(1586) Quatre livres ou apparitions et visions des spectres, anges, et démons [extraits] « [Extrait 1 : Livre II, chap. 3] » pp. 104-105
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(1586) Quatre livres ou apparitions et visions des spectres, anges, et démons [extraits] « [Extrait 1 : Livre II, chap. 3] » pp. 104-105

[Extrait 1 : Livre II, chap. 3]

De Dracone Æsculapij Lucianus in Alex. ψευδομάντες.

Mais qu’est-il besoin de tant de langage, puisque c’est la vérité que ce Dragon, figure d’Esculape, est un reste du Paganisme, et des Soldats Romains. L’Esculape ès Processions Païennes était un Dragon en bosse de toile peinte, qui ouvrait et fermait la gueule, et montrait une langue fendue et noire, par les cordes de poil de cheval que celui qui la portait serrait et desserrait à son plaisir. Et qui ne sait que les Romains entre leurs enseignes avaient leurs Dragons ? Ces Dragons étaient communément peints en drapeaux et banderoles, lesquelles branlées au vent semblaient comme siffler, et montrer une gueule de Dragon béante et enflée, à mesure que le vent s’entonnait ès replis, et que les banderoles voletaient en l’air, comme Claudian, Ammian Marcelin, et Sidonius Apollinaris les depeignent. A la vérité les Empereurs de Constantinople ont jusques au declin de leur Empire retenu le gonfanon où était le Dragon peint, et l’appelaient Flammulum du Latin, duquel nom tant Cédrène que le Curopalate se servent, et dont vient le mot Français d’Oriflamme et le Flamboler des Turcs. Cette Oriflamme de Dragon prend son origine, ce dit Suide, des Indiens. Et le Curopalate tient que les Assyriens la portèrent les premiers en la guerre. Et le Prophète Isaïe a fait les Assyriens inventeurs de l’idolatrie. Que plût à Dieu que cette figure de Dragon fût seule exhibée en Spectacle. Elle est accompagnée d’autres spectacles bien plus horribles.
Il me souvient avoir lu en quelques Homélies de Pierre Chrysologue Evêque de Ravenne, qui vivait y a onze ou douze cents ans, qu’ès Calendes ou premier jour de Janvier, les Païens du temps passé représentaient publiquement les dieux qu’ils adoraient, en la plus hideuse forme qu’il leur était possible, de sorte que les Spectateurs mêmes en avaient horreur. Cela ne se fait point parmi nous, et ne sommes tant irrévérencieux b en notre Religion, que de profaner l’honneur de Dieu et des saints : mais en lieu, ès jeux et processions publiques, du moins en quelques-unes, on fait entre les Chrétiens jouer et marcher les Diables en la forme qu’on les peint, non pas enchaînés, encore cela serait tolérable, mais déchaînés, comme si c’était au plus fort du Paganisme, et qu’on voulût représenter des furies enragées dessus un Théâtre ou Spectacle public, non plus de Païens, mais des Chrétiens qui doivent être assurés que le Diable a la puissance bridée. Je dirai franchement avec Chrysologue que ceux qui se jouent avec le Diable, ne peuvent se réjouir avec Jésus-Christ, et qui s’habilleront de ces simulacres hideux perdent l’effigie et similitude de Christ, qui devait être gravé en leurs âmes. Quelle folie, je vous prie, que le Diable auteur des spectacles, comme le nomme Tertullien, gagne tant en nous, que nous le fassions servir en figure de Spectacle lui-même ? Que sont les Diables ès Processions que les Silènes et les Satyres, qui ès pompes et Processions de Bacchus, ce dit Athenée, faisaient faire place, et retirer le peuple ? A quoi tels Diables déchaînés, autres Silènes et Satyres peuvent-ils être propres ? Que sert en somme la figure du Dragon, comme toutes les autres masques et diableries, et principalement celles qui se font ès Processions, sinon pour faire peur aux enfants, faire rire les bons compagnons et libertins, et les conduire à un mépris des saintes Cérémonies qu’on mêle avec les Jeux et Spectacles ?