(1802) Sur les spectacles « RÉFLEXIONS DE MARMONTEL SUR LE MEME SUJET. » pp. 13-16
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(1802) Sur les spectacles « RÉFLEXIONS DE MARMONTEL SUR LE MEME SUJET. » pp. 13-16

RÉFLEXIONS DE MARMONTEL SUR LE MEME SUJET5.

La Farce est une espèce de comique grossier, où toutes les règles de la bienséance, de la vraisemblance et du bon sens sont également violées. L’absurde et l’obscène sont à la farce ce que le ridicule est à la comédie.

Or on demande s’il est bon que ce genre de spectacle ait, dans un Etat bien policé, des théâtres réguliers et décents. Ceux qui protègent la farce, en donnent pour raison que, puisqu’on y va, on s’y amuse ; que tout le monde n’est pas en état de goûter le bon comique, et qu’il faut laisser au public le choix de ses amusements.

Que l’on s’amuse au spectacle de la farce, c’est un fait qu’on ne peut nier. Le peuple romain désertait le théâtre de Térence pour courir aux bateleurs ; et, de nos jours, Mérope l et le Méchant m, dans leur nouveauté, ont à peine attiré la multitude pendant deux mois, tandis que la farce la plus grossière a soutenu son spectacle pendant deux saisons entières.

Il est donc certain que la partie du public, dont le goût est invariablement décidé pour le vrai, l’utile et le beau, n’a fait dans tous les temps que le très petit nombre, et que la foule se décide pour l’extravagant et l’absurde ; ainsi, loin de disputer à la farce les succès dont elle jouit, j’ajouterai que dès qu’on aime ce spectacle, on n’aime plus que celui-là, et qu’il serait aussi surprenant qu’un homme qui fait habituellement ses délices de ces grossières absurdités, fût vivement touché des beautés du Misanthrope et d’Athalie, qu’il le serait de voir un homme, nourri dans la débauche, se plaire à la société des honnêtes femmes.

On va, dit-on, se délasser à la farce, un spectacle raisonnable applique et fatigue l’esprit ; la farce amuse, fait rire, et n’occupe point ; oui, je conviens qu’il est des esprits qu’une chaîne régulière d’idées et de sentiments doit fatiguer. L’esprit a son libertinage et son désordre ; il doit se plaire naturellement où il est le plus à son aise, et le plaisir machinal et grossier qu’il y prend sans réflexion, émousse en lui le goût des choses simples et décentes. On perd l’habitude de réfléchir, comme celle de marcher, et l’âme s’engourdit et s’énerve comme le corps, dans une stupide indolence. La farce n’exerce ni le goût ni la raison : de là vient qu’elle plaît à des âmes paresseuses ; et c’est, pour cela même, que ce spectacle est pernicieux ; s’il n’avait rien d’attrayant, il ne serait que mauvais.

Mais qu’importe, dit-on encore, que le public ait raison de s’amuser ? ne suffit-il pas qu’il s’amuse ? c’est ainsi que tranchent sur tout ceux qui n’ont réfléchi sur rien. C’est comme si on disait : qu’importe la qualité des aliments dont on nourrit un enfant, pourvu qu’il mange avec plaisir ? Le public comprend trois classes : le bas peuple, dont le goût et l’esprit ne sont point cultivés, et n’ont pas besoin de l’être, mais qui, dans ses mœurs, n’est déjà que trop corrompu et n’a pas besoin de l’être encore par la licence des spectacles ; le monde honnête et poli, qui joint à la décence des mœurs une intelligence épurée et un sentiment délicat des bonnes choses, mais qui lui-même n’a que trop de pente pour des plaisirs avilissants ; l’état mitoyen, plus étendu qu’on ne pense, qui tâche de s’approcher, par vanité, de la classe des honnêtes gens, mais qui est entraîné vers le bas peuple par une pente naturelle. Il s’agit surtout de savoir de quel côté il est le plus avantageux de décider cette classe moyenne et mixte. Sous les tyrans, la question n’est pas douteuse ; il est de la politique de rapprocher l’homme des bêtes, puisque leur condition doit être la même, et qu’elle exige également une patiente stupidité ; mais dans une constitution de choses fondées sur la justice et la raison, pourquoi craindre d’étendre les lumières et d’ennoblir les sentiments d’une multitude de citoyens, dont la profession même exige le plus souvent des vues nobles, des sentiments honnêtes, un esprit cultivé ? On n’a donc nul intérêt politique à entretenir dans cette classe du public l’amour dépravé des mauvaises choses.

La farce est le spectacle de la grossière populace, et c’est un plaisir qu’il faut lui laisser, mais dans la forme qui lui convient, c’est-à-dire, avec une grossièreté, innocente, des tréteaux pour théâtre, et pour salles des carrefours ; par là, il se trouve à la bienséance des seuls spectateurs qu’il convienne d’y attirer. Lui donner des salles décentes et une forme régulière, l’orner de musique, de danses, de décorations agréables, et y souffrir des mœurs obscènes et dépravées, c’est dorer les bords de la coupe où le public va boire le poison du vice et du mauvais goût. Admettre la farce sur nos théâtres ; en faire le spectacle de prédilection, de faveur, de magnificence, c’est afficher le projet ouvert d’avilir, de corrompre, d’abrutir une nation. — Mais ce sont les spectacles qui rapportent le plus. — Ils rapporteront davantage, s’ils sont plus indécents encore. Et avec ce calcul, que ne verrait-on pas introduire et autoriser ?