(1772) Réflexions sur le théâtre, vol 9 « Réflexions sur le théâtre, vol 9 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE NEUVIEME. — CHAPITRE V. Eloge de Moliere. » pp. 154-202
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(1772) Réflexions sur le théâtre, vol 9 « Réflexions sur le théâtre, vol 9 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE NEUVIEME. — CHAPITRE V. Eloge de Moliere. » pp. 154-202

CHAPITRE V.
Eloge de Moliere.

Aprez avoir offert ses premiers vœux, sa premiere estime, ses premiers hommages au grand Moliere, l’Académie Françoise a bien voulu accorder après lui à Fenelon quelque part dans les honneurs qu’elle dispense, en donnant pour sujet du prix l’année suivante l’Eloge de M. de Salignac la Mothe-Fenelon, après l’Eloge de Poquelin de Moliere. On ne manquera pas dans la suite de donner pour sujet d’Eloge Regnard & Bossuet, Panard & Massillon, &c. Chacun a son mérite. Leur feroit-on l’affront de les oublier ? Le Recueil des Eloges ressemble au Corps des Quarante, mi-parti entre les gens de qualité & les beaux esprits, où un Cardinal se trouve assis à côté de Marmontel. Ce nouveau Corps littéraire, mi-parti aussi entre des Académiciens & des gens qui ne le sont pas, ce qui fait la distinction de la noblesse & de la roture du Parnasse, présentera à la postérité le bonheur de l’âge d’or, où regnoit une parfaite égalité entre les hommes.

En attendant cet heureux retour au systeme de la Nature, dans l’état où se trouve la société, encore bien peu philosophe, il est difficile de comprendre le motif d’une suite d’éloge de deux hommes si peu faits pour être le pendant l’un de l’autre, l’un grand Archevêque, Prince du saint Empire, l’autre un misérable Histrion, venu des pilliers des halles, que son propre pere désavouoit, comme déshonorant sa famille. Fenelon, Instituteur d’un grand Prince, avoit formé en lui les plus hautes vertus ; Moliere avoit rassemblé, traîné dans les provinces, formé au vice une Troupe ambulante de Comédiens, qu’ensuite il fixa à Paris. Tous deux au service d’un grand Roi ; mais le premier choisi pour l’objet le plus important à l’Etat, l’éducation de l’héritier de la couronne ; le second pour l’objet le plus méprisable, pour le divertir un instant par des bouffonneries, comme ces foux qu’on avoit autrefois dans les Cours, auxquels les Comédiens ont succédé. Ainsi Fenelon étoit le sage, Moliere le fou de la Cour. Tous deux répondirent au choix du Prince, celui-ci par des pieces de théatre qui corrompent les mœurs, celui-là par les plus beaux ouvrages qui forment l’esprit & le cœur à la vertu. Comparer, mettre sur la même ligne, pour objet du même prix, le bouffon de la Cour, parce qu’il a des saillies amusantes, & l’homme d’Etat, le Mentor des Rois, le Pasteur des ames, dont toute la vie fut consacrée au bien public, le corrupteur des mœurs à l’homme apostolique, en un mot, le vice & la vertu, la vie la plus sainte & la vie la plus débauchée, Moliere & Fenelon ; qui peut soutenir, qui a pu faire ce parallelle ? Telemaque, & George Dandin ; des savans & pieux Mandemens sur les matieres ecclésiastiques, & Pourceaugnac, Scapin, Sganarelle ; des Traités de piété, & l’Amphitrion, l’Education des Filles, l’Ecole des Femmes ; des Lettres pleines d’onction, & le Medecin malgré lui ; la Démonstration de l’existence & des attributs de Dieu, & le Tartuffe, le Festin de Pierre ; la parfaite soumission à la Bulle qui condamne les Maximes des Saints, & les scandaleuses déclamations, les insolens sarcasmes contre les plus respectables personnes qui condamnoient la licence de ses farces. Qu’on envisage dans les derniers momens, où le voile se léve, un saint Evêque qui expire dans les bras de la religion, au milieu des larmes de son troupeau & de toute l’Eglise de France, & un misable Tabarin qui contrefaisant le mort, passe subitement & réellement des treteaux au tombeau, & va rendre compte au jugement de Dieu de son libertinage & de ses scandales, & ne peut obtenir le sépulture ecclésiastique. Sont-ce des Chrétiens, des citoyens, des gens sages, qui ont proposé à toute la France un si scandaleux contraste ?

Qu’a donc prétendu l’Académie ? a-t-elle voulu se moquer de Moliere, & réparer en quelque sorte la faute d’un éloge proposé & couronné si mal à propos, en éclipsant l’Histrion par le mérite d’un concurrent si respectable ? Car on ne peut pas soupçonner qu’elle ait voulu déprécier Fenelon, en lui donnant une si mauvaise compagne, & relever Moliere sur ses ruines, ou même insinuer qu’elle estime autant l’un que l’autre. Elle y auroit mal réussi ; le ridicule de ce choix n’a servi qu’à augmenter le mépris pour l’un, & la vénération pour l’autre, & n’a pas tourné à la gloire de l’auteur de cette singuliere symmétrie. N’a-t-on voulu que plaisanter, & faire un de ces écrans découpés où l’on fait contraster en regard Molina & Jansenius, Lucrece & Phriné, l’Aretin & S. Paul, &c. ou quelqu’un de ces dialogues des morts, où les interlocuteurs sont Achille & Tersite, Homere & Chapelain, Ovide & Caton, &c. Ces hommes si étonnés de se voir couronnés de la même main, ont-ils été réunis par un esprit philosophique, qui avec la même indifférence met de niveau le libertin & l’homme de bien, le brodequin & la mittre, la noblesse & les halles, le vice & la vertu ? Mais, dit-on, l’Académie n’est pas une assemblée de Prêtres chargés de prêcher la dévotion. C’est du moins une assemblée de Chrétiens qui ne doivent pas faire prêcher le vice. Est-elle même si fort séculiere ? n’a-t-elle pas toujours eu des Evêques, les Huet, Bossuet, Flechier, Nesmond, Massillon, Languet, &c. Elle sur fondée par un Cardinal, les sujets du prix qu’elle la distribué dès le commencement & pendant cinquante ans ont toujours été des sujets de piété : c’étoit même une clause expresse de la fondation du prix par M. de Balzac. Jamais pendant plus d’un siecle elle n’eût proposé le panégyrique de Moliere. Pouvoit-elle le recevoir & le couronner, après avoir fait prêcher & venant d’entendre celui de S. Louis, dont un des traits de vertu rapportés dans la bulle de sa canonisation & dans sa vie, & dont tous les panégyriques lui ont fait honneur jusqu’au temps où les Prédicateurs se sont montés sur le ton de l’Académie, a été d’avoir chassé tous les Comédiens de son royaume. Ce saint Roi, Patron de l’Académie, n’auroit pas placé Moliere sur les Autels. Mais si les discours académiques né doit vent pas être des panégyriques des Saints, ils doivent aussi peu être des panégyriques des libertins. C’est mal servir le public d’animer l’émulation, en corrompant les mœurs.

Mais, dit-on, nous ne voulons louer que le génie & les talens de Moliere, non son irréligion, son libertinage & ses obscénités. Sans doute : qui oseroit s’en déclarer le panégyriste ? Mais qui ne sait que le public ne fait pas cette distinction, & admire, du moins pardonne tour dans le Héros qu’on encense ? En célébrant un libertin & un impie, on diminue l’horreur que doivent inspirer son impiété & ses vices. Le triomphe qu’on lui décerne invite à lui ressembler ; l’impunité dont il jouit, l’éclat qui l’environne, ne laissent plus à craindre le châtiment, & assurent la récompense d’une invitation qu’on devroit faire redouter. Hé quelle école pour les mœurs ! l’un conduit si bien à l’autre, que tous ses panégyristes, peu contens de louer son style, son génie, ses ouvrages, à quoi ils devoient se borner, ont encore osé louer ses mœurs, sa charité, sa probité, sa décence, & en faire un modelle à suivre. Je ne désespere pas qu’on ne donne quelque jour pour sujet du prix l’éloge de la Fontaine & de ses Contes. Il le mérite mieux que Moliere, il n’étoit pas si décrié, il ne fut jamais Tabarin ; il avoit en son genre autant & plus d’esprit & de génie. Ses Fables sont très-bonnes & très-utiles, ses Contes ne sont pas plus mauvais que les farces de Moliere, son langage est plus pur, plus noble. Moliere avoit puisé, comme lui, dans l’Aretin, Bocace, Rabelais, la Reine de Navarre, qu’on fera quelque jour louer aussi. La plûpart de ses Contes ont été mis sur le théatre ; la scêne a succé toute la corruption de la Fontaine, Moliere en a donné le goût. La Fontaine étoit de l’Académie, il eut le bonheur de se convertir, il pleura amérement son péché, reçut tous les sacremens, l’Académie y envoya ses Députés, & fit pour lui un service : Moliere est mort sur le théatre, in flagranti delicto, sans donner le moindre signe de pénitence, & on lui a justement refusé la sépulture ecclésiastique ; mais en revanche l’Académie lui a érigé un brillant mausolée dans le temple de la gloire, dont elle a la clef, non dans le temple de la religion & de la vertu, où elle ne prétend pas avoir le même droit.

Je ne sais pourtant si ce Corps célèbre, arbitre du bon goût, qui doit si bien savoir apprécier le mérite littéraire, en faisant valoir le Théatre de Moliere, & le donnant par le sceau de son admiration pour le précieux aliment de l’esprit, invitant les Auteurs à le prendre pour modelle, & tout le monde à venir voir jouer ses chef-d’œuvres, je ne sais si elle l’a mis avec Fenelon dans une juste balance. Moliere peut-il se mesurer avec lui, même du côté littéraire ? Tout son Théatre ne vaut pas un livre du Telemaque, il ne vaut pas l’Histoire universelle de Bossuet, l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Mais voici sans doute le vrai motif de son indulgence, c’est un trait de reconnoissance pour ce grand Comédien ; elle lui doit des honneurs insignes, dont son Historien l’Abbé d’Olivet fait le plus grand cas, tom. 2. p. 248. La Comédie étant montée (par le grand Moliere) au plus haut point de gloire, le Roi voulut qu’au Théatre de la Cour il y eût six places pour les Académiciens. Lorsqu’ils furent en prendre possession (c’étoit à une piece du grand Moliere) ils furent installés avec honneur, & les Officiers du Gobelet leur porterent des rafraîchissemens, comme aux personnes les plus qualifiées. Comment payer ces rafraîchissemens, que par les lauriers du Parnasse ? Les Académiciens sont les Officiers du Gobelet d’Apollon ; ils ne veulent pas être en reste, ils donnent à leur bienfaiteur ce qu’ils ont.

Les suites de ces éloges n’ont pas été heureuses. L’éloge de Moliere a fait profaner la chaire ; celui de Fenelon a fait prononcer au Conseil un arrêt bien humiliant pour l’Académie. L’Abbé Clément, qui vient de mourir, homme de mérite, plein de religion & de vertu, honoré de la confiance de son Evêque, & des Dames de France, dont il étoit Confesseur, a laissé beaucoup de sermons qu’il avoit prêchés avec applaudissement. On les a donnés au public après sa mort, dans le même temps qu’on a donné pour sujet du prix l’Eloge de Moliere. Croiroit-on qu’il en fait l’éloge aussi dans un Sermon sur les Spectacles, tom. 3. p. 188. Ce prodige du siecle dernier, dit-il, étant presque le seul qui pût mériter d’être vu & d’être écouté sur le Théatre, étoit d’une autre part le seul qui méritât de n’y jamais paroître : homme en effet qui dans tout autre état que celui où son génie l’avoit jeté, eût été non seulement l’honneur de sa patrie, non seulement l’honneur & les délices de la société, mais un modelle du Christianisme même par l’austere probité & l’intégrité de ses mœurs. Tout est faux, outré, indécent dans cette basse flatterie. On a voulu se faire honneur de la pensée de Cicéron sur Roscius, le plus fameux Acteur de son temps, & (ce qu’on regardoit comme un prodige) véritablement honnête homme & de bonnes mœurs. Moliere n’étoit rien de ce que dit le Prédicateur dans son enthousiasme très-peu apostolique ; il n’étoit qu’Acteur médiocre, il y en avoit sur tous les Théatres, sur le sien même, de meilleurs que lui. Corneille & Racine, fort supérieurs pour la religion & les mœurs, l’état, la naissance, qui jamais ne s’abaisserent jusqu’à être des Comédiens, le valoient bien, chacun dans son genre. Un caractere rêveur, sombre, misantrope, fait-il les délices de la société ? Un Valet de chambre, un Fripier, un Histrion, qui a couru les provinces en Tabarin, qui l’est encore à la Cour, fait-il l’honneur de la patrie ? Un débauché, soupçonné d’avoir épousé sa fille naturelle, brouillé avec elle pour un concubinage public, un corrupteur des mœurs publiques, qui se joue en impie de la religion, & meurt sur le Théatre en contrefaisant le mort, est-il le modelle du Christianisme ? Voilà donc les Saints que M. Clément canonise ? Donne-t-il aussi son Sermon pour le modelle des Panégiriques ? est-il vrai qu’il l’ait prêché dans les plus grands auditoires de Paris, en présence d’un Archevêque, dont le zèle & la piété ne sont point douteuses ? est-il possible qu’on l’ait placé dans un Sermon contre les Spectacles ? est-ce bien le moyen d’en faire sentir le danger & le crime, & d’en éloigner ses auditeurs, que de donner pour le prodige de son siecle, l’honneur de la patrie, les délices de la société, le modelle du Christianisme, celui dont on y joue les pieces, qui a le plus contribué à rendre la scene & dangereuse & criminelle ? C’est bâtir d’une main, & détruire de l’autre. Cet éloge, qui dans un Sermon à Notre-Dame, fait une sorte de scene comique & une apologie authentique du Théatre, a dû peupler le parterre, & méritoit un remerciment & une récompense de la Troupe. La Gazette ecclésiastique (19 juin 1771) s’en moque, & certainement ni Molinist ni Janseniste ne fera son apologie. Mais non, l’Abbé Clement avoit trop de religion, d’esprit & de bon sens pour s’être donné ce ridicule. Ne le mettons pas même sur le compte de son Editeur, c’est un tour de Libraire pour mieux débiter son livre ; il a voulu le faire goûter aux amateurs du Théatre, dont Paris est plein, aux dépens de la réputation de l’Auteur, & il a inséré ce trait, qu’il a fait composer par quelque Acteur, ce qui doit lui avoir procuré cent acheteurs. Il y étoit autorisé par l’Académie, qui venoit de proposer ce sujet pour le prix, ou du moins trois ou quatre Académiciens jetoniers, qui avoient tenu l’assemblée lorsqu’il fut proposé. Je rends justice à cet illustre Corps, jamais on n’eut réuni les suffrages, si l’assemblée eût été nombreuse, sur-tout si le nouvel Académicien, si zelé défenseur de la religion & des mœurs, l’Archevêque de Toulouse (de Lomenie de Brienne) y eût été présent.

L’arrêt du Conseil d’État n’a pas besoin de conjecture. De plusieurs éloges de M. de Fenelon présentés à l’Académie, deux ont été accueillis avec distinction ; l’un a été couronné, l’autre a concouru pour le prix : un troisieme a eu l’accessit. Il faut que les Écrivains soient bien injustes de s’imaginer que l’irréligion est un titre sur les suffrages de l’Académie, qui fera passer des ouvrages très-médiocres, tel que celui qui a remporté le prix, qui sans prévention n’est qu’une déclamation d’Écolier. Les deux premiers se sont oubliés jusqu’à prendre un ton d’impiété, qui seul étoit une raison d’exclusion, fussent-ils des chefs-d’œuvres d’éloquence. L’éloge de Moliere proposé & couronné leur a paru dévoiler les idées & les sentimens du Tribunal, & y faire espérer des protecteurs, & malheureusement ils y en ont trouvé. Mais le Tribunal a payé cher son indulgence, tous les Journalistes en ont attaqué la partie littéraire, & découvert des fautes innombrables de toute espece qui ne font pas honneur à la balance d’Apollon. Le public a été révolté du scandale de ce jugement, & le Roi du haut de son trône la flétri de la maniere la moins flateuse pour les Juges qui l’ont prononcé. L’Académie est à plaindre ; quoique sans doute pleine de religion, ses propres enfans exitent des orages, & répandent des ombres sur ses sentimens. Depuis peu la reception du pieux Archevêque de Toulouse (Lomenie) occasionna des inattentions au sieur Thomas Directeur, homme éloquent, homme de génie, qui lui répondoit ; inattentions qui furent supprimées par la Cour avec le compliment du récipiendaire, au grand regret de l’Imprimeur, & laissa un vuide dans le grand recueil des discours de reception. Il y a quelques années qu’un discours de reception de M. le Franc de Pompignan, d’un goût différent, en faveur de la religion, lui attira la plus vive persécution & un déluge de sarcasmes aussi dépourvus d’esprit & de sel que de décence & de justice, & ces traits partoient de la main de quelques Académiciens.

Mais voici l’oracle que la religion & la sagesse ont dicté. Arrêt du Conseil d’État du Roi du 21 septembre 1771.

Le Roi s’étant fait représenter deux imprimés ayant pour titre, Éloge de François de Salignac de la Mothe Fenelon, Archevêque Duc de Cambrai, dont l’un a remporté le prix à l’Académie Françoise, & l’autre a concouru pour le même prix, ayant pour épigraphe, periculosa plenum opus aleâ. S.M. n’a pu voir sans mécontentement que des discours destinés à célébrer les vertus d’un Archevêque qui s’est distingué par son amour & par son zèle pour la religion, soient remplis de traits capables d’altérer le respect dû à la religion même ; que dans le premier l’Auteur ne voie dans les vertus héroïques des Saints qu’un pur entousiasme, ouvrage de l’imagination, qu’il tente d’assimiler à l’aveuglement de l’erreur & aux emportemens de l’hérésie ; qu’il cherche à flétrir la réputation d’un Évêque admiré par ses talens, qu’il travestisse son zèle pour la pureté du dogme en haine & en jalousie, & qu’il blâme en lui une conduite justifiée par le jugement du Souverain Pontife & par l’approbation de l’Église universelle : Que dans le second discours on déclame contre les engagemens sacrés de la réligion, on donne à ses dogmes le nom d’opinions, & on se déchaîne contre des opérations que les circonstances avoient sous le regne précédent fait juger nécessaires à l’intérêt de la religion & à la tranquillité de l’État. S.M. voulant détruire les mauvaises impressions que de pareils ouvrages pourroient produire : Ouï le rapport, le Roi étant en son Conseil, a ordonné & ordonne que les susdits deux discours imprimés intitulés Éloge de François de Salignac, &c. feront & demeureront supprimés, fait défenses à tout Imprimeur & Libraire de les réimprimer, comme aussi de les vendre, débiter, ou autrement distribuer les exemplaires qui en restent, à peine de 500 livres d’amende, & de toute autre peine qu’il appartiendra. Afin de prévenir par la suite de pareils écarts, S.M. ordonne que l’article 6 du règlement fait en 1671 par l’Académie Françoise, à l’occasion des discours qui doivent concourir pour le prix d’éloquence, & qui porte qu’on n’en recevra aucun qui n’ait une approbation signée de deux Docteurs de la Faculté de Paris, & y résident actuellement, sera ponctuellement observé. Enjoint à l’Académie Françoise d’y tenir la main, & lui fait défenses de s’écarter de cette regle, en quelque cas & sous quelque prétexte que ce soit. Et sera le présent Arrêt lu, publié & affiché partout où besoin sera. Fait au Conseil du Roi, tenu à Versailles, sa Majesté y étant, le 21 septembre 1771 signé Phelipeaux.

Un autre trait qui n’est pas moins singulier, c’est l’opposition de l’ancienne Académie avec la nouvelle, de l’éloge de Moliere proposé, couronné 100 ans après sa mort, avec la condamnation qui en fut faite de son vivant par les Académiciens les plus respectables, l’honneur de leur Corps, qui l’ont vu & connu, & vécu à la Cour comme lui. Si jamais on a dû avoir quelque égard pour lui, c’est dans le tems de sa faveur auprès de Louis XIV, & c’est alors que la vérité a arraché aux oracles de l’Académie le portrait le plus odieux, qui bien loin d’être exageré, auroit plutôt dû être flatté. Eh ! de quels poids peuvent être des essais enthousiastes de quelque jeune homme à qui le désir d’avoir un prix, fait élever son héros jusqu’aux nues, & transforme ses vices en vertus ?

Le sieur Chamfort, ébloui de la gloire inattendue que le premier Corps littéraire de l’Europe rend aujourd’hui à Moliere, & le comparant avec l’infamie de la profession de Comédien, flétrissure que lui imprima le refus constant de l’admettre dans ce même Corps, ne sait comment concilier ces deux choses, & se tirer d’embarras. On vit en lui, dit-il, un exemple frappant de la bizarrerie de nos usages. On le voit encore dans l’Académie. Un citoyen vertueux réformateur de la patrie. C’est encore une bizarrerie, Moliere ne fit ni l’un ni l’autre. Désavoué par la patrie, & privé du droit de citoyen. Que veut-on dire ? il vécut dans Paris comme les autres citoyens : on veut faire une antithèse. L’honneur séparé des honneurs de convention. C’est un galimathias. Le génie dans l’avilissement, l’infamie associée à la gloire. Ce n’est qu’une antithese. Mélange inexplicable à qui ne connoît nos contradictions. La contradiction n’est que dans ses idées. Il appelle gloire le goût qu’a le libertinage pour la licence de Moliere. Ce n’est pas une gloire, elle ne peut appartenir qu’à la vertu ; c’est une nouvelle infamie ajoutée à l’infamie légale qui la mérite. Un corrupteur de mœurs n’a point de gloire. Quelque éloge qu’en fasse le libertinage, les loix ne le déclarassent-elles pas infame, ses mœurs & ses scandales l’en déclareroient. Eh ! qui ne sauroit que le Théatre respecté chez les Grecs, avili chez les Romains, toléré dans les États du Souverain Pontife (comme les Courtisannes), redevable des premieres tragédies à un Archevêque (je ne sais quel), de la premiere comédie à un Cardinal (c’est encore un secret), protégé en France par deux Cardinaux (ce n’est pas le plus bel endroit de leur vie), il fut alors anathématisé dans les chaires (d’après tous les Peres & toute l’Eglise), autorisé par un privilege du Roi, & proscrit dans ses Tribunaux. Les Magistrats se sont radoucis, ils sont presque tous amateurs, quelquefois même Auteurs & Acteurs. Pour achever la justification de son Héros, malgré la bizarrerie des loix & des mœurs, par l’exemple des Grecs, si respectueux pour le Théatre, il compare Moliere à Aristophane, & la comparaison est juste du côté de la religion & de la morale. Voici le portrait de tous les deux : Censure ingénieuse, satyre cinique, parodie vrai comique, superstition, blasphême, saillies brillantes, bouffonneries froides, Rabelais sur la scene, tels sont Aristophane & Moliere. Il attaque le vice avec le courage de la vertu, la vertu avec l’audace du vice ; rien ne lui coûte. Mais de cet amas d’absurdités naissent des beautés inattendues, d’une seule partent mille traits de satire qui se dispersent & frappent à la fois ; en un moment il a démasqué un traître, insulté un Magistrat, flétri un délateur, calomnié un Juge. Il pouvoit ajouter, & livré, comme dit Boileau, aux huées d’un vil amas de peuple, & enfin prépare la ciguë au plus juste, au plus sage des citoyens. Ce n’est là, comme on voit, qu’une suite d’antitheses, & un jeune homme qui court après l’esprit. Tout le discours est sur le même ton. Mais ce portrait est vrai, le Théatre de Moliere est un amas d’absurdités, de traits ciniques, de blasphêmes, de calomnies, d’insultes aux choses les plus respectables ; il attaque la vertu avec l’audace du vice, rien ne lui coûte, & cependant ces bouffoneries froides, Rabelais sur la scene. Que cette apologie est mal adroite ! Où sont donc les vertus, où est la bonne morale de Moliere ? Voilà précisément ce que nous disons, voilà précisément ce qui lui a attiré & qui justifie l’infamie légale dont il fut couvert, l’exclusion de l’ancienne Académie, la condamnation de ses plus grands hommes.

On ne disputera pas ce titre à Bossuet : le sieur Chamfort, ne se déclarera pas son rival, & son discours, quoique couronné, ne balancera pas le suffrage de l’Évêque de Meaux. Les Académiciens qui ont proposé le sujet, & cette foule d’Écrivains qui l’ont rempli, ne mettront pas dans la balance un poids qui la fasse pencher. Le savant Prélat quia rendu de si grands services à l’Église, à l’État, en a rendu un très-grand par son Traité contre la Comédie. Son éloge méritoit plus que celui de Moliere, d’être le sujet du prix. Son Traité ne lui auroit-il pas donné l’exclusion ? Il contraste singulierement avec le panégyrique du Comédien. Voici ce qu’en dit n. 5. ce célèbre controversiste, cet éloquent Académicien, ce respectable Précepteur des enfans de France, je rougis de le comparer à un Tabarin : On répond, pour excuser le théatre, qu’il purifie l’amour, & lui ôte ce qu’il a de grossiereté & d’illicite, & se termine par le nœud conjugal. Il faudroit donc, sur ce principe, du moins banir du milieu des Chrétiens les prostitutions dont les comédies Italiennes sont pleines, même de nos jours, & qu’on voit encore toutes crues dans la comédie de Moliere. On réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mimes & des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance des maris, & sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siecle le fruit qu’on peut espérer de la morale du Théatre, qui n’attaque que le ridicule du monde, & lui laisse toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin du Comédien, (& chef de la Troupe) qui en jouant le rôle du Malade Imaginaire, reçut la derniere atteinte de la maladie, dont il mourut trois heures après, & passa des plaisanteries de la scène, parmi lesquelles il rendoit les derniers soupirs, au Tribunal de celui qui a dit, Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Les plus riches monumens, les plus beaux vers, les beaux chants ne mettent pas à couvert de la colère de Dieu. Il n’y a pas apparence qu’on couronne jamais cet éloge de Moliere, & qu’on donne celui du Prélat pour sujet du prix. Ceci passe la raillerie, le zélé, le véridique Prélat ne ménage pas les termes. L’intérêt de la religion & de la vertu l’emporte sur tout ; il va jusqu’au mépris & à l’indignation. C’est du vrai tragique, ce sont les accusations les plus graves : prostitutions, infamies, grossiéretés les plus crues, honteuse corruption, infâme tolérance des maris, honteuse vengeance des femmes, mort sur le Théatre, Tribunal, colere de Dieu, &c. Et on entreprend de canoniser un scélérat, on donne pour sujet, on courronne un panégyrique qui en fait un Saint ! L’Auteur me fait rire, l’Académie me fait gémir.

M. de Harlai, Archevêque de Paris, autre Académicien célebre, n’auroit pas plus souscrit à l’apothéose d’un Saint à qui il fit refuser la sépulture ecclésiastique, ni donné à la France pour des chefs-d’œuvre à admirer, & des modelles à suivre, des pieces de Théatre dont il fit condamner la tolérance dans le P. Caffaro, Théatin, jusqu’à l’obliger de rétracter publiquement sa décision scandaleuse, qui permettoit de les voir représenter, & engagea le P. le Brun, de composer un grand & bel ouvrage, plein d’érudition & de piété, pour le combattre. On ne mettra pas au nombre des panégyristes de Moliere, ni M. Flechier, ni M. Massillon Académiciens, qui ont rempli leurs Sermons d’anathèmes contre le Théatre, & le panégyrique de S. Louis d’éloges pour l’avoir aboli dans ces mêmes lieux, où on l’a proposé à la vénération de la France, dans la personne du Prince des Histrions. On n’y mettra point M. de Languet, Archevêque de Sens, Académicien encore, qui à la réception de M. de Marivaux, parlant à la tête & au nom de l’Académie assemblée, en qualité de Directeur, fit une sortie si vive contre le Théatre & les pieces du nouveau reçu, qui pourtant n’avoit jamais parlé aussi indécemment que Moliere, & n’avoir jamais paru sur la scène. Il n’y a pas aparence que M. de Bussi-Rabutin, Évêque de Luçon, eût assez peu profité des leçons de son père, Académicien comme lui, dans ses instructions à ses enfans, qui sont entre les mains de tout le monde, pour mettre la couronne sur la tête d’un Comédien, lui qui condamne si sevérement le bal, les romans & la comédie. Ce sont des Évêques, dira-t-on, que leur état oblige à tenir ce langage. Et pourquoi les y oblige-t-il ! parce que c’est le langage de la vérité, de la religion & de la vertu, dont ils sont les organes. Ces Prélats, que leur dignité met si fort au-dessus des partisans de Moliere, ne leur sont pas moins supérieurs par leurs talens, leurs lumieres & leur vertu. Enfin ils ont des titres de noblesse du Parnasse, des provisions des Juges du mérite littéraire. Aucun de ces titres ne donne aux amateurs du Théatre le droit de réclamer contre les oracles de l’ancienne Académie.

Mais le Chancelier Daguesseau, qui ne fut jamais à la comédie, & qui dans ses Mercuriales en fait un portrait hideux, pour en éloigner les Magistrats ; mais M. de Lamoignon, que Moliere joua, ce qui a fait écrire si vivement contre Moliere Baillet son Bibliothécaire ; mais M. le Franc de Pompignan, qui malgré ses brillans succès y a renoncé si généreusement & si bien écrit contre ce dangereux spectacle au religieux fils de Racine ; mais Corneille, Racine, Quinault, Lafontaine, inconsolables d’avoir travaillé pour le Théatre, lorsque la grace leur ouvrit les yeux, auroient-ils placé Moliere sur les autels ? Leur conversion eût-elle été parfaite, s’ils avoient proposé à admirer & même à lire les ouvrages ciniques d’un homme qui avoit fait plus de mal qu’eux ? L’Académie naissante, qui dans la critique du Cid s’éleve si fortement contre les dangers du spectacle, même sous les yeux de Richelieu, qui en étoit le protecteur, & s’abaissoit jusqu’à vouloit être auteur ; en un mot l’Académie pendant un siecle & demi se fut-elle assez peu respectée pour se permettre l’indécence d’un sujet dont elle se fait gloire ? Je n’excepte pas même Boileau, quoique attaché à Moliere, le craignant, & lui faisant la Cour. Rien de plus mince à travers de grands mots, que l’éloge qu’il lui adresse à lui-même dans sa seconde satyre dont il a tant rabattu dans l’Art poetique, il n’a garde de louer sa religion & ses mœurs ; toute la France l’eût démenti. Il ne connoît point cet esprit philosophique, ce système de saine morale qu’on veut trouver jusques dans ses farces. Il étoit trop judicieux pour se repaître & repaître le public de chimeres que le délire de la scene n’avoit pas encore enfanté. Il ne loue en lui que la facilité à faire des vers & à trouver des rimes : Rare & fameux esprit dont la fertile veine, Ignore en écrivant le travail & la peine, Pour que tient Appollon tous ses trésors ouverts, Et qui sait à quel coin se marquent les bons vers, Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime, Enseigne moi, Moliere, où l’on trouve la rime. On diroit, quand tu veux, qu’elle vient te chercher, Jamais au bout du vers on ne te voit broncher, Et sans qu’un long détour t’arrête & t’embarrasse, A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place. Voilà tout le panégyrique, & ce mérite n’est pas rare. Quantité de poëtes ont fait plus de vers, & avec plus de facilité & mieux que lui. Les deux Corneilles, le P. le Moine, Quinault, Pelegrin, Voltaire, &c. La plupart de ses pieces sont en prose. Le méchanisme de ses vers est très-mauvais, ses rimes fausses, & qu’importe d’être bon versificateur, si l’on n’est homme de bien, si l’on n’emploie ses talens qu’à corrompre les mœurs ?

Le Mercure de décembre 1770 n’est pas si avare de son encens. C’est un enthousiasme singulier, une yvresse, un délire d’amateur pour l’incomparable, l’inimitable, le céleste, le divin Moliere, semblable à celui des anciens scholastiques pour Aristote, quoique le poëte soit bien inférieur à ce grand philosophe, il n’y a que la divinité au-dessus de lui ; humani ingenii extrema meta. Le Mercure faisant l’extrait du discours présenté à l’Académie par le sieur la Harpe (devenu fameux par l’arrêt du Conseil) quoique son éloge de Moliere ait plus de cent pages, & que l’auteur pour le rendre digne du prix y ait donné ses plus grands soins : Ce n’est, dit-il, qu’une esquisse. L’auteur étoit trop occupé pour traiter cet important sujet avec l’étendue convenable. (Moliere, sujet important). Mais pour payer son tribut à la mémoire de Moliere (tribut à Moliere), il jette sur le papier quelques idées (idées de cent pages) qu’il n’auroit pas envoyées à l’Académie (il auroit bien fait pour lui & pour elle,) s’il n’avoit cru que tout ce qui regardoit Moliere (jusqu’à ses croquis) appartenoit dans ce moment à ce Corps illustre (comme des matériaux destinés au grand ouvrage qu’elle prépare sur Moliere) qui lui rendoit un si juste hommage (& employoit à cela toute sorte de mains) : Tantæ molis erat Romanam condere gratem. Toutes ces particularités, qu’on n’a pu savoir que de l’auteur, décelent la main qui a fourni les mémoires & l’extrait. Un vendeur d’orviétan sur le Pont-neuf est moins ridiculement fanfaron. Cette ébauche fut traitée beaucoup plus favorablement que l’auteur ne l’espéroit. Il avoit tort, la proposition du sujet y garantissoit le suffrage à tous les enthousiastes. Celle-ci obtint la premiere place après le discours couronné. Ce coup d’encensoir que l’auteur se donne, n’en est pas un pour le Corps littéraire qui prodigue les applaudissemens à des ébauches, à une esquisse, à des idées jettées sur le papier. Quelle fatuité ! quelle injure à l’Académie ! de quelles merveilles ne doit pas être capable un Auteur dont l’Académie en corps à presque couronné une esquisse qui n’est que le jeu de quelques momens que lui laissoient ses grandes occupations ? Si jamais il y met la derniere main, l’Académie pour le couronner, prendra le prix de trente années.

Pour le Dieu Moliere on le met au plus haut de l’Olympe, au-dessus même des Dieux. Il est vrai que ce n’est pas du Dieu des Chrétiens, quoiqu’on en eut bien envie, que parlent les fanatiques du Théatre : jamais il ne fit faire de comédie, il les a toujours condamnées, on ne peut point s’accommoder avec lui ; mais un Appollon & ses muses, Minerve & sa sagesse, Venus & ses graces, Mercure & ses friponeries, Vulcain & les infidélités de son épouse, le Dieu du goût, le Dieu du génie, &c. Tout l’Olympe, qui fait les frais du panégyrique, est trop heureux d’orner la couronne de Moliere. Si le sieur de la Harpe se mêloit d’Astronomie, il feroit de Moliere une Constellation. Parle-t-on en Chrétien ? non. Est-on Chrétien sur le Théatre, y a-t-il du bon sens ? Il n’y eut jamais ni Appollon ni Minerve (mais il y a toujours eu de Venus, de Mercure & de Vulcain) ce sont des chimeres, un songe creux, velut agri somnia vanæ fingentur species. Eh ! quel éloge des poëtes, être inspirés par des chimeres, être comparés à des chimeres, être assis au milieu des chimeres ! L’extrait est un délire, ou veut se moquer de son héros. Parle-t-il en Payen, en voilà le ton & le langage, c’est un autre délire ; élever un homme jusqu’à la divinité, c’est dégrader la divinité jusques à l’égaler aux hommes, c’est une impiété, une extravagance, c’est déprécier son propre éloge & en faire disparoître le merveilleux ; si les Dieux sont au niveau des hommes est-il fort merveilleux qu’on leur ressemble ? J’aimerois autant dire que les farces de Moliere étoient inspirées par la Fée Corabosse, par le Nain Jaune ; ils sont aussi réels qu’Appollon, ils ont inspiré des contes souvent aussi jolis & plus décens que les farces de Moliere, mais on est convenu d’être duppe d’un jargon d’habitude qui ne signifie rien & qu’on veut absolument être une beauté ; c’est un enfant qui fait des poupées, & les donne pour des beautés parfaites ; c’est le pays de la Lune où les peuples se repaissent de vent, en ont des outres pleines, & quand ils veulent se régaler les lâchent à la bouche des convives comme un poëte lâche la mithologie. Un si léger repas déclare la stérilité du poëte qui ne fait que coudre des mots, & la frivolité d’un amateur assez imbécile pour en être enchanté, & trouver Moliere divin parce qu’on l’a comparé à Appollon.

En mettant Moliere égal aux Dieux, il n’est pas étonnant qu’on le mette au-dessus des plus grands poëtes. Ils auroient tort de se fâcher de la préférence. Eh ! qui t’a appris ton art, divin Moliere, voilà du plus violent aquilon, Aurois-tu lu quelque poëtique ? les vers d’Horace, la prose d’Aristote ont-ils pu l’inspirer une scene ? C’est bien déprécier Horace qui vaut bien Moliere. Mais il est vrai, un Horace, un Aristote, s’ils eussent été consultés auroient fait supprimer la moitié des scenes & même des drames de Moliere. T’es-tu servi de Terence, &c. comme Racine d’Euripide, Corneille de Lucain, Boileau de Juvenal, dans tes excellentes farces ? Bon, rien n’approche de Moliere. Je doute que ces six poëtes souscrivissent à la préférence, ni le public avec eux. Dans ton excellente farce de Scapin, Boileau ne la jugeoit pas telle, tu as pris de Cirano Bergerac, dans le Mysantrope tu as imité Lucrece ; les canevas Italiens, les romans Espagnols t’ont servi de guide. (il n’ajoute pas l’Amphitrion, tout de Plaute. Quel aveu ! l’homme divin est donc un plagiaire. Mais tu as créé le Misantrope (malgré Lucrece) le Tartuffe, les Femmes savantes, (malgré les Italiens & les Espagnols) même l’Avare malgré les traits de Plaute. Quelle prodigieuse création ! quelle richesse d’idées ! qu’y a-t-il au dessus de Chrisalde, de Martine (servante des Femmes savantes). Ce sont des traits qui confondent les méprises, font le triomphe de l’Auteur comique. Elles firent pourtant tomber le Misantrope, qu’on ne joue guere. Tu rirois bien d’être obligé de faire une bonne farce pour faire passer un chef-d’œuvre. Quel galimatias ! Il a fallu faire l’apologie du Tartuffe ; tu t’éleves au-dessus de ton art de toi-même ; le meilleur sermon sur l’hypocrisie n’en eût pas fait autant. Moliere a égalé Racine dans l’art de peindre l’amour. Mérite médiocre, mais faux ; il n’a peint que le libertinage. Tombe à ses genoux, il a égalé Racine dans l’art de faire des vers ; quelle foule de vers charmans ! Faux encore, sur mille il n’en a pas trente de bons. Quelle énergie ! quel naturel ! Quelques-uns méritent des éloges ; mais les trois quarts ne font que le langage des halles, rimé, & assez mal. Regnard, du Freni, &c. rien n’est Moliere ; plus on le connoît, plus on l’admire, plus on l’aime. Sans doute un jeune homme pétri d’irréligion & de libertinage ; un homme sensé gémit de cette ivresse. On l’accuse de trop charger ses portraits. Il en convenoit & s’excusoit sur la nécessité d’attirer la foule pour gagner de l’argent. Mais on ne peut trop charger les passions & les ridicules. On ne se plaindra donc pas que je charge trop les passions & les ridicules qui caractérisent ce discours. Moliere étoit triste & jaloux, toute sa vie sa femme fit son malheur, & après sa mort elle demandoit des autels pour son divin mari. Il n’est point de profession que son génie ne puisse ennoblir. On lui a reproché avec raison de se trop négliger sur la langue, & d’avoir de mauvais dénouemens. Et il est divin ! Qu’importe le dénouement ? Divertissez-moi, & amenez le marlage comme il vous plaira, & vous êtes divin. Ce n’est ni le goût, ni le génie, ni la vertu, ni l’adresse, que je cherche ; mon plaisir est le souverain mérite. C’est quelque chose que la sincérité ; mais ce n’est l’éloge ni du Héros ni de l’Orateur. Il eut des ennemis, & la foiblesse de faire des farces contre eux. Est-ce là du divin ? Peut-on plus mal adroitement parler contre son héros & contre soi-même ? Il faut qu’on regarde les gens des lettres comme les premiers ou les derniers des hommes. L’éloge de Moliere décide aisément quel rang on doit donner au Héros & à l’Auteur ; on ne parle pas autrement aux petites maisons, & cette ébauche a eu l’accessit !

On a donné dans le même temps en différentes Académies trois sujets pour le prix qui doivent déplaire aux Molieristes, 1.° à Lyon, Combien il est dangereux de préférer les talens agréables aux talens utiles, sur ces mots de Ciceron de offic., liv. 1. Minimè artes illæ probandæ quæ ministræ sunt voluptatum. Parmi une foule de vérités que dit éloquemment le discours couronné, on trouve celle-ci : Quand les Romains se furent adonnés avec passion au théatre, ils perdirent, dit Quintilien, les sentimens généreux qu’ils avoient conservés. Il n’y eut plus de mœurs, dit Titelive, dès qu’ils préférerent les spectacles aux études, & les voix des Comédiens aux leçons des Philosophes : Vos enfans se forment aux danses Ioniennes, ils étudient l’art de séduire, ils achetent à grands frais les instrumens du luxe & la honte de la débauche : Motus Ionicos de tenere meditatur unque. Ce n’est point de cette source impure que sont sortis les vainqueur de Carthage, 2.° Le second sujet qui revient au même, à Besançon : Combien il est dangereux de donner trop de considération aux talens frivoles. Melpomene & Thalie jouent un grand rôle dans un joli discours couronné & imprimé. On s’attend bien que l’Auteur fidele à son sujet ne fait pas l’éloge de Moliere. Le talent du théatre quelque grand qu’on le suppose, est au moins un talent frivole, & par conséquent Moliere un homme frivole, proposé pour sujet du prix de l’Académie Françoise ; un homme dont la frivolité fait tout le mérite, c’est donner à la frivolité une considération très-dangereuse pour les mœurs, même pour la littérature en les rendant très-frivoles. Est-ce le bien public de faire tant estimer le théatre ? 3.° L’Université de Paris a donné pour sujet du prix de Coignard que le Parlement distribue, une question très-convenable dans ce temps : Quels sont les hommes dont on peut proposer l’éloge pour le sujet des prix académiques ? On y chercheroit en vain Moliere, comme on ne chercheroit pas moins vainement dans Moliere les qualités nécessaires pour fixer les regards du public. Ces trois sujets ne sont-ils pas une satyre ingénieuse de celui qu’a proposé l’Académie, une sorte de réparation du scandale, & un préservatif contre le danger ?

Fenelon, dont on a proposé l’éloge après celui de Moliere, quoique assez indulgent pour donner les regles du théatre, n’en a pas moins prononcé la condamnation par rapport à la religion & aux mœurs deux objets que sans doute l’Académie respecte. C’est une contradiction : peut-on louer en même temps le Juge qui condamne, & le prévenu condamné ? Le crime est certain si l’arrêt est juste, ou une calomnie s’il ne l’est pas. L’éloge de l’un est la censure de l’autre. Fenelon a non seulement notifié son jugement à toute la terre par l’impression, mais il a adressé à l’Académie elle-même la lettre celebre qu’il écrivit. Moliere, dit-il, est un grand Poëte comique ; mais ne puis-je pas parler en liberté de ses défauts ? En pensant bien, il parle mal ; il se sert des phrases les plus forcées & les moins naturelles. Terence dit en quatre mots & avec la plus élégante simplicité ce que celui ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime mieux sa prose que ses vers. L’Avare est moins mal écrit que le Mysantrope. Il a mieux réussi dans l’Amphitrion, qui est en vers irréguliers ; mais en général, jusques dans sa prose, il ne parle pas assez simplement ; d’ailleurs il outre les caracteres ; il a voulu par cette liberté plaire au Parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, & rendre le ridicule plus sensible. Mais, quoiqu’on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré & par les traits les plus vifs, pour en mieux marquer l’excès & la difformité, on n’a pas besoin de forcer la nature & d’abandonner la vrai-semblance. Je soutiens contre Moliere qu’un avare qui n’est point fou, ne va jamais jusqu’à vouloir regarder dans la troisieme main d’un homme qu’il soupçonne l’avoir volé. Un autre défaut que je n’ai garde de pardonner à Moliere, c’est qu’il donne un tour gracieux au vice, & une austérité odieuse & ridicule à la vertu. Ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu’il a traité avec honneur la vraie probité, qu’il n’a attaqué qu’une vertu chagrine, une hypocrisie détestable ; mais je soutiens que Platon & les autres législateurs de l’antiquité payenne n’auroient jamais admis dans leur république un tel jeu sur les mœurs. Enfin je crois avec Boileau qu’il tombe trop bas quand il imite le badinage de la comédie Italienne : Dans ce sac ridicule, &c. Cette lettre figurera-t-elle bien dans les archives de l’Académie à côté de l’éloge de Moliere ? Mais M. de la Harpe qui a loué également Fenelon & Moliere, leurs mœurs, leur caractere & leur goût, comment figure-t-il avec lui-même ? justifiera-t-il les deux éloges, & trouvera-t-il du divin Moliere par tout ?

En parlant de la Tragédie, drame ordinairement plus décent, Fenelon dit dans sa Lettre à l’Académie : Je dois commencer en déclarant que je ne souhaite pas qu’on perfectionne les spectacles où en représente les passions corrompues, pour les allumer. Platon & les sages Législateurs du Paganisme rejetoient loin d’une république bien policée les fables & les instrumens de musique qui pouvoient amollir une nation par le goût de la volupté. Quelle devroit donc être la sevérité des nations Chrétiennes contre les spectacles ! Loin de vouloir qu’on les perfectionne, je ressens une véritable joie de ce qu’ils sont chez nous imparfaits en leur genre. Languissans, fades, doucereux, comme les romans, on n’y parle que de feux, de chaînes, de tourmens ; on y veut mourir en se portant bien. Une femme est un soleil, une lune, tout au moins une aurore ; ses beaux yeux sont des astres, &c. Tant mieux, la foiblesse du poison diminue le mal ; mais on pourroit donner aux tragédies une merveilleuse force, sans y mêler cet amour déréglé qui fait tant de ravages. Et ensuite le Prélat donne des regles (qu’il n’a pas trouvées dans les canons) il fait l’examen des grands tragiques, de Sophocle, Euripide, Corneille. De là il passe à la comédie, dont il propose à l’Académie de faire un traité, examine les beautés, les défauts de Terence, Aristophane, Moliere, &c. Ces adoucissemens, qui sont dans la douceur de son caractere, sont à la vérité bien différens du style nerveux, véridique de Bossuet, qui jamais ne s’est amusé à donner des regles sur le théatre, ni borné à faire des souhaits, au lieu de prononcer des anathemes. Mais la morale des deux Prélats est la même, quoique moins durement expliquée par Fenelon.

Tout cela cependant répand quelque ombre légère sur la façon de penser de ce grand homme. Les plus grands hommes payent toujours tribut à l’humanité. Qui sait si l’Académie n’a pas proposé son éloge pour être l’excuse de l’indécence de celui de Moliere ? On ne peut douter que Fenelon ne condamne le théatre, & ne blâme Corneille d’avoir introduit des épisodes d’amont dans ses pieces, Racine d’en avoir fait le corps des siennes, Moliere surtout de sa licence, de ses bouffonneries, de sa mauvaise morale, & cependant il propose à l’Académie le projet d’un traité de la tragédie & de la comédie, & en trace le plan & les regles ; & dans le temps qu’il proteste ne pas souhaiter qu’on perfectionne le théatre, qu’il se réjouit d’y voir des défauts, parce que le poison en est moins dangereux, il donne les moyens de le perfectionner & d’en ôter le poison en corrigeant les défauts qui l’affoiblissent. L’Académicien oublie l’Evêque. Plein des images riantes d’Homere, Théocrite, Virgile, Horace sur la vie champetre, & la douce familiarité des laboureurs & des bergers, qu’il répand à pleines mains dans ses ouvrages avec une aménité & un agrément qui enchante, il voudroit les introduire sur le théatre, & à la faveur de cette métamorphose il lui feroit grace. Tout alors lui paroîtroit innocent & vertueux, comme les personnages à qui il en donne la possession exclusive. Il espere sans doute trouver des Actrices de l’âge d’or. Celles de nos jours, quoique habillées en bergeres, dialoguant les bucolliques, & dansant des danses pastorales, n’en seroient ni moins coquettes ni moins dangereuses. Cette belle simplicité fait honneur aux mœurs pures, au cœur toujours vertueux du Prélat, qui ne sait pas même soupçonner le vice dans des Actrices. Ce plan est l’opposé de celui de l’Abbé de Besplas. Celui-ci bas courtisan met la réforme du théatre dans les grands, Fenelon dans la simplicité des bergers. Chimeres de part & d’autre, mais chimeres aimables dans Fenelon ; le théatre corrompu par les mœurs des grands est fermé aux mœurs innocentes de la campagne. Le grand monde qui y domine le leur rend inaccessible. Le théatre traite toute sorte de sujets ; il ne peut se borner à la pastorale. Vainement en feroit-on la tantative ; la vanité des Auteurs, le libertinage & la frivolité des acteurs & des spectateurs auroit bien-tôt détruit cette innocence rustique, & fait rentrer le vice dans son empire.

Ce trait sur le Théatre, qui devoit trouver place dans les éloges ou dans les critiques de Fenelon, a également échappé à ses censeurs & à ses panégyristes. Ceux-ci, trop amateurs du Théatre, pour en avouer la condamnation par la bouche de leur Héros, avoient d’ailleurs à ménager des Juges qui n’en sont pas moins partisans, & qui n’auroient pu décemment couronner un détracteur de ce qu’ils avoient canonisé dans Moliere. On leur a su bon gré de leur silence, & par un trait d’équité & de reconnoissance inconnu dans cette Compagnie, elle a, comme un Régent dans sa classe, distribué en trois rangs trois éloges de l’Archevêque de Cambrai. Elle a couronné le premier, qui n’a de mérite que l’irréligion ; le second, qui n’en a guere moins, a concouru ; le troisieme a obtenu un bel & bon accessit. La Gazette Ecclésiastique du 23 & 30 janvier 1772, sous le nom d’extrait de ces trois discours, fait la satyre la plus amere de ce Prélat, l’un des plus zélés & des plus redoutables adversaires du Jansenisme, qu’elle met à tout propos sur la scene. Le Gazetier critique ses ouvrages jusqu’à Telemaque, blâme sa conduite, répand des nuages sur ses vertus, s’efforce de rendre suspect jusqu’à sa rétractation & sa soumission aux décisions du Pape, condamnation accablante de l’appel au futur Concile. Il est si plein de cette matiere, qu’il a oublié de parler du spectacle, contre lequel il est très-justement déclaré, & sur lequel l’indulgence de Fenelon lui donnoit plus de prise. Quoi qu’il en soit de la malignité du censeur, de la réticence du panégyriste, de l’équité du distributeur des honneurs littéraires, sur quoi le public ne prend point le change, du moins le Gazettier est-il croyable dans la justice qu’il rend & l’apologie qu’il fait de la religion du Prélat, contre les imputations du sieur de la Harpe, qui d’un éloge faisant une insulte, veut à toute force faire du Prélat un Philosophe du temps, c’est-à-dire un déiste, intimement persuadé qu’on ne peut qu’à ce titre avoir du mérite, espérer & obtenir en effet les palmes littéraires, ce que la récompense peu méritée de son discours paroît n’avoir que trop justifié.

Idée absurde dans le portrait d’un grand homme, que son zèle & sa piété firent charger de l’éducation du Dauphin, & mettre à la tête d’un grand diocèse, qu’on n’accusa jamais ni d’ignorance, ni de dissimulation, ni de petitesse d’esprit, & dont les erreurs aussi-tôt réparées n’étoient que des excès de piété, les plus opposées à l’irréligion. Le quiétisme s’allie-t-il avec l’incrédulité, le Traité de l’existence & des attributs de Dieu avec le Système de la nature, les Maximes des Saints, les lettres spirituelles avec le discours philosophique, la philosophie de l’histoire ? Je n’ai jamais cru, dit le jeune, & bien jeune orateur, que la secte de Fenelon ait jamais pu être autre chose que cette grande & respectable société d’hommes vertueux répandus sur la terre & éclairés par ses écrits (les philosophes). Quel honnête homme refusera d’être de la religion de Fenelon ? (les Protestans, les Jansénistes ne sont-ils pas d’honnêtes gens ? Fenelon n’étoit assurément ni l’un ni l’autre, que sont donc Melanie, les Guèbres, l’Honnête criminel ? ils ne sont pas de la religion de Fenelon). Si Dieu vouloit faire un miracle pour amener à la foi toute la terre, il n’en pourroit choisir de plus grand que de renouveller les exemples & les vertus de Fenelon. Flâterie extravagante & blasphêmatoire : comme si la puissance infinie qui s’est jouée en créant tout un monde, ludens in orbe terrarum, s’étoit épuisée en produisant Fenelon. C’est le délire d’un Comédien, ou est la sagesse de l’approbateur ?

Mais quelles sont donc ces vertus, le plus grand des miracles que Dieu peut choisir ? sont-ce des vertus chrétiennes ? Bon ! la foi, l’humilité, la chasteté sont-elles même des vertus ? La foi est une superstition, l’humilité une bassesse, la stérile chasteté l’anéantissement du genre humain. Les vertus du Prélat sont des vertus philosophiques, des vertus indulgentes ; il fut tolérant, il fut docile, il eut l’ame tendre & sensible, il empêcha la persécution. C’est-à-dire qu’il fut indifférent pour toutes les religions, & qu’il eut la complaisance d’arborer les dehors de la religion regnante, en conservant la tolérance civile & théologique, qu’il fut galant auprès des femmes. On le fit Supérieur des nouvelles Catholiques, & il sur gagner un sexe délicat & sensible, auprès de qui l’art de persuader n’est rien quand il est séparé de l’art de plaire. A qui ce législateur de l’Évangile n’a que des paroles de grâce, de clémence & de paix. J.C. les Apôtres étoient-ils donc galans, & les Évêques doivent-ils l’être pour être vraiment vertueux ? Sensibilité profonde & intarissable qui produisit l’onction pénétrante de son Thelemaque, qui caractérise les meilleurs poëtes de la Grece & de Rome, comme le pieux Anacreon, le dévot Tibule, le pénitent Chaulieu étoient capables de former également un bon acteur & un excellent Apôtre. Sensibilité exquise du cœur & des organes qui enlevoit les ames, comme Racine charmoit les cœurs, & dans la conversion des Calvinistes offroit à la religion des conquêtes dignes d’elle. Aussi le montre-t-il sur le théatre de ses vertus épiscopales. Il faut bien pour mettre le comble à l’éloge, qu’il soit aussi Comédien. Les Philosophes en sont tous. La philosophie & le théatre sont la souveraine perfection des hommes, même des Evêques. Fenelon auroit eu un grand fonds d’humilité, s’il ne se fût reconnu dans le portrait. Il faut en avoir beaucoup & faire peu de cas de son honneur pour le tracer & le produire.

Voici l’humilité qu’on donne à Fenelon, ce n’est pas tout-à-fait celle de l’Evangile. Un homme humble de cœur, chargé de former un grand Roi, & de préparer la destinée d’un vaste empire, auroit tremblé à la vue d’un emploi si difficile & si dangereux ; plein de défiance de lui-même, il s’en seroit cru incapable. Fenelon se croit heureux, & l’accepte avec transport. Ce n’est pas par ambition ou par vanité, ce sont les sentimens plus nobles & plus purs d’un homme de génie qui se rend justice, & s’estime ce qu’il vaut. C’est l’orgueil rafiné de l’Ange qui fait de lui-même une divinité. Il va se faire entendre à l’ame du Prince, & créer en elle un monde, tout ce qu’il a conçu en faveur du genre humain, & pour cela il y imprimera les traits de sa ressemblance ; rien de plus parfait que lui-même, telle étoit la pensée du Créateur quand il disoit faisons l’homme à notre image. Lucifer à sa place n’auroit pas eu des sentimens plus nobles & plus purs : l’auteur qui certainement n’a puisé cette pensée qu’en lui-même, ne se seroit-il pas aussi pris pour modèle ? n’auroit-il pas voulu former le cœur de Fenelon sur le sien ? Aussi l’amour de Fenelon pour les hommes ressemble au feu de Vesta qui assuroit les destins de Rome. Que Fenelon est grand ! il ressemble au vrai Dieu ou aux Dieux de la fable. Ces blasphêmes & ces folies, fruit assez naturel de l’invitation à prostituer des éloges de Moliere, à qui sont-ils plus injurieux ? à l’orateur, au héros, ou au juge qui y met le sceau de son approbation ? Ce modèle parfait d’humilité va l’inspirer à son éleve, pour lui apprendre à bien gouverner. Il s’enivre du plaisir d’être aimé, idée plus juste qu’il ne pense, puisque l’orgueil est une véritable ivresse dans le maître & dans le disciple, & n’est-il pas un délire dans celui qui s’égare jusqu’à en faire une leçon, & un mérite ? La raison qu’il en donne carractérise le délire philosophique : dans tous les caractères qu’en général rien ne change, il y a une impulsion irrésistible dont on ne peut briser les ressorts, mais que l’on peut tourner & détourner par dégrès en la dirigeant vers un but. Jamais l’hérésie n’a poussé si loin les erreurs, elle n’a jamais dit que l’ame fut une machine dont les mouvemens produits par une impulsion irrésistible, dont on ne peut briser les ressorts, mais qu’on peut seulement tourner & détourner en la dirigeant à un but. Telles sont les vertus dignes d’admiration, que le Prélat, Comédien autant que Philosophe (c’est à peu-près la même chose) joue sur le théatre des vertus épiscopales. Et ces excès sont couronnés !

Cependant ce zèle pour la religion n’est qu’un enthousiasme, qui met pêle-mêle sur la même ligne, l’Apotre, le Missionaire, le Solitaire, Luther, le Fakir, le Derviche, le Bonze, S. Xavier, S. Therèse, indépendamment de diverses croyances, dans le fonds assez indifférentes, c’est le ferment le plus puissant le plus exalté qui porte les qualités morales au plus haut point d’activité. Ce sont de grands acteurs qui pleins de leur rôle le jouent avec plus d’action & de feu. L’ame de Fenelon en fut imbue, tendre & sensible, quelle incendie il y causa ! combien le ferment y fut-il exalté ! ce ferment, ce ressort, cette impulsion irrésistible condamnent-ils le matérialisme ?

L’arrêt du Conseil venge la mémoire de M. Bossuet des outrages que lui font dans les deux premiers discours les deux philosophes, ils pouvoient se passer d’en parler. N’auroient-ils pas fait plus sagement de ne pas le nommer ? Il est trop difficile de tenir la balance entre deux grands hommes si parfaits pour être pesés par de si jeunes mains. On auroit dû encore épargner à l’Académie la nécessité critique de prononcer entre deux fameux rivaux, en couronant un discours qui les met en contraste, & de flétrir la mémoire de l’un ou de l’autre. Il est vrai qu’en préférant dans le choix de ceux qu’elle éleve sur ses autels un Comédien, un libertin, un homme de néant, qu’elle avoit méprisé pendant un siecle, à deux des plus grands hommes qui lui avoient fait le plus d’honneur, qui avoient rendu les plus grands services à l’Eglise & à l’Etat, elle avoit ouvert la porte à la licence des plus odieux parallesles. Elle peut dire, comme Acomat dans le Bajazet de Racine : Prince aveugle, ou plutôt trop aveugle Ministre ! Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains, Chargé d’ans & d’honneurs, Confié tes desseins, Et laisse d’un Visir la fortune flotante Suivre de ces amans la conduite imprudente ! En adoptant un discours satyrique qui ne respire que l’irréligion, ne semble-t-elle pas elle-même, ne fait-elle pas soupçonner qu’elle est d’intelligence avec l’Auteur, à qui le mépris de la religion & de ses plus illustres défenseurs est le vrai titre qui assure de son suffrage ? Et toutes ces belles expressions, son excès ne peut être qu’un exces d’amour, c’étoit l’essence de son caractère, toutes ses pensées étoient célestes, il porte trop loin le plaisir d’aimer Dieu, le frivole, le galimathias, qui regnent d’un bout à l’autre, donnent-ils une plus grande idée de son goût que de son équité & de sa sagesse ? ne diroit-on pas que l’irréligion efface tous les défauts des personnes & des ouvrages ? Trouver les pensées célestes d’un Evêque dans la description de l’Elizée, n’est-ce pas mêler le saint & le profane, le christianisme & la fable dans un Evêque, aux dépens de la bienséance & de la piété ? Ce dévot Orateur, ce grand peintre de la dévotion, termine son nouvel Evangile par une priere aussi sublime que lui, que l’Académie a sans doute récitée fort dévotement, & que réciteroient aussi dévotement qu’elle les dévots de la nouvelle philosophie.

Le second discours, aussi justement flétri par l’autorité souveraine, est trop plein du même esprit pour n’avoir pas droit au concours. Le Gazetier veut, il est vrai, qu’il ne contienne pas un aussi grand nombre d’écarts, parce qu’il ne parle ni de Port-Royal ni de Jansenisme, comme le premier, qui leur avoit imprudemment lancé bien des traits. Mais il a un mérite de plus, qui n’a pas trouvé grace aux yeux du Conseil, il déclame ouvertement contre la loi de la continence imposée au Clergé & aux Religieux, dont il s’imagine que l’ame tendre & sensible de l’Archevêque de Cambrai sur la victime, & qu’il éleve jusqu’aux cieux, comme un prodige fort au-dessus de l’homme. L’Auteur n’est ni Religieux ni Prêtre, & vrai-semblablement n’est point un prodige au-dessus de l’homme, & n’a pas éprouvé ce qu’il en coûte pour pratiquer ces engagemens austeres ; il en est trop effrayé, il les croit trop difficiles. O dévouement qui m’effraie, serment qui nécessite le parjure, abandon inconcevable, ta force invincible surpasse mon intelligence, dans le ciel seul est écrit ce que tu vaux, & ce qui t’est dû. Un habitant de Cithere ne seroit pas plus éloquent. Quelle énorme distance entre Telemaque & les Maximes des Saints. Est-ce la même plume qui a écrit l’un & l’autre ? Ce sont les fruits d’un cœur religieux & tendre qui combat constamment, tantôt vaincu, tantôt vainqueur, qui tour-à-tour trouve dans sa sensibilité l’attrait de toutes les jouissances, & dans sa délicatesse le principe rigoureux de toutes les privations. De là le combat toujours renaissant du penchant de l’homme contre les plus hautes difficultés de la vertu, l’écueil toujours reproduit des qualités sociales de l’imagination la plus vive, de l’ame la plus tendre, qu’il n’avoit ni la puissance ni le vouloir de rejeter. Cet homme si véneré se brisa contre Madame Guion. Que devient donc l’homme le plus vertueux ? Mais si le serment de la continence nécessite le parjure, si la force du penchant est invincible, si l’homme le plus vertueux n’a ni le vouloir ni la puissance, les engagemens religieux sont insensés, la liberté une chimere. Mais si cet engagement étoit commun, il finiroit tout. Il est de l’humanité de ne pas anéantir le genre humain. Le célibat volontaire, qui par une stérilité criminelle court bien plus rapidement à la destruction des hommes, est sans doute plus possible. Il n’est pas un principe rigoureux de privations qui lutte contre l’attrait des jouissances. Cet indécent galimathias, qui habille le libertinage d’un langage de religion, ne dévoile que trop un cœur corrompu qui sacrifie à sa passion le Prélat qu’il fait semblant de louer, & la pudeur qu’il fait rougir.

Voilà les principaux écarts auxquels ont donné lieu la scandaleuse proposition & l’indécente récompense de l’éloge public de Moliere. Que n’est-on pas en droit de louer, si le vice & l’irréligion, réduits en art, donnés en spectacle, enseignés avec éclat, insinués avec adresse par un homme sans mœurs, à la tête d’une troupe de débauchés, sont proposés pour matiere d’éloge, & honorés d’une couronne par le premier Corps littéraire, établi Juge du mérite, & composé de tout ce qu’il y a de plus distingué par la naissance, les dignités & les talens : comme si une Assemblée du Clergé ou le College des Cardinaux faisoit prêcher, écoutoit & récompensoit le panégyrique de Luther & de Calvin, sous prétexte qu’ils avoient de l’esprit, de la science, des talens, & bien plus que n’en eut Moliere. Le Roi a voulu prévenir ces scandales, en renouvelant le règlement que s’étoit fait l’Académie elle-même, & qu’elle avoit jusqu’alors observé, de ne recevoir de discours qui n’ait une approbation signée de deux Docteurs en théologie, règlement si chrétien & si sage, conforme à l’intention du fondateur du prix, qui n’a voulu accorder ses largesses qu’à des discours pieux. L’éloge de Moliere pouvoit-il l’être ? le choix même du sujet n’étoit-il pas l’infraction de la loi ? Il est de la destinée de Moliere d’égarer les plus sages, & d’infecter de sa contagion les meilleures choses, jusqu’à corrompre l’éloquence & les talens.

C’est apparemment ce qu’a pensé le Parlement de Paris dans le réglemens peu philosophique & peu académiques qu’il a donnés aux nouveaux Colleges, en défendant d’y représenter aucune comédie. S’il eût pensé en Académicien, il auroit excepté celles de Moliere, ce grand Philosophe, cet Apôtre des bonnes mœurs, ce modelle d’éloquence, cet homme divin. Pouvoit-il donner à la jeunesse un livre classique & des exercices plus utiles ? Il eût ordonné que dans la distribution des prix on eût couronné l’Ecolier qui auroit sçu par cœur les pieces dudit Moliere, composé dans son goût, & pris son esprit, comme l’on fait souvent en faveur de Cicéron, de Virgile & d’Horace. Les prix de l’Académie ne sont-ils pas destinés aussi à cultiver les talens, & à exciter l’émulation des Auteurs ?

L’éloge de Moliere par le P. Porée, Oratione de Theatro, est une espece de colifichet où il déploie en migniature son esprit, son art & son goût par une vingtaine d’antitheses, dont la symmétrie très-ingénieuse, forme un brillant dans son discours, qui jette une foule d’étincelles. On voit un homme qui n’ose combattre les préjugés du monde, qui ménage le goût de sa Compagnie pour le Théatre, & sur-tout veut bien toiser & symmétriser les deux pendans de ses tableaux, & loue démesurément le bien pour le mettre de niveau, au même degré que le mal, sententiarum plenus, jocis abundans, pejor, melior, optimus, pessimus. Mais en même temps rappelé par sa religion & sa conscience, il avoue que ce Poëte est très-pernicieux pour les mœurs, licentieux, sans pudeur, nec magis castus & severus, scurriliter jocosus, in amorum corruptatis frequens. Ses bonnes qualités même font son danger & son crime. Le meilleur maître, s’il enseigne le mal, est le pire de tous les maîtres : Optimo nequitia artifice nil pejus, tanto pejor quanto melior. Son Traducteur, le P. Brumoy, plus enthousiasmé que son confrere, & qui a tant travaillé pour le Théatre Grec & François, adoucit dans sa traduction élégante les termes peu favorables, & enchérir sur ceux qui sont à sa louange. Malgré tous les adoucissemens que la copie met à l’original, jamais un tel composé de bien & de mal ne peut être l’objet d’un éloge public couronné par un Corps distingué, mis par le Gouvernement à la tête de la littérature, & qui dans son district doit concourir avec le Gouvernement pour maintenir les bonnes mœurs dans la nation. Au tribunal de la religion & de la vertu le bien moral l’emporte infiniment sur le bien littéraire. La sagesse lui donna toujours la préférence, & c’est un vrai scandale de sacrifier les intérêts de la religion & de la vertu à quelque talent dramatique, quelque supérieur qu’il puisse être.

La grande chimère des panégiristes de Moliere, dont personne depuis cent ans ne s’étoit avisé, c’est d’en faire un grand Philosophe. Moliere Philosophe ! Sans doute il l’est si bien, que ses farces sont un traité complet de philosophie morale, & de la plus saine. Peu s’en faut qu’on ne le mette à côté de l’Evangile. C’est la chimère du siecle, on n’est jamais bien loué qu’on ne soit traité de Philosophe. C’est le faux goût des hommes, la philosophie est la vraie gloire, l’unique mérite des grands hommes. En le donnant à Moliere, on dit plus vrai qu’on ne pense. La philosophie du jour est l’irréligion & le libertinage. Moliere, on ne peut le lui disputer, est donc un des plus grands Philosophes. Pourquoi Horace, dit le panégiriste, très philosophe aussi, qui avoit si bon goût, donne-t-il ce titre à Homere ? en quoi Homere est-il si Philosophe ? Quel blasphême que ce doute chez Madame Dacier ! Je le crois grand Poëte, parce qu’on récitoit ses vers après sa mort, & qu’on l’a laissé mourir de faim pendant sa vie. Qu’est-ce que mourir pendant sa vie ? Cette froide & triviale antitese de vie & de mort, ne seroit-ce pas une plainte de l’auteur contre un siecle ingrat qui laisse mourir de faim les admirateurs de Moliere ? En fait de vérité il y a peu à gagner avec lui. Ce galimatias est encore un blasphême. Horace conclud de l’Iliade que les peuples payent les sottises des Rois, c’est la conclusion de la plus part des histoires. Ce trait de satyre contre les Rois passe le blasphême poëtique. Il fait la revue de tous les Théatres du monde, Grecs, Latins, Espagnols, Italiens, Anglais, Peruviens, Mexicains, Indiens, Chinois, &c. pour élever un théatre à Moliere sur les débris de l’univers dramatique qui ne s’embarrasse point de lui. C’est une suite de la Philosophie, on n’y est pas Philosophe, peut-on être compté pour quelque chose ?

Un mérite unique dans Moliere c’est de peindre, de contrefaire les hommes ; c’est le vrai mérite de sa comédie, fondé sur l’observation des caractères, comme la peinture & la sculpture sur l’imitation de la nature. Le théatre n’est qu’un tableau de tous ceux qui ont jamais écrit. Exclusion trop générale, Moliere est celui qui a le mieux observé l’homme, sans annoncer qu’il l’observoit ; il a plus l’air de le savoir par cœur, que de l’avoir étudié. Ce par cœur est ridicule, il est d’un écolier & fait un écolier de Moliere. Ce n’est plus génie, talent, c’est mémoire. Quand on lit ses pieces avec réflexion, on n’est plus étonné de l’auteur, on l’est de soi-même. Qu’est ce que être étonné de soi-même ? Mais si on est étonné de se voir si bien peint, ne doit-on pas être surpris de la sagacité du peintre, qui nous a deviné ? Moliere n’est jamais fin ; cette idée est fausse, Moliere a des traits de plaisanterie remplis de finesse, si on prend finesse pour astuce, adresse à tromper. C’est dire Moliere n’étoit pas un fripon ; l’éloge est médiocre & n’est pas toujours vrai. Il est profond ; quand il a donné un coup de pinceau, il est impossible d’aller au-delà ; ses comédies peuvent suppléer à l’expérience. Ce n’est pas profondeur, c’est justesse. Après la plus profonde dissertation on peut aller au-delà. L’abyme des sciences est sans fond ; mais on ne va au-delà de la vérité qu’en s’égarant. Il ne faut pas de profondeur pour suppléer à l’expérience ; l’expérience n’a point de profondeur. L’Auteur dans tout cet essai ne connoit pas la valeur des termes : Non par des ridicules qui passent, mais parce qu’il peint l’homme, qui ne passe point, aucun de ses traits n’est perdu. Ses innombrables antitheses ne sont pas heureuses, la plûpart des ridicules du temps de Moliere sont passés ; les Medecins, les Marquis, les Precieuses, les Agnez, Pourceaugnac, &c. L’homme passe, ses mœurs, ses défauts changent encore plus vîte. La moitié du Théatre de Moliere est suranné, la moitié de ses traits sont perdus. Nous serions furieux, si on nous disoit la moitié de ce que nous dit Moliere ; ce qui prouve le plaisir que procure une imitation parfaite. Mon voisin & moi nous rions du meilleur cœur du monde de nous voir sots & impertinens. Cela est si peu vrai, que personne ne s’est fait plus que Moliere des ennemis de toutes parts, à la Cour, à la ville, dans sa famille, dans sa troupe, précisément par cette parfaite imitation. Etoit-ce rire de bon cœur que de repousser à coups de bâton cette imitation parfaite ? On blâme le comique larmoyant, genre mixte entre la vraie comédie de Moliere & la bouffonnerie puérile du pantomime, en substituant à l’imitation vraie de la nature, à une vérité intéressante, des vérités minutieuses, une imitation puérile qui fait de la scene un miroir, en se répétant des détails frivoles. Cette réflexion, vraie à bien des égards, est pourtant injuste. Toute Comédie, non-seulement par les gestes, l’action & les habits des acteurs, mais en elle-même, n’est qu’un pantomime, une imitation la plus parfaite du style, des termes, des pensées, des sentimens, des mœurs d’une personne qui n’aura fait que des actions dégoûtantes. Le pantomime même n’oseroit le représenter il en entre autant de minutieux dans le jargon des valets, dans les nuances des sentimens, dans le ton de l’expression, dans la naïveté des pensées, dans le ton de la voix, que dans les gestes & les attitudes des pantomimes. Il ne faut pas moins de goût dans l’un que dans l’autre, pour bien choisir ce qui doit être représenté. Moliere a donc été un grand pantomime, que n’a-t-il eu le courage d’exclurre les portraits licencieux du vice, & ne représenter que les vertus pour les faire aimer & pratiquer !

Malgré l’enthousiasme d’un aspirant au prix, on n’a pu se dissimuler que Moliere avoit besoin d’apologie. On l’a fait sur le ton de la hauteur C’est le ton du Théatre & celui de l’Auteur. Celles qui parurent du temps de Moliere vont jusqu’à l’insolence. L’éloge d’un Ecrivain est dans ses ouvrages. La religion, les mœurs ne sont comptés pour rien. Celui de Moliere est dans les ouvrages de ses successeurs. Cela n’est pas toujours vrai ; on peut avoir en tout genre des successeurs très-médiocres, & être très-médiocre soi-même. Les défauts des enfans ou des éleves ne font pas l’éloge des peres ou des maîtres. Ils serviroient plutôt à les décrier. La licence des imitateurs de Moliere est-elle une preuve de la modestie de leur modelle ? leur retenue lui feroit plus d’honneur. Quoiqu’après tout, elle peut servir à faire le procès aux modelles qu’on a rougi d’imiter.

Des hommes de beaucoup d’esprit & de talent ont travaillé après lui, sans pouvoir lui ressembler ni l’atteindre. Cette décision souveraine est peu flateuse. Est-elle bien juste ? Il a paru bien des Comédies qui valent celles de Moliere. Un adorateur de Voltaire auroit bien dû excepter la divinité que rien n’égale en aucun genre ; mais sa balance n’est pas toujours juste. Témoin le mépris qu’il fait de Rousseau dans la satyre qu’il eu a imprimé, & qui fait peu d’hommes à son goût ou à son cœur. Rousseau, il est vrai, est inférieur à Moliere dans le dramatique, mais très-supérieur dans tous les autres genres de poësie, si même on peut être appellé supérieur d’un homme qui n’est rien. Moliere n’est exactement rien hors du théatre. Rousseau a des défauts sans doute ; M. de Voltaire & M. de la Harpe sont les seuls mortels qui en sont exempts. Le grand Moliere lui-même est bien éloigné de s’en flatter. Mais Rousseau rachette ces défauts par des beautés d’un autre prix que les bons mots du Théâtre, auxquelles Moliere ne peut ni ressembler ni atteindre. Quelques-uns (continue-t-il) ont eu de la gaieté. Beaucoup plus que Moliere qui étoit sombre & mélancolique. D’autres ont fait de beaux vers. Beaucoup mieux que Moliere, dont la poésie est très-défectueuse. Plusieurs ont peint des mœurs, & beaucoup plus pures que Moliere, dont la morale est très-mauvaise. Mais la peinture du cœur humain étoit l’art de Moliere. Il a réussi dans cette peinture. Mais il s’en faut bien qu’il en ait un privilege exclusif. Labruyere, la Rochefoucaut, Fenelon, Massillon, &c. n’ont-ils pas peint le cœur humain avec autant de vérité que Moliere ? quoique leurs portraits ne soient pas défigurés par la futilité, la dissolution, les bouffonneries. Il a ouvert la carriere & l’a fermée. Il n’y a rien en ce genre avant lui ni après lui. C’est du trenchant, du souverain, & puis c’est tout : Verba & voces, prætereaque nihil.

Le panégyriste de Moliere a bien fait de se réfugier dans les œuvres de ses successeurs. Il eût été bien-tôt forcé, s’il se fût retranché dans ses propres œuvres ; mais la déroute seroit entiere, s’il avoit eu l’imprudence de choisir sa vie pour son champ de bataille. La vie de Moliere est un tissu de vices, où de loin en loin on fait valoir, on exagère beaucoup deux ou trois traits de vertu morale, qu’on trouveroit aisément chez les Payens, & bien davantage, & qui ne lui ont pas ouvert les portes du ciel. Moliere fut un débauché depuis sa premiere jeunesse, où révolté contre son pere, qui vouloit le corriger, il quitta la maison paternelle, & se donna à une Troupe de Comédiens pour suivre une Actrice, & jusqu’à la fin de ses jours, qu’il termina sans donner aucun signe de religion. Il épousa la fille de sa maîtresse, que tout le monde croyoit être sa propre fille, sans cesser d’entretenir commerce avec d’autres Comédiennes, ce qui causa les plus grandes brouilleries avec sa femme. Il eut pourtant, quoique le plus infidelle, la plus violente jalousie. Son avarice fut sordide, & dans son ménage, où il vivoit le plus mesquinement. & dans sa profession, où il ne cherchoit qu’à amasser de l’argent, & défiguroit exprès ses pieces par des bouffonneries licentieuses, pour attirer le monde. Sa vengeance étoit implacable & réfléchie, jusqu’à composer des pieces exprès pour ridiculiser ses ennemis. Sa malignité outrée peignoit tout le monde, & ce grand talent de peindre étoit précisément un grand vice. Son irréligion scandaleuse sous le nom de Tartuffe & sous l’idée d’un revenant, joue la piété & les gens pieux. Il enseigne, il autorise la révolte des enfans, les fripponneries des domestiques, l’infidélité des femmes & des maris, le libertinage de la jeunesse. Voilà votre idole : Ecce dii vestri. Sa vie, écrite en mille endroits, est entre les mains de tout le monde. Qu’on lise, & on jugera. L’Académie Françoise auroit mieux servi la religion, les mœurs, la patrie, si elle avoit donné pour sujet du prix de faire la satyre de Moliere.

Son exemple a été contagieux. L’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, qui distribue chaque année plusieurs prix, entr’autres un d’éloquence, dont elle propose le sujet, ne donnoit ordinairement que des sujets de morale. A l’exemple de celle de Paris, elle donne aujourd’hui des éloges à faire. Croiroit-on que l’éloge de Moliere l’ait engagé à proposer l’éloge de Baile ? Tout le monde en a été surpris. Cependant Baile du côté littéraire est très-supérieur à Moliere, génie élevé, métaphisicien profond, exact dialecticien, habile journaliste, écrivain agréable, érudition immense, ouvrages innombrables, tout le théatre du Comédien feroit à peine la centieme partie de ce que le Ministre a écrit. Moliere ne savoit rien. Qu’on mette dans une balance équitable ces deux hommes & leurs ouvrages, on rougira du parallelle, & on rendra justice au jugement de l’Académie de Toulouse. Mais comme chez des Chrétiens, chez des gens sages, dans un Corps fait pour instruire le public & qui parle au public, les plus grands talens, les plus belles qualités ne sont rien auprès de la religion & des mœurs, & que Baile a abusé de ses talens pour attaquer les mœurs & la religion, c’est avec raison qu’il a été chargé de l’anatheme de l’univers, de ses amis même & de ses confreres, tels que le fameux Saurin, qui à tous égards vaut mieux que Moliere. On ne peut excuser les Jeux Floraux qu’en disant qu’on a voulu faire la leçon à l’Académie Françoise, en proposant l’éloge d’un Savant qui valoit cent fois son Tabarin, ce qui cependant a causé le plus grand scandale. On en a été si vivement & si justement frappé à Toulouse, que l’Académie a rétracté sa scandaleuse proposition, & dans un nouveau programme a déclaré que par des raisons particulieres elle a changé le sujet du Discours, & qu’à la place de l’Eloge de Baile, elle propose l’Eloge de S. Exupere, Evêque de Toulouse : nouveau choix fort singulier, un Evêque du quatrieme siecle, très-vénérable assurément par sa sainteté, mais qui n’a aucun nom dans la littérature, & dont les vertus gothiques, aussi éloignées de nos mœurs que son siecle l’est du nôtre, peuvent faire naître les plus malignes allusions. Il est très-singulier encore que ce Baile, dont on oppose l’éloge à celui de Moliere, ait été un des plus grands censeurs de Moliere. Qu’on lise son article dans le Dictionn. critique & dans la République dés Lettres, jamais on n’en a dit plus de mal, ou plutôt jamais on ne lui a rendu plus de justice. Baile n’étoit pas un tartuffe ; il n’a parlé que d’après la notoriété publique, d’après la vie ou plutôt le panégyrique du Comédien. Tant Dieu sait arracher la vérité de la bouche même de ses ennemis.

Les éloges de Moliere & de Baile me rappellent ceux de Tibere, de Neron, Sejan. Celui de Julien l’Apostat, qu’on vient de faire dans l’Evangile du jour, misérable brochure, attribuée à Voltaire, à laquelle on a fait l’honneur de répondre, qu’elle ne mérite pas. On a vu les éloges de la folie, de la fievre, du néant, &c. C’étoient des jeux d’esprit sans conséquence, tous les éloges du monde ne feront pas aimer la fievre. On n’avoit pas encore loué le vice & les vicieux, qui l’auroit osé ? Les éloges modernes franchissent toutes les barrieres. Parmi une foule d’extravagances du nouvel Evangile, on est singulierement étonné de son enthousiasme pour Julien l’Apostat. Cet homme, l’exécration de tous les siecles, est le plus grand homme qui ait peut-être jamais existé. Parler ainsi, c’est avoir une étrange idée de ses lecteurs, & en donner une bien étrange de soi-même. Est-ce par ses ouvrages qu’il est si grand ? Il n’ont rien de bien merveilleux ; c’est une satyre amere contre les Empereurs ses prédécesseurs, la ville d’Antioche & sa propre famille. Est-ce par ses vertus ? Il donna dans toutes les horreurs de la magie & du paganisme. Hypocrite détestable, d’abord apostat du paganisme, jusqu’à recevoir le baptême, & entrer dans le Clergé, ensuite apostat du christianisme, jusqu’à se faire grand Pontife de Jupiter, & lui offrir des sacrifices, écrire contre Jesus-Christ, & persécuter les Chrétiens. Jamais homme plus méprisable ; il n’eut pas même le mérite qu’on loue aujourd’hui la tolérance & l’amour du théatre. Il persécuta ouvertement le christianisme, démolit les Eglises, fit mourir les Chrétiens, &c. Il défendit le spectacle à ses Prêtres Payens, comme contraire aux bonnes mœurs & à la sainteté de leur état, à l’exemple des Evêques & des Prélats de son temps, qui condamnoient unanimement la comédie. L’impiété de nos jours ne peut même tirer avantage de ses opinions ; elle déteste le paganisme, & respecte Jesus-Christ. Que n’en disent pas Jean-Jacques Rousseau, Baile, &c. ? De quel poids peut donc être un insensé qui adore un morceau de bois, & méprise le plus saint, le plus grand homme qui ait jamais paru, ne fût-il pas même un Dieu ? Et ce n’est pas par le malheur de la naissance, de l’éducation, des événemens, que ce monstre combat la vérité. Né dans une famille chrétienne, éleve en Chrétien, professant vingt ans le christianisme, c’est par choix, avec réflexion & une entiere liberté qu’il se jette dans les plus pitoyables égaremens de l’esprit humain, veut y entraîner tout le monde, & meurt enfin dans l’idolâtrie & le blasphême, que la philosophie elle-même condamne. Voilà le confrere dont elle se glorifie. Moliere n’a pas joué un rôle aussi éclatant, quoique toujours professant le christianisme il a eu aussi peu de religion, ses mœurs ont été plus corrompues, il n’a pas eu plus d’esprit, il a mérité aussi peu qu’on décernât des couronnes à ses panégyristes.

Des rigoristes inconséquens dit-on, reprochent à Moliere d’avoir enseigné une morale perverse, & de s’être égayé aux dépens de la vieillesse & de la vertu. Logique de préventions & de mauvaise foi. Cette logique est très-bonne, tout doit être immolé à la vertu, lui préférer quelque chose, c’est l’immoler elle-même à ce qu’on lui préfére. On se prévalut de quelque détails nécessaires à la constitution dé ses pieces. Double désordre de s’être permis des détails licencieux, & d’avoir donné des pieces dont la constitution demandoit des traits licencieux. Comme si des personnages de Comédie devoient être des modelles de perfection. Doivent-ils être des modelles du vice ? Comme si l’austérité, qui ne doit pas même être le fondement de la morale. (c’est donc le libertinage ; l’Auteur connoît peu celle de l’Evangile) pouvoit être la base du Théâtre. Non sans doute, aussi le Théâtre est-il justement condamné, comme nécessairement mauvais. Que résulte-t-il de ses pieces les plus libres, que le sexe n’est point fait pour une gene excessive. Mais pour une licence sans bornes, afin d’en faciliter la séduction. Que la défense irrite contre les maris & les tuteurs jaloux. Les loix ont eu grand tort de parler, les Magistrats de punir, les Supérieurs de veiller. Cette morale est elle nuisible ? Très-pernicieuse. Elle est fondée sur la nature (corrompue) & sur la raison (philosophique). Pourquoi prêter à Moliere l’odieux dessein de ridiculiser la vieillesse & la vertu ? Parce qu’il a percé à chaque scene. Est ce sa faute, si un jeune homme amoureux est plus intéressant qu’un vieillard ? Oui, quand il le rend intéressant par le vice. Si l’avarice est le défaut de l’âge avancé, peut-il changer la nature ? Non, mais il peut ne pas exagérer ses défauts, révolter les enfans contre leurs peres, & excuser les folies & les prodigalités mille fois plus dangereuses des enfans. S’il a peint des mœurs vicieuses, c’est qu’elles existoient. Mauvaise raison, il ne faut pas faire des peintures libres du vice, c’est l’inspirer & l’apprendre ; il n’y auroit donc qu’à faire paroître des femmes prostituées sur le Théâtre, elles existent. Il ne faut pas même prononcer le nom de l’impureté. Ne quidem nominetur in vobis. La morale de Moliere n’est pas celle du Christianisme, ce n’est pas même celle de l’honnête homme.

Il méprisoit, comme Corneille, ajoute-t-on, cette modestie affectée, ces mensonges des ames communes, manege ordinaire de la médiocrité. Il ne faut affecter la modestie, il faut encore moins la mépriser par orgueil : il en étoit plein. Il déploya toujours une hauteur inflexible. Voila le Philosophe. A l’égard de ces hommes qui doués de quelques avantages frivoles, exigent que le génie renonce aux sentimens de ce qui lui est dû, & s’immole sans relâche à leur vanité : Calcas Platonis fastum, sed alio fastu. Vanité de part & d’autre. Celle du Poëte n’est ni la moins grande ni la moins frivole. La maniere dont il excuse les torts de sa femme, se bornoit à la plaindre. Il ne devoit pas y donner lieu par son concubinage. Si elle étoit entraînée à la galanterie par un charme invincible, il étoit lui-même entraîné vers l’amour, ce qui décele bien de la force d’esprit, & une grande habitude de réflexion. N’est-ce pas une belle morale, une doctrine bien Catholique de dire la tentation de l’impureté invincible ? Eh quel est le crime que ce principe ne doive excuser ? N’est-ce pas une belle force d’esprit de ne pouvoir résister à la débauche, une grande réflexion de dire qu’on n’a pu s’en défendre ? Ce discours du Sieur Chamfort n’étoit pas muni de l’approbation de deux Censeurs. L’Académie a-t-elle pu couronner des hérésies ? Mais la philosophie ni l’ascendant de son esprit sur les passions n’a pu empêcher l’homme qui a le plus fait rire de succomber à la mélancolie. Quel Philosophe ! ce n’est pas celui d’Horace : Si fractus illabatur orbis impavidum facient rainæ. Soit que la mélancolie accompagne naturellement l’esprit de réflexion, soit que l’observateur trop attentif du cœur humain soit puni par le malheur de le connoître. C’est donc un malheur de le connoître, il ne l’étoit pas aux yeux des anciens Philosophes, nosce teipsum, ni à ceux de S. Augustin, noverim te, noverim me.

Tout ce fatras de déclamation, de philosophie, de mauvaise morale, de puérilité, d’erreurs & d’antitheses méritoit peu d’être couronné par l’Académie, & le sujet d’être proposé pour le prix. Mais ne nous laissons pas imposer par le bruit du Théatre. A quelques Acteurs, Auteurs ou Amateurs près, qui en sont enthousiasmés, & qui l’élévent, jusqu’aux nues, Moliere dans le public n’est estimé que ce qu’il vaut. Qui jamais l’a mis dans une classe de Savans ou d’Auteurs estimables ? On ne l’étudie point pour se former, on ne le lit que pour s’amuser, on ne le nomme que pour rire. Son nom est devenu un proverbe pour désigner les folies théatrales. On ne voit en lui qu’un libertin licencieux, un bouffon sans mœurs, un rabatin sans religion. Au reste mauvais Poëte, & médiocre Prosateur, qui a de l’esprit, qui de temps en temps lance des traits satyriques avec finesse, donne un coup de pinceau avec vérité, d’une maniere naturelle & plaisante. Qui l’estime, qui le lit hors de la sphere du Théatre ? Qui le connoît, que comme on connoît Arlequin ? Le Théatre se croit tout un monde, & quoiqu’il n’y regne que trop en effet par le vice qu’il répand, il s’en faut bien qu’il soit l’oracle de la vérité, & le tribunal souverain de l’empire des lettres. Il s’en faut bien encore que M. de la Harpe y tienne le sceptre.

Il a paru depuis peu un autre phénomene de Scenomanie. Le sieur Calbava ne s’est pas borné aux Discours ; il est si enthousiasmé de Moliere, qu’il a composé quatre gros volumes à son honneur & gloire, sous le double titre, Art de la Comédie, Traité de l’Imitation. Moliere en fournit toute la matiere. Sur lui se forment toutes les regles, en lui se trouvent tous les exemples de cette poëtique théatrale. On y épluche dans le plus grand détail toutes ses pieces, sur lesquelles on fait un savant commentaire, l’intrigue, le dénouement, l’enchaînement, les actes, les scenes, les discours, les noms des Acteurs, jusqu’aux points & aux virgules, & par-tout ce sont des merveilles. Rien ne ressemble mieux au Chef-d’œuvre d’un inconnu de M. de S. Hiacinthe, donné par le Docteur Chrisostome Mathanasius, & à la déification de Aristarchus Masse. C’est le commentaire sur la chanson : L’autre jour Colin malade dedans son lit. La moitié du théatre de Moliere ne mérite pas mieux ce commentaire que la chanson. L’Auteur parcourt tous les comiques, anciens & modernes, bons & mauvais, pour découvrir en quoi Moliere a été imitateur, & en quoi il a imité, pour lui donner la palme. Il trouve sans nombre des imitations actives & passives, & où n’en trouveroit-on pas ? Tout est dit sur la terre, rien de nouveau sous le soleil. Les hommes ne font que se copier les uns les autres, au théatre sur tout, où les mêmes choses reviennent sans cesse. Pour Moliere la moindre ressemblance est un nouveau fleuron ajouté à sa couronne, il ne marche sur les terres d’autrui que pour embellir tout ce qu’il touche, & le convertir en or. Ses imitateurs gâtent tout, & lui doivent tout. On ne veut pas même que ses scenes bouffones soient appelées des farces : comme si Porceaugnac, le Medecin malgré lui, les Fourberies de Scapin, &c. méritoient d’autres noms : farces, ou comme dit Boileau : Il fait grimacer les figures, Quitte pour le bouffon l’agréable & le fin, Et sans honte à Terence allie Tabarin. Par exemple, qu’un Apothicaire vienne avec sa seringue donner un lavement sur le théatre, dans cette bouffonnerie platte & dégoûtante le docte Commentateur trouve quelque chose d’ingénieux & de noble qui amene le dénouement le plus heureux. Il faut les voir pour croire les excès de la Molieromanie. On se moque des superstitions populaires, & on se fait gloire des superstitions littéraires, aussi ridicules.