Entretien troisieme
Le danger des Bals & Comedies découvert par l’Auteur des Sermons sur tous les sujets de la morale Chrétienne de la Compagnie de Jesus.
Domine ut videam. Seigneur faites que je voye.
S. Luc. chap. 18.
C’Est la demande qu’un pauvre Aveugle fait au Sauveur du
monde dans l’Evangile ; Fils de David, soit que vous soyez un Prophete, ou
le Messie que nous attendons, soit que, comme un autre Moyse, vous ayez reçû
la puissance de faire des prodiges, voicy un objet digne de vôtre
compassion, accordez-moy par pitié, ce que la nature m’a refusé en me
donnant la vie, & qui, par ce refus, m’a privé de toutes les joyes que
l’on peut avoir en ce monde ; ouvrez mes yeux qui ne sont ouverts qu’aux
larmes, étant fermez à la lumiere du jour. Faites-moy voir, puisque vous
avez la bonté de me demander ce que je souhaite que vous fassiez en ma
faveur. Cette demande, étoit sans doute bien juste ; & si rien ne nous
est plus cher dans la vie, que nos yeux, je ne vois pas ce que cet homme,
dans l’état où il étoit reduit, pouvoit demander qui lui fût plus
necessaire,
Domine ut videam
.
Mais aprés tout, pour grand que soit le bien que
nous avons reçû de la nature, par la faculté de voir les objets qui frapent
nos yeux ; je ne sçay si en ce tems▶ les Chrétiens ne devroient point faire à
Dieu une priere toute contraire, & dire avec le S. Roi Prophete, *
Averte oculos meos ne videant vanitatem,
détournez,
Seigneur, mes yeux de ces spectacles, où la vanité, la pompe, la
magnificence, & tout ce que le monde a de plus attrayant, se fait voir
avec plus d’éclat. Car que voit on en ce ◀tems▶ autre chose, que des objets
capables de nous seduire, & de nous inspirer l’amour de la vanité ? Que
si les mondains s’appliquent particulierement en ce ◀tems▶, à satisfaire tous
leurs sens, par les objets qui leurs sont propres, l’on peut dire qu’un de
leur plus agreables divertissemens, celui qu’ils recherchent avec plus de
passion, & qui les occupe le plus agreablement, est la Comedie, le Bal,
les Danses, & les autres spectacles, qui sont souvent criminels, &
toûjours dangereux ; spectacles opposez à l’esprit du Christianisme, & à
la profession que nous avons faite si solemnellement de renoncer aux pompes
& aux magnificences du monde, puisque c’est s’y r’engager publiquement,
que de courir avec tant d’ardeur aux spectacles publics, jusque-là que
c’étoit autrefois une marque d’apostasie de la Foi, & de sa Religion,
comme assûre l’éloquent Salvien,
Est quædam in spectaculis
apostatatio fidei
.
Je me donnerai de garde, de rien avancer dans le sujet que je traite, qui ne soit conforme à la plus saine doctrine, & à la plus exacte verité : je suis trop convaincu, que toute exaggeration en matiere de Morale, soit en representant l’énormité d’un crime, soit en exposant le danger qu’il y a de commettre, que toute exaggeration, dis-je, bien loin de remedier aux excez & aux abus, ne sert souvent qu’à les augmenter ; puisqu’on donne par-là le moyen de justifier, en quelque maniere, les desordres, par les responces qu’on donne lieu de faire aux censures outrées, & aux invectives excessives ; & aprés qu’on s’est efforcé de donner de l’horreur d’un vice, ou de la crainte de le commettre ; tout le fruit que les Auditeurs en retirent, est de se persuader, qu’on les a voulu allarmer pour peu de chose, en faisant le mal, ou le danger plus grand qu’il n’est, de sorte que lorsqu’un Predicateur a excedé en quelque point, il ne sera plus crû quand il dira la verité toute pure dans une autre matiere, & qu’il s’efforcera de la mettre devant les yeux.
Je veux donc ici, sans cependant passer pour prévaricateur d’une si bonne cause, vous avoüer de bonne foi, que ces spectacles, dont je pretends vous détourner, ne sont pas, à beaucoup prés, si criminels que ceux des Anciens, contre lesquels presque tous les Peres de l’Eglise, & entre-autre Tertulien, S. Cyprien, & S. Augustin, se sont déchaînez avec juste raison, & ont employé toute la force de leur éloquence à les décrier ; pendant que l’Eglise les a condamnez par ses Canons, & prononcé Anathême contre les Spectateurs. Ces spectacles dont il parlent, & contre lesquels ils invectivent avec tant de zele, étoient en partie sanguinaires & cruels, & en partie infames & honteux ; en sorte que les personnes qui avoient quelque sentiment d’humanité, ou de pudeur, en avoient elles-mêmes de l’horreur. Car comme ils avoient tiré leur origine du Paganisme, ils en avoient retenu le genie. On voyoit dans les amphitheâtres, des hommes combatre contre des Lions, des Ours, & des Taureaux, dont ils étoient souvent inhumainement déchirez, pendant que le peuple se recrioit aux tours d’adresse, que ces miserables victimes faisoient, pour se défendre des grifes, & des dens de ces animaux furieux : & l’un des plus ordinaires plaisirs de ce ◀tems▶-là, étoit de voir des Gladiateurs à outrance, qui exposoient leur vie, ou bien des Esclaves, qu’on sacrifioit à ce divertissement inhumain. D’autrefois c’étoient des tournois & des combats qui devenoient de veritables Tragedies, par les funestes catastrophes qui en faisoient l’issuë. Le plus souvent c’étoit des jeux mêlez de sacrifices qui se faisoient aux Idoles, & ou la musique la plus molle, les habits les plus immodestes, les danses les plus lascives, les postures les plus indécentes, & les representations les plus infames, ne pouvoient produire qu’un horrible scandale, & un desordre universel. Il ne faut donc pas s’étonner, si les Peres de l’Eglise ont rempli leurs écrits d’invectives les plus sanglantes, & d’expressions les plus fortes & les plus capables d’en donner de l’horreur aux Chrétiens, qui couroient alors aux Theâtres avec une passion, qu’ils avoient bien de la peine à reprimer.
Je vous avoüe donc, que les spectacles que j’attaque aujourd’hui, ne sont pas, à beaucoup prés, de ce caractere ; la Religion Chrètienne en detruisant l’idolâtrie, en a banni la cruauté, l’impudence, & l’impieté, qui en êtoient alors comme inseparables, & le zele des Magistrats ne souffriroit pas aujourd’hui ce scandale public. Je suis même d’accord qu’on a épuré le Theâtre de toutes les obscenitez, qui vont à corrompre les mœurs, que l’on a soin dans les bals & dans les danses, que l’immodestie, & les libertez scandaleuses en soient bannies ; que les paroles, les gestes, les actions ne blessent point ouvertement la bienseance & la pudeur, quoique je ne tombe pas d’accord que toutes ces regles y soient toûjours si exactement observées. C’est pourquoi je n’attaquerai point des vices imaginaires, & si je me sers des paroles & des expressions des Saints Peres, pour condamner les spectacles d’aujourd’hui, tels qu’ils sont, ce ne sera que dans ce qu’ils ont de commun avec ceux des Anciens. Mais aprés vous avoir avoüé que ceux de nôtre ◀tems▶ sont moins criminels que les leurs, je n’avoüerai pas pour cela, qu’ils soient toûjours innocens ; & je veux vous faire voir, que quelque soin qu’on ait apporté à en ôter le scandale, & à les rendre moins suspects & plus honnêtes, ils sont encore assez criminels, pour animer le zele des Predicateurs, & pour inferer que plusieurs n’y peuvent assister sans peché ; nous le verrons dans mon premier point ; & le second, qu’étant toûjours dangereux à l’égard de tout le monde, il est rare & bien difficile d’en retourner aussi innocent que l’on y est venu ; ce sera tout le partage de ce discours. Un peu d’attention s’il vous plaît.
Je commence par ce qu’il y a de plus important, & de plus difficile à décider sur cette maniere, savoir, si c’est un peché grief de se trouver au Bal, d’assister à la comedie, & aux autres spectacles publics, & enfin de se trouver dans ces Assemblées du beau monde, pour contribuer au divertissement les uns des autres. Comme la passion qu’on a pour ces sortes de choses est naturelle & violente, on s’efforce aussi de la justifier par toutes les raisons, que l’amour propre ne manque pas de suggerer, jusque-là qu’à moins de rendre absolument criminels tous les divertissemens, de quelque nature qu’ils puissent être, on croira toûjours que ceux-cy doivent étre comptez entre les plus innocens. C’est pourquoy l’on insiste ordinairement à demander, s’il y a peché mortel d’assister au Bal & à la Comedie, qui sont maintenant les deux sortes de spectacles qui sont le plus en usage, & où l’on fait le moins de scrupule de se trouver. L’on demande une réponse precise ; mais comme j’ai apporté toute la precaution que j’ai jugée necessaire pour ne pas exaggerer le desordre qui s’y trouve, je n’en apporterai pas moins à vous répondre sur ce chapitre ; car je dis qu’il n’en est pas de ces sortes de choses, comme des actions qui sont expressement contre la Loy de Dieu, où il est facile de prononcer définitivement ; mais pour celles qui ne sont défenduës qu’a de certaines personnes, & dans de certaines occasions, cela dépend des suites, & des circonstances, où elles sont plus ou moins criminelles, ou dangereuses. Il en faut donc juger par l’Issuë, par l’experience, par l’intention, & souvent par rapport à la conscience de ceux qui se trouvent dans ces Assemblées, ou dans ces divertissemens.
Je pretends donc satisfaire suffisamment à vôtre demande, en vous répondant que c’est peché, & même peché mortel à l’égard de plusieurs ; & puisque c’est des circonstances que dépend la décision que vous me pressez de vous donner, sur une chose qui vous tient au cœur ; je vous donne trois ou quatre regles, par lesquelles vous conclurez vous-méme, a quels spectacles il vous est défendu de vous trouver, & quelles sont de personnes qui ne peuvent s’y trouver, sans commettre un grand peché. Premierement la disposition de ceux qui y assistent, lorsque par leur foiblesse, ils sont susceptibles de toutes les impressions, que ces spectacles sont capables de faire sur leurs esprits ; c’est ce qu’on appelle s’exposer à l’occasion du peché. Ensuite le mal que ceux qui y assistent, causent aux autres, en authorisant ces divertissemens dangereux par leur exemple, ce qui fait un peché de scandale, & qui les rend coupables de la perte des autres, & de tous les pechez qu’ils y commettent ; & enfin les circonstances particulieres qui se trouvent en de certaines personnes, qui ne peuvent employer leur ◀tems▶ & leur argent à ces sortes de divertissemens, sans un notable prejudice de leurs affaires, ou de leurs devoirs plus importans. Appliquez-vous, je vous prie, à bien penetrer cecy, qui reglera la conduite & le party que vous devez prendre sur ce sujet.
Je dis premierement, pour la résolution de cette question si delicate, & qui n’est pas sans difficulté qu’il faut consulter la situation de vôtre cœur, & que c’est mal raisonner de la grandeur du peril où l’on s’expose, que d’en juger par la nature, ou par l’institution de ces spectacles, ou par la fin qu’ont eû ceux qui les ont inventez les premiers ; au lieu de les considerer dans l’usage qu’on en fait, ou dans la maniere ordinaire qu’ils se passent ; & j’adjoûte que le peu de soin que la plûpart des gens du monde apportent à éviter l’occasion du peché, me donne un juste sujet de craindre que le peché mortel ne soit pas capable d’arrêter leur curiosité, ni la passion qu’ils ont pour une chose, où il est facile d’y tomber. Quand les saints Peres vouloient détourner les prémiers Chrétiens de ces spectacles, la plus forte raison qu’ils leur en apportoient, étoit, que cela étoit contraire à leur profession, & qu’ils devoient se souvenir qu’ils étoient Chrétiens ; ils ne s’amusoient pas à leur prouver si c’étoit un peché mortel, ni à leur expliquer ce qu’ils pouvoient faire en sûrêté de conscience, ou ce qu’ils ne pouvoient pas ; c’étoit assez de leur faire entendre, que le nom & la qualité de Chrétiens, qui les obligeoit à mener une vie retirée, & éloignée de ces divertissemens mondains, y étoient interessez ; ils s’en tenoient là, sans disputer avec leurs Directeurs sur la qualité du peché, au lieu qu’aujourd’huy s’il n’y va du salut, & si le peché qu’ils commettent n’est d’une nature à leur attirer la damnation éternelle, rien ne peut être un motif suffisant pour reprimer cette ardente passion.
Je vous diray donc, encore une fois, que quoyque ces
spectacles, dont on est si passionné, ne soient plus cruels, ni si infâmes
qu’ils l’étoient en ces premiers ◀tems▶, ils ne sont pourtant guere moins
dangereux, & qu’eû égard à la disposition de plusieurs, c’est à dire de
ceux qui connoissent leur foiblesse, & qui n’en ont déja que trop
d’experience sur ce point, c’est sans contredit un peché mortel ; quoyqu’il
ne leur soit pas évident qu’ils donneront consentement à toutes les pensées,
& à tous les desirs criminels que ces objets pourront faire naître. En
voulez-vous savoir la raison ? Elle se prend de maximes incontestables,
& de cette décision reçûë de tous les Docteurs, que c’est déja un peché
grief, que de s’exposer volontairement & de gayeté de cœur, à commettre
un peché. Je ne m’arrêteray pas même à vous convaincre de la veritê de ce
principe, que personne ne peut contester, aprés l’Oracle du Saint Esprit,
que quiconque cherche le peril, y perira immanquablement, & aprés le
sentiment de tous les Docteurs, que de rechercher une occasion, où l’on
commet ordinairement le crime, c’est être dans le dessein de le commettre.
Or ces spectacles ausquels vous courez, sont de cette nature, eû égard à
vôtre âge, & à vôtre naturel susceptibles des passions les plus
dangereuses ; vous commettez donc un peché mortel. Prenez bien, je vous
prie, ma pensée ; car je ne parle point des dangers imprévûs, involontaires,
& où le hazard nous a jettez ; je parle de ceux que l’on recherche, où
l’on s’expose, & que l’on connoît. C’est pourquoy j’ay ajoûté, eû égard
à nôtre
foiblesse & à nôtre experience ; parce
que quoyque la corruption du cœur soit commune à tous les hommes, & que
le panchant soit une des suites du peché avec lequel nous naissons tous ; ce
panchant neanmoins n’est pas également violent dans tous les hommes, &
cette foiblesse n’est pas également à craindre dans tout âge, dans tout
sexe, & dans toutes sortes d’états ; ainsi ceux à qui une funeste
experience n’a que trop appris, qu’ils ne se trouvent jamais dans ces
assemblées libres & enjoüées, à ces bals, qui ne sont faits que pour
entretenir la galanterie, a ces balets & à ces danses, où l’on ne
s’étudie qu’à exprimer par geste, la passion dont on est possedé, ceux qui
écoutent avec un singulier plaisir ces airs languissans & passionnez,
ces concerts de voix & d’instrumens, où tout ce que la musique a de plus
animé, porte jusqu’au cœur les sentimens les plus tendres ; ceux qui sont
charmez de ces comedies, où des hommes & des femmes paroissent sur un
Theâtre, pour exprimer les plus naturellement & le plus vivement qu’il
leur est possible, la plus dangereuse de toutes les passions ; ces
personnes, dis-je, me demandent, s’il y a peché grief de voir &
d’entendre ce qui excite, & ce qui allume cette passion, à quoy elles
n’ont que trop de panchant ; n’est-ce pas demander s’il y a du peché à
chercher l’occasion du peché, & à s’exposer au danger de le commettre ?
ou bien, n’est-ce pas mettre en question, si les pensées volontaires, &
les desirs que ces objets font naître, & que l’on entretient ensuite,
sont défendus par la Loy Chrétienne, qui pour nous obliger à la pureté, se
sert des termes les plus forts, & qui
tiennent davantage de l’exaggeration, savoir, de nous arracher les yeux,
s’il nous sont une occasion de scandale, & où l’Autheur de cette Loy met
au rang des crimes le plus énormes, les regards que l’on jette sur une femme
à mauvais dessein :
Qui viderit mulierem ad concupiscendum eam,
jam mœchatus est eam in corde suo.
Quoy ! vous portez dans
vous-mêmes un feu que vous avez tant de peine à éteindre, & vous
demandez, si l’on peut chercher de quoy l’embraser ? Vous avez un Ennemy
domestique, dont vous ne pouvez, sans le secours d’une grace particuliere,
soûtenir les attaques, & vous le fortifiez contre vous-même ? Vous
l’allez chercher là où il a tout l’avantage possible sur vous, & tous
les moyens de vous vaincre. Qu’appellez-vous s’exposer à l’occasion du
peché, si ce n’est la rechercher, & se precipiter dans le danger ?
Non, me direz-vous, car la précaution que vous avez prise, vous ôte tout sujet de croire, que ce soit une occasion prochaine, ou bien un danger évident ; puisque ces spectacles sont tout autres que ceux des Anciens ; qu’on ne peut souffrir qu’on y represente le vice avec cette impudence, qui faisoit rougir alors les personnes qui avoient quelque reste de pudeur ; que dans les comedies mêmes les plus boufonnes, ou les plus enjoüées, on n’y peut supporter les paroles libres & équivoques ; que l’effronterie & l’immodestie ne se souffrent pas dans les bals & dans les assemblêes, & quoyque ces assemblées soient composées de personnes de different sexe, il est rare qu’on y voye rien qui soit ouvertement contre la bienseance ; & pour ce qui est des comedies, contre lesquelles les personnes zelées se déclarent le plus hautement, ne donne-t-on pas cette loüange à nôtre siecle, d’avoir purgé le Theâtre, de tout ce qui pourroit soüiller l’imagination, soit dans les paroles, soit dans les actions, soit même dans les sujets que l’on accommode au goût & aux mœurs de ce ◀tems▶ ? C’est, Messieurs, un pretexte, je l’avoüe, dont on flatte la passion que l’on a pour ces sortes de spectacles ; mais cela n’excuse pas de peché, ceux qui, dans l’experience qu’ils ont de leur foiblesse, ne peuvent ignorer le danger où ils s’exposent : car si ces spectacles, tels qu’ils sont aujourd’huy, leur sont une occasion de scandale, c’est à dire, s’ils sont capables de les porter au mal, c’est une occasion de peche, qu’ils sont obligez d’éviter, sous peine de se rendre coupables du peché même.
Nous sommes, à la verité, dans un siecle, où l’on garde des mesures de bienseance plus que jamais ; jamais les dehors ni les apparences de la vertu & de la probité n’ont été menagez avec plus de soin ; & comme l’on apporte toutes les précautions que l’on peut, pour conserver sa reputation, on témoigne de l’indignation contre les vices grossiers, & contre tout ce qui choque l’honnêteté ; mais comme les mœurs sont aussi corrompuës qu’elles l’ont jamais été, cette horreur que l’on marque pour tout ce qui blesse la pudeur, ou qui enseigne ouvertement le crime, est plûtost un effet de la politesse du siecle, que de sa probité ; de maniere que les spectacles de ce ◀tems▶ sont d’autant plus dangereux, que le mal y est plus caché, & plus subtilement déguisé. Le poison pour être preparé avec plus d’artifice, n’en est pas moins present & mortel, & l’art qu’on y apporte, fait seulement qu’on s’en défie moins, & qu’il s’insinuë plus facilement. Je veux dire que ces spectacles épurez de ce qu’ils avoient de plus scandaleux autrefois, ne laissent pas de faire la même impression sur un esprit déja disposé, & d’y causer les mêmes desordres, qu’on ne peut excuser de peché mortel. En effet, que voit-on autre chose dans un bal, que des personnes qui cherchent à plaire en dansant de bonne grace, & parées de tous les ajustemens, dont l’art peut enrichir la nature, pour en augmenter la beauté ? les cajoleries, les complimens, les têtes à têtes, & tout ce que la galanterie a de plus fin, n’y est-il pas mis en usage ? Dans les concerts qui entrent souvent dans ces divertissemens, si ce que l’on chante n’est passionné, & n’amollit le cœur, peut-on seulement les écouter ? ne sont-ce pas les personnes dont l’âge est le plus susceptible de vice, qui composent ces assemblées ? La modestie qu’on pretend ménager dans tout le reste, s’observe-t-elle toûjours dans les habits ? En un mot, ce que l’on voit, & tout ce qu’on entend dans ces cercles si galants & si enjouez, n’est-il pas capable d’inspirer une passion, que l’on cache avec tant de soin, & que l’on déguise sous des noms specieux, pour en cacher la honte ?
Et pour nous arrêter à la Comedie, qu’on prétend être la plus honnête, aprés qu’on en a banni tout ce qui l’a tant décriée dans les siecles passez ; je maintiens qu’elle est encore un piege, & une occasion prochaine de peché pour ceux qui ont quelque disposition à recevoir le poison qui est si bien déguisé. Car comme il n’y a guere de divertissement, ni de spectacle plus agreable aux gens du monde, quelque soin qu’on ait prit de la rendre plus honnête, n’y voit-on pas encore le plaisir le plus criminel paré de tous ses attraits ? Ce qui en fait le sujet, n’est-ce pas toûjours une passion d’amour, conduite par une intrigue ingenieuse, qui tient l’esprit attentif par divers incidens, dont le dénouëment se termine par la conquête & la possession de l’objet, que l’on a poursuivi avec tant d’ardeur, & tout risqué pour l’obtenir ? Ne faut-il pas que ceux qui la representent, s’ils veulent plaire & être écoutez avec applaudissement, expriment cette passion vivement ? & pour cela, qu’ils l’impriment eux-mêmes dans leur cœur, afin de l’exprimer par leurs gestes, & par leurs paroles ? Ce qui fait que l’employ de ceux qui les representent, a toûjours été flétri de quelque marque d’infamie par toutes les loys, comme n’étant propre qu’a corrompre les mœurs. Si donc, ceux qui ne ressentent déja que trop les atteintes de cette passion, cherchent encore à l’exciter par les yeux & par les oreilles, si au lieu de fuir les objets, qui peuvent rallumer un feu qui n’a jamais été bien amorti, ils les recherchent, & passent les deux ou trois heures, à voir & à entendre ce qu’il y a de plus capable de l’enflamer ; qui peut douter que ces personnes ne soient dans l’occasion prochaine du peché, & par consequent ne pechent effectivement de la rechercher ?
Mais à la bonne heure, me direz-vous, que ceux qui connoissent leur foible, s’en éloignent, en cherchant dans une vie retirée, un asile à leur innocence, & qu’ils ne chargent point les autres du soin de leur salut ; mais ceux qui n’on rien à craindre de ce côté là, ne peuvent-ils pas y assister sans s’en faire un point de conscience ? Non, Messieurs, car je dis en second lieu, que les personnes les plus regulieres, qui sont dans une réputation de probité la mieux établie, ou qui a raison du rang qu’elles tiennent, sont obligées de donner exemple aux autres, pechent grievement lorsqu’elles authorisent ces sortes de spectacles par leur presence, & quelles y portent les autres, qui se reglent sur leur conduite ; car c’est proprement donner occasion de scandale, dont on ne peut être cause dans une chose même indifferente, & assez innocente d’elle-même, sans commettre un grand peché ; parce que c’est contribuer au peché ; & à la perte des autres, dont nous sommes responsables devant Dieu ; ce que l’on peut inferer du precepte & de l’exemple de saint Paul, dans une question qui étoit agitée de son ◀tems▶, savoir si l’on pouvoit manger des viandes, qui avoient été offertes & immolées aux Idoles, parce qu’il sembloit que c’étoit par-là se soüiller du crime de l’idolâtrie. Voicy la dêcision de ce grand Apôtre : Manger des viandes, quoyqu’elles ayent été sacrifiées aux fausses divinitez, est du nombre de ces choses qu’on appelle indifferentes, & je ne vous conseille pas de vous informer scrupuleusement, si celles que vous achetez pour vôtre usage, sont soüillées par cette profanation, ni de vous en abstenir pour cela ; cependant si cela est capable de scandaliser vôtre frere, qui est plus foible que vous, s’il prend occasion de-là, de retourner à son ancienne idolâtrie, il faut absolument vous en abstenir ; parce que cette circonstance en rend l’usage criminel, & il n’est pas juste de perdre l’ame de vôtre frere, que le Sauveur a rachetée au prix de son Sang, pour la nourriture de vôtre corps, ou pour vôtre plaisir.
Cette décision de S. Paul, peut servir de resolution au cas de conscience que vous me proposez ; car je veux que le bal, la comedie, & les autres spectacles de cette nature, soient comptés entre les choses indifferentes, ou qu’ils passent pour tels à l’égard de ceux qui ne courent aucun hazard d’y commettre le peché ; si neanmoins par-là l’on donne occasion aux autres, qui n’ont pas la même force, ni une vertu à l’épreuve, de s’exposer au danger d’en commettre, ne devenez-vous pas coupable du scandale que vous leur donnez, & n’êtes-vous pas responsables des pechez qu’ils y feront ? Or, qui sont ceux qui causent le scandale ? il est évident que ce sont ceux, qui à raison de leur dignité, & du rang qu’ils tiennent parmy les autres, sont obligez de leur donner exemple, & qui doivent prudemment juger, que leur presence authorisera ces divertissemens, dont on a tout sujet de se défier, & qui par-là, leveront tout scrupule à ceux qui ne sont pas obligez d’avoir les mémes ménagemens, parce que leur exemple ne fait point de consequence ; ainsi un Ecclesiastique, un Magistrat, une personne considerable pour sa Charge, pour son Employ, ou pour l’opinion qu’on a conçuë de sa probité ; qu’une personne, dis-je, de ce caractere distingué, se permette ces divertissemens, & contribuë à y porter les autres, & à les faire passer pour des choses absolument permises & indifferentes, c’est un scandale, & plus ces personnes sont reglées dans toutes leurs autres actions, plus ils donnent de hardiesse de les imiter en celle-cy. Car pourquoy, dira-t-on, se seroit-on un point de conscience d’assister à ces spectacles, puisque les gens d’une vertu plus reguliere, & d’une probité plus reconnuë, ne font point de scrupule de s’y trouver ? de maniere, que si l’on n’y fait point de mal, par soy-même, l’on contribuë au mal que les autres y font. Les personnes mondaines, sur qui l’on ne prend point exemple, ne sont coupables que de leurs propres pechez ; mais ceux qui ont quelque reputation de vertu, ou qui ont quelque rang, & quelque authorité, servent par leur exemple de pretexte aux autres, qui pechent sur leur compte, en s’authorisant de leur nom.
Et bien, me direz-vous, il est à propos que ces personnes sacrifient leur plaisir & leur divertissement à l’interêt public, & au salut de leurs freres. Mais que feront tant d’autres gens, qui n’ont ni la foiblesse des premiers, ni l’obligation des seconds, & qui n’ont à repondre que d’eux-mêmes ? Je dis, Messieurs, que parmy ceux-là, il y en a encore un grand nombre, qui ne peuvent, sans grand peché, frequenter ces spectacles, à cause de la perte du ◀tems▶ & de l’argent qu’ils y employent, comme ceux qui pour ces divertissemens frivoles & mondains, negligent leurs affaires les plus importantes, & leurs devoirs le plus essentiels, ou bien qui y dépensent ce qui seroit necessaire à l’entretien de leur famille. Car, qui peut douter qu’on ne peche en abandonnant le soin de ses affaires, & les obligations de sa Charge, pour donner son ◀tems▶ à ces amusemens ? Si l’oisivité est condamnée dans l’Evangile, & si ce fut un suffisant motif, pour obliger le Fils de Dieu à faire le procés à un serviteur inutile ; que doit-on penser de tant de personnes de l’un & de l’autre sexe, qui passent les nuits dans une sale de bal, & la plus grande partie du jour dans les assemblées du beau monde, qui se trouvent à toutes les comedies, à tous les jeux publics, & à tous les spectacles, & qui ne seroient pas contens d’eux-mêmes, s’ils n’avoient part à toutes ces sortes de divertissemens ? Qui peut excuser d’un grand peché ceux qui se font une occupation de ces folies, ou bien qui y donnent le ◀tems▶ qui seroit necessaire à leurs affaires, & au soin de leur domestique ? Deplus, comme ces spectacles ne se font pas sans grands frais, & qu’on n’en jouit point sans quelque dépense, peut-on seulement revoquer en doute, que l’argent considerable qu’on y employe, pendant qu’on neglige le precepte de l’aumône, qu’on manque de quoy fournir à l’entretien de sa famille, qu’on differe ou qu’on se dispense de payer ses dettes, & qu’on viole les premiers devoirs de la justice ; que cet argent, dis-je, si mal employé, est un peché ?
De tout cela, Messieurs, je conclus, qu’il y a bien des gens, qui ne peuvent sans peché frequenter ces spectacles, quelque innocens qu’on les fasse ; puisqu’ils sont pour quelques-uns une occasion prochaine d’y tomber, pour les autres un juste sujet de scandale qu’ils donnent au prochain, & pour les autres enfin, une perte de ◀tems▶ & d’argent qu’ils sont obligez d’employer à des choses plus necessaires & plus importantes. Mais enfin, il me semble que j’entend quelqu’un qui me dit, que toutes ces raisons ne le regardent point, qu’il se connoît assez pour ne point apprehender les mauvaises impressions que cela peut faire, qu’il luy reste encore assez de ◀tems▶ aprés avoir vaqué à ses devoirs & à ses affaires, pour le donner à quelque divertissement, & qu’il n’est pas d’un rang si distingué, que son exemple puisse authoriser les desordres que les autres y peuvent commettre ; & pourquoy donc, dira-t-il, m’interdire un divertissement que nous ne voyons pas défendu par les Lois ni divines, ni humaines ? C’est la seconde demande, Messieurs, à quoy j’ay dessein de satisfaire en ma seconde partie, où j’ay à vous faire voir, que ces spectacles qui sont criminels à l’égard de plusieurs, sont encore dangereux à l’égard de tout le monde. Renouvellez, s’il vous plaît, vôtre attention.
Si l’on ne peut dire absolument, que les spectacles dont nous avons parlé,
soient criminels, mais seulement par rapport aux personnes & aux
circonstances, qui font que bien des gens ne peuvent les frequenter sans
peché ; je n’useray pas, Messieurs, de tant de restrictions, pour vous
convaincre qu’ils sont du moins dangereux, & à l’égard de toutes sortes
de personnes. Je vous avertiray seulement, que je ne comprends point entre
ces spectacles dangereux & préjudiciables à l’innocence des spectateurs,
ces réjoüissances publiques qui se font aux Entrées des Souverains, ou par
l’ordre des
Magistrats, pour les heureux succez de
l’Etat, ni les marques de magnificences, que les Princes donnent quelquefois
au public ; telles que sont les courses de Bague, Carrousels,
representations de combats, feux d’artifice, triomphes, ni tous les autres
dont la vûë n’a rien qui puisse porter au crime, & dont méme les
personnes de pieté ont pris occasion d’élever leur esprit à Dieu, & de
penser aux joyes que Dieu leur avoit preparées dans le Ciel,
Si
talis est Roma terrestris, quid erit Jerusalem cœlestis ?
comme
disoit un grand Saint. Je continuë donc de parler de ceux que la seule
passion du plaisir a inventez, qui sont les mêmes qui deviennent criminels à
l’égard de certaines personnes, & qui ne sont jamais sans danger à
l’égard des autres, tels que sont les bals, comedies, balets, & les
autres de cette nature, qui sont en usage dans ce siecle, & qui font
presque l’unique occupation des gens de qualité en ce ◀tems▶ de
divertissement ; & je soutiens encore une fois, qu’ils sont dangereux à
l’égard de tout le monde ; c’est-a-dire que s’ils ne sont pas une occupation
prochaine de peché à l’égard de tous, le danger est toûjours assez grand,
pour porter tous ceux qui craignoit l’offense de Dieu, à les fuir ; vû que
d’ailleurs il est bien rare que la bienseance, ou leur devoir leur impose
une espece d’obligation d’y assister. Je fonde, Messieurs, ce danger sur ce
que ces spectacles nous mettant devant les yeux tout ce que le monde a de
plus contagieux, il est toûjours à craindre que ceux qui y trouvent tant de
plaisir, ne se conforment enfin à cet esprit du siecle & du monde, que
Saint Paul
juge si pernicieux aux Chrétiens, qui y
ont si solemnellement renoncé :
Nolite conformari huic
sæculo.
Or cet esprit consiste dans l’estime que l’on fait de ses
pompes & de ses vanitez, ensuite dans les sentimens que l’on y prend,
& qui sont opposez a la Morale Chrétienne, & enfin dans un
refroidissement de la pieté, & dans l’éloignement de tous les exercices
qui l’entretiennent. Je ne fais que parcourir cecy, qui suffira pour vous
faire concevoir, que ces spectacles tels qu’ils sont aujourd’huy, & avec
toute la moderation qu’on a tâché d’y apporter, pour les rendre plus
honnêtes & moins odieux, ne sont pas si innocens que se le persuadent
ceux qui prétendent les justifier.
Car premierement, quelque apparence d’honnéteté qu’on leur donne, &
quelque retranchement qu’on y ait fait de ce qu’il y avoit autrefois de plus
scandaleux, l’on n’en a point retranché la pompe, l’appareil, & l’éclat
qui fait l’esprit & la vanité du monde, puisque c’est par-là qu’ils
plaisent, & qu’ils attirent, & pour cela qu’on les recherche avec
ardeur. Or, comment les aimer, s’y plaire, les rechercher avec passion, sans
reprendre ce qu’on a quitté, & à quoy l’on s’est engagé de renoncer pour
jamais ?
Quid tibi cum pompis diaboli, adversus quas in
signaculo fidei jurasti ?
dit Tertullien. Comment cherchez-vous la
pompe, vous qui y avez si publiquement renoncé, & par une promesse si
autentique ? Or dites-moy, où est-ce que le monde brille davantage, &
donne plus dans les yeux ? Où est-ce qu’il étale davantage tout ce qu’il a
de vanité ? Où est-ce qu’il a plus de charmes, &
plus capables de seduire, que dans ces assemblées, dans ces cercles, dans
ces spectacles, qui ne sont faits que pour plaire ; & où le monde se
fait voir par l’endroit qu’il est le plus riant, par ce qu’il a de plus
agreable & de plus divertissant. Si donc c’est un crime & une espece
d’Apostasie, comme nous avons dêja dit, d’aimer & de rechercher les
vanitez de ce monde, n’est-ce pas un sujet de craindre qu’on ne les aime,
& qu’on ne s’y attache, que de s’y plaire, d’y courir avec ardeur, &
d’en faire son plus grand divertissement ? Vous me direz qu’au Baptême on
n’a renoncé qu’à l’affection & à l’attachement qu’on pourroit avoir aux
pompes & aux vanitez du monde ; parce que s’en separer absolument, c’est
un état de perfection à quoy Dieu n’oblige pas toutes sortes de personnes :
cela est vray ; mais c’est un précepte de s’en separer du moins de cœur
& de volonté, d’estime & de desir ; or dites moy, si vous ne voyez
point de danger d’y attacher vôtre affection, en y assistant si volontiers,
& en y prenant tant de plaisir ? N’est-ce pas plûtôt déja une marque
qu’on y est fortement attaché, que d’y demeurer avec plaisir, d’y courir
avec empressement, d’y passer les jours & les nuits, & de n’avoir
point de plus grand divertissement ? Car enfin, qu’est-ce qu’aimer le
monde ? (ce qu’on ne peut douter qui ne soit en état de damnation, aprés
l’oracle de la verité même qui nous en assure,) sinon aimer les joyes du
monde, l’éclat, la pompe, la vanité, & les divertissemens mondains ? que
S. Paul appelle la figure, & le dehors éclatant du monde, qui ne paroit
jamais avec plus de
charmes, que dans ces
spectacles dont nous parlons ? Que si l’on regarde la condition des Grands
de la terre comme dangereuse au salut, parce qu’ils sont nez dans l’éclat,
que le monde se presente à leurs yeux avec tout ce qu’il a de plus
engageant, & qu’il leur faut faire de continuels efforts sur eux-mêmes,
pour en détacher leur cœur ; que doit-on croire, ou penser de ceux qui le
recherchent au lieu de le fuir ? Peut-on se figurer que leur cœur en soit
fort dégagé, lorsqu’il marque y avoir tant de passion ? ou du moins n’y
a-t-il point de danger que leur cœur ne s’y corrompe par le plaisir même
qu’ils ont a le voir ?
Que si ces spectacles nous mettent ainsi en danger de prendre l’esprit du monde, il n’y a pas moins de sujet de craindre qu’il ne nous en imprime les sentimens, & les maximes, sur lesquelles ensuite l’on regle sa vie & sa conduite ; puisque ces spectacles sont comme une école, où l’on enseigne une Morale toute contraire à l’Evangile, & à la Religion. Cela n’est point outré, Messieurs, & je vous tiendray ma parole de ne rien avancer de trop fort. Car je veux que les comedies, ausquelles je m’arrête plus particulierement, en parlant des spectacles, que les comedies, dis-je, de ce ◀tems▶, soient plus honnêtes qu’elles n’ont jamais été, cependant, ceux qui examinent les choses de plus prés, & à qui les autres vertus chrétiennes ne sont pas moins cheres que l’honnêteté, trouvent étrange qu’on les appelle innocentes, vû que le plus honnêtes ne contiennent autre chose que des passions d’ambition, de jalousie, de vengeance, de fausse generosité, & des autres vices, qui étant colorez d’une idée de grandeur d’ame, entrent facilement dans l’esprit, & ruinent tous les principes du Christianisme. En dis-je trop ? non, encore une fois ; car comme la plûpart des veritables vertus, qui sont celles de l’Evangile, n’y peuvent trouver de place, & que ce seroit un Heros d’un caractere bien nouveau, d’y representer un homme patient, humble, insensible aux injures, & en un mot, un veritable Chrétien ; on a substitué de fausses vertus, pour exprimer, & pour exciter ces sentimens que le monde appelle nobles & genereux ; le point d’honneur, pour lequel on expose sa vie dans un combat singulier, la passion de dominer, & de s’élever par toutes sortes de voyes, des fourberies, des trahisons, des perfidies, des amitiez qui engagent dans le crime pour servir un amy ; on y voit enfin couronner le vice, authoriser l’injustice par d’illustres exemples, & les maximes les plus contraires à la Religion, passer pour de grandes vertus, & pour des exploits signalez, sans quoy le Theâtre languiroit ; il faut donc pour l’animer, y representer des choses conformes au goût & aux inclinations des spectateurs.
Que si l’on s’est quelquefois avisé de faire paroître sur la scene des Martyrs ; au lieu de leur donner des sentimens Chrétiens, on les a rendus profanes, en y mêlant tant d’intrigues d’amour, tant de sentiment d’ambition, tant de fierté & d’orgueil, qu’on pourroit dire que ce sont des Martyrs qui parlent en Payens. Ainsi comme l’on tient un livre pour dangereux, lorsqu’à la faveur de quelques sentimens Orthodoxes, qui y sont bien touchez & répandus çà & là, on en fait couler d’autres qui sont impies ou suspects ; parce qu’on juge avec raison, que c’est un serpent caché sous des fleurs, & que le venin, sans cet artifice, en seroit sans effet ; pourquoy n’en diroit on pas le même de ces Tragedies, où le profane est confondu avec le sacré, & où les maximes les plus opposées au Christianisme sont mises en la bouche de ces Chrétiens de Theâtre, qui soutiennent si mal le personnage qu’ils representent ? Or, s’il y a du danger de s’accoûtumer à entendre des sentimens & des maximes contraires à la Religion que nous professons, si l’Eglise même employe son authorité, pour défendre la lecture des livres suspects, si la compagnie des personnes qui ont toûjours ces maximes à la bouche, ou qui reglent leur vie selon ces sentimens ; est dangereuse, parce qu’ils les inspirent à ceux qui les frequentent ; y aura-t-il moins de danger à les voir exprimer, representer, approuver, écouter les applaudissemens que l’on donne à ceux qui les font le mieux sentir, & qui les font entendre dans l’esprit par la beauté des vers, & des pensées si noblement exprimées ? Certes si vous en jugez autrement, c’est la passion que vous avez pour ces sortes de spectacles, qui vous fait fermer les yeux au danger present ; & je ne doute point que vous n’en portassiez tout un autre sentiment, si je pouvois vous découvrir un autre spectacle, plus triste, & plus lugubre, qui est ce qui se passe dans le cœur de ceux qui sortent de ces assemblées, l’esprit rempli de ce qu’ils ont vû & entendu, qui approuvent la vengeance, qu’on leur a fait paroître si juste, qui entrent dans les sentimens d’orgueil & d’ambition, qu’on leur a fait passer pour une grandeur d’ame, & sur tout, qui sont touchez des disgraces d’un Amant maltraité d’une personne fiere, qui n’a pas répondu aux vœux ni aux soins de celuy qui luy a marqué une fidelité, & un attachement si inviolable, ainsi que Saint Augustin le témoigne de luy-même ; on donne des larmes à son infortune, & une feinte passion vivement representée, ne manque guere d’en inspirer une veritable.
Ne me dites point, que vôtre âge, vôtre profession & vôtre état vous mettent à couvert de ce danger ; car cela même est le plus dangereux ecueïl où vous puissiez donner, de croire contre le sentiment de tous les Saints, & contre l’experience de tous les hommes, que vous n’avez rien à craindre des surprises d’une passion, que les Solitaires mêmes, aprés avoir blanchi dans les austeritez de la penitence, ont crû si redoutable, & qui n’ont pû trouver d’autre moyen de s’en défendre, que la fuite des occasions, & des objets capables de l’exciter. Il n’est pas moins inutile d’ajoûter, que quoyque l’on ne voye guere de pieces de Theâtre sans amour, & que pour l’y faire entrer, on n’a pas même égard à la verité de l’Histoire, pourvû qu’on ne sorte point de la vray-semblance ; neanmoins on n’y represente que des passions legitimes, qui ont pour fin le Mariage, que Dieu même a authorisé, & institué le premier ; parce que l’esprit de ceux qui les voyent representer, ne s’attache qu’à ce qui lui plaît, & fait abstraction des circonstances qui les peuvent justifier ; car ce n’est pas une chose que les Acteurs puissent regler dans ceux qui écoutent, ni arrêter dans les limites qui sont permises, comme fait le Poëte dans ses Vers ; au contraire les spectateurs n’en reçoivent souvent que ce qu’elles ont de criminel ; & elles agissent ensuite selon la difference des dispositions qu’elles rencontrent ; & l’on peut dire, que souvent la representation d’une passion couverte de ce voile d’honnêteté, a plus infailliblement son effet, que les autres les plus illegitimes, parce qu’on est moins sur ses gardes, qu’on s’en défie, & qu’on s’en défend le moins ; aussi agit-elle plus à coup sûr, & sans qu’on se précautionne des remedes qui pourroient en empêcher l’impression : d’où il s’ensuit que ces spectacles sont toûjours dangereux pour tout le monde, & qu’un Chrétien ne doit jamais se fier à sa propre vertu.
Enfin, Messieurs, ces sortes de spectacles sont d’eux-mêmes contraires à
l’esprit du Christianisme, & ensuite dangereux pour toutes sortes de
personnes ; parce que ce sont des obstacles aux devoirs les plus essentiels
d’un Chrétien, comme sont la priere, la vigilance, & l’application qu’il
doit apporter aux choses de son salut ; puisqu’il est évident que ces
divertissemens nous détournent de nos plus pressantes obligations, &
qu’étant tout à fait mondains, ils sont incompatibles, avec la pieté, la
dévotion, & les bonnes œuvres ausquelles un veritable Chrétien doit
s’appliquer. Or c’est ce que nos spectacles, tout innocens qu’on les croit,
ont de commun avec ceux des premiers ◀tems▶, contre lesquels les saints Peres
se sont récriez avec tant de force ; aussi
pressoient-ils cette raison, quand on leur alleguoit que tous les spectacles
n’étoient pas criminels, qu’il y avoit des yeux, des combats de Lions contre
d’autres bêtes feroces, des courses de chevaux, & des Tournois qui
étoient plus innocens que nos bals & nos comedies : ces Peres
répondoient, qu’ils étoient toûjours dangereux à un Chrétien, qui y
reprenoit insensiblement l’esprit du siecle, qu’on ne revenoit pas si
facilement de la dissipation d’esprit où l’on s’étoit jetté, en se
prrmettant ces divertissemens trop mondains, & que les personnes de
pieté devoient s’en éloigner comme d’un écueïl funeste à la devotion. Ce qui
fait que le saint Roy Prophete demandoit instamment à Dieu, qu’il luy fit la
grace de détourner ses yeux, pour ne pas s’arrêter à considerer les vanitez
du monde :
Averte oculos meos ne videant vanitatem.
Il
sçavoit bien que pour s’attacher fortement au service de Dieu, il falloit
mépriser les choses de la terre ; & que rien ne nous détourne davantage
de penser aux biens solides & éternels, que de s’occuper de ces sortes
d’amusemens, qui ne nous laissent qu’un dêgoût étrange des veritez
chrétiennes, & de toutes les choses de l’autre vie. En effet, quelle
priere peut faire à Dieu une ame remplie des folies, & des vanitez du
siecle ? Les images qu’elle en a si souvent devant les yeux, ne
representent-elles pas à son esprit, à la moindre application qu’elle voudra
faire aux choses de son salut ? Une personne ne devient-elle pas même
incapable des occupations les plus serieuses, par l’habitude qu’elle a prise
à ces
divertissemens ? & comme parle S. Augustin, étant si
souvent hors d’elle-même, il luy sera difficile d’y rentrer, lorsqu’il en
sera absolutment necessaire. Quand donc ces spectacles ne causeroient point
d’autre mal, que de dissiper l’esprit, ne seroient-ils pas toûjours
criminels ?
Ce qui fait conclure avec le même Prophete Royal,
Beatus homo
qui non respexit in vanitates, & insanias falsas !
Heureux
celuy qui n’a point ouvert les yeux pour s’arrêter à voir les vanitez &
les folies du monde ! Car c’est le nom que le Saint-Esprit donne à tous ces
spectacles, & à tous ces divertissemens ; puisque le moins qu’on en
puisse dire, est, qu’ils nous exposent toûjours au danger du peché :
Beatus homo qui non respexit
; heureux celuy qui ne les
regarde pas, parce que plus il s’en éloigne, plus il s’éloigne de l’occasion
du crime, laquelle aprés le crime même, doit être regardée comme le plus
grand de tous les maux ; car je veux que cette occasion qui est prochaine à
l’égard de quelques-uns, comme nous avons dit, ne soit qu’éloignée pour les
autres ; cela doit suffire, pour être convaincu, qu’ils sont dangereux pour
tout le monde ; parce que personne ne se doit fier sur sa vertu, dans les
rencontres où les objets sont capables d’en porter d’autres au peché. Qui ne
sçait qu’il y a des rencontres, que l’on n’a pas même prevûës, où les plus
fermes & les plus constans sont ébranlez ? qu’il y a des objets qui
peuvent frapper si vivement nos sens, & faire telle impression sur nôtre
esprit, qu’on a besoin des plus puissans secours de la grace pour s’en
défendre ? & ce n’est pas le moyen de les attirer, que de rechercher
ces occasions, & de s’y exposer volontairement,
& sans necessité ? Et ne me dites point que vôtre conscience ne vous
reproche rien sur ce chapitre, & que vôtre experience ne vous a point
encore fait connoître qu’il y eût du danger pour vous, & qu’ainsi vous
ne regardez pas ces spectacles comme des occasions de peché, mais comme des
divertissemens honnêtes & innocens : car ne sçavez-vous pas que comme il
y a des poisons lents, qui n’ont leur effet qu’aprés un long ◀tems, de même
que peut-être vôtre esprit occupé presentement d’autres soins, ces passions
dangereuses ne se font point sentir, ou que vous êtes comme Samson, qui
croyoit qu’il se déferoit de ses liens, quand il voudroit ; mais il s’y
trouva pris & arrêté, lorsqu’il s’y attendoit le moins. Qui vous
répondra que le poison que vous avez pris sans y penser, ne vous donnera
point un jour la mort ? Que sçavez-vous si ces objets, qui ne font point
maintenant d’impression sur vôtre esprit, n’y laisseront point des traces,
qui s’y renouvelleront un jour, & qui exciteront ces fortes passions que
vous apprehendez si peu ? Heureux donc encore une fois, celuy qui n’ouvre
point les yeux à ces spectacles & à ces vanitez :
Beatus
qui non respexit in vanitates & insanias falsas !
parce qu’en
évitant l’occasion du peché, il marque par-là qu’il en a horreur, &
qu’il le deteste, & ainsi en meritant une protection toute particuliere
du ciel pour l’éviter, il s’assûre l’êternité bienheureuse, que je vous
souhaite,
Approbation de Monsieur l’Abbé Dumas, ‘Docteur de la Maison & societé de Sorbonne.
J’Ay lû par l’ordre de Monseigneur le Chancelier, les Sermons du R. P. ** de la Compagnie de Jesus, sur les sujets particuliers.
Permission du R. P. Provincial.
JE soussigné Provincial de la Compagnie de Jesus, en la Province de France, suivant le pouvoir que j’ay reçû de notre R. P. General, permets, au Pere ** de faire imprimer un livre intitulé, Sermons sur tous les sujets de la Morale Chrétienne, cinquiéme partie contenant les sujets particuliers, tome second, les principaux desordres du Siecle, qui a esté vû & approuvé par trois Theologiens de nôtre Compagnie. En foy de quoy j’ay signé la présente. Fait à Paris ce 20. Septembre 1700.