N. — (7. Responsione ad argumenta, etc.) Il y a donc du mal à se divertir ? Non, il n’est pas défendu de se récréer quelquefois pour débander et délasser son esprit ; mais avec quelqu’un de votre sexe, mais honnêtement et modestement, rarement et par nécessité, afin que l’esprit étant délassé soit plus frais, vigoureux et mieux disposé pour s’appliquer aux choses sérieuses de notre profession et pour le service de Dieu : Hoc autem dico secundum indulgentiam, non secundum imperium ; car, comme S. Chrysostome a fort bien pesé, quel homme a jamais eu l’esprit plus bandé et occupé à des choses plus sérieuses que S. Paul ? Quel homme a jamais eu plus sujet de se récréer que ce grand Apôtre ? Il avait travaillé l’espace de trois ans à la conversion des âmes jour et nuit, continuellement, sans un seul moment de relâche, pleurant, prêchant, exhortant et instruisant les fidèles en public et en particulier, en l’église et par les maisons19. Après tant de fatigues, de larmes et veilles pour toutes les églises, au lieu de divertissements il châtie son corps, et cela, dit-il, de peur que je ne sois réprouvé. Il ne dit pas de peur que je ne sois pas saint, ni digne de l’apostolat, mais de peur que je ne sois damné ; il ne dit pas de peur que je ne sois réprouvé, si je ne châtie mon corps après avoir passé mon temps, mais si je ne châtie mon corps après avoir prêché. Pauvre homme, que vous étiez timide ! vous n’aviez point commis de péchés depuis votre baptême, vous avez travaillé incessamment au service de Dieu, et vous appréhendez d’être réprouvé si vous ne châtiez votre corps ! Cette dame n’est pas si scrupuleuse, ni si craintive que vous, elle a autrefois commis quantité de péchés, elle n’a pas rendu grand service à Dieu, elle ne châtie point son corps, elle se divertit et passe son temps, et aussi elle n’a pas peur d’être damnée, parce que ses divertissements sont innocents. S. Chrysostome avait la même crainte que S. Paul : Croyez-moi, dit-il, je suis en grande appréhension pour mon salut, parce que tandis que je prie et pleure pour vous, je n’ai point le loisir de pleurer pour moi-même.
Mais ce n’est pas pour me divertir, ni pour offenser Dieu, que je vais au bal ou à la comédie ; c’est afin qu’étant bien ajustée, montrant ma gorge et dansant avec bonne grâce, je gagne quelque riche parti pour un légitime mariage. Donc vous ne voulez pas que Dieu soit le paranymphed de vos noces ; vous voulez que ce soit la chair, le monde, la vanité et la sottise. Ce mari que vous prétendez attirer, ne serait-il pas un grand sot de se laisser ainsi leurrer et jeter dans les filets, à l’appétit d’une contenance bien étudiée et d’une beauté contrefaite ?
Vous vous trompez, les jeunes gens ne vont pas en ces lieux-là pour y prendre femmes, mais pour les y surprendre, pour les muguetere, cajoler et badiner ; ils y vont pour se moquer des autres en votre présence, et se moquer de vous en la présence des autres. Si vous voulez être bien pourvue, vous devez avoir pour mari un homme d’esprit et de jugement, et il n’y a point d’homme doué de jugement qui ne soit plus aise d’épouser une fille sage, modeste, retenue et retirée, qu’une danseuse, qu’une volage ou éventée, semblable à ces fruits tout flétris qui ont traîné par les rues, et qui ont été exposés à cinquante jours de marché.
Mais quand je repasse en ma mémoire les commandements de Dieu et de l’Eglise : Un seul Dieu tu adoreras, je ne trouve point que le bal, les danses ni les comédies y soient défendus. Ainsi un homme qui s’enivre tous les jours, un avaricieux qui ne fait tort à personne, mais qui est horriblement attaché à ses propres biens, pourrait dire : Je ne trouve point que l’ivrognerie ni l’avarice soient défendues dans les commandements de Dieu. C’est contre les deux premiers et principaux commandements, qui sont l’abrégé de tous les autres au dire de Jésus-Christ : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, et ton prochain comme toi-même.
Ces préceptes nous obligent à n’aimer que Dieu ou ce qui tend à lui, n’avoir joie, ni tristesse, ni autre passion que pour lui ou pour son service, ne penser▶ qu’à lui ou à ce qui est référé à lui, n’agir que pour lui ou pour ce qui peut réussir à sa gloire ; et vous m’avouerez que ce n’est pas pour Dieu que vous allez au bal, car on n’y ◀pense▶ point à Dieu ; vous n’y avez point d’affection ni de passion pour Dieu, rien ne s’y fait qui tende à sa gloire, ni de près ni de loin, ni médiatement ni immédiatement : vous m’avouerez que l’argent que vous donnez pour les violons, les comédiens et les cuisiniers, soulagerait notablement un pauvre ménage. Est-ce aimer votre prochain comme vous-même, d’employer en délices superflues ce qui le pourrait retirer d’incommodité et de très grande misère ?
D’où vient donc que mon confesseur ne m’en dit rien et me donne l’absolution ? d’où vient qu’un tel casuiste m’a dit que je ne fais point de mal, et que le bal et la comédie sont des actions indifférentes ? ◀Pensez▶-vous être excusé au jugement de Dieu, de croire plutôt à un homme qui vous flatte, qui vous parle en secret, et qui ne vous apporte aucune preuve de son dire, qu’aux prédicateurs qui n’ont point d’intérêt que la vérité, qui vous parlent en public de la part de votre pasteur, de votre évêque, de votre Dieu, et qui prouvent leur dire par les textes de la Bible, par les Pères et les conciles ? N’est-il pas vrai que ce casuiste ne vous a pas apporté un seul passage de l’Ecriture ni des conciles ? N’est-il pas vrai qu’il n’a jamais prêché ni ne prêchera jamais publiquement ce qu’il vous dit à l’oreille ?
◀Pensez-vous être excusé au jugement de Dieu, d’avoir plutôt ajouté foi à un casuiste à la mode qui se rend complaisant à vos inclinations, qu’à S. Augustin, et S. Chrysostome, et S. Cyprien, et aux autres Pères de l’Eglise qui ne vous flattent point, puisqu’ils n’ont point besoin de vous ; aux Pères à qui toute l’Eglise dit en la messe : Vos eslis lux mundi ; aux Pères qui lisaient et qui méditaient jour et nuit l’Ecriture, qui ont reçu le Saint-Esprit pour l’entendre, qui nous sont envoyés de Dieu, pour nous en donner l’intelligence, et qui reprennent aigrement ces folies ?
Bref, supposons que tous les théologiens, les Pères et l’Écriture disent que ces badineries sont indifférentes, ce qu’ils n’ont jamais dit et ne diront jamais ; mais supposons qu’ils le disent parlant spéculativement, ce n’est pas à dire qu’il soit vrai en particulier et en hypothèse ; car comme dit Platon et après lui S. Thomas, il n’y a rien de si facile que de résoudre les questions morales et les cas de conscience, quand on les considère en la thèse ou selon la théorie, dans leur genre ou dans leur espèce, parce qu’une action morale n’est bonne, mauvaise ou indifférente en son espèce, que par le rapport qu’elle a à son objet, selon qu’il est bon, ou mauvais, ou indifférent ; mais il n’y a rien de si malaisé que de résoudre ces mêmes questions en particulier et en hypothèse, parce qu’une action n’est pas bonne en l’individu seulement par son objet, mais par l’assemblage de toutes les circonstances nécessaires, et qu’il ne faut que l’absence d’une bonne circonstance, ou la rencontre d’une mauvaise, pour rendre vicieuse une action qui de soi serait bonne ou indifférente : Bonum ex integra causa, malum ex quolibet defectu. Donc ce casuiste ne peut, sans une grande imprudence et une horrible témérité, vous dire que vous ne ferez pas mal d’aller à ce jeu, au bal ou à la danse, s’il ne connaît parfaitement toutes les circonstances du lieu, du temps, de la manière et des personnes qui s’y rencontrent, et principalement s’il ne connaît certainement la posture et la disposition de votre cœur, qui est connu de Dieu seul : Inscrutabile cor hominis, et quis cognoscet illud ? Ce casuiste vous peut-il assurer que vous n’aurez aucune affection à l’avarice dans le jeu, point de vanité ni d’envie en ces compagnies mondaines, point de vaine complaisance en vous ou en votre fille au bal ? On ne condamne dans le monde que les péchés extérieurs et grossiers ; mais Dieu juge plus rigoureusement, il condamne plus sévèrement les péchés spirituels, les péchés de démon : être idolâtre de soi-même, être horriblement attaché à soi et à ses propres intérêts. Ce casuiste vous peut-il assurer que quelque jeune fille ne dira point en soi-même : Une telle dame qui est d’âge, qui est dévote et qui communie souvent, va bien au bal ; il n’y a donc point de mal : votre exemple lui donne la hardiesse d’y aller, et quelque jeune homme l’y convoitera. Je sais bien que vous pouvez apporter, et que vous apportez souvent plusieurs autres objections, pour justifier ces damnables coutumes du monde ; car, comme dit Tertullien, quand nous avons affection à quelque plaisir ou profit temporel, notre passion n’est que trop adroite et ingénieuse à trouver des raisonnements spécieux et de fausses lueurs pour nous flatter. Ainsi les avaricieux, les vindicatifs, les duellistes et les ivrognes vous allègueront mille raisons apparentes pour colorer ou justifier leur passion ; et quoique vous n’y puissiez répondre, vous ne laissez pas de les condamner, et eux semblablement vous condamnent. Comme en effet ils sont dignes de blâme, et vous aussi, et au jugement de Dieu tous ces raisonnements humains, ces arguments spécieux, ces beaux plaidoyers, qu’on étale en faveur de la chair et du monde, seront comme des toiles d’araignées subtilement tissuesf, mais qui se dissipent par un petit vent ; car tous ces raisonnements humains ne sont pas si solides et inébranlables que le ciel et la terre, ni le ciel et la terre qu’une seule parole ou syllabe de l’Écriture ; Facilius est cælum et terram præterire quam unum apicem de lege cadere (Luc 16. 17.). Donc un seul texte de l’Écriture doit avoir plus d’ascendant sur votre esprit, que tous les raisonnements humains : or je vous en ai cité plus de six.