PREFACE
L’on examine s’il faut, ou qu’on ferme les Théâtres, ou que l’Eglise cesse de condamner ceux qui les fréquentent.
Il paraît bizarre, que dans un Etat Chrétien, on prêche et on écrive contre la Comédie, qu’on déclare excommuniés ceux qui font profession de monter sur le Théâtre, et qu’une foule de Chrétiens ne laisse pas de s’assembler presque tous les jours pour applaudir à ces excommuniés. Ne faudrait-il pas fermer les Théâtres ou prononcer moins sévèrement contre ceux qui les fréquentent ?
La réflexion semble naturelle et judicieuse. Cependant quand on fait attention au mal que l’Église aperçoit dans les spectacles, aux soins qu’elle prend d’éloigner ses enfants de tout ce qui peut nourrir des passions dangereuses, et à la condescendance qu’elle doit avoir pour les Chrétiens faibles, qui ne peuvent rompre leurs chaînes, et qui peut-être ne les sentent pas ; on voit alors que l’Eglise doit tolérer ceux qui vont aux spectacles, se contenter de punir les principaux Acteurs, et faire toujours exhorter les Fidèles à fuir les spectacles jusqu’à ce qu’ils soient désertés.
L’Ecriture, la raison, et l’expérience nous apprennent que l’Eglise ne peut se dispenser de tolérer des maux. Tant qu’elle sera sur la terre, toujours semblable à un champ semé de froment3, elle y verra croître de l’ivraie qu’il ne lui est pas permis d’arracher, de peur d’arracher aussi le bon grain. Rien n’est plus beau que ce que dit Saint Augustin4, pour
montrer la nécessité de cette tolérance. « Aaron, dit-il, ne toléra-t-il pas la multitude qui s’oublia
jusqu’au point de demander une idole, de la fabriquer et de l’adorer ? Moïse ne toléra-t-il pas ce grand nombre d’Israélites qui murmuraient contre Dieu et qui outrageaient si souvent la sainteté de son nom ? David ne toléra-t-il pas Saül son persécuteur, qui en était venu à ce point de dépravation, que de mépriser le Ciel pour chercher à la faveur de la magie, du secours dans les Enfers.... Samuel ne toléra-t-il pas les enfants d’Héli quelques corrompus qu’ils fussent, et les siens mêmes qui ne l’étaient pas moins ; et le peuple pour n’avoir pas voulu les supporter, ne fut-il pas repris et châtié
de Dieu ? Ce saint Prophète ne toléra-t-il pas ce peuple même enivré de son orgueil, et qui n’avait plus que du mépris pour son Dieu ? Isaïe n’a-t-il pas toléré ceux à qui il fait tant de reproches, et si bien fondés ? Jérémie ceux qui lui firent souffrir tant de maux ; et Zacharie les Scribes et les Pharisiens tels que la sainte Ecriture nous les représente.... Jésus-Christ même a toléré Judas, c’est-à-dire un démon, un voleur, un traître, par qui il savait qu’il devait être vendu ; il le laissa participer avec la troupe innocente des Apôtres à ce prix de notre Rédemption qui est connu des Fidèles ? Les Apôtres ont toléré les faux Apôtres ; et saint Paul, qui sans doute ne cherchait pas ses propres intérêts, ne laissait pas de vivre avec ceux qui ne cherchaient que les leurs, et de les tolérer avec une patience qui l’a couronné de gloire ? Enfin Dieu même loue le Pasteur d’une Eglise (car ce n’est que la dignité d’Evêque qu’il désigne par le nom d’Ange) de ce qu’encore qu’il fût plein de haine pour les méchants, et qu’il les reconnût pour les avoir mis
à l’épreuve, il les supportait pour le nom de Jésus-Christ.
»
L’Eglise doit donc dans le cas présent, tourner toute son application à faire connaître l’ivraie aux Fidèles, et leur en donner de l’horreur de peur qu’ils ne prennent pour bonne nourriture, ce qui certainement gâterait leur esprit et leur cœur. Continuant ainsi les exhortations, elle obtient souvent ce qu’elle n’aurait pu faire par une voie plus rigoureuse.
Véritablement il y a déjà plus de cent ans que le Théâtre des Comédiens se soutient à Paris sans interruption, et il n’y a pas un moindre espace de temps que l’Eglise fulmine contre les Comédiens, et fait exhorter les Fidèles à fuir leurs spectacles ; mais elle ne désespère pas d’en voir la fin. Elle eut bien plus de sujet d’exercer sa patience à l’égard des jeux périlleux, qui ne cessèrent qu’au siècle passé après avoir duré cinq cents ans.
Au onzième siècle5 les Tournois devinrent fort célèbres par les soins du Seigneur Geoffroy de Preuilly. Tout le monde sait que c’étaient des jeux
en forme de combats militaires, où on n’avait pas dessein de se blesser. Les Chevaliers n’y6 « devaient porter nulles épées, fors glaives courtois, qui étaient de Sapin ou d’If, avec courts fers sans être tranchants ne émoulus
» et les Juges les faisaient jurer qu’ils n’apporteraient « amures ne bâtons affutés, ne enfonceraient leurs armes
».
Les Allemands, les Anglais, les Italiens, les Grecs, tous empruntèrent cet usage des Français ou du moins les lois et les règles que les Français en avaient prescrites ; et quoique partout7 on n’eût d’abord dessein que d’en faire un jeu ; très souvent le feu de l’action, et la jalousie des combattants changeaient le jeu en un vrai combat, d’où plusieurs sortaient blessés. Quelquefois même8 pour rendre les jeux plus vifs, on convenait de prendre « des armes à outrance et à fer émoulu
», enfin on disposait si bien toutes choses qu’on pouvait se blesser à mort et demeurer sur le carreau.
A entendre parler diverses personnes qui faisaient alors profession des armes, rien n’était plus grand, plus digne des Chrétiens, et plus méritoire que ces jeux, parce qu’on se rendait ainsi capable d’aller exterminer les Infidèles.
Les Théologiens au contraire et les Prédicateurs remontraient que c’était un péché très grief, de s’exposer à être tué ou blessé ; que d’ailleurs on se ruinait par des dépenses excessives, qui donnaient lieu aux usures, et engageaient les Seigneurs à incommoder leurs vassaux. C’est ce que Jacques de Vitry expose à la seconde partie de son Histoire d’Occident ch. 3. « Maxime cum eorum Domini prodigalitati vacantes et luxui pro Torneamentis, et pomposa sæculi vanitate expensis superfluis et debitis astringebantur et usuris.
»
Au douzième siècle, les Papes se trouvèrent obligés d’interdire ces Tournois, sous peine d’excommunication. Le troisième Concile de Latran en 1179. Canon XX. sous Alexandre III. renouvelle et confirme les défenses déjà faites par les Papes
Eugène II. Innocent II. « Felicis memoriæ Papæ Innocentii et Eugenii prædecessorum nostrorum vestigiis inhærentes, detestabiles illas nundinas vel ferias, quas vulgo torneamenta vocant, in quibus milites e condicto venire solent et ad ostentationem virium suarum et audaciæ temere congrediuntur, unde mortes hominum et animarum pericula sæpe proveniunt. Quod si quis eorum ibidem mortuus fuerit, quamvis ei poscenti venia non negetur ; Ecclesiastica tamen careat sepultura.
» Cette discipline fut observée en France ; sans accumuler ici les autorités, il suffit de citer les Statuts Synodaux du Diocèse de Soissons de l’an 1561. non seulement on refusait la sépulture Ecclésiastique à ceux qui étaient morts sur la place, mais encore à ceux qui mouraient de leurs blessures : « De jure prohibentur, dit-on dans le titrede sepulturæ, qui torneamento exercendo in ipso et ex ipso exercitio moriuntur, aut ibidem etiam lethale vulnus, unde mors secuta sit, acceperunt.
» Mais l’Eglise eut beau excommunier pendant près de cinq cents ans ceux qui s’exerçaient à ces jeux meurtriers, ils ne
cessèrent, que lorsqu’en 1568. Henry II. y fut blessé à mort. On reconnut alors que l’Eglise avait eu raison de défendre de s’exposer à se tuer.
On dira peut-être que la Comédie, bien loin d’exposer comme les Tournois, à un péril certain, empêche un grand nombre de désordres, c’est une excuse frivole. Voudrait-on dire que la Cour et la Ville furent plus réglées, et qu’il se fit moins de crimes sous Henry III. lorsqu’il eût appelé les Comédiens, et qu’il les eût établi à Paris ? Ce n’est pas du moins le sentiment de Mézerai et des Auteurs contemporains ; les Arrêts que le Parlement rendit contre les premiers Comédiens, déposent le contraire. Quoi qu’on ne puisse pas persuader à tout le monde, combien les spectacles sont dangereux, l’Eglise n’est pas moins assurée que tous les Théâtres, et les personnes qui les fréquentent, qui les autorisent, ne sont que de l’ivraie qui croît parmi les Chrétiens. Que veut-on qu’elle fasse, qu’elle fulmine, qu’elle excommunie tous ceux qui vont à la Comédie ? rien ne serait plus imprudent ; le parti qu’elle prend avec tant de sagesse, est de laisser les Théâtres, et de désabuser les peuples et de les détourner de ces vains spectacles. Les plus grands Prélats depuis Constantin jusqu’à Justinien n’ont pas fait un crime aux Empereurs de n’avoir pas aboli tous les Théâtres.
Quoique jusques ici l’Eglise ait vainement exhorté un grand nombre de ses enfants, à renoncer aux Jeux de Théâtre, les Prédicateurs et les Théologiens, ne doivent pas cesser de prêcher et d’écrire contre ce désordre. Saint Chrysostome répète en plusieurs endroits, qu’on doit toujours s’élever contre les vices, quoiqu’on ne perçoive pas le fruit de son zèle. Un Ministre du Seigneur doit planter et arroser, abandonnant le succès de ses soins à celui qui seul peut donner l’accroissement. On remarque plusieurs anciens usages très condamnables, dont on n’a pourtant pu faire revenir le monde qu’après les avoir condamné durant fort longtemps. Quelle peine n’eût-on pas autrefois pour empêcher les bains communs des hommes et des femmes ? Les Romains avaient pris des Grecs l’usage
des bains, et ils apprirent ensuite aux Grecs de ne pas rougir de voir des hommes et des femmes dans les mêmes bains. L’Empereur Adrien voulut abolir cette indécence, et fit pour cela des bains séparés : « Lavacra pro sexibus separavit
», dit Spartien pag. 174. mais il fallut de nouvelles Lois, puisque Capitolin rapporte une défense de Marc-Aurèle : « Lavacra mixta sustulit.
» L’impie Héliogabale supprima cette sage loi, qui fut ensuite rétablie par Alexandre Sévère. Cependant elle ne fut guère observée. Les Chrétiens eux-mêmes qui ne cessaient de condamner cet usage, comme on voit dans les écrits des Pères, ne purent l’abolir qu’après quelques siècles. Tous les Sages Païens regardaient cet usage comme abominable. C’était la première défense qu’ils faisaient, ainsi que le dit le Concile de Laodicée9. Cependant ce Concile est obligé d’interdire cet usage aux Clercs et à tous les Chrétiens : « Quod non oporteat sacris officiis deditos aut Clericos aut continentes se aut omnem omnino Christianum cum mulieribus Lavacra habere communia.
Hæc enim prima apud Gentiles reprehensio.
»
Saint Clément d’Alexandrie10 persuadé que l’amour se glisse dans le cœur par les yeux, parle avec force contre cet abus : Il reproche aux Chrétiens de quitter▶ toute pudeur avec leurs habits, et de l’ensevelir dans les bains ; plus immodestes que les anciens Athlètes, qui du moins gardaient quelques bienséances. Les femmes, ajoute-t-il, ne cherchent qu’à faire montre de leur beauté, en se dépouillant de la pudeur avec les habits ; mais par là même elles sont convaincues malgré elles d’être méchantes. « Viris autem et fœminis communia aperta sunt balnea et inde exuuntur ad intemperantiam (a visu enim amor proficiscitur, (perinde ac si sit eis pudor in lavacro obrutus. ... Atque veteres quidem Athletæ virum nudum ostendere erubescentes dum certamen peragebant accintis subligaculis servabant verecundiam : Istæ autem dum simul cum tunica pudorem exuerint, volunt quidem videri, pulchræ, similiter autemmalæ vel invitæ convincuntur.) »
Les Vierges
Chrétiennes ne rougissent pas de ce désordre : Saint Cyprien11 leur en fait voir l’énormité, avec cette sublime éloquence que la Religion seule peut inspirer : « Que dirai-je, des Vierges qui se vont laver dans les bains publics, et qui prostituent aux yeux lascifs, des corps consacrés à la pudeur ? Car lorsqu’elles s’exposent ainsi nues à la vue des hommes, ne fomentent-elles pas les passions déshonnêtes ? n’allument-elles pas les désirs de ceux qui les regardent ? C’est à eux, dites-vous, à voir à quel dessein ils viennent là, pour moi je ne songe qu’à me
laver et à me rafraîchir : Mais c’est une mauvaise défense que cela, et qui n’excuse pas votre crime et votre effronterie. Un bain de cette sorte ne vous nettoie pas, mais vous salit encore davantage. Vous ne regardez personne impudiquement, à la bonne heure, mais l’on vous regarde impudiquement. Vos yeux ne sont point souillés d’un plaisir infâme, mais le plaisir que vous donnez aux autres, vous souille vous-même. Du bain vous en faites un spectacle, et l’on ne voit point sur le Théâtre, des choses plus déshonnêtes, que celles que vous y faites : Toute honte est bannie, l’on y ◀quitte la pudeur avec les habits ; et les membres vierges deviennent en proie aux regards impudiques.
» Cependant malgré l’indécence de cet usage, il fallut le défendre durant trois siècles, par les lois de l’Eglise et des Princes, avant que de l’abolir entièrement.
Quand même les Lois Civiles permettraient des abus, et que plusieurs personnes les autoriseraient, il ne faudrait pas se dispenser de crier. Le monde, dit Saint Augustin, sera toujours partagé en deux Cités ; dans
l’Eglise même il y aura toujours des membres de la Cité terrestre qui travailleront à étendre tout ce qui appartient à la terre ; mais les membres de la Cité sainte doivent combattre pour les intérêts spirituels, et ne jamais se lasser de montrer et de purifier les taches que les enfants du siècle contractent. A force de crier on gagne toujours des âmes à Dieu. Saint Chrysostome ne cessa jamais de prêcher contre les spectacles, et quoiqu’il ne les fit pas cesser, il les rendit moins fréquentés. Saint Augustin ne cessa jamais de prêcher à Hippone contre l’ivrognerie : « Vous ne cessez, leur dit-il, de tomber dans ce vice, je ne cesserai de vous en montrer la laideur et de vous le reprocher.
»
Il y a aussi quelquefois des moments heureux, où la grâce de Jésus-Christ opère dans un seul sermon, ce qui pendant plusieurs années avait paru impossible. C’est ce qui arriva à saint Augustin, lorsqu’il prêcha avec véhémence à Césarée en Mauritanie, contre ces jeux cruels et extravagants, où les personnes d’une même Ville, parents, amis, citoyens se divisant en deux bandes, s’attaquaient à coups
de pierre. On revenait durant plusieurs jours à la charge, cela se faisait fort solennellement, et il en restait plusieurs sur la place. « Je parlai, dit ce Père12
, avec toute la force possible, pour arracher des cœurs de mes Auditeurs un penchant si cruel. Je ne me tins pas assuré du succès, en entendant leurs acclamations ; mais seulement lorsque je fus témoin de leurs larmes. Leurs acclamations faisaient voir qu’ils étaient convaincus et que mes paroles leur plaisaient ; mais leurs larmes me prouvaient qu’ils étaient touchés. Ce fut alors que je crus véritablement avoir exterminé une barbare coutume, consacrée par une longue antiquité, et laquelle comme un ennemi terrible, obsédait
ou plutôt captivé leur esprit. Le Sermon fini, je les engageai à remercier Dieu, et de bouche et de cœur. Il y a déjà plus de huit ans que par la miséricorde de Dieu, on n’a rien entrepris de semblable.
»
Que les Prédicateurs et les Théologiens, frappés de ces exemples, ne cessent point de crier contre les Spectacles, tandis que l’Eglise lance ses foudres contre les Comédiens ; qu’ils représentent le Théâtre, comme l’école de l’impureté, la nourriture des passions, l’assemblage des ruses du démon pour les réveiller, où les yeux sont environnés d’objets séducteurs, les oreilles ouvertes à des discours souvent obscènes et toujours profanes, qui infectent le cœur et l’esprit. Dieu ne laissera pas leurs travaux inutiles.
Après toutes ces réflexions, il serait superflu de s’étendre davantage, pour montrer que l’Eglise fait éclater sa prudence et sa charité en excommuniant les Comédiens, et en tolérant ceux qui vont aux spectacles. Le Traité suivant en forme de Discours n’a été composé que pour justifier sa conduite.