(1731) Discours sur la comédie « PREMIER DISCOURS SUR LA LETTRE DU THEOLOGIEN DEFENSEUR DE LA COMEDIE » pp. 2-32
/ 464
(1731) Discours sur la comédie « PREMIER DISCOURS SUR LA LETTRE DU THEOLOGIEN DEFENSEUR DE LA COMEDIE » pp. 2-32

PREMIER DISCOURS SUR LA LETTRE DU THEOLOGIEN DEFENSEUR DE LA COMEDIE

Quel nouveau spectacle que des pièces de Théâtre soient jointes à l’ouvrage d’un Théologien ! qu’un Prêtre se montre à la tête de plusieurs Acteurs : Qu’un Religieux se charge du Prologue de la Comédie, et que ce Théologien, ce Prêtre, et ce Religieux tout ensemble fasse l’Apologie des spectacles pour ne pas priver le Public des pièces Comiques de M. Boursault ! Il n’est certainement pas possible qu’on ne trouve étrange, qu’un Prêtre obligé par son état à inspirer aux fidèles la fuite des divertissements dangereux, les y porte par un Ouvrage exprès, et qu’il détermine à faire des Comédies un Auteur qui craint de blesser sa conscience dans un semblable travail. Peut-être aurait-on de la peine à le croire, s’il ne l’avait dit lui-même en commençant sa Lettre. « Je ne puis plus tenir, dit-il, contre l’obstination et l’importunité de vos prières, et pour vous guérir de la crainte scrupuleuse où vous êtes que votre conscience ne soit intéressée dans les ouvrages de votre esprit, etc. » Qui l’aurait jamais cru qu’un Religieux, pour faire mettre au jour des Comédies, s’appliquerait à vaincre l’obstination d’un Laïque ; et que pour dissiper une crainte qu’il appelle scrupuleuse, il ne craindrait pas de renverser la Tradition, persuadé qu’il ne peut écrire en faveur de la Comédie, sans paraître s’opposer ouvertement à tous les Pères et à tous les Conciles ? « Je me sens accablé, dit-il dès la deuxième page, par un torrent de passages, de Conciles et de Pères, qui depuis le premier jusqu’au dernier ont tous fulminé contre les spectacles, et ont employé la ferveur de leur zèle, et la vivacité de leur éloquence pour en donner une si grande horreur aux fidèles, que les consciences faibles et timorées ne veulent pas même qu’il soit permis d’en disputer, et traitent de pernicieux et de relâchés, les Docteurs qui ont l’indulgence de les tolérer. »

I. Réflexion sur ce que l’Auteur avoue que tous les Pères et les Conciles se sont soulevés contre les spectacles.

Jamais aveu ne fut ni plus clair ni plus décisif pour anéantir tout ce qu’il va dire. Car à quoi aboutira le soin qu’il prendra de nous étaler avec emphase les infamies du Théâtre pendant le règne de l’Idolâtrie, et de répéter fort souvent que l’Eglise ne condamnait la Comédie, qu’à cause qu’on y blasphémait le nom de Dieu, qu’on y voyait des ordures abominables et qu’enfin « les Pères ne condamnaient pas absolument les danses, les chants, les Opéra et les Comédies, mais seulement les spectacles qui représentaient les Fables en la manière lascive des Grecs et des Romains, et qui se célébraient en l’honneur des Idoles ? »
L’aveu de la seconde page ne détruit-il pas toutes ces prétentions et ces remarques ? Rien n’est plus constant que le Paganisme fut détruit l’an 400 par l’Edit d’Arcadius dans l’Occident, et que par les lois de Justinien il fut entièrement aboli dans tout l’Orient au commencement du sixième siècle. Les Jeux en l’honneur des Idoles furent proscrits, les Infamies des Idolâtres bannies. Cependant le Concile de Constantinople en 692 ne laissa pas de décerner de grièves peines contre les Comédiens, et contre les Clercs et les Laïques qui assisteraient à leurs spectacles. Tout l’Orient souscrivit à ce Canon et de l’aveu de l’Illustre Théologien, les Conciles jusqu’à présent n’ont jamais cessé de fulminer contre les spectacles, quoique depuis neuf ou dix siècles le Théâtre ne soit plus tel qu’il était pendant les trois premiers. Le changement qui s’y est fait n’a pu faire entièrement lever l’Anathème. La discipline sur ce point a été toujours uniforme : Les Canons ont été sans cesse renouvelés ; et si les gens du monde passionnés pour les spectacles cherchent des Approbateurs, qu’ils se souviennent de ce qu’a dit saint Paul, « qu’il viendra un temps que les hommes ne pourront plus souffrir la saine doctrine, et qu’ayant une extrême démangeaison d’entendre ce qui les flatte, ils auront recours à des Docteurs propres à satisfaire leurs désirs. »
Il serait du moins à souhaiter que tous ceux qu’ils consulteront leur parlent avec autant de sincérité que le Théologien qui parle à la tête de six Comédies, et que leur apprenant les voies détournées qui mènent au relâchement, ils ne leur cachent pas les foudres dont l’Eglise les menace. Le prétendu Théologien ne les a point déguisés ; et Dieu a permis qu’il soit arrivé aux Comédiens en cette rencontre, ce qui arriva au malheureux Balac qui voulait faire bénir ses Armées par un Prophète ou un Prêtre du Dieu vivant. Balaam fut celui qu’il choisit pour cette cérémonie, mais Dieu conduisit sa langue ; il lui fit bénir Israël, laissant les troupes de Balac dans la malédiction ; et il a conduit encore aujourd’hui la plume du Prêtre consulté par des Comédiens pour lui faire énoncer fort clairement que l’Eglise n’a jamais cessé d’anathématiser les spectacles.

Ce Prêtre a beau faire ensuite quelques efforts pour montrer que la Comédie doit être mise au nombre des choses indifférentes ; il détruit lui-même à la fin de sa Lettre tous les arguments qu’il avait proposés.

« A l’égard de ceux, dit- il , qui vont à la Comédie, il y en a quelques-uns, qu’il serait indécent et scandaleux d’y voir assister, comme sont les Religieux et surtout les plus réformés, et je vous avoue que j’aurais de la peine à les sauver du péché mortel, aussi bien que les Evêques, les Abbés et tout les gens constitués en dignité Ecclésiastique : non pas qu’ils assistassent à des spectacles mauvais, mais parce qu’étant consacrés à Dieu, ils doivent se priver des divertissements du siècle, outre que leur présence en ces sortes de lieux pourrait causer du scandale. »

II. Réflexion sur ce qu’il accorde que les Ecclésiastiques et les Religieux ne peuvent aller sans scandale à la Comédie.

En voilà bien assez pour faire trembler les Comédiens et tous ceux qui assistent aux spectacles, car si la Comédie était de la nature des choses purement indifférentes, comme sont le boire, le manger, ou la promenade ; pourquoi serait-elle incompatible avec tout ce qui porte quelques marques de la Religion ? et pourquoi les Ecclésiastiques ne pourraient-ils pas y assister sans offenser Dieu mortellement ? Serait-ce à cause du grand monde et des femmes qui s’y rencontrent et qu’ils doivent fuir ? Mais il y a, dit-on, des Loges où ils pourraient se mettre à l’écart sans voir le monde et sans en être vus, et quand ils iraient au parterre ils ne se trouveraient ni avec le grand monde, ni avec les femmes puisqu’elles n’y entrent point.

Dira-t-on que les divertissements du siècle sont interdits aux Ecclésiastiques ? Mais ne leur est-il pas permis de se délasser quelquefois par des promenades, par des conversations ou par quelqu’un de ces divertissements, qui d’eux-mêmes sont indifférents, et qui sont même quelquefois nécessaires de peur que l’esprit et le corps ne succombent sous une application, et des fatigues continuelles ? Certainement il s’en pourrait trouver parmi eux qui mènent une vie laborieuse et appliquée, à qui quelques heures de divertissement dans la semaine conviendraient peut-être bien mieux qu’à la plupart des gens du monde, qui ne se lassent qu’à force d’être oisifs ; et par conséquent si la Comédie était un divertissement fort innocent et fort honnête, les Ecclésiastiques tels que ceux dont je viens de parler qui iraient se délasser une fois la Semaine à la Comédie, seraient peut-être bien plus excusables que ne le sont les gens du monde, et surtout la plupart des femmes, qui ne s’appliquant jamais sérieusement, cherchent mal à propos à se divertir. C’est l’oisiveté qui les lasse, et c’est le travail qui doit faire cesser leur ennui.

Cependant on serait fort scandalisé de voir à la Comédie des Religieux et des personnes constituées en dignité Ecclésiastique. Les plus relâchés en riraient, et l’Illustre Théologien ne pourrait les sauver du péché mortel. Les Canons en effet ont trop souvent menacé des censures les Clercs qui iraient aux spectacles, pour pouvoir excuser ceux qui sur ce point n’obéiraient pas aux saints Décrets. N’avons-nous donc pas lieu de conclure des principes mêmes posés par le prétendu Théologien ?

III. Induction de ces réflexions.

1°, Que la Comédie n’est donc pas tout à fait indifférente, puisqu’on la défend sous peine de péché mortel aux personnes qui par leur état sont obligées de pratiquer la vertu.

2°, Que les Religieux et les personnes constituées en dignité Ecclésiastique ne pouvant aller à la Comédie sans scandale, cela suppose même que le monde croit qu’elle ne peut s’accorder avec les maximes et la sainteté de la Religion Chrétienne, et qu’ainsi les notions communes s’accordent avec les saints Canons.

3°, Que l’Auteur s’est écarté du sens commun lorsqu’il a écrit à la 39 page, que « des Prélats de la Cour étant allés à la Comédie, c’est une marque qu’elle est si pure et si régulière qu’il ne peut y avoir de honte ni de scrupule à s’y trouver ». Il faut conclure au contraire de ses principes, que si des Prélats ont été à la Comédie, ils ont fait un péché mortel. Et qui s’avisera jamais de dire qu’il n’y a ni honte, ni scrupule, à faire une action qu’on ne fait point sans pécher mortellement ?

4°, Que comme le péché que commettraient les Ecclésiastiques en allant à la Comédie serait un péché de scandale qui les rendrait responsables de plusieurs autres péchés, où tomberaient ceux qui auraient cru pouvoir suivre leur exemple ; de même aussi les Laïques qui font profession de piété, et à qui la Comédie ne ferait aucune mauvaise impression ne laisseraient pas d’offenser Dieu, et d’être coupables de bien des péchés, parce que plusieurs esprits faibles pour qui la Comédie est un poison mortel ne se déterminent quelquefois à y aller, qu’à cause qu’on y voit aller des personnes qui passent pour pieuses.

5°, Enfin il faut conclure que l’Auteur de la Lettre a mérité les censures de l’Eglise, et qu’il ne peut être excusé d’une très grande faute. Car si sa présence au Théâtre serait un sujet de scandale et de péché mortel, le Livre qu’il vient de mettre à la tête des pièces de Théâtre le rendrait-il moins criminel ? Serait-ce un plus grand crime d’assister une fois à la Comédie, que de se faire mettre à la tête des Comédies, comme l’Approbateur de tout ce qu’on fait à présent sur le Théâtre ? Et s’il aurait honte de paraître une fois dans la salle des Comédiens, pourquoi ne rougirait-il pas d’avoir multiplié sa présence par autant de Livres, où à la tête des pièces de Théâtre il se montre avec la qualité de Prêtre18, d’Ami, d’Apologiste, et de Confesseur19 des Comédiens ?

S’il a trouvé dans les saints Canons que les Religieux et les personnes constituées en dignité Ecclésiastique ne pouvaient assister à la Comédie sans se rendre coupables d’un péché mortel, il a dû voir aussi, qu’en même temps que l’Eglise défend aux Ecclésiastiques d’assister aux représentations de Théâtre, elle leur ordonne de détourner les Fidèles de tous ces vains amusements. Il n’a qu’à lire le 9e Canon du Concile de Chalons sous Charlemagne et il verra qu’il est enjoint aux Prêtres d’inspirer aux Fidèles de l’horreur pour les spectacles des Comédiens, aussi bien que pour tous les Jeux déshonnêtes.

IV. Nécessité aux Ecclésiastiques d’éviter les spectacles et d’en éloigner les Fidèles.

Telle a toujours été la conduite de l’Eglise à l’égard des abus qu’elle n’a pu abolir. Gémissant sur l’empressement que font paraître les peuples, et quelquefois même les Magistrats pour des pratiques condamnables, elle n’ose en venir à des extrémités, et se contente d’ordonner à ses Ministres de travailler à désabuser les peuples et à leur donner de l’horreur de tous les divertissements dangereux qui les enchantent.

C’est ainsi qu’en usa le restaurateur de la Discipline Ecclésiastique, le grand S. Charles ; car ne pouvant abolir les spectacles, il fit ordonner au 3e Concile Provincial21, que les Prédicateurs reprendraient avec force le dérèglement de ces plaisirs publics que les hommes séduits par une coutume dépravée mettaient au nombre des bagatelles où il n’y a point de mal : qu’ils décrieraient avec exécration les spectacles, les jeux, les bouffonneries du Théâtre et les autres divertissements semblables qui tirent leur origine des mœurs des Gentils et qui sont contraires à l’Esprit du Christianisme : Qu’ils se serviraient de tout ce qui a été dit de plus pressant sur ce point par Tertullien, S. Cyprien, Salvien et S. Chrysostome : Qu’ils développeraient avec soin les suites et les effets funestes des spectacles ; et qu’enfin ils n’oublieraient rien pour déraciner ce mal, et faire cesser cette source de corruption.

N’avez-vous pas observé, Messieurs, dans cet admirable Décret que du temps de S. Charles bien des gens parlaient de la Comédie comme quelques-uns en parlent encore aujourd’hui, pro nihilo putant ? mais cela n’empêcha pas ce saint Archevêque d’ordonner que les Prédicateurs désabuseraient là-dessus les peuples, et qu’ils leur montreraient que rien n’est plus contraire aux mœurs, et à la discipline de l’Eglise.

C’est ainsi qu’en usent encore les Prédicateurs d’aujourd’hui. Le Carême ne se passe point qu’ils ne parlent souvent avec beaucoup de force contre les spectacles ; et si quelqu’un s’avisait de faire un Sermon en faveur de la Comédie, il pourrait bien s’assurer qu’il ne remonterait en Chaire que pour réparer la faute qu’il aurait faite. Sous les yeux de l’Illustre Prélat à la vigilance de qui rien n’échappe, l’erreur ne se montre point impunément. Il la découvre dans les lieux mêmes où plusieurs personnes ne l’avaient point aperçue, et après les exemples tout récents de l’application avec laquelle il vient de purger les ouvrages publics de tout ce qui altérait la Tradition de l’Eglise, il est surprenant qu’un Prêtre ait cru pouvoir impunément attaquer ce qu’on prêche tous les jours dans nos Chaires. Je ne m’étonne pas qu’on ait souhaité que son ouvrage fût flétri par une voie plus courte qu’une réponse. Serait-il en effet nécessaire d’entrer en discussion avec un homme, qui connaissant, à ce qu’il dit, quelle est sur les spectacles la Tradition de l’Eglise manifestée par tous les Pères et les Conciles depuis le premier jusqu’au dernier, laisse à l’écart tous ces Pères et ces Conciles, « pour se rendre, dit-il, à la droiture de la raison », et à une autorité supérieure qu’il croit trouver dans quelques Scholastiques. « Si je m’abandonne à la rigueur avec les Pères de l’Eglise,ce sont ses termes23 , et que j’invective contre la Comédie, comme contre une des plus pernicieuses inventions du Démon, je ne puis lire nos Théologiens, ces grands hommes si distingués par leur piété et par leur doctrine, que je ne me laisse adoucir par la droiture de leur raisonnement, et plus encore par la force du leur autorité. »

V. Les pères maltraités par l’Auteur, parce qu’il ne les pas lus dans leur source.

Quand on entend parler des Pères de l’Eglise comme des gens « qui s’abandonnent à la rigueur, qui se gendarment24, qui se déchaînent25 », car c’est ainsi que l’Auteur parle toujours des Pères) ne semble-t-il pas qu’il les regarde comme des Auteurs peu judicieux, qui n’écoutant point la raison, décident de tout sans modération et sans connaissance ; et que les Scholastiques au contraire sont de sages maîtres, dont les lumières, la sagesse, les tempéraments, et l’autorité doivent nous régler.

Franchement cette idée basse que l’Auteur a des Pères montre bien qu’il ne les a point lus dans leur source, et qu’il a été de bonne foi lorsque voulant nous citer quelques mots de S. Benoît, il nous renvoie à Caramuël, sans doute comme à un des principaux canaux par où la doctrine des Pères vient jusqu’à lui.
Ce qui est admirable, c’est qu’après avoir avoué si nettement, qu’il quittait le sentiment des Pères, il a bien osé s’appliquer à la fin de sa Lettre, ces paroles du Fils de Dieu, « ma doctrine n’est pas ma doctrine » et assurer qu’il n’a suivi que la doctrine et le sentiment des Pères. Hé que signifient donc ces manières de parler si modestes ? « Je dis que selon moi, page 20. J’ai fait une réflexion qui me paraît assez judicieuse », page 39. et cette note marginale d’une franchise si extraordinaire. « Cette remarque est de moi, je ne la trouve pas méchante. » pag. 25.

VI. On marque ce qui est précisément de l’Auteur et non des Pères.

Voila déjà plusieurs endroits qui sont de lui ; et puisqu’il veut bien que nous fassions une attention particulière à ce qu’il a mis du sien dans son écrit, nous remarquerons encore quelques endroits qui portent son caractère, et que personne ne s’avisera jamais de revendiquer, quand il les aurait pris quelque part.

I. Lorsqu’il dit, qu’il n’y a ni honte ni scrupule à faire une action qu’il accuse ailleurs de péché mortel ; Qui ne voit que cela est de lui, et qu’il pouvait mettre en toute sûreté à la marge, Cela est de moi ?

II. Quand il assure, page 54 et 55, « que les Comédiens qui jouent tous les jours ne pèchent point, parce que étant dévoués au public, c’est moins pour leur divertissement qu’ils jouent, que pour celui des autres, et qu’ils peuvent jouer tous les jours, parce que tous les jours il se peut trouver des particuliers qui veulent prendre une recréation modérée ». Certainement et la proposition et la preuve tout est de lui. Car y a-t-il un seul Auteur qui n’ait excepté jusqu’à présent les jours solennels et ceux de Pénitence ? je n’en dis pas assez. Quel est le Comédien qui ait osé monter sur le Théâtre le Jeudi Saint, le Vendredi Saint et le jour de Pâques ? Non, Messieurs les Comédiens ne le prétendent pas ; et il n’y a que le nouveau défenseur de la Comédie, qui n’excepte aucun jour. Et pour quelle raison ? parce qu’il peut se trouver chaque jour des personnes qui veulent avoir le plaisir de la Comédie.

O Eglise sainte, où est le respect qui vous est dû, et la fidélité que les Prêtres vous ont jurée ? Les Statuts Synodaux de vos Evêques et la voix de tous vos Prédicateurs nous font entendre qu’on vous a fait une plaie sensible, en laissant ouvrir le Théâtre plusieurs jours de Fête, et que toute votre consolation est d’attendre que les fidèles seront détournés des Spectacles par les pressantes exhortations des Prêtres. Et en voici un, qui la tête levée engage les Comédiens à ne fermer jamais leur Théâtre, parce qu’il peut toujours se trouver quelqu’un qui sera bien aise d’en avoir le divertissement. Votre sensibilité lui paraît imaginaire ; les Rituels des Diocèses sont mis d’un air moqueur au rang de certains Livres dont il ne faut pas faire grand cas, et tout ce qu’on prêche passe chez lui pour « de belles paroles d’un Orateur austère  » qui n’entend point la Théologie, et qui n’a nulle solidité. Epoux de l’Eglise ouvrez les yeux de ce Prêtre, et faites-lui voir son égarement, afin qu’il le déteste et qu’il travaille à lever le scandale qu’il a donné.

Rien n’est plus aisé que de savoir quel est le sentiment de l’Eglise touchant les jeux de Théâtre aux jours solennels. Plusieurs Conciles de France assez récents se sont clairement expliqués sur ce point. Celui de Reims en 1583, défend absolument tous les Jeux de Théâtre les jours de Fête29. Le Concile de Tours en la même année au Titre XI. Celui de Bourges en 1584 titre VI. Canon VI. et plusieurs autres Conciles ont fait les mêmes défenses30, et ils n’ont fait en cela que renouveler les Lois des Empereurs Chrétiens, qui disaient avec tant de religion et de justesse à ceux qui demandaient des spectacles les jours de Fête, « aliud supplicationum noverint tempus, aliud voluptatum ». On aurait eu beau dire à Théodose qu’il y aurait du temps pour le Sermon et pour la Comédie. Un tel partage n’était pas connu de ce grand Empereur, « Tota Christianorum ac Fidelium mentis, dit-il, Dei cultibus occupantur. » C’est pourquoi il ne voulut pas même permettre aucun plaisir public pendant les cinquante jours depuis Pâques jusqu’à la Pentecôte, parce que ces jours étaient regardés comme des jours de Fête, et ils furent ainsi compris dans la dernière Loi de feriis ; où il est dit si expressément : « Dies festos majestati altissima dedicatos nullis volumus voluptatibus occupari. » On n’a qu’à voir Brissonius et Godefroy sur la Loi Dominico, au 15. Livre du Code Théodosien titre 5.

Le Grand S. Charles ne manqua pas de citer toutes ces Lois dans le Traité qu’il fit composer contre les Danses et la Comédie. D’où il conclut que l’Esprit de l’Eglise ayant toujours été uniforme sur cet article, il y a péché mortel d’aller le Dimanche à la Comédie.

Et le prétendu Théologien viendra nous dire que sa doctrine n’est pas sa doctrine, et qu’il n’a d’autre sentiment que celui des Pères, et de S. Charles. Ha qu’il mette à la marge de la proposition que nous réfutons, qu’il y mette, Cela est de moi, et que nous ayons la consolation d’apprendre qu’il l’a rétracté ! Poursuivons.

III. Qu’il en use de même à l’égard de cette pernicieuse Sentence, où il a osé dire que la Comédie est « moins l’école du vice que de la vertu », page 33.

IV. Lorsqu’après avoir examiné un très grand nombre de Comédies pour pouvoir juger s’il y a du mal, il ose déclarer qu’il n’y a « rien qu’on ne doive approuver, rien d’indécent ni de déshonnête qui puisse blesser en quelque manière la pureté des mœurs », page 41 « et qu’on n’en imprime aucune, où l’on puisse trouver une équivoque, ni la moindre parole sous laquelle on pût cacher du poison », page 44. De qui peut être un tel langage, que d’un ami des Comédiens qui a levé le masque, d’un Apologiste outré, qui ne sait garder ni mesure ni vraisemblance, et qui sera désavoué par tous ceux qui savent quel est le sel dont on assaisonne ordinairement ce qui doit plaire dans les spectacles ? Ici, Messieurs, pour ne pas combattre en aveugle le prétendu Théologien, je me suis vu obligé de parcourir les principales pièces qu’on représente le plus souvent sur le Théâtre ; et si dans ce lieu uniquement destiné aux Sciences Ecclésiastiques, je n’ose vous lire des Vers, où les artifices de l’Amour déréglé et les démarches d’une ambition démesurée se montrent avec l’appareil le plus capable de séduire les cœurs, voyons du moins ce que pensent les gens du monde et les plus habiles connaisseurs touchant les divertissements du Théâtre d’aujourd’hui.

VII. On le réfute par les meilleurs connaisseurs. Beau portrait des spectacles par Boileau et par M. Racine le fils.

M. Despréaux nous l’apprendra dans le beau portrait qu’il a fait de l’Opéra, où il montre aux maris d’une manière également vive et naturelle l’impression que peuvent faire les spectacles dans l’esprit et dans le cœur de leurs Epouses, quelque pieuses qu’elles soient :
« Par toi-même bientôt conduite à l’Opéra,
De quel air penses-tu que ta sainte verra
D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,
Ces Danses, ces Héros à voix luxurieuse,
Entendra ces Discours sur l’amour seul roulant,
Ces doucereux Renaud, ces insensés Roland ;
Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul Dieu suprême,
On doit immoler tout, jusqu’à la Vertu même :
Qu’on ne saurait trop tôt se laisser enflammer :
Qu’on n’a reçu du Ciel un cœur que pour aimer ;
Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
Que Lully réchauffa des sons de sa Musique.
Mais de quels mouvements dans son cœur excités,
Sentira-t-elle alors, tous ses sens agités ? »

Rien n’est plus poétique ni plus chrétien, que la peinture que M. Racine le fils fait du Théâtre.

« Des Discours trop grossiers le Théâtre épuré,
Cependant à l’amour est par nous consacré.
Là de nos voluptés, l’image la plus vive,
Frappe, enlève les sens, tient une âme captive,
Le jeu des passions saisit le spectateur,
Il aime ce qu’il hait, et lui-même est Acteur ;
D’un Héros soupirant là chacun prend la place,
Et c’est dans tous les cœurs que la Scène se passe.
Le poison de l’amour a bientôt pénétré,
D’autant plus dangereux qu’il est mieux préparé.
Ce feu toujours couvert d’une trompeuse cendre,
S’allume au moindre souffle et cherche à se répandre.
Gardons-nous d’irriter ce perfide ennemi,
Dans le cœur le plus froid il ne dort qu’à demi ;
Et périsse notre art, que nos lyres se taisent,
Si c’est à l’amour seul que les hommes se plaisent. »
Mais en voilà bien assez pour montrer à quoi aboutit tout ce qu’on apprend aux spectacles, et pour faire rougir le prétendu Théologien, qui mérité si justement ces reproches de l’Ecriture: « Væ qui dicitis malum bonum. » Malheur à vous qui dites que le mal est le bien.

On aurait beau vouloir le déguiser. Il est certain qu’on croit communément que dans les livres même, où la Comédie se trouve dénuée de tous ces attraits du Théâtre qui parlent si vivement aux passions, elle ne laisse pas d’être dangereuse à plusieurs personnes.

Aussi les Auteurs ne peuvent-ils de sang froid considérer leurs Comédies avec des yeux éclairés de la lumière de l’Evangile, qu’ils n’en gémissent. On sait que M. Corneille et M. Racine ont été loués, comme, les deux Auteurs qui ont donné les pièces de Théâtre les plus chastes ; Qui est-ce néanmoins qui n’a pas loué davantage ces célébrés Auteurs, d’avoir enfin regardé ce travail comme des péchés de la jeunesse ?

Monsieur Pradon tout engagé qu’il était à fournir de temps en temps au Théâtre, n’a pu s’empêcher de louer l’exemple que M. Racine a donné au public ; et il paraît ce semble assez persuadé que l’exercice auquel il s’est appliqué lui-même, n’est guère compatible, ni avec la piété, ni avec la maturité de l’âge. Car n’est-ce point ce qu’on peut entendre par ces Vers ?

« Que ne suit-on les pas du modeste Racine
Que le ciel aujourd’hui favorise, illumine.
* * *
Plein des dons de la Cour sur le point de vieillir,
Il méprise un métier qui vient de l’anoblir ;
Et détestant ses Vers trop remplis de tendresse,
Les prend pour des péchés commis dans sa jeunesse. »

Le prétendu Théologien devrait suivant ses principes traiter de scrupuleux M. Racine ; mais le monde et plus équitable, et plus religieux que lui, est convaincu qu’il y a un temps qu’on doit gémir d’avoir fait des Comédies, aussi bien que d’avoir fréquenté le Théâtre. Il s’en faut donc bien qu’on ne soit persuadé que la Comédie est une Ecole de vertu, et qu’on n’y apprend jamais rien que de très conforme à la pureté des mœurs.

Véritablement quelques personnes s’étaient avisées de dire que Molière avait plus corrigé de défauts à la Cour et à la Ville lui seul, que tous les Prédicateurs ensemble : mais comme a dit fort judicieusement l’Auteur de la République des Lettres, « cela ne peut être vrai, qu’à l’égard de certaines qualités, qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût, qu’un sot entêtement, comme vous diriez, l’humeur des Prudes, des Précieuses, de ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessamment de leur Noblesse ; car pour la galanterie criminelle, l’Envie, la Fourberie, l’Avarice, la Vanité, et choses semblables, on ne peut croire que le Comique leur ait fait beaucoup de mal. L’on peut même assurer qu’il n’y a rien de plus propre à inspirer la Coquetterie que ces Pièces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que les pères et les mères prennent de s’opposer aux engagements amoureux de leurs enfants. »

VIII. Précis des principaux chefs qui condamnent l’Auteur.

Que l’Apologiste des Comédiens apprenne donc même des gens du monde, à n’attribuer à la Comédie qu’un très petit avantage par rapport à quelques affectations ridicules et à quelques défauts purement extérieurs : ce qui n’est rien en comparaison des maux réels et souvent irréparables qu’elle produit dans les consciences.

Qu’il soit convaincu qu’appeler la Comédie moins une Ecole du vice que de la vertu ; c’est une proposition téméraire, scandaleuse et qui blesse les oreilles pieuses : Qu’il a insulté aux saints Décrets en déclarant que les Comédiens pouvaient en sûreté de conscience jouer tous les jours sans excepter les plus solennels, pourvu que quelques personnes voulussent avoir le plaisir de la Comédie.

Qu’il est condamnable par ses propres principes, pour avoir prétendu justifier la Comédie contre la discipline de l’Eglise clairement exposée dans les derniers Conciles de France, dans les Rituels presque de tous les Diocèses, principalement dans celui de Paris, et dans les Statuts Synodaux même les plus récents, tels que ceux de Besançon en 1676. titre 2. Statut 23. et dans ceux de Grenoble en 1690. dont l’article 5. du premier titre commence ainsi : « Rien n’étant plus contraire à l’esprit du Christianisme que les Bals et les Comédies, etc. »

Qu’il ne peut être excusé sur ce qu’ont dit quelques Scholastiques, dont il ne prend pas bien le sens comme nous le verrons au premier jour, et qui d’ailleurs ne font pas la règle de la discipline Ecclésiastique.

Que l’Eglise pour éviter de plus grands maux, tolérant quelquefois diverses choses qu’elle n’approuve pas, c’est lui insulter, que de conclure qu’elle approuve la Comédie à cause qu’elle ne fait pas arracher les affiches des Comédiens, comme si l’on pouvait ignorer cette maxime tant répétée dans Saint Augustin, « Ecclesia multa tolerat quæ non probat. » Qu’il n’a pu sans se contredire et sans causer du scandale avancer que des Prélats étaient allés à la Comédie, et que leur présence l’autorisait. Quelle hardiesse ou plutôt quelle audace ! Qu’un homme dans un ouvrage, où il accuse de péché mortel les Prélats qui vont à la Comédie, ose avancer qu’il y en a plusieurs qui y vont. Quel travers d’esprit ! qu’il se serve du péché de ces Prélats, pour prouver qu’il ne peut y avoir aucun mal d’aller à la Comédie. Si des Evêques sont effectivement tombés dans le péché dont il les accuse, ne devrait-il pas étendre le manteau, pour les couvrir ? mais il ne faut pas écrire légèrement qu’il y ait des Evêques qui aillent à la Comédie. Les Abbés de Cour n’osent même, dit-on, y aller. Les plus pieux en effet en sont assez détournés par les principes du Christianisme ; et du temps du Louis XIV, ceux qui voulaient faire leur Cour, l’eussent faite assez mal en allant à la Comédie, où ce Roi n’allait plus depuis plusieurs années.

Mais supposons que quelques Prélats y soient allés ; est-ce sur leurs actions qu’il faut régler sa conduite, ou n’est-ce pas plutôt sur ce qu’ils enseignent publiquement dans les Conciles, dans leurs Statuts Synodaux, dans les Chaires soit par eux-mêmes, ou par les Prédicateurs à qui ils donnent mission ? « Super Cathedram Moysis sederunt etc. » Voilà où Notre Seigneur a renvoyé tous les hommes pour apprendre la Sainte Doctrine.

Nous verrons au premier jour ce que les Pasteurs de l’Eglise nous ont enseigné touchant la Comédie depuis le premier siècle jusqu’à présent.