(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre III. Du Cirque. » pp. 9-43
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(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre III. Du Cirque. » pp. 9-43

Chapitre III.

Du Cirque.

Section premiere.

Des noms du lieu & du nombre des Cirques.

L e nom de ces Ieux est venu de la disposition des lieux, où d’abord ils furent celebrez. Car dans les commencements on se contenta de choisir quelque endroit agreable & commode tant pour ceux qui s’y exercoient, que pour les spectateurs. Ordinairement on le choisisoit entre vne coline & vne riviere, soit en faveur des regardans éloignez, qui se tenant sur les diverses hauteurs voyoient pardessus la teste des plus proches, tout ce qui se passoit au milieu du Cirque ; soit pour borner la longueur des courses, ou la suite des poltrons : de sorte que ce grand espace destinée aux jeux estoit pris en forme d’ovale, environ deux tiers plus long que large, toutefois sans perdre absolument la forme spherique & disposée en rond.

Ce fut la tout l’apareil des premiers temps ; car les beautez de la nature suffisoient à la facilité des gens de ce siecle. Depuis la delicatesse & le luxe éleverent leurs desirs, firent fixer ces choix changeans, & ajuster vn lieu proche les murs de la Ville, qui fût comme consacré à leurs plaisirs. Le premier des Tarquins fut aussi le premier qui conceut vn si galant dessein. Il disposa vn lieu vaste & agreable entre les Monts Aventin & Palatin : il fit bastir tout au tour des loges, des marches ou des bans pour y pouvoir placer les Spectateurs. Pour empescher les embaras de la foule & les contestations de la concurrence, il distingua les Places selon le rang, & la condition des particuliers. Ses soins s’etendirent mesme à quelque sorte de molesse, & iusqu’à pourvoir à celle des sieges pour les Dames & pour les personnes de qualité. Il fit entourer le Cirque d’un fossé de dix pieds de hauteur sur pareille largeur, & le remplit d’eau. Enfin, il n’oublia rien de ce qui pouvoit contribuer à la solemnité des Festes, à la commodité des Spectateurs, & à la magnificence de l’ouvrage. Sa longueur estoit de trois stades & demy, c’est à dire 1890 pieds, & sa largeur d’un stade, & plus, c’est à dire de 960, en sorte qu’il pouvoit tenir dans les bâtimens d’alentour 150000 hommes.
Vne si noble & si hardie entreprise sembla inimitable aux plus puissans de la Republique, soit que les premiers Romains se piquassent d’avantage de la gloire que des divertissemens, soit qu’ils s’appliquassent plûtost aux armes qu’aux plaisirs. Mais si les Ieux ne conserverent point toute leur premiere Pompe, ils perdirent aussi beaucoup de leur premier ordre, & les Senateurs n’y eurent point de place separée de celle du vulguaire, jusques au Consulat de Corneile Scipion, & de Tite Sempronius, que lon recommença à retablir l’ordre des seances, & que les personnes de qualité eurent les meilleures places.
La fuite des temps, & les succez des Cesars leur rendirent bien avantage, car l’on surpassa de beaucoup ces premieres Merveilles, soit dans le grand Cirque, soit dans les Theatres, Amphitheatres ou autres Cirques. Non-seulement Iules élargit & aprofondir les fossez, mais encore il adjoûta des grilles de fer pour la seureté des spectateurs contre la fureur & l’irruption des Lyons & des Tigres irritez. Auguste pour encherir encore sur ces nouveaux soins, regla les Seances, acheva les endroits differez, restablit les ruines, estendit les bornes du Cirque, & y esleva un grand Obelisque de plus de 125 pieds de hauteur. Claude fit bastir de Marbre les Loges des bestes destinées aux plaisirs du Peuple. (Ces Loges n’avoient esté jusqu’alors que de tuph ou de bois.) Caracalla en fit peindre & dorer divers endroits. Enfin, Heliogabale fit couvrir l’Arene de poudre d’or & d’argent, & estoit au desespoir de ne pouvoir le couvrir d’yvoire : mesme par un excez de luxe, & par un égarement incroyable, il fit remplir les fossez de vin & y donna, au rapport d’un ancien Historien une Naumachie.

On compta dans Rome jusqu’à huit Cirques, dont divers particuliers, soit par Religion, soit par vanité, ornerent la Ville. Entr’eux, celuy de Flaminius a esté tres-celebre par ses Ieux & par sa Verrerie : Et l’on y trouva le secret de durcir le Cristal, jusqu’à le faire resister à l’eau boüillante, & mesme au feu. Celuy d’Antonin, & celuy d’Aurelian furent embellis d’admirables Obelisques. Ainsi tous les autres ont eu differentes beautez & ont servy à divers Spectacles.

Section II.

De la forme d’inuiter. De la Pompe. Des factions & autres apereils des Spectacles du Cirque.

I l faut supposer icy une chose commune à toutes sortes de Ieux, que les Rois dans le commencement & depuis les Consuls, les Dictateurs, Preteurs, & enfin les Ædiles prenoient le soin de preparer les lieux où ils avoient resolu de celebrer quelque Feste, ou de faire quelque réjoüissance, & d’y inviter ensuite & le Senat & le Peuple en cette maniere.

Celuy qui donnoit les jeux faisoit des billets, dont les uns estoient distribuez & les autres affichez : & pour attirer le Peuple par l’esperance du plaisir, on y faisoit mention des divertissemens qu’on avoit preparez. On y nommoit ceux qui devoient combattre, & les divers jours que les plus braves devoient paroistre sur l’Arene : Quelquefois mesme on en sa soit de petits tableaux, où l’on representoit à peu pres les courses ou les combats qui s’y devoient faire.

Le jour pris & indiqué, les invitez de qualité & qui pouvoient honorer l’assemblée se rendoient au Capitole. Les plus belles Dames y estoient priées, & y faisoient figure. Enfin, les Statuës des plus considerables Romains y estoient portées, aussi bien que celles de leurs Dieux.

Le monde invité s’y estant rendu, on en regloit les rangs & la marche, & enfin on en partoit en bon ordre. L’on passoit par les Places, & par les principales ruës de la Ville, & on entroit ainsi dans le Cirque. Toute cette belle Compagnie y faisoit plusieurs tours. A leurs testes marchoient les* Chars qui portoient leurs Dieux. Les Statuës des Romains qui les avoient meritées les suivoient immediatement. Ensuite l’on voyoit une grande file de Chars dorez & embellis qui portoient les Dames, soit pour commencer à plaire par ce qu’il y a de plus beau dans la nature, soit pour reveiller le courage des braves qui les suivoient sur de superbes chevaux, ou mesme sur des Chars, selon la course qu’ils avoient entreprise. Ce premier appareil s’appelloit la Pompe.

Les yeux suffisamment satisfaits de toute cette magnificence, & les Spectateurs ayant remarqué les diverses beautez des équipages, ou la mine des Cavaliers qui devoient courre, on remenoit hors du Champ les Idoles & les Statues, & l’on plaçoit les Dames qui avoient paru dans la Pompe, pour leur rendre une partie du plaisir qu’elles avoient donné : & pour recevoir de l’honneur apres en avoir tant fait à la Feste, on leur donnoit dis-je des lieux favorables & bien choisis.

Les Acteurs se presentoient ensuite, & si c’estoit une simple chasse, les honnestes gens en étoient, & il y avoit une débauche assez souvẽt pratiquée, & ou le peuple se m’éloit : Si ce n’estoit qu’un combat contre des bestes farouches ou contre des Gladiateurs, on n’y admettoit que des gens de cette infame profession.

La plus ancienne & plus commune maniere des jeux, consistoit en cinq sortes d’exercices : La lutte, le saut, la course, le palet, & le jet de pierres ou de dars. Ainsi les uns se preparoient à lutter, les autres à courre, les plus dispos à sauter, les plus adroits à joüer, & les plus forts à ruer des pierres ou à lancer des dars & des javelots. De sorte que les uns & les autres selon leur disposition naturelle se rangeoient en certains quartiers, & parmy leurs égaux ou parmy leurs adversaires pour disputer le prix preparé au vainqueur. Il y avoit quelquefois des combatans si adroits & si vigoureux, qu’ils entreprenoient de faire assaut de toutes les cinq manieres, & qui mesme y reussissoient si heureusement qu’ils emportoient les cinq prix. Ils en eurent des *Noms glorieux, & dont on fit une partie de leur recompense.

Ces manieres de jeux ont esté plûtost deguisées que changées, & tout ce qu’on a veu de nouveau dans le Cirque a esté plustost une addition qu’une nouveauté, & un embelissement qu’une invention. Car la lutte qui du commencement n’estoit qu’vne épreuve innocente de la force ou de l’adresse de deux hommes, est devenuë ensuite une partie d’ambition dangereuse & funeste, où l’on a passé aux coups de main, & aux autres excez de la fureur & de la cruauté des hommes. Neantmoins tant que l’ignorance a pû durer parmy eux, on s’en est tenu aux armes naturelles, au poing, aux genoux, aux pieds & aux dents : mais la connoissance les rendant plus ingenieux pour nuire les vns aux autres, leur donna l’art & l’invention de fortifier ces premiers secrets, d’armer les poings de gantelets, au commencement faits de simple* cuir, & ensuite de fer. Ainsi la course qui n’estoit qu’un essay de legereté & d’halene, s’est tournée en un defi d’emulation & de vanité, où l’on a employé des chevaux & des chariots, & où l’on s’est plus piqué de magnificence que d’adresse. Il en est de mesme de tous les autres.

Les Modernes suivant plutost le luxe que la raison, ont voulu des plaisirs de prix & qui coûtassent également de l’argent, du soin & du sang. Ils ont affecté le combat des animaux estrangers, ils ont obligé les plus braves à mourir pour les divertir, & se sont preparé des hommes & des lieux pour seruir à leurs cruels plaisirs.

On peut toutefois distinguer deux sortes de Combats, les uns de pure magnificence, les autres d’vne sordide & inhumaine cruauté. Les premiers se faisoient sur de bons chevaux, ou sur des Chariots ajustez pour cela. Les seconds se passoient entre un ou plusieurs hommes contre une ou plusieurs bestes ou privées ou farouches, quoy que ces dernieres n’ayent esté exposées que depuis la construction des Amphiteatres où l’on pouvoit s’en divertir sans hazard.

Si-tost que paroissoient ces *Acteurs montez comme nous avons dit, sur leurs chevaux ou sur leurs chariots, le peuple épars tout au tour les recevoit avec de grands cris & de grands applaudissemens. Chacun admirant ou approuvant la mine des combatans ou la propreté de leur équipage, faisoit des vœux pour leurs succez, les chargoit de leurs bons soûhaits, & croyoit les rendre heureux par l’abondance & par l’empressement de leurs desirs. Ces applaudissemens qui du commencement estoient volontaires, & qui n’eclatoient que par la force des sentimens convaincus, devinrent indispensables du temps des Empereurs, & passerent pour des devoirs ; de sorte que soit que les Princes parussent à la teste de ceux qui devoient combatre, soit que d’abord ils prissent simplement leurs places, si-tost qu’ils paroissoient, le Peuple les benissoit & leur soûhaitoit la durée de leurs jours & de leurs Empires, par des vœux solemnels & en des termes obligeans & affectez à ce respect.

Ce premier bruit de joye ou de respect estant cessé, ceux qui devoient paroistre en lisse se presentoient au combat. Leur contenance en faisoit naistre un second plus inquiet & plus desordonné, car chacun des spectateurs prenoit party, & parioit pour celuy qui luy avoit plû davantage. Ces paris estoient non-seulement considerables par les sommes d’or & d’argent que les uns hazardoient contre les autres, mais encore par l’ardeur que chacun faisoit paroistre pour son party.

Il y eut ordinairement quatre Escadres ou Escadrons, ou si le terme recent & Espagnol plaist davantage, quatre Quadrilles, qui non-seulement furent distinguées par leurs differentes couleurs, mais qui mesme en furent nommées & specifiées. * La premiere troupe fut apellée la verte : la seconde la bleuë, la troisiéme la rouge & la quatriéme la blanche. *Domitian adjoûta l’Or & la Pourpre & par consequent deux Escadres qui porterent pareillement le nom de leurs couleurs.

Ces noms passerent jusqu’à ceux qui avoient parié pour vn party ou pour une couleur, & les Acteurs & les parieurs joints ensemble estoient appellez Factions. Il y entroit toute sorte de monde, & on y receuoit tous ceux qui avoient de l’argent pour le pary, ou de la force pour la defence. Car ces factions s’emportoient quelquefois les vnes contre les autres avec tant de chaleur, qu’on en venoit aux mains, & l’ambition de vaincre ou le desir de gagner durant encore apres les jeux, en rendoit quelquefois les plaisirs funestes aux plus galants & aux plus braves. A Byzance du temps de Iustinien, deux Factions tout en joüant conceurent vne emulation si furieuse l’une contre l’autre qu’il en demeura sur la place plus de quarante mille de deux partys qui s’egorgerent avant qu’on les put separer.
Certains Princes ont eu a-peu-prés de pareils transports pour leur couleur ou pour leur faction. Caligula embrassa avec tant d’affection le party de la couleur verte, qu’il en mit & qu’il en aima jusqu’à son cheval Cette passion qui peut raisonnablement passer pour brutale, alla encore plus loin, car pour l’amour de cette beste, il quittoit ses Salons, & ne vouloit manger que dans l’Ecurie : Il la fit bastir de marbre, y fit faire vne creche d’yvoire, & fit enfin servir à ce bien-heureux cheval (appellé Incitatus, & amené à sa table en ceremonie, comme vn veritable invité & convive,) de l’orge & de l’auoine dorée & en ragoust, & luy presenter à boire du plus excellent vin, dans des vases d’or. On veut mesme qu’il eust lasché le mottemeraire & insensé, & qu’il luy eust promis le Consulat pour la premiere année.
L’Empereur Caracalla ne fut guere moins extravagant dans la passion qu’il conceut pour un Cocher de sa Faction, car il en prist les interests avec tant d’emportement, que pour le vanger de quelque railleries que certains particuliers en avoient faites, il fit courir sus par ses soldats, & assembla exprez son Armée & luy abandonna le pillage d’vne partie de la ville.

Section III.

Des Prisons, des Barrieres, du Sort, des signes & des Courses.

T outes ces choses estant en estat, on ouvroit les prisons ou les barrieres, car les deux noms estoient en usage ; & ceux qui avoient esté nommez ou choisis pour courre se preparoient, & se tenoient prets de partir à certain signe que l’on faisoit.

Ces prisons furent ainsi nommées à mon avis, de ce que dans les commancements il y avoit eu quelque sorte de bastimens soit à l’entour du tout, soit aux deux extremitez de la longueur, dont on tiroit les chevaux destinez à la carriere, qui au bruit des spectateurs & aux fanfares des trompetes paroissoient comme detenus en un état violent, & impatiens de briser leur prison, ou le lieu de leur contrainte. Les Poëtes en ont assez aimé & fait valoir cette conjecture qui faute de raison & d’authorité aura telle force qu’elle pourra.

I’ay conceu un peu mieux la disposition des barrieres, car soit pour conserver l’égalité parmy les Acteurs, ou l’ordre pour les courses, soit pour empescher l’emportement des cheuaux qui avoient ou trop d’ardeur ou peu de bouche, il estoit à propos de leur couper ou boucher le passage pour les retenir en leur devoir. Le temps donc estant venu, on levoit ou l’on tiroit ces barrieres & aussi-tost les chevaux & les Chariots, & toutes les sortes d’Acteurs se mettoient en estat de fournir leur carriere.

Les Acteurs estoient nommez & choisis : & il y avoit vne espece de sort qui regloit le rang & l’ordre de leur course. On le tiroit ou dans un casque, ou selon le soin des Preteurs ou des Ædiles, dans une Vrne. Les noms des Acteurs y estoient confusement jettez, & l’on les en tiroit ensuite quatre à quatre, & selon le rang qu’ils estoient tirez ils estoient admis à la course.

*Les premiers courans s’estimoient les plus heureux, soit qu’ils creussent qu’il y eust de l’avantage à donner le premier plaisir, à prevenir le goust, & à saisir l’opinion & le suffrage des spectateurs, soit qu’en effet les seconds objets & les plaisirs reïterez soient sujets à trouver plustost de la satieté, & du rebut parmy les spectateurs, si l’on en croit Symmachus, le dernier lieu fut aussi favorable, & mesme plus avantageux que le premier.

Alors les trompetes donnoient le premier & le second signe, par quelques fanfares, soit pour animer les chevaux, soit pour disposer les Acteurs. Cette façon dura seule quelque temps, mais enfin un troisiéme signe fut adjoûté, qui étoit donné ou par le Preteur ou par l’Empereur, (Selon les temps,) ou par celuy qui donnoit les Ieux. Il le donnoit auec une espece de voile blanc, que l’on deployoit en le jettant. Neron en introduisit l’usage pour avoir une fois jetté la serviette où il essuyoit ses mains, pour permettre aux Acteurs d’entrer en lice, & pour se defaire de l’impportunité du Peuple qui s’impatientoit & qui ne luy laissoit presque pas le loisir de disner.
Enfin, les Acteurs couroient leur carriere, non-seulement sur la seule longueur, mais il y avoit encor plusieurs tours & plusieurs retours, où l’adresse des Cavaliers se faisoit paroître. Quelquefois ceux qui avoient perdu à la course des Chariots ou des chevaux, tâchoient de regagner leur gloire en courant à pied. Il y a apparence que cette derniere sorte de course ne se faisoit que sur la simple longueur qui estoit au moins de 225 pas, chaque pas valant 5. pieds, ou du moins auec un seul retour ; & toute l’importance consistoit dans la vitesse ou dans la legereté, & le succez dependoit beaucoup plus de la force & de la nature que de l’esprit ou de l’adresse.
Les Courses à cheval n’estoient pas tout à fait si simples, car non-seulement on devoit fournir sa carriere avec vitesse, mais il y avoit encore des graces, & des manieres à observer, certaines regles à suivre, & certains tours de force & d’adresse à executer. Par exemple, quand apres avoir parcouru un certain espace, le Cavalier s’apercevoit que son cheval s’afoiblissoit, il estoit de sa dexterité de sauter subtilement sur vne espece de relais qui l’attendoit, & de changer ainsi de coureur avec tant de prestesse, que le changemẽt fût presque imperceptible & sans perte de tẽps. Maphée autheur moderne dõne aux Ialofes peuples d’Afrique la gloire de ces sortes d’agilité, car il asseure qu’ils sautent de cheval en cheval tout en courant, & mesme que nonobstant toute la vitesse des plus legers coureurs, les Cavaliers se tiennent non-seulement debout sans tomber, mais que par une agilité & par une prestesse presque incroyable, ils ramassent à terre des petits cailloux, sans arrester ny eux ny leur chevaux, & sans retarder en rien leur course.
Les Chariots demandoient beaucoup d’eschole aux chevaux, & d’industrie à ceux qui les gouvernoient, car ils avoient à les conduire, à les animer, à les retenir, & à ne leur rien permettre contre leurs intentions. Ie sçay à peu prés ce que quelques modernes contestent sur ce sujet : & ce qu’ils pretendent établir sur l’authorité des anciens ? mais sans prendre à tâche de refuter des sentimens arbitraires, ny de prendre party pour ou contre les uns ou les autres, je crois que c’est le plus court de s’atacher au plus vraysemblable. Il y a donc quelque apparence que sur la longueur du stade ou de la carriere, il y avoit des especes de bornes, autour desquelles il faloit en courant faire plusieurs tours sans y toucher. Le nombre des tours ou des courses qu’il faisoit faire (car cela est encor en question) a esté en Grece iusqu’à douze fois, à Rome, iusqu’à sept, & Domitian les reduisit à cinq. Vray-semblablement cette carriere estoit étroite & avoit sur ses bords ces bornes qu’il faloit éviter, & que l’on ne heurtoit point impunément ; car outre le danger de rompre le Chariot qui couroit, le courant étoit decheu du droit & de l’esperance du prix. Nous parlerons ailleurs des prix remportez aux Ieux, soit pour les belles courses, soit pour les beaux combats.
C’est icy ce me semble l’endroit de décrire la maniere d’atteler les chevaux dont on se servoit dans les Ieux, car une des plus illustres parties du spectacle a esté cette varieté d’attellages que les Romains ont affectée, soit dans les Ieux du Cirque, soit dans les Amphitheatres. Ordinairement on se contentoit d’un cheval, & ce Chariot estoit appellé par les Latins Celes ; quand on y en attelloit deux, le nom en estoit Synoris. Si l’on se contentoit d’une jument, on l’appelloit Calpa. & Apena, lors que l’on se servoit de mules. Toutefois il est à remarquer que la Religion aussi bien que le caprice regloit en quelque façon ces manieres d’atteler les chevaux, car par exemple, on ne couroit qu’à deux chevaux dans les Ieux consacrez à la Lune, & à quatre dans ceux dediez au Soleil ; comme aussi Neron se piqua de pouvoir conduire dix chevaux attelez de front, & mesme y emporta une celebre Victoire.

Section IV.

Des combats qui se donnoient dans le Cirque & des Gladiateurs.

L’ origine de ces combats imitez, & de ces funestes Galanteries est duë à la devotion des anciens Asiatiques qui croyoient honorer les Manes de leurs amis & de leurs parens par la seule effusion du sang humain. Telle superstition fut si grande parmy les Troyens, que mesmes les femmes se decoupoient le visage au hazard de leur beauté qui leur est tousiours precieuse, pour en tirer du sang qu’elles versoient avec grande Religion sur le bucher des morts qu’elles avoient cheris. Les hommes, & sur tout les personnes de qualité traiterent la chose un peu plus virilement & avec plus de magnificence. Ils immolerent sans reserue & sans choix sur les tombeaux de leurs amis, tous les esclaves qu’ils avoient pû prendre à la guerre. Iunius Brutus fut le premier parmy les Romains, qui rendit à son pere ces cruels deuoirs. Long-temps apres Tibere voulut rendre de semblables honneurs à ses ayeux, & pour en mieux honorer la memoire, il donna deux combats de Gladiateurs, l’un dans le Marché, & l’autre dans l’Amphitheatre.
Ceux qui donnerent de tels combats, & qui firent profession de cette brutale fureur, passerent tousiours pour infames. Car outre que le commencement vint par des esclaves, qui estoient des miserables abandonnez à leurs mauvais destins ; ceux qu’on éleva & qu’on instruisit à ce mestier n’y acquirent pas plus de gloire. Mais ce qui mit le comble à leur infamie, fut que les plus coupables estoient compris parmy eux comme des Victimes destinées aux plaisirs du Peuple, immolées à leur rage comme à celle des bestes.

Dans une infamie égale parmy eux tous, le bon-heur fut fort different, car les esclaues faits en guerre n’auoient ny esperance ny resource, ou si le hazard leur en procuroit, c’estoit tres-rarement, & presque iamais. Les coupables estoient encor plus maltraitez, malgré leur force ou leur dexterité, ils estoient exposez aux bestes, & mesme quelquefois liez à des poteaux pour regaler plus tranquilement les Lions, & pour asseurer leur supplice contre tous les hazards d’une trop forte ou resoluë defense. Mais ceux qui estoient éleuez & choisis par leur bonne mine, & sur l’apparence de leur force, non-seulement estoient bien traitez, mais encore bien instruits, & l’on n’epargnoit rien pour en conseruer la santé, l’embonpoint & les forces la santé, l’embonpoint & les forces qui pouvoient contribuer au plaisir public.

Ie ne sçay, si ce fut par épargne ou par quelque raison de medecine, que Pline veut qu’ils fussent nourris de pain d’orge, dont le sobriquet leur a demeuré ; mais j’aurois mauvaise opinion de leur bonne chere, si ie m’abandonnois à tout croire ce que dit cét Autheur. Il y a quelque apparence qu’on les nourrissoit bien, & que les Maistres des Ieux qui profitoient de leur bon estat, craignoient plus la maigreur & la foiblesse de leurs Athletes que la despence & que l’interest de leur bourse. Leur boisson selon le mesme Autheur, n’estoit guere plus agreable, aussi ne leur offroit-on que par maxime de santé, & que pour les desalterer apres les exercices. C’estoit une mixtion d’eaux & de cendre, dont la maniere & la composition me sont entierement inconnuës.
Ils estoient donc sous la ferule & sous les soins de certains Maistres publics, qui s’en pour voyoient dans les marchés qu’ils frequentoient soigneusement, sur tout ceux où se vendoient les esclaves. C’estoit a eux à faire de bons choix tant d’hommes que de femmes. L’ordre estoit de visiter les vns & les autres, de les faire dépoüiller & marcher tous nuds, pour éviter la supercherie que les habits peuvent faire en faveur des membres defectueux ou mutilez. Quand ils en avoient agrée quelques uns, ou qu’ils estoient convenus de la taille, de la force & du prix, ils les amenoient dans leurs Ieux ou dans leurs Colleges, ou enfin dans des lieux destinez à cet exercice. Là ils leur faisoient bonne chere, d’où ils furent appellez Nouriciers : & ensuite des Leçons regulieres pour vaincre, ou pour mourir de meilleure grace, ce qui leur attira un autre nom Grec, qui veut à peu pres dire Maistre d’escrime. Mais leur nom vulgaire & Latin, fut Maistre des Ieux, ou Lanistes.

Ces Esclaves ainsi vendus & livrez, estoient sous la puissance de leurs Achepteurs, & cette vente faire on les appelloit Auctorati, & le payement qui en estoit fait Auctoramentum. On les assembloit deux à deux, & les plus égaux que faire se pouvoit. Pour cela on les comptoit par paire. Si bien que de deux camarades élevez dans toutes les tendresses de la societé, on en faisoit souvent deux cruels ennemis, qui passant pardessus toute sorte de sentiments naturels, ne s’ongeoient qu’à s’arracher la vie l’un à l’autre.

Ces Maistres ou ces Lanistes n’étoient gueres plus honorez que les Gladiateurs ou que leurs esclaves. On leur enjoignoit mesme de porter un habit particulier pour les distinguer des Personnes de qualité, & mesme des honnestes gens du vulguaire. Ainsi au lieu que les Romains ceignoient ordinairement leurs robes, les Lanistes, furent obligez de n’user que d’une simple tunique & mesme sans ceinture, ce qui les fit apeller dissolus. Mais l’infamie du mestier n’en empeschoit pas les richesses, & ces ames viles & mercenaires faisoient des profits incroyables du loüage ou de la vente des miserables qu’ils avoient achetez. Car ils en faisoient commerce public avec ceux qui vouloient faire quelque magnificence, & ils les loüoient ou vendoient à certain prix & selon le merite des gens, ou selon le peril & les coups qu’ils avoient ou donnez ou receus. La mort avoit son prix reglé, aussi bien que les blessures : Et tout le benefice estoit pour le Maître des Ieux. Quelquefois à la verité celuy qui les donnoit (ils avoient plusieurs noms) par un excez de liberalité, faisoit quelque present aux Athletes. Le peuple mesme, ou du moins les honnestes gens qui se trouvoient aux Spectacles, leur jettoient quelques pieces d’argent.
Tout cet assemblage d’esclaves destinez aux cruels plaisirs de ces premiers temps, estoit apellé famille. La mort estoit le plus prompt & le plus seur remede contre leur servitude. Toutefois leur bravoure n’estoit pas inutile pour leur fortune & pour leur liberté, car quand ils avoient vieilly dans le mestier, qu’ils avoient fait plusieurs beaux combats, & des actions de quelque merite, ils obtenoient leur congé des Empereurs ou des Consuls par l’intercession du peuple. Ce congé s’apelloit Mission, & la ceremonie qui se pratiquoit on l’accordant estoit de leur donner un baston simple, ou une verge à peu pres semblable à celle dont on se servoit pour les instruire. Ce baston sans fer & sans pointe signifioit qu’ils estoient desormais exempts de combats dangereux. Tibere adiousta des recompenses considerables pour ceux qui avoient consommé leurs ans & leurs forces dans ces exercices, & leur fit distribuer à chacun cent écus Romains. Caligula ne fut pas si humain & fit peu de scrupule de ietter aux bestes ceux que la vieillesse ou que les playes avoient rendus incapables de donner du plaisir, & de bien s’aquiter du combat.
Lipse accuse fort les Doctes d’une méprise considerable sur ces deux mots de Mission & de Rudis, dont ils confondent la signification. Car le premier, dit-il, estoit un effet de l’humanité du vainqueur, qui satisfait de sa victoire ne vouloit point la mort de son ennemy. Mais le second dependoit de la pure indulgence de l’Empereur, qui voulant reconnoistre le merite d’un Gladiateur qui avoit emporté un certain nombre de victoires, luy donnoit ce congé solemnel, & luy permetoit de gouster le repos & de vivre affranchy de la servitude & de l’infamie de sa premier profession.
Ce n’est pas par maniere d’acquit que nous avons parlé cy-dessus des femmes qui se vendoient au marché des Esclaves. Car elles estoient receuës à combatre, & Tacite ne dissimule pas, que sous Neron les femmes & mesme les gens de qualité ne se soient exposez à l’infamie de ces Combats. La chose fut encore plus effrontément pratiquée sous Domitian. Car ce Prince les força d’y passer les nuits aussi bien que les jours, & par une molesse & une barbarie, inconcevable, il fit continuer ces combats aux flambeaux : Il y eût mesme des Nains qui professerent de donner le mesme divertissement aux Princes & aux Peuples, & l’on en creust les combats plus fins & la maniere plus galante, ou du moins la varieté & la nouveauté en firent trouver plus exquis leur sang & leur excez.
Il faut toutefois distinguer à mon advis les manieres de leurs engagements, car il y en avoir de deux sortes. Les Esclaves y estoient forcez, & devoient combatre malgré eux, quelque repugnance qu’ils y eussent ou par leur naissance ou par leur naturel. Mais il y avoit des ames viles & venales, qui par un sordide interest, ou par la violence de leur naturel aymoient mieux des perils infames, & répandre honteusement leur sang, que de goûter une honneste tranquilité & que de conserver leur repos. Ceux-là s’engageoient par ferment à souffrir toutes sortes de peines, & il estoit conçeu en ces termes, que je crois estre historiques plûtost que formels, Qu’ils soufriroient & oseroient tout ce que la coûtume & le devoir pouvoit desirer d’un Gladiateur . Vne partie de ces devoirs est deduite dans Petrone, Nous avons iuré (dit un galant homme,) de souffrir le feu, les fers, les coups, & la mort, comme des veritables Gladiateurs, pourroient avoir juré à leurs Maistres .
Il se fait vne autre distinction des especes de Gladiateurs. Nous leur laisserons les noms Latins, car il n’est pas possible de leur en donner en François de justes & de bien convenables. Sequatores, Retiarij, Threces, Myrmillones, Hoplomachi, Samnites, Essedarii, Andabata, Dimachari, Meridiani, Fiscales, Postulaticii, &c.

Les premiers avoient pour armes une épée & une masse à bout plombé.

Les seconds avoient pour armes un Iacque-de-maille avec un Trident, de l’un ils blessoient, & en cas de besoin, ils s’en servoient pour tuer leur ennemy ; mais la gloire de leur attaque consistoit à jetter si adroitement & si à propos le Iacque-de maille, qu’ils peussent enveloper leur ennemy & le prendre vif. Pour cela l’adversaire faisoit tous ses efforts pour rompre le rets, & le poursuivoit de pres pour ne luy pas donner le temps, d’où il fut nommé Sequutor.

Les 3. portoient le nom de leurs païs, à cause du genre d’épées dont ils se servoient, qui estoit à peu pres comme des cimeteres.

Les 4. furent apellez Mirmillones , pour Myrmidons, qui estoient les Braves d’Achile, & que les Romains croyoient avoir esté des François. Ce changement de nom ne se fait que par celuy d’une letre, qui est de L. en D. ce qui est assez ordinaire, témoin le nom d’Vlise.

Les 5. estoient armez de toutes pieces, & en eurent ce nom Grec, qui signifie, armé dans le combat, ou un homme qui combat armé.

Les 6. receurent ce nom de la hayne que les Romains porterent aux Samnytes. Car par mespris ils armerent leurs Gladiateurs à la maniere de leurs ennemis sçavoir d’un écu plus large par le haut que par le bas, & leur donnerent les autres armes plus bisares que considerables dont leurs enemis se servoient, pour en diffamer la brovoure, ou pour instruire le Peuple & leur enseigner le moyen de les combatre.

Les 7. ont le nom de leur maniere de combatre dedans des chariots.

Les 8. ont un nom Grec, qui signifie des gens qui combatent à cheval.

Les 9. furent ainsi nommez, parce qu’ils portoient deux épées, une en chaque main, comme de nostre temps on se batoit à l’épee & au poignard.

Les 10. estoient des restes malheureux des bestes farouches, que leur bon-heur ou leur vaillance avoit sauvé de la fureur des Lyons & des Ours, où ils avoient esté exposez durant tout le matin. Pour le mieux comprendre, il faut sçavoir que les Spectacles commençoient du matin, & finisoient sur le milieu du jour ; que pour lors chacun retournoit en son logis disner. Neantmoins, comme il y avoit des gens plus sobres ou plus passionnez pour les jeux, ils ne sortoient point du Cirque ou de l’Amphitheatre. Pour les divertir on leur donnoit ces miserables épargnez des premiers perils, qui n’estant ny revêtus ny armez s’entretuoient les uns les autres.

Les 11. s’appellerent ainsi, parce qu’ils estoient entretenus par le public.

Les 12. Parce que comme ils estoient braues & choisis pour estre comme domestiques & particulierement destinez aux plaisirs des Empereurs, ils estoient demandez par le peuple.

Tous ces infames & cruels divertisseurs des gens, chacun selon son talent s’efforçoient de tuer ou de mourir de bonne grace & avec quelque sorte d’intelligence. Mais apres s’estre bien acquitez de leurs devoirs, ils obtenoient des Empereurs ou de ceux qui donnoient les jeux, vne des trois sortes de prix. Ou le congé dont nous avons parlé cy-dessus, qui n’estoit qu’une dispense de combatre & de servir à moins qu’ils ne le fisent de leur bon gré, ou par complaisance, ou pour quelque consideration d’interest & de recompense. Mais ils obtenoient vne seconde grace, qui avoit aussi son nom particulier. On leur donnoit une espece de chapeau, pour marque de leur pleine liberté. La premiere s’accordoit apres trois ans de service, & la seconde apres cinq. Mais toutes les deux n’empeschoient pas qu’on ne leur fist de grands presens, & mesme des dons & des sommes d’argent grandes & considerables.
Il faut encor observer que quoy que les Ieux du Cirque fussent tres-frequents, les grands ne se donnoient que de cinq en cinq ans, soit pour les rendre conformes aux Olympiens, soit par quelque raison de Religion, de Politique ou d’œconomie. Ce n’est pas que ce temps ait esté tousiours & regulierement observé, car on les a veu differez dix, & vingt années en certains temps, par un pur libertinage ; & en d’autres par une pure flaterie envers les Empereurs, on les a rendus tres frequens ; & mesme par Arrest du Senat, il fut ordonné qu’on en feroit annuellement & à perpetuité le jour de la naissance d’Auguste. Mais d’ailleurs le plaisir agissant sur les esprits avec autant de force que la Religion, plusieurs particuliers regalerent leurs amis ; pendant ou apres les Festins, d’une ou deux paires d’Athletes, ou de plus grand nombre selon la depence qu’ils en vouloient faire. Heliogabale ne pouvoit se passer de quelque Spectacle pendant le repas, & fit divers Carousels sur le Vatican, & en d’autres lieux, sans scrupule & sans aucun respect des Manes, dont il viola & fit ruiner les plus saints tombeaux qui empeschoient la liberté des courses, & qui estoient comme autant d’obstacles à ses plaisirs.