Discours sur le théatre,
Prononcé dans l’assemblée publique de l’Académie de Pau, où se trouvaient les députés des Etats du Béarn et les dames de la ville.
Quelque juste que soit la guerre littéraire que je déclare au théatre, je sens que les passions qui y sont si vivement et si agréablement étalées, me raviront un grand nombre de suffrages. Mais, avant d’entrer en lice, je veux imiter un grand prince, qui a cru devoir faire alliance avec les impératrices d’Allemagne et de Russie. J’ai recours à la protection des dames qui me font l’honneur de m’entendre, je combats un penchant bien commun et bien vif, plus redoutable que le roi de Prusse. Pour se battre à armes égales, que de batteries d’esprit et d’agréments ne faut-il pas lui opposer. Heureusement vous le voyez, mes arsenaux sont bien fournis, mes troupes auxiliaires bien armées. Le grand prince que j’ose prendre pour modèle s’unit encore avec l’empire. N’ai-je pas aussi pour protecteurs les états de la province, qui valent bien pour moi la diète de Ratisbonne. Les vertus et la sagesse, la religion et les mœurs ; l’Eglise et la noblesse me donnent dans les illustres pères de la patrie, réunis avec l’Académie, le collége des électeurs et celui des princes, soutenu d’un côté par les troupes légères des grâces, et l’autre par la puissante phalange de l’Academie et des Etats, que toutes les troupes des auteurs et des amateurs s’arment contre moi, je marche sans crainte à l’ennemi.
Les romans et le théâtre sont fort semblables, le roman est une comédie en récit, un drame est un roman en action. Point d’aventure galante dont on ne puisse faire une pièce dramatique, on l’a fait d’un très-grand nombre, et point de comédie dont ne fit un roman, il ne faut que dialoguer l’un et raconter l’intrigue de l’autre. Tous les deux sont très-dangereux pour les mœurs ; qui en doute parmi les chrétiens ? Une triste expérience ne l’apprend que trop au téméraire qui ose encourir les risques : que faut-il de plus à l’homme sage ? le salut est préférable à tout, c’est l’unique affaire. Que sert à l’homme de cultiver son esprit, de composer de beaux ouvrages, d’acquérir une réputation brillante, de goûter les plus doux plaisirs, de gagner tout un monde, s’il perd son âme.
Mais je n’envisage ici la scène, non plus que les romans que du côté littéraire. Ce n’est pas un prédicateur, c’est un académicien qui parle. Je combattrais en chaire pour la religion et pour la vertu ; j’alarmerais votre conscience par la vue des blessures profondes que le spectacle fait à votre âme. Mais, sans abandonner les intérêts de l’éternité qui ne doivent pas être moins précieux à l’académicien qu’au fidèle, je me borne ici à effrayer votre esprit par le détails des plaies que la comédie fait au bon goût et aux belles-lettres. La dépravation des mœurs qu’elle cause suffirait pour le démontrer. La vertu toujours raisonnable, et seul véritablement raisonnable, fait juger sainement, parler noblement, penser décemment : le vice est aveugle, frivole, bas, licencieux. Les grands auteurs sont communément vertueux. Rarement un homme sans mœurs sera-t-il bon écrivain ?
Le vers se sent toujours des bassesses du cœur,
dit Boileau ; mais j’abandonne encore cet avantage de ma cause ; je me renferme dans la sphère de la littérature. J’y trouve d’assez fortes armes pour être assuré de la victoire.
On sent aisément que toutes celles que j’ai employées contre les romans, me rendraient le même service contre les productions théâtrales. Même frivolité, même mensonge, même mollesse, elle y est même incomparablement plus dangereuse, ce ne sont pas des poisons froids, et comme morts dans l’écriture. Ce sont des poisons animés par les charmes des actrices, le feu de la déclamation, la pompe de la décoration, la musique, la danse, la compagnie, qui se glissent dans nos veines par tous les sens à la fois,
Est mollis flamma medullas.
Ils ne laissent point la liberté de réfléchir ; l’âme, frappée par la force du tableau vivant, entraînée par le torrent de l’action, et l’ivresse du plaisir, n’est plus à la raison, à elle-même.
Ces idées n’ont un air de paradoxe qu’aux yeux de l’enthousiasme des amateurs, et cela
même le condamne, l’ivresse jugea-t-elle jamais sainement du vrai mérite ? C’est une des
folies de la scénomanie de s’imaginer que le théâtre enseigne tout, qu’il décide tout,
qu’il est tout, que comme les héros y jouent toute sorte de rôles, ils y deviennent
orateurs, philosophes, jurisconsultes, savants, gens d’esprit, et ont toutes les qualités
des grands hommes qu’ils représentent. Molière, dans l’apologie du Tartufe, n’a-t-il pas eu l’extravagance d’avancer que les prêtres
n’étaient déchaînés contre lui, que parce qu’il prêchait mieux qu’eux ? N’a-t-on
pas fait dire au prince de Condé, que les pièces de Corneille étaient pour
lui des leçons de politique ? Ecoutons Sainte-Foix, Essais sur
Paris (tom. IV, pag. 85) : « Je croirais la décadence de notre nation
prochaine, si les hommes de quarante ans n’y regardaient pas Corneille comme le plus grand génie qui ait jamais été.Quelle rapidité dans son vol !
quel sublime dans ses pensées ; quelle noblesse dans ses portraits ; quelle majesté dans
les tableaux ; quelle profondeur de politique ; quelle vérité ; quelle force de
raisonnement, »
etc. C’était sans doute dans un moment de délire qu’on a écrit
ces grands mots. Vous savez faire quelques vers, dialoguer une scène, prononcer avec
grâce ; à quoi vous servent ces talents pour la société ? Passe-t-on des coulisses aux
fleurs de lis, des foyers à l’armée. Le savant magistrat, l’habile officier, le bon père
de famille, la femme fidèle,
sont-ils des personnages formés
de la main des actrices ? Quel genre de littérature y apprendrez-vous. Thalie fait-elle
éclore un historien, un orateur, un médecin, un géomètre ? A moins que vous ne preniez
pour d’utiles instructions les savantes leçons que donnent au bourgeois gentilhomme, son
musicien, son maître▶ de grammaire, ou de philosophie. Un acteur serait bien surpris de se
voir ériger en professeur de quelque faculté, et la scène en lycée. On y parle de tout, on
croit tout savoir, et on ne sait rien, c’est le Chrysologue de Rousseau.
Chrysologue est tout, et n’est rien ; j’ajoute, il n’est rien, parce
qu’il croit être tout.
On y est aussi peu aidé, même en poésie. La plupart des comédies sont en prose, la
plupart des autres ne sont que de la prose rimée, où bien loin de donner, on n’observe
aucune règle de versification. Chaque genre de poésie à sa muse, dont le théâtre
n’ambitionne, ni ne ménage les faveurs.
Le genre dramatique
, dit Fréron, est la maladie à la mode ; cette
fureur fait beaucoup de tort au reste du Parnasse.
Dans le dramatique
même qui renferme deux empires, Thalie et Melpomène sont jalouses et rivales, quoique
sœurs. Le favori de l’une doit renoncer aux bonnes grâces de l’autre. Le poëte universel
est encore à naître, même dans les divers théâtres tragique, comique, lyrique, pastoral.
Qui lit les poésies diverses de Corneille ? Racine a prudemment laissé les siennes dans
son porte-feuille, ainsi que Crébillon et Campistron. Molière s’est fait siffler dans son
poëme du Val de Grâce. Homère et Pindare ne furent point émules de
Sophocles et de Ménandre. Virgile, Horace, Boileau, n’ont jamais chaussé le cothurne.
Veut-on qu’un faiseur de comédie, cet être merveilleux, fasse aussi une chanson. A la
bonne heure ; et qu’est-ce dans l’état qu’une chanson et une comédie, c’est une comédie et
une chanson. Que peut-il enseigner que ce qu’il sait ? La meilleure école de peinture ne
formera que des peintres ; il ne peut sortir que des musiciens de la plus savante académie
de musique, le théâtre ne peut faire que des comédiens. S’il était permis de mêler
l’Evangile à des objets profanes, nous dirions :
On ne cueille point
des figues et des raisins sur les buissons.
(Luc., VI,
44.)
Qu’est-ce dans le fond que cette école théâtrale, bien appréciée ? Prenons-là depuis Corneille jusqu’à nos jours. Mettons le bon et le mauvais dans une balance équitable, de quel côté penchera-t-elle, même de l’aveu des amateurs ? Dans la masse des auteurs dramatiques, et même dans la totalité des ouvrages des meilleurs auteurs, il y a incomparablement plus de mauvais que de bon. On compte cinq ou six poëtes, qu’on dit excellents, peut-être une douzaine de médiocres ; tout le reste (et il en est plus de cinq cents) ne fait que barboter dans la boue du Parnasse. Dans cette foule méprisable, quelqu’un s’est distingué par la singularité, le ridicule, ou le vice. Tels sont les grands ◀maîtres▶ qui, pendant cent cinquante ans ont rempli les chaires des belles-lettres, érigées dans la fameuse université des histrions. Les meilleurs auteurs ne sont pas plus heureux ; il y a cinq à six bons poëmes dans Corneille, autant dans Molière et dans Racine, en allant glaner sur les autres, on en ramasserait une trentaine, tout le reste n’est rien.
J’ai vu l’Agesilas.Hélas !Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.
Qu’est-ce pour former l’esprit que Pourceaugnac, le Médecin malgré lui ? Qu’est-ce que Poisson, Durier, Scudéry, Dancourt, Vadé, Favard, Panard, Montfleuri, etc. Voilà les trésors de la scène. Mais c’est, dit-on, la vieillesse ou la jeunesse de Corneille et de Molière, on y trouve des traits de génie, des étincelles de leur feu divin ; car on divinise à bon marché dans les loges. A la bonne heure, que ces dieux de nouvelle création figurent sur l’Olympe. Mais on n’exigera pas que je prenne pour ◀maître▶ un vieux radoteur, ou un jeune étourdi, quelque habile homme qu’il ait été ou qu’il doive être, les étincelles et les éclairs sont de mauvais guides, et avec tout le respect qui est dû à ces astres brillants, à retrancher leurs taches, leurs éclipses, leurs aberrations, leur lever, leur coucher, on ne peut en espérer que bien peu de beaux jours et des lumières bien faibles.
Les bonnes pièces offrent un beau dessein, quelques bonnes scènes, de bons vers, des portraits, des sentiments, tout cela sans doute a son mérite. Mais, réduits à leur juste valeur, par une soustraction raisonnable, ces morceaux réunis ne font pas le quart du poëme. Ne soyons pas dupes de la charlatanerie typographique ; les trois quarts ne sont qu’échaffaudage pour étaler la marchandise. Retranchons les vignettes, les culs de lampe, les titres des actes et des scènes, les espaces inutiles, les noms des acteurs répétés dix fois dans une page, dont chacun emporte trois ou quatre lignes ; supprimons les monosyllabes oui, non, mais, ouais ; les phrases commencées et interrompues, qui ne signifient rien ; les liaisons triviales, entrez, sortez, on frappe, dont chacune tient fièrement sa ligne, et est honorée du nom d’un acteur, cette réduction est équitable ; il ne faut pas un génie bien transcendant pour enfanter ces prodiges. Les 3 ou 9 volumes de Molière, ainsi élagués feront à peine un volume. Autre réforme plus étendue et plus importante. Que cette matière, ainsi purgée soit mise au creuset d’une saine critique ; qu’on la dégage des platitudes, des bouffonneries, des fadeurs, des grossièretés, des scènes, des conversations de valet, de soubrette, de paysan, de fourbe, pour ne conserver que ce qu’il y a d’ingénieux et de bon : toute la bibliothèque du théâtre de plus de mille volumes ferait à peine deux ou trois in-12. Les Caractères de la Bruyère, le Télémaque de Fénelon, l’Histoire universelle de Bossuet, valent infiuiment mieux que toutes les productions théâtrales ensemble. Quelle tête qui serait pleine de ces rapsodies ! ce serait l’abrégé des Petites-Maisons.
Je sais qu’on ne pèse pas les auteurs à la livre, qu’on ne mesure pas le génie à la
toise, comme ce riche ridicule, qui pour se donner un air savant, traitait avec un
libraire, et se faisait fournir des livres comme des tapisseries ; cependant à mérite égal
un grand ouvrage l’emportera sur une brochure. Que sera-ce quand, à la frivolité du genre,
à la médiocrité du mérite, on joindra comme au théâtre, la petitesse du volume. Les
amateurs sont un peu suspects ; une pièce est à leurs yeux un chef-d’œuvre d’esprit ; le
dernier effort du génie, le miracle de l’humanité, la nature épuisée, presque la divinité,
si on l’osait dire, dans la création d’un Corneille, d’un Racine, d’un Molière, ne peut
aller plus loin, comme on le disait d’Aristote avec plus de raison :
Humani ingenii extrema meta.
Je m’étonne qu’à l’exemple de la Métromanie, pièce ingénieuse, où l’on loue la manie du vers, on n’ait pas
fait la scénomanie pour jouer la manie du théâtre. Il pourrait bien y
avoir des scènes bien instructives et amusantes, sur l’enthousiasme des amateurs, et le
prix excessif qu’ils mettent aux productions ordinairement médiocres, le plus souvent
véreuses de ce mauvais terroir, et à peu près comme le ◀maître▶ de danse et de musique du
bourgeois gentilhomme, attachent le bonheur et le gouvernement du monde à une ariette ou à
un rigodon. Pour moi, qui ne suis pas tout à fait si enthousiasmé, je ne prends pas pour
pur un or plein d’alliage, et je fais cribler le froment dont je me nourris.
Qu’on choisisse donc ce qu’il y a de bon, et le théâtre sera utile. Ce choix ne se fait pas ni ne peut se faire, et ne vaut pas la peine qu’on le fasse. Qui le fera, sera-ce l’auteur, admirateur aveugle de ses ouvrages ? Sera-ce les comédiens ou les libraires, qui ne jugent de la bonté d’une pièce que par l’argent qui leur en revient, et savent bien que les plus licencieuses sont les plus lucratives ? On ne va à la comédie que pour s’amuser, on ne s’y remplit que de passions de bouffonnerie, la foule ne goûte et n’est capable de goûter que les folies qui la font rire ; elle attend la soubrette avec impatience, quand le héros parle raison sur la scène, vouloir en faire une école de bon goût, c’est une chimère. Le plus sûr moyen de faire tomber les spectacles, c’est de les réduire à ne donner rien que d’utile et de bon, on ne trouverait plus, ni auteurs, ni acteurs, ni spectateurs ; ne faut-il pas qu’après la meilleure pièce, une farce vienne dédommager de ses ennuyeuses beautés. On en a si fort prisé jusqu’aux moindres traits, qu’on n’a pas rougi d’offrir aux public dans une foule de volumes du théâtre Italien, les esquisses, les canevas, les croquis des scènes que les acteurs remplissent impromptu ; il faut qu’on attache une prodigieuse importance à tout ce que la scène enfante pour en transmettre à la postérité jusqu’à la poussière. Qui fera le judicieux discernement d’un petit nombre de bonnes choses, noyées dans un tas immense de mauvaises. Un libertin le voudra-t-il ? conduit par la légèreté, entraîné par la volupté, il s’arrêtera par préférence à ce qu’il faudrait supprimer. Un homme sage daignera-t-il y perdre son temps, et acheter à si grands frais quelque ligne avouée par la raison et le goût ? Il faudra donc que ce laborieux mortel qui, à travers tant de landes, de buissons, de bourbiers, enfin après mille fatigues sera parvenu à une petite collection de richesses théâtrales, interdise les spectacles : on y retrouverait tout ce qu’il aurait proscrit, et tel que le jeune homme de Térence,
Qui court chez sa maîtresse, oublier ses leçons.
bientôt on renouerait les dangereuses liaisons avec les ennemis auxquels il aurait
déclaré la guerre. En attendant l’édition de ce précieux recueil avec privilége exclusif
des misères de la scène, nous continuerons à la regarder comme une très-mauvaise école.
Nous pensons comme le livre célèbre De corrupta eloquentia, attribué à
Cicéron et qui n’en n’est pas indigne. Il assure que le théâtre est une des principales
causes de la corruption de l’éloquence dès le premier âge :
Hæc mihi
pene in utero matris concipi videtur furore histrionali : his occupatus et oblectatus
animus quantulum loci bonis artibus relinquit ?
Ce n’est ni prévention ni excès. Le juge le plus compétent est le moins suspect : le théâtre lui-même prononce cet arrêt. Point de tribunal au monde où la critique soit plus commune, plus sévère et ordinairement plus juste. Rien n’y paraît qui n’ait mille censeurs. Combien de pièces rejetées par les comédiens, ou sifflées par le parterre ? Que de parodies, d’extraits, de brochures satiriques ! A l’entendre, tout est plein de fautes. Que sont les préfaces de Corneille, de Racine, de Molière, que des apologies, où l’auteur à genoux demande grâce au public, et se déchaîne contre les jaloux, qui malheureusement ne disent que trop vrai, et ne font pas mieux. A voir ces écrivains se déchirer les uns les autres, on peut dire, comme de Pétrin et de Colasse :
Apollon, toujours équitable,Prétend qu’ils ont raison tous deux.
Que n’a-t-on pas écrit contre Le Cyd ? L’Académie en corps y remarqua plus de deux cents fautes, et n’avait pas tort. Phèdre essuya les plus rudes assauts ; Esther si brillante à Saint-Cyr est tombée à l’hôtel. Athalie aujourd’hui si vantée, a été vingt ans méprisée. La critique de l’Ecole des femmes a fourni matière à une comédie ; ce serait une histoire amusante, que le détail des querelles théâtrales. Si quelque pièce se soutient, malgré l’orage, que le nombre en est petit. Presque tout se brise, et mérite de se briser à l’écueil de la critique :
Apparent rari nantes in gurgite vasto.
De sorte qu’au jugement même de leurs adorateurs, Melpomène et Thalie ne sont que des misérables couvertes de haillons, qui ont un habit pour les jours de fête, en ore n’est-ce qu’un habit d’arlequin, composé de pièces rapportées, où l’on trouve un morceau d’étoffe de prix, quelque joli compartiment, ou quelque couture bien liée.
Démontrons ces vérités par l’analyse. Il faut quatre choses à l’homme de lettres : étendue de connaissances, justesse de vues, élévation des sentiments, noblesse du style. Trouver et produire, c’est le génie ; choisir et bien saisir, c’est l’esprit ; élever et ennoblir, c’est l’âme ; peindre et faire goûter, c’est la diction. Or, le théâtre borne le génie, affaiblit l’âme, rend l’esprit faux, le style bas. Est-ce donc une bonne école ?
1° La force et l’étendue du génie se développent dans la multitude, la variété, la profondeur des idées. Les sciences lui découvrent un champ immense. Les questions de théologie, de démonstration, de mathématique, les merveilles de la nature, la profondeur de la politique, de la jurisprudence sont inépuisables. Tout est borné dans le dramatique ; il n’a que trois objets, les vices des grands, les ridicules des petits, les amusements du plaisir. Ce ne sont même ni tous les vices, ni tous les défauts, ni tous les agréments. La tragédie n’expose que l’ambition, l’orgueil, l’emportement, les amours des grands. Leurs petitesses, leurs débauches, intempérance, mollesse, seraient-elles souffertes sur la scène tragique ? la comédie ne saisit que les ridicules réjouissants ; combien de misères dans le peuple, qu’elle n’oserait nommer sans se rendre dégoûtante. Changez les noms ; ajoutez quelque circonstance, distribuez différemment les rôles, nuancez les caractères, vous ferez vingt pièces de la même étoffe. Nommez dans le pastoral les ruisseaux, les oiseaux, les troupeaux, les prairies, les nymphes, tout est dit. Dans la danse, figurez, entrelassez des sauts, des pas à droite ou à gauche, tout est fait. Ce n’est même que dans le goût national ; tout le reste est ennuyeux. Qui s’embarrasse de la mythologie du Mexique, des amours des nègres, des troupeaux, des hameaux, des bergers des Indes, des fleurs, du rocou, des topinambours. Ce cercle étroit où l’on s’emprisonne, ouvre-t-il une carrière au génie. Je ne parle même que des grandes pièces. Les farces, les divertissements, les pièces d’un ou deux actes, ne sont que des aventures de guinguette, des sottises dialoguées, où tout rampe : quel essor peut-on s’y donner ?
La plupart des dramatiques ne sont que des plagiaires, des traducteurs, des copistes des autres et d’eux-mêmes. Les pièces espagnoles, italiennes, anglaises, sont naturalisées en France ; c’est le même sujet, tourné et, retourné sous des noms différents. Au théâtre, plus qu’ailleurs, tout est dit depuis longtemps. Partout même dénoûment, un mariage ; même intrigue, une passion traversée, conduite par un fourbe ; mêmes personnages, amoureux, confidents, jaloux, valets, servantes. Le hasard fait naître quelque incident qui avance ou recule le succès. C’est le même canevas ; quelques traits différents dans ces portraits, même cadre : c’est une brodeuse qui trace la même fleur en diverses couleurs, diverses situations, avec du fil ou de la soie.
Molière lui-même, si vanté, n’est pas plus inventeur que les autres. L’abbé de Longuerue,
ce savant célèbre, souvent singulier, trop souvent véridique, dit
Longuerue ana
, pag. 156 : Molière avouait que Scaron avait
plus de jeu que lui. La comédie du Fâcheux n’est qu’un amas de traits du même caractère,
mais sans conduite (une pièce à tiroir). Il en dit de même du Misanthrope, ce qui est vrai. L’intrigue de cette pièce fameuse est fort peu de
chose. Je n’ai garde d’approuver le burlesque de Scarron, si justement condamné par
Boileau, ni de souscrire à toutes les idées de l’abbé de Longuerue ; mais, comparant génie
à génie, Molière se rendait justice, Scaron est plus fécond, plus varié, plus plaisant ;
il y a plus d’invention dans le roman comique, comme dans l’Arioste et
dans Dom Quichotte, que dans le théâtre de Molière. Corneille a aussi
plus de variété dans les plans, les caractères, les contrastes. Molière a le talent de
peindre en détail les ridicules, il sait copier et contrefaire, il prend naturellement le
ton, les allures, les manières de ses personnages. Il est singe ; mais ce n’est pas un
peintre en grand, ni même un Calot qui crée et diversifie à l’infini ses
grotesques. Il n’est ni orateur ni poëte, il versifie assez mal, et la plupart de ses
pièces sont en prose. Il a traité quantité de sujets. Ce n’est qu’une abondance stérile.
Il se copie par tout lui-même, tout est jeté dans le même moule. C’est du bronze, du
plâtre, de l’acier, toujours même statue. On a reproché cette stérilité à Térence. Le
comique français, supérieur par la finesse des plaisanteries, inférieur par la pureté du
style, n’a pas plus de fécondité que le romain. Je ne parle pas des innombrables
bouffonneries qui font grimacer les figures, et font de lui un tabarin ; il en convenait,
et s’excusait sur ce qu’il fallait, pour gagner de l’argent, attirer le peuple et
s’accommoder au goût des halles. Des motifs si bas et des moyens si méprisables font-ils
de Molière un oracle ?
2° Elévation des sentiments. S’il en est des modèles au théâtre, ce ne peut être que dans le haut tragique. La comédie est toute bourgeoise. S’il en est dans quelque auteur, c’est dans Corneille, à qui les premiers accès de l’enthousiasme prodiguèrent le nom de grand. Les autres tragiques qui se font un devoir de l’adorer et une gloire de l’imiter, oseraient-ils crier à l’injustice pour eux-mêmes, si on fait voir qu’on ne prend à son école qu’un faux goût de sublime, qu’il égare plus qu’il n’instruit ? Je conviens qu’il y a cinq ou six pièces dans Corneille, et dans chacune cinq ou six scènes vraiment sublimes. Mais ce peu de vraies beautés est éclipsé par des verbiages, des déclamations, des plaidoyers, des fadeurs sans nombre. Sait-on seulement le nom de ses autres pièces ? sur cinquante mille vers qu’il a donnés au théâtre, je doute qu’on en trouve cinq cents à l’épreuve d’une juste critique.
Corneille n’a point laissé de postérité. Les élèves de Melpomène n’ont guère d’enfants légitimes que leurs ouvrages, qui même souvent appartiennent à plus d’un père. Il avait un frère poëte comme lui, mais qui composa en des genres plus utiles des ouvrages de tout un autre prix, quoique moins célèbres. Il en reste une fille à qui les comédiens ont donné part dans la représentation des pièces de son oncle. Après avoir demeuré dans un couvent, elle est allée trouver Voltaire dans son château des Délices. (Fréron, let. 6 du 10 septembre 1700.) Le voyage est long, il y a loin d’une Ursuline, d’une Visitandine à l’auteur de l’Epître à Uranie.Dans son séjour à Paris, elle fit la conquête d’un jeune poëte qui, extasié des tragédies de l’oncle et des charmes de la nièce, se monta sur le ton tragique et fit imprimer plusieurs pièces adressées à Voltaire, pour le prier d’être le mentor de tous les deux. Rien n’est plus plaisant que les idées, sur le nom de Corneille, d’un écrivain qui l’a étudié et tâche de l’imiter avec tout le feu de l’amour. Après avoir dit cent fois qu’il adore sa maîtresse, jargon trivial qu’il n’y a aucun esprit à répéter, et qui n’a que de la fadeur s’il ne signifie rien, ou de l’indécence s’il signifie quelque chose. Il ajoute en parlant de l’oncle :
Si les dieux le pesaient dans leur balance d’or,Dussent-ils opposer l’empire et la victoire,Ce nom chargé de gloireEntraînerait les dieux et l’avenir encor.
Au reste, personne n’est digne d’épouser une nièce de Corneille.
Ce n’est pas aux mortelsD’envier cet honneur à la divinité.Vulgaire couronné !Tous les monarques mêmeSeraient trop au-dessus de cet honneur suprême.
Voltaire est le dieu à qui seul appartient cette gloire. Il n’en a pourtant pas profité.
Sans s’embarrasser de la balance d’or qui entraîne les dieux et l’avenir, il l’a mariée à
un homme du pays qui n’est point du vulgaire couronné, déclaré indigne d’elle, mais du
vulgaire non couronné, qui lui est mieux assorti, quand l’auteur amant remerciait son
protecteur de sa générosité, qu’il ne pensait pas devoir tomber sur un autre.
Vous avez fait
, dit-il,
plus que les rois, ces illustres ingrats, vous leur apprenez les droits et
les devoirs du génie.
Que de sottises fait dire et faire ce grand
Corneille ! Croirait-on que ce même Voltaire vient de donner une édition de ce poëte au
profit de cette nièce qui vit sous ses aîles, avec des notes critiques, où il épluche
chaque pièce, chaque scène, chaque vers avec tant d’exactitude et malheureusement tant de
justesse qu’il ne reste
pas trente pages de bon du grand
Corneille.
Fréron (let. 8 ibid.) fait une remarque que l’abbé Dubois et d’autres
avaient faite avant lui. La poésie et surtout le théâtre prend toujours la teinte des
passions régnantes. Républicain, galant, irréligieux comme la mode. Marmontel dans son
apologie, dit que c’est un bien d’
entretenir et de renforcer les
faiblesses nationales
. En conséquence, il trouve fort bon qu’on fasse
l’éloge du duel. Ces maladies épidémiques échauffent la cervelle, exaltent le sang des
auteurs, font la fécondité et la vivacité du génie, et l’ivresse de l’admiration publique.
Au commencement du dernier siècle les guerres civiles avaient tourné l’esprit français du
côté de la politique. Il fermentait dans le sang un levain séditieux, chaque bourgeois se
croyait un citoyen romain, un César. On se calma, on donna dans la galanterie ; Corneille
ne se garantit pas de la contagion, mais il en fut la dupe.
Nous
n’avons presque point de tragédie
, dit Rousseau
(let. 16),
qui ne soit gâtée par l’amour. Corneille fit bien pis. Au lieu d’exprimer
le caractère de l’amour, il ne peignit que son propre caractère.
Il ne
fait des amants que des avocats, pour ou contre, des sophistes et des politiques. On voit
des tirades de deux cents vers qui ne sont que des déclamations très-ennuyeuses ; on ne
ferait pas au collége des amplifications de cette longueur. Racine suivit son penchant et
prêta les charmes de sa plume à l’amour. Les jeunes gens élevés dans une mollesse, que ne
connaissaient point leurs pères, le goûtèrent plus que Corneille, dont la rudesse les
effarouchait. L’amour devint la passion à la mode, son empire s’établit sur le théâtre,
c’est la seule à laquelle on peut se livrer dans un gouvernement monarchique où les
passions violentes sont réprimées et où l’on ne s’embarrasse pas de la galanterie, elle
nous dédommage
, dit Fréron,
de cette contrainte et remplit notre cœur
. Il n’avait pas sans
doute, appris ce beau dédommagement dans la célèbre société qu’il quitta. Que disons-nous
de plus pour faire redouter le théâtre ? Il est d’autant plus à craindre dans les
monarchies, que les autres passions forcément endormies, laissent un plus libre cours à
celle-ci. Le génie et les succès de Corneille bien appréciés, ne sont donc que le ton sur
lequel les guerres civiles avaient monté la nation. Il n’y avait plus que le coup d’archet
à donner. Le levain qui fermentait dans les veines du poëte, donnait à son imagination le
plus grand ressort, et lui assurait les suffrages des esprits, à l’unisson desquels il
chantait. Aussi, la plupart de ces belles choses, alors si admirées, ne sont plus goûtées.
On joue rarement ses pièces, et les portiers n’y sont plus étouffés. Je suis persuadé que
ses vers appris par cœur entretenaient l’esprit de la Fronde et attisaient le feu de la
révolte.
Le sublime de Corneille consiste dans la comparaison des hommes avec les dieux et des particuliers avec les princes, et dans le mépris de la vie ; c’est-à-dire dans le blasphème, l’insolence et la fureur. Que l’homme ose se mesurer avec son Dieu et le sujet avec son roi, l’accuse, le condamne, le brave ; que dans la colère on donne la mort à ses semblables, on se la donne à soi-même, l’audace extravagante de ces idées qui renversent tout ce qu’inspire la religion, les lois et la nature, frappe, étonne, effraye, saisit d’horreur. L’impression révoltante qu’elles font s’appelle du sublime. On a beau les enchasser dans des vers harmonieux et des mots sonores, la dégradation de la majesté divine, l’avilissement de la majesté royale, la rage du suicide loin d’être grandeur d’âme, ne sont qu’un délire ; tout est plein de ces radotages. Amphitryon et Jupiter se disputent ensemble. Mercure lutte avec Sophie, Atis se refuse à Cybèle, Mars se bat avec Diomède. Peut-on être assez aveugle pour ne pas sentir l’absurdité de ces comparaisons ? Si on adore ces dieux, c’est un blasphème ; si on les méprise, c’est une puérilité. On doit frémir de l’impiété ou rougir du parallèle. C’est, dit-on, un païen qui parle, il ne parle donc pas en païen, il combat sa créance. S’il se croit égal à son Dieu, ce n’est plus un Dieu, le prétendu merveilleux de son audace s’évanouit, il détruit son propre sublime. C’est Dom Quichote qui se bat contre des moulins à vent. S’il les croit des dieux, c’est un Mézence que la foudre doit écraser. Quel goût plus faux que d’admirer des attentats dignes des plus grands supplices ou des fanfaronades qui font pitié. Les peintres et les poëtes ont droit d’inventer, je l’avoue, mais il n’est pas permis de choquer la vraisemblance et le costume, encore moins de dégrader la Divinité :
Sed non ut placidis coeant immitia ; non utSerpentes aribus geminentur, tigribus agni.Oui je jure des dieux la majesté suprême,Et pour dire encor plus, je jure par vous-même,
dit Cornélie aux cendres de Pompée. Mettre des cendres au-dessus de la majesté suprême du Dieu qu’on adore ! quel nom donner à ces folies ? Ce poëte n’a pas même l’honneur de l’invention de ce prétendu sublime. Théophile avait dit avant lui dans la tragédie de Pirame et de Thisbé :
Je jure par tes yeuxSerment qui m’est plus cher que de jurer les dieux.
Encore, ces folies sont-elles plus tolérables dans la bouche d’un amant que dans celle d’une héroïne. Cette pensée est tournée et retournée douze fois dans la tragédie de Pompée, et mille fois dans le théâtre de Corneille. Ce fou qui se disait le Père éternel, la taille gigantesque de Poliphème dans la fable, de Gargantua dans Rabelais, le sculpteur qui voulait faire du mont Athos une statue d’Alexandre, lui mettre une ville dans une main et un fleuve dans l’autre, étaient donc sublimes ? Ces idées étaient moins insensées. L’homme sera plutôt égal à une montagne qu’il n’approchera de la Divinité.
Ce n’est que la répétition de
l’extravagance de l’ange :
Ascendam et similis ero Altissimo.
(Isai., XIV, 14.) On enchérit même ; Lucifer n’aspirait qu’à ressembler au
Très-Haut, le poëte plus audacieux met l’homme au-dessus. Les blasphèmes de Pharaon, de
Senachérib, de Nabuchodonosor, d’Holopherne sont donc du sublime, et des scènes, qui sont
un tissu d’horreurs, seront des chefs-d’œuvre. Il faut penser comme l’Ange des ténèbres,
pour goûter de pareilles beautés. Milton les sème à chaque pas dans son Paradis perdu, et il faut avouer que pour la force et la variété de ces
expressions diaboliques, l’Anglais ferait la leçon au Français. Il n’est donc rien de plus
sublime que le langage des damnés, assurément les malédictions qu’ils vomissent sont
supérieures à l’énergie de Corneille et de Milton. Marmontel, dans l’apologie du théâtre,
ose dire,
Milton est sublime dans les blasphèmes de
Satan
. Sublimité des forfaits ! quel langage ! quelle doctrine ! A ce prix
Cartouche faisait des vols sublimes. Néron était sublime dans la cruauté. Messaline avait
le sublime de la débauche. Judas le sublime de la trahison. Le sublime est un éloge, il
peint une vraie grandeur, et ne peut appartenir qu’à Dieu, et à la vertu qui en est
l’image. Le comble du désordre n’est pas sublime, il est horrible. Toute cette enflure
n’est que faiblesse de génie. On ne sait pas trouver de vraies beautés, on se pare de faux
brillants. On croit être grand en se guindant sur des échasses, et faisant mine
d’escalader les cieux comme les Titans.
Le P. Bouhours (Manière de bien penser, dial. 1), condamne avec raison le fameux vers de Lucain,
Victrix causa diis placuit, ced victa Catoni.
heureusement traduit par Brebœuf :
Les dieux servent César, mais Caton suit Pompée.
Cette pensée est impie et fausse. Ce n’est qu’un sublime apparent, un faux sublime ;
c’est-à-dire nul. L’impiété est détestable, le faux n’est rien. Impie : elle représente
les dieux injustes, pour avoir vu avec complaisance les succès de César, elle met l’homme
de pair avec eux, et au-dessus d’eux, en justifiant Pompée, qu’ils abandonnent par le
jugement de Caton, qui lui demeure attaché, suffrage qui vaut bien le leur. Un parallèle
si méprisant offenserait un particulier. Faux, par rapport à Caton, qui était pieux dans
sa religion, à qui on ne peut supposer des sentiments irréligieux, sans combattre l’idée
qu’a de lui tout le monde, et affaiblir l’autorité qu’on lui attribue dont on a besoin,
pour donner du poids à la comparaison. Rabaisser la Divinité, c’est détruire la grandeur
même de Caton, et la beauté de sa pensée. Si les dieux ne sont que ses égaux, ce combat
n’a rien de bien merveilleux, s’ils sont supérieurs, il est un crime, et tous ces grands
mots se réduisent en fumée. Rien n’est beau que le vrai, et le vrai sublime est une idée
vive et profonde de la Divinité. Dieu seul est grand, rien n’est sublime que ce qui le
représente.
L’homme n’est grand qu’autant qu’il l’imite et
lui est soumis. La grandeur de Dieu fait celle de l’homme, en voulant contraster avec elle
l’homme ne s’élève pas, il s’aveugle, se dégrade, mérite la raillerie que Dieu fit d’Adam
après son péché :
Ecce Adam factus est quasi unus ex
nobis.
(Gen., III, 22.)
Quoi, dira-t-on, ne pas respecter les dieux du théâtre ! douter du sublime de leurs pensées ! C’est une impiété littéraire. Il faut avoir une provision bien abondante de respect pour en accorder à des poëtes dramatiques. Mais, à la bonne heure, ma franchise sera une beauté, un blasphème sublime, un attentat héroïque. Corneille s’offensera-t-il d’être traité comme il traite les dieux ? Nous ne blasphémons qu’à son exemple. Est-il plus grand que Jupiter ne l’a été dans les idées des Romains qu’il fait parler. L’idolâtrie et le fanatisme de la scène iraient-ils jusqu’à ne connaître des dieux que les poëtes, et contre quels fantômes fait-on donc battre les héros ? Et quelle gloire méritent leurs exploits ?
Le mépris des rois qu’on appelle grandeur romaine, est le style ordinaire du père de la tragédie et de tous ses imitateurs. On ne croirait pas faire parler noblement les personnages s’ils ne foulaient aux pieds la majesté royale.
Que m’offrirait de pis la fortune ennemie ?
dit César, quand on lui offre le trône d’Egypte.
A moi qui tiens le trône égal à l’infamie ?Rome, qui du même œil les donne et les dédaigne,Qui ne voit rien aux rois qu’elle aime ou qu’elle craigne,Et qui verse en nos cœurs avec l’âme et le sang,Et la haine du nom et le mépris du rang.
Qui entend ce galimatias, verser l’âme dans le cœur.Un républicain n’aime pas l’autorité royale ; mais ne méprise pas le rang des rois, il ne serait pas grand, il serait fou. Si ce langage insolent et brutal est du sublime, les halles et les cafés de Londres, du temps de Cromwel, contemporain de Corneille, l’emportaient sur lui. Tous les dramatiques, charmés de trouver cette veine facile de prétendu sublime, se sont applaudis de faire contraster l’homme avec Dieu, le sujet avec le monarque, d’attaquer la religion et l’Etat, le ministre de Dieu et celui du prince. Le tyrannicide est ouvertement loué, conseillé, exigé dans Cinna, pièce célèbre du même auteur, et dans toutes celles où il entre des conjurations, dans Brutus, César, Alzire, Mahomet de Voltaire, Catilina, le Triumvirat de Crébillon, Virginie, Andronic de Campistron, Arie et Petus de madame Barbier, Aristomène, Denys le Tyran de Marmontel, Bajazet, Athalie de Racine. Athalie va jusqu’à présenter comme un acte de religion le massacre de la reine aux yeux de son fils, ordonné par le pontife, exécuté par les prêtres à la porte du temple. Je m’étonne qu’on ose représenter ces pièces. On extrairait aisément des auteurs tragiques un recueil horrible d’assertions sur le régicide orné de la pompe des vers ; mais on a beau parer le visage des Furies et des Gorgones, ce n’est qu’un sublime de scélératesse et la déraison, qui ne mérite que l’indignation des honnêtes gens, loin de leur fournir des modèles.
Enfin les propositions du meurtre et du suicide, si fréquentes sur le théâtre, sont-elles encore du sublime ? Il n’y a point de portefaix et de femmelette qui, dans ses imprécations contre soi-même et contre les autres, ne soit aussi sublime que Corneille. Un des conjurés de César, faisant le portrait de ses complices, disait plaisamment : Que ferons-nous du grand Caton ? Il ne nous servira de rien, il ne saura que mourir.Rien de plus commun sur la scène ; c’est le refrain de tous les amants. Dans leurs passions traversées, toute leur ressource est de mourir ; et pourvu que ce soit avec un regard ou un soupir de leur maîtresse, ils ont dit et fait une merveille.
Trop heureuse en tombant dans la nuit éternelle,Si ma mort t’arrache un soupir !
Le voilà bien payé. Il est beau de perdre la vie pour sa religion et pour sa patrie. L’assassinat et le suicide ne furent jamais que des traits de fureur. Retranchez des tragédies les plus belles ces affreuses beautés qui ne peuvent que gâter l’esprit et le cœur, que reste-t-il de bon ?
Le doucereux Racine est le poëte le plus élégant, et le seul constamment élégant, qui jamais, dit-on, ne se permette de négligence, quoique l’abbé d’Olivet, dans ses Remarques, prétende y avoir trouvé plus de 200 fautes de langage. On trouve dans tous les autres des tours vicieux, des mots surannés ou impropres, des inversions forcées. On lui a fait une sorte de crime de cette élégance continue, qu’on appelle monotonie de perfection, satiété de beauté. On veut quelquefois voir les gens en déshabillé, et non pas affublés jusque dans leur lit de la robe de cérémonie. L’amour fait encore plus de tort à Racine. Il énerve son style, affadit ses grâces, affaiblit son génie, et celui de tous ses élèves ; n’en attendez rien de mâle et de nerveux. L’esprit des amoureux est aussi amolli que leur cœur, leur style aussi blasé que leur corps, la fraîcheur, la couleur de leurs pensées, aussi ternies que leur teint, la physionomie de leurs écrits aussi efféminée que leur visage. Les mœurs influent et se peignent sur toutes les allures. Tout parle de l’abondance du cœur ; c’est le grand mobile qui met tout en jeu. Le vice perce partout, et relâche tous les ressorts de l’âme. Il y a même du ridicule dans la plupart des intrigues des tragédies de Racine : Britannicus, un enfant de quatorze ans, aime Junie, veuve d’un âge plus avancé, coquette décidée, chassée de Rome pour ses incestes, qu’il n’avait peut-être jamais vue. Mithridate, septuagénaire, vaincu par Pompée, ayant perdu son royaume, au moment de se tuer lui-même s’avise d’être rival de son fils, et amoureux de Mohime, une de ses femmes qu’il avait fait mourir, et que Racine ressuscite. Alexandre, aux prises avec Porus, l’ennemi le plus redoutable, voit par hasard une Indienne, en est subitement épris, quitte son camp et ses affaires pour aller mettre sa personne et son royaume à ses pieds. Ces absurdités, parées des charmes de la poésie et de la pompe du spectacle, donnent un goût faux, des idées d’enfant, un langage frivole. C’est un corps nonchalamment bercé dans les bras de la mollesse, nourri de crème et de sucreries, servi dans de la vaisselle d’or : de quel travail utile, de quel noble essor, de quelle action de vigueur est-il capable ?
3° On reproche deux défauts au style du siècle, un goût de colifichet, un ton de familiarité ; on les doit au théâtre. Le principe des beaux-arts, comme l’a remarqué M. Le Batteux, est l’imitation de la belle nature. Tout n’est pas beau dans la nature. Il faut, pour plaire, que le pinceau cherche un bel objet et le rende décemment. Deux choses défigurent cette beauté : la trivialité et la petitesse. La beauté, dans les moindres choses, a de la noblesse et de la décence :
Quid deceat, quid non, quo virtus, quo ferat error.
Un colifichet est une jolie bagatelle. Ce terme, qui a un air de badinage, n’est point déplacé en parlant des comédies. Il s’applique à toute sorte de bijoux dans le moral et le littéraire, aux compliments, minauderies, chansons, épigrammes, portraits, ces petits riens qui amusent un instant. C’est un mérite de papillons qui, avec des ailes agréablement nuancées, voltigent sur des fleurs. Le bon goût est plus noble et plus raisonnable. Jamais ces babioles ne feront passer un nom à la postérité.
C’est là le goût du théâtre : tout y est colifichet. Le théâtre lui-même en est un. Ne vous extasiez pas de ces riches palais, de ces temples superbes, de ces grandes villes que vous croyez voir. Cette magnifique architecture n’est qu’une aune de toile peinte : l’illusion de la perspective en fait tout le prix. Les loges ont beau être dorées, ce sont de petites niches où l’on emprisonne des colifichets vivants. Le prestige de la distribution graduée des ombres et de la lumière est un microscope qui grossit une mouche ; et l’habitude, le préjugé, le goût du plaisir mettent le verre sur vos yeux, vous voyez un éléphant. Les personnages qui peuplent cette région enchantée ne sont, malgré leurs rôles brillants, que de très-petites personnes, non-seulement par la naissance, la fortune, la science, le mérite, la vertu, ils sont au-dessous du rien ; mais même dans l’ordre du théâtre. C’est une poupée qui de la tête aux pieds n’est qu’un amas de colifichets. Dans toutes les pièces de rapport de la parure, le jargon de la toilette ne peint que les plus minces objets. Tout est aussi frivole que la personne qui s’en occupe, la futilité seule peut y attacher un mérite supérieur, et se croire un être d’importance pour avoir un pompon. On rit, du Horace, d’un enfant qui fait des bulles de savon, et court à cheval sur une canne ; la décoration et le jeu de théâtre sont aussi puérils. Une inflexion de voix, un geste, un coup d’œil, quelques pas en cadence, tout cela décomposé, analysé, n’offre que le mérite des marionnettes. Il est vrai qu’on fait mouvoir la marionnette, et que l’acteur se remue ; mais en vérité ces machines sont si copiées l’une sur l’autre, qu’il y aurait de l’injustice à les séparer. Ce goût théâtral influe sur tout, de proche en proche depuis son règne : ameublements, équipages, habits, miniatures, tout s’évanouit en colifichets. La vraie grandeur, la noble élégance sont inconnues. C’est partout une espèce de théâtre et de comédie.
La pièce a quelque chose de plus grand. Le plan, les vers, les pensées sont du ressort de l’esprit et le fruit des talents. Cependant réduit à sa juste valeur, quel est le fond d’une comédie ? Une petite aventure du plus bas étage, qu’on daignerait à peine entendre. A ces traits on ne peut méconnaître tout ce que le Théâtre italien et celui de la Foire, les farces, les pièces à tiroir ; que dis-je ? les œuvres des plus grands ◀maîtres▶ nous présentent. A trois ou quatre pièces près, qu’est-ce que le théâtre de Molière ? Une boutique de bijoutier, c’est une scène, un portrait, un bon mot, ou plutôt une galerie de grotesques, qui étale des magots. Le souffle contagieux du théâtre a infecté la littérature par le goût de colifichet, et on a fait un mérite. Mérite facile : une saillie, une pensée, une rime y suffisent. Un peu de vivacité le fait subitement éclore. Une vanité paresseuse est intéressée de le faire valoir : elle n’en a point d’autre, ni ne veut en acquérir. Un grand ouvrage demande de temps et de l’étude.
Quem non multa dies, et multa litura coercuit.
On veut des applaudissements à moins de frais. Historiettes, romans, chansons, parodies, voilà ce qu’on doit à la scène. Massillon, Pascal, Malebranche, Cochin, Fénelon, eussent-ils mis au jour des chefs-d’œuvre, s’ils se fussent laissé entraîner au tourbillon des bagatelles ?
On peut exprimer les pensées par les gestes, c’est le style et l’éloquence du corps ; et par les paroles, c’est le style et l’éloquence de l’esprit. On vit cette double éloquence d’une manière frappante dans le défi singulier que se donnaient Cicéron et Roscius, l’un le plus grand orateur, l’autre le plus habile comédien qui peut-être aient jamais paru, à qui des deux serait le plus fécond, le plus varié, le plus énergique à rendre la même pensée par les gestes ou par les paroles ; l’acteur ne fut pas moins inépuisable que l’orateur. De là ces pièces muettes, où les pantomimes se parlaient si bien par leurs gestes que sans dire un mot ils jouaient des pièces entières. Un roi d’Orient les ayant vus jouer, demanda à Néron quelqu’un de ces comédiens ; j’ai dans mes États, disait-il, des peuples qui parlent diverses langues ; j’ai bien de la peine de leur faire connaître mes volontés par des truchements. Le langage de ceux-ci se fait entendre partout. Roscius avait fait un traité du geste qui s’est perdu ; Quintilien en parle avec éloge. Il en a vraisemblablement profité dans le dixième livre de ses Institutions, où il traite au long cette matière. Sanlec que, dans son poëme du Geste, Dinouard dans son livre sur l’Eloquence du corps, ont tâché de le remplacer. Nous n’avons pas les pièces de comparaison pour juger du succès, mais je dis que l’éloquence du corps, ainsi que celle de l’esprit, au lieu de s’apprendre au théâtre, ne peut que s’y gâter.
Je ne parle que d’après les plus grands ◀maîtres▶, qui d’une voix unanime condamnent dans
tous les orateurs, dans tous les genres, et même dans la société, la prononciation du
théâtre :
Nimia in oratore reprehendenda imitation quœ mimica non
oratoria. Nolo venustatem conspicuam in gestu nec videamur histriones,
dit Cicéron. (De orator. l. 1, 2 ; Adherem. l. III,
n. 34.) Quintilien tient le même langage (l. I, c. 11) :
Nec gestus
nec motus a comœdiis petendus ; plurimum absit orator a scortico.
Aulugelle rapporte que tout le monde se moquait d’Hortensius, rival de Cicéron, et l’un
des plus grands orateurs, parce qu’il imitait les airs du théâtre. C’est une comédienne,
disait-on, gesticularia Dionysia.Le public n’épargne pas plus les
prédicateurs qui donnent dans ce travers : c’est un comédien, dit-on ; ce mot dit tout ;
il réunit tant de folies et de désordres, que d’un coup de pinceau il livre au mépris et
au ridicule tout ce qu’il caractérise ; les amateurs du théâtre le disent comme les
autres. Les comédiens eux-mêmes en sentent si bien la vérité, que les plus estimés, comme
le fameux Baron, s’éloignent le plus possible du ton de la scène pour revenir au naturel.
Bien loin donc d’y apprendre la bonne prononciation, c’est au contraire sa prononciation
qu’il faut éviter. Rollin, Traité des études, tom. IV, l. III, comdamne
absolument jusqu’aux pièces de collége, non seulement pour les mœurs, mais pour
l’instruction.
Il y a
, dit-il,
une grande différence, et même de l’opposition entre la prononciation et le
style du théâtre à celui des orateurs. Pourquoi donc exercer les jeunes gens dans des
façons de parler qu’il leur faudra nécessairement éviter quand ils parleront en
public ? Qu’a de commun
, dit le marquis d’Argens (Lettres Juives, tom. I let. 193),
le désespoir d’Hermione avec la jurisprudence, et les fureurs d’Oreste avec
l’Evangile ? Grandval en chaire serait-il persuasif, débitant l’éloge de saint
Augustin comme celui de Zaïre ; et la Gaussin, en robe de palais, plaignant sa patrie,
comme Andromaque pleure son fils ?
En effet, il faut au théâtre passer
les bornes de la nature, changer les portraits, outrer les passions, forcer sa voix, parce
que tout étant vu dans le lointain, il faut par une sorte de perspective que tout soit
au-dessus de la grandeur naturelle, pour arriver à l’œil du spectateur dans son point de
vue. Les anciens chaussaient le cothurne pour se hausser, prenaient un masque pour
renforcer la voix et grossir les traits, déployaient des
paniers et une étoffe immense pour agrandir le volume des habits. L’acteur doit
s’échauffer, se fatiguer et se défigurer. Les gestes sont l’habit des pensées. Le bon goût
s’habille-t-il en actrice, rend-il tout gigantesque ? Un peintre qui ne ferait que des
figures colossales serait un médiocre artiste.
Il est sans doute très-possible que, dans le nombre de prédicateurs et d’avocats qui ont paru dans le monde, quelqu’un ait été assez peu sage pour copier ces modèles. Il a mal connu l’esprit et les devoirs de son état et il a dû aller bien secrètement à l’école, et en déguiser bien adroitement les leçons, s’il a fait quelque cas de sa réputation ; la seule idée que ses talents étaient l’ouvrage des comédiens l’eût décrédité sans retour. On eût dit de lui comme Boileau :
Et dont les Cicérons se font chez Pé-Fournier.
Jamais un apôtre, jamais un Père de l’Eglise n’alla chercher le Saint-Esprit au théâtre.
4° L’une des plus belles qualités du style, même le plus simple, c’est la noblesse et la décence : Oratio sit morata, dit Aristote. (Rhetoric.) Un écrivain parle au public, il doit le respecter ; il se peint dans son ouvrage, il a intérêt de se respecter lui-même. Il se montre avec une sorte d’appareil, doit-il paraître avec des haillons ? Si ses habits ne sont pas magnifiques, ce qui ne convient pas à tous les états, qu’ils soient du moins propres et décents, et qu’il ne se familiarise pas. La familiarité est une liberté d’agir et de parler, qui, sans égard à la subordination et aux bienséances, le met sans façon au niveau de tout. Ce défaut peut venir d’un fond d’orgueil. Dans la religion, c’est la folie des esprits forts ; dans les sciences, la vanité des demi-savants ; dans la société, la hauteur et l’indépendance. Une mauvaise éducation laisse ignorer les lois de la décence, la paresse néglige de les observer, la dureté du caractère s’y refuse on ne sait pas s’y assujettir. Toutes ces espèces de familiarité que prennent au théâtre les personnes les plus polies, regardent les mœurs, elles ne sont pas de notre objet ; je n’envisage que la familiarité du style, elle est un vrai défaut, elle s’écarte de l’ordre. Ce désordre n’est pas l’obscénité. L’obscénité sans doute est grossièrement familière, mais tout ce qui est familier n’est pas obscène. Les personnes les plus réservées sur l’impureté peuvent s’émanciper sur tout le reste. Ce n’est pas un vice de langage. On peut être respectueux sans savoir sa langue et manquer élégamment de respect. Le burlesque, que Scarron mit en vogue, et qui tomba avec lui, passe les bornes de la familiarité : c’est le jargon des halles. Le théâtre, pendant un siècle, n’eut pas d’autre langage et n’en est pas encore bien purgé, toutes les farces en sont remplies. On peut être familier sans burlesque et même très-sérieusement. Le naturel, la naïveté même qui déclare ses sentiments sans art et sans détour, peut être respectueuse. Le mensonge manque plutôt au respect aussi bien qu’à la droiture.
Le style aisé et cavalier, le ton de suffisance et de supériorité qu’on voudrait travestir en agrément et en mérite, et qui nuit à la littérature autant qu’à la vertu, regarde les choses ou les personnes. La familiarité avec les choses est cette liberté de parler et d’écrire, sans se mettre en peine si par son obscurité, sa profondeur, son élévation, la matière est au-dessus de notre portée. A voir cet homme traiter légèrement de tout, d’un air tranchant et décisif, on le prendrait pour un grand ◀maître▶ à qui toutes les sciences sont familières. La liberté d’agir avec les gens sans se gêner sur ce qu’on leur doit, s’appelle familiarité avec les personnes ; elle détruit l’estime, la subordination, presque toujours la paix. Cette vérité est devenue un proverbe : Familiarité engendre mépris.
Le théâtre est une république où tous les citoyens sont égaux, tous de la lie du peuple, du même métier, de la même troupe. Plus confondus encore par le vice, la jalousie, le mépris mutuel, l’étiquette du respect est entre eux fort bornée. Ce n’est pas la qualité du rôle, c’est la manière de le jouer qui distingue. La soubrette vaut souvent mieux que le prince. Dans leurs maisons, leurs foyers, leurs parties de plaisirs, ce n’est plus familiarité, c’est dissolution et débauche. Ceux qui les fréquentent, ne prennent pas moins leur ton de privauté que leur goût de libertinage. Tout ce joli monde, qui se mêle avec les acteurs, déclame, chante, danse, jette des fleurs sur la toilette des actrices, fait-il l’apprentissage de la politesse ? La décence serait pour lui trop bourgeoise. Les procédés du parterre ne sont pas plus respectueux. J’en appelle à ces impitoyables sifflets, à ces éclats de rire, à ces cruelles critiques. Que sentira-t-on, si on ne sent pas un si grand avilissement.
Un clerc pour quinze sols, sans craindre le holà,Peut aller au parterre attaquer Attila.Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,Traiter de Visigoths tous les vers de Corneille.
L’artisan, à côté du seigneur, juge aussi bien que lui l’acteur et la pièce. Tout ce qui se livre à la merci du public se met sur la même ligne ; rien ne rapproche plus que le plaisir du vice. Un intérêt commun assure une entière liberté. La modestie de la vertu est trop gênante pour ne pas en empoisonner la douceur. Le théâtre, qui réunit tous les plaisirs vicieux, brise nécessairement tous les liens et confond tous les rangs.
Que respecte la scène ? Princes, ministres, magistrats, savants, tout est cité à son tribunal : qui peut se soustraire à ses arrêts souverains ? Point de tragédie où quelques acteurs ne parlent des rois, des grands de l’Etat sur un ton à se faire mettre à la Bastille, s’il tenait dans le monde le même propos. Point de comédie où on ne prenne la même licence contre son père, son ◀maître▶, son mari. On distingue aisément à la liberté de leurs discours, ceux qui fréquentent les spectacles. Il n’y a point de sage gouverneur qui laissât tenir à ses élèves ou leur permît d’entendre de pareil entretien, et je ne puis comprendre qu’on laisse aller les jeunes gens à la comédie quand on a quelque soin de leur éducation. Mais, dit-on, c’est un personnage subalterne qui s’émancipe. Cela n’arrive jamais dans la tragédie où les rebelles jouent les plus grands rôles, ni toujours dans la comédie, où les amis et les parents donnent de mauvais conseils. La familiarité des subalternes n’est que plus répréhensible. Mais ils disent vrai : le prince, le père, le mari ont tort. Cela n’est pas toujours, car on déchire souvent un bon prince, un père sage, un mari fidèle dont tout le crime est de s’opposer à une folle passion. Eussent-ils tort, convient-il de parler insolemment de ses ◀maîtres▶, lors même qu’ils ont tort ? Quel modèle à mettre sous les yeux de la jeunesse ? Mais ces rôles sont nécessaires dans la pièce. Il est vrai, et voilà le désordre du genre dramatique : il impose la nécessité de composer et de jouer des rôles vicieux qu’on ne peut trop ensevelir dans les ténèbres. C’est le comble de l’aveuglement d’imaginer que la nécessité de présenter le crime, qui devrait faire condamner la scène, puisse jamais lui servir d’excuse. Mais le vice est puni à la fin de la pièce. Il ne l’est pas toujours, il l’est rarement dans le comique. Du moins le vice de l’insolence du discours ne l’est jamais. Il y est même ordinairement applaudi. Serait-ce un bien dans la société de voir manœuvrer des voleurs, parce qu’il y a des gibets ?
On parle de tout au théâtre sans ménagement. Religion, politique, droit public et intérêt
des princes, histoire, morale, philosophie, tout est de son ressort. Jamais université
avec ses quatre facultés n’embrassa tant d’objets. Jamais on n’y discourut avec tant de
hardiesse ; la sage circonspection qui ne prononce qu’avec connaissance y serait tournée
en ridicule. Apprend-on quelque chose quand on croit tout savoir, et sait-on quelque chose
quand on ne le sait qu’en comédien ? Tel est l’esprit du théâtre : on ne s’y propose que
de se réjouir par des ridicules. Outre les inconvénients innombrables pour les mœurs,
cette plaisanterie médisante et habituelle monte l’esprit sur le ton de la licence.
L’enjouement est naturellement familier, et la médisance méprisante. On n’y connaît ni la
sage timidité qui arrête, ni la modeste retenue qui s’observe. Que sera-ce d’un art qui,
par principe, se moque de tout et ne s’étudie qu’à se réjouir aux dépens de tout le
monde ? C’est une fièvre continue, un état de démence. Le délire enseigne-t-il des
règles ? Cette liberté de répandre sur tout le vernis du ridicule, s’allie-t-elle avec les
sentiments que l’intérêt de la société demande que nous conservions les uns pour les
autres ? Se croit-on bien obligé d’aimer et de respecter ce
qu’on se croit en droit de ridiculiser ? Il est si difficile de séparer les droits de la
place des défauts de la personne ! Sera-t-il possible dans une région frivole, où les
nuages de la dérision enveloppent et défigurent tous les objets, de ne pas franchir ces
faibles barrières ? Voyez une troupe de faunes et de satyres qui, le masque à la main,
passe la vie à danser, rire, chanter, se moquer de tout : voilà le théâtre ; nos acteurs
et nos actrices valent bien les satyres de la fable. Il semble que le prophète Isaïe l’ait
prédit :
Pilosi saltabunt et syrenes cantabunt in delubro
voluptatis.
(Isa., XIII, 21.).
Mais les prédicateurs font des portraits dans le goût de la comédie ; ils ont tort. C’est un nouveau grief contre elle, d’avoir porté jusqu’à la chaire son haleine empestée. C’est un crime au ministre des autels de fréquenter, d’étudier, de copier le théâtre : heureusement ce désordre est rare et tout le monde le condamne. Bourdaloue sur la scène, Molière en chaire, révolteraient également. Ces deux genres sont essentiellement différents ; la chaire se dégraderait par les traits familiers d’une scène comique ; elle ne combat que les vices, jamais les ridicules, et c’est au ridicule que la scène s’attache. Le prédicateur instruit et corrige, le comédien amuse et corrompt. L’un peint en grand sur les principes de la religion : il n’a personne en vue : si quelqu’un se trouve dans ce portrait comme cela peut et doit être, puisqu’il attaque tous les péchés, c’est à lui à se faire justice et à se convertir. Le théâtre peint en petit, en colifichet, en grotesque. L’orateur chrétien parle avec autorité de la part de Dieu et pour sa gloire ; le devoir et la vertu forment son auditoire, la modestie et le silence y règnent. L’acteur ne tient sa mission que de la dissolution et de la malignité ; elles peuplent son parterre, se font entendre dans la pièce et lui applaudissent à mesure qu’il les sert mieux. Les remontrances d’un père à ses enfants, d’un ◀maître▶ à ses élèves, d’un pasteur à ses brebis, sont-elles des médisances ? Les sarcasmes, les équivoques, les licences, les impiétés d’un libertin sont-ils des instructions ? Quelle maladroite apologie ! excuser le théâtre, parce qu’il est assez contagieux pour répandre ses vices ! Applaudissez donc aux succès d’une courtisane. La comédie, dit-on, corrige les mœurs par le ridicule, castigat ridende mores.Qui a fait d’elle cet éloge ? ce ne sont pas les saints Pères. C’est l’arlequin Dominique, qui fit graver ces paroles sur le portail de l’hôtel de la Comédie, et qu’on a l’imbécillité de prendre pour un axiome reçu. Le panégyrique qu’Arlequin fait de son métier est assurément du plus petit poids.
De là est venue la littérature à la mode : on n’écrit, on ne pense qu’en comédien. On lit ? Eh quoi ! des brochures. Sur quel ton ? du badinage. Sous quels guides ? l’ignorance et le vice. De quel air ? de la présomption. De quel goût ? de la frivolité. Avec quel fruit ? la licence. Jamais on n’a tant et si peu écrit et si bien et si mal. Tant, à compter les feuilles d’impression ; si peu, à peser la solidité des ouvrages : si bien, si on ne cherche qu’à s’amuser ; si mal, si on désire de s’instruire. Le théâtre est le modèle, l’école, l’arbitre souverain de l’empire des lettres. Tous ces petits livrets ne sont que des comédies et la plupart des farces. Le théâtre et la littérature sont à l’unisson. Avant le règne brillant de la scène, le style était grave, sensé, sage, modeste. Thalie a répandu sur tout un vernis de comique. Les auteurs sont devenus comédiens. Leur style chante, danse. Leur plume fait des cabrioles et des entrechats, leurs phrases forment des ariettes et des gavottes. Quelles obligations n’a-t-on pas à la troupe des comédiens, de cette brillante révolution dans la république des lettres ? Aussi les stupides écrivains qui ne respirent pas l’air subtil de ce riant climat, n’ont qu’une maussade et ennuyeuse solidité, tandis que les jolis officiers de la toilette des actrices sont pétris de grâces, et sèment à pleines mains dans leurs ouvrages, les fleurs qu’ils y ont cueillies. Pour nous qui ne sommes pas initié dans ces mystères d’élégance, nous convenons que notre antique bonhommie, peut-être en vertugadin comme celle de nos aïeux, préfère la vertu, la raison et la vérité aux rubans, aux pompons et aux aigrettes ; la sagesse et la décence aux grands et aux petits airs ; qu’elle mérite aussi peu qu’elle le désire, une place dans la foule des jeux et des rires, et ne se laissera jamais persuader que des modèles si remuants, des ◀maîtres si frivoles, une école si pétillante, donnent des leçons de sagesse, de politesse et de bon goût.
Suétone rapporte un trait frappant de cette façon insensée de penser et de parler sur les choses les plus sérieuses, dont il y aurait de l’injustice de ne pas faire honneur au théâtre. L’empereur Auguste, grand amateur, étant au lit de la mort, dit à ses amis, N’ai-je pas bien joué mon personnage ? Fort bien, répondirent-ils. Eh bien ! battez des mains et tirez le rideau. Il se tourne et il expire. Nonne personam commode egi ? Optimo Valete et plaudite. Conversus efflavit animam.On est à plaindre dans la littérature comme dans la religion, quand toute la vie on a joué, on a aimé, on a fréquenté la comédie. Le bel esprit va s’ensevelir dans l’éternité de l’oubli, comme le mauvais chrétien dans l’éternité du supplice. Triste mais inévitable dénoûment, qui n’est que la juste récompense de l’auteur, de l’acteur, du spectateur et de la pièce.