voicy comme j’en ay conceu les diverses beautez, dont les Hystoriens n’ont pas voulu prendre la peine de faire le detail, & qu’ils ont ainsi laissé dans quelque sorte de confusion ; Ie ne raporteray point la difference de leurs divers sentimens ie me contenteray de faire un tissu de leurs opinions, & un fil continu de l’Histoire.

Vespasien pere de ces deux derniers Empereurs avoit fait bastir un superbe Amphitheatre dans le sein de la Ville, soit pour honorer la pensée qu’en avoit eu Auguste, soit pour la braver & pour faire quelque chose plus que luy. Tite son fils aisné en fit la dedicace avec tant de solemnité qu’elle dura prés de cent iours, pendant lesquels il y eut divers combats en divers lieux, tantost d’infanterie, tantost de cavalerie. On y tua neuf mille bestes tant privées que sauvages. Les Dames mesme y chasserent & firent des prises considerables. L’Empereur du haut de la loge fit une liberalité aussi galante qu’ingenieuse. Il ietta une espece de billets, que le vent & le hazard firent voler de toutes parts sur le Peuple : & quiconque en put prendre quelqu’un, receut d’un Commissaire étably pour ce sujet, le prix contenu dans les billets qu’on luy representoit. Ainsi les uns profiterent en cette largesse, d’une certaine & raisonnable quantité d’aliments, d’habits ou de meubles ; les autres de vases d’or, de chevaux ; desclaves & de mille autres choses qui peuvent estre données. Mais enfin pour revenir à nostre point ; il donna un combat dans l’ancien lieu où l’on avoit desia veu des Naumachies, & il y fit paroistre trois mille combatans en deux Partis, dont il appella l’un celuy des Atheniens, & l’autre des Syracusains. Il y eut toutefois quelque chose de singulier dans l’artifice du lieu, car l’eau fut aussi-tost détournée, & les mesmes troupes y combatirent un moment apres à pied sec. On y vid des chevaux, des Taureaux & d’autres animaux privez & si bien instruits à l’eau, qu’ils y combatoient comme sur terre.
Il est certain que Domitian en donna pareillement une ou deux qui firent grand bruit à Rome, & où coururent des curieux de tous les endroits du monde. Ie n’y trouve pourtant rien de nouveau : & tout m’y paroît desia fait & mesme reïteré, & qui ne se sent point des graces de l’invention. Martial a beau exagerer celle qu’il fit dans l’Amphitreatre : Les plus hardis traits, & les plus notables efforts ne passerent point ce qui a esté dit de Tite. Car ces eaux attirées & retirées avec tant de promptitude & de justesse, ne sont que des galanteries imitées & qu’un reste des vieilles imaginations & des succez precedents. Veritablement l’ouvrage du Lac qu’il fit faire aupres du Tybre, a quelque chose de surprenant & de peu croyable. Car il fit paroistre un si grand nombre de Vaisseaux, qu’il sembloit que ce fussent deux Armées effectives, qui dussent combatre serieusement pour des interests reels & sur des contestations veritables. Mais il finit son Spectacle par une bizarerie si cruelle, qu’õ ne peut y faire de reflexion sans en avoir horreur. Vne pluye extraordinaire estant survenuë, non seulement il ne voulut point permetre aux combatans de cesser & de differer pour un moment : mais il empescha mesme le Peuple de sortir, les forçant à demeurer exposez au temps, & se faisant un nouveau plaisir de l’incommodité des Spectateurs. Luy-mesme s’opiniastra à faire & à voir continuer les Ieux, de peur que son depart ou que son absence ne pretextast la retraite de la multitude, qui ne pouvoit plus souffrir l’injure du temps ny celle de l’Empereur. Cette inhumanité fut funeste à toute Rome : & une grande partie de ceux qui s’étoient trouvez à ce divertissement, mourut des maladies qui le suivirent, & qui firent un grand ravage parmy le Peuple.