CHAPITRE IV.
Pieces singulieres.
Il parut en 1695 une tragi comédie intitulée le Maréchal de Luxembourg au lit de la mort. Dans les quatre premiers actes de cette satyre, coupée en scenes, tout se passe au pied du lit du Maréchal, qui quoique mourant parle toujours & très-long-temps contre toute vrai-semblance. On y fait passer en revue toute sa famille, le Roi, la Cour, les Princes, les Ministres, le Roi, la Reine d’Angleterre, Madame de Maintenon, les Maréchaux de Villeroi & de Boufflers, sept à huit Medecins de différentes nations qui se disputent, un Magicien, un Astronome, l’Archevêque de Paris, les PP. la Chaise & Bourdaloue, Jesuites, les Capucins, Cordeliers, Jacobins, Carmes, Minimes, des pauvres mendians, le maître▶ des cérémonies, &c. Je ne sais si cette piece a été représentée en Holande, mais jamais il n’en fut de plus bizarrement chargée d’Acteurs. C’est une satire en dialogue, à peu-près dans le goût des Calotes ou du jeu du Trictrac, de l’Ombre, du Lansquenet, &c. où l’on fait parler tous ceux qui ont eu part aux affaires, & dire chacun son mot satyrique qui le caractèrise. Quoique coupé en actes & en scenes, ce prétendu drame n’a ni nœud, ni dénouement, ni vrai-semblance ; c’est une suite de conversations quelquefois ingénieuses, toujours malignes. Le dernier acte, où le Maréchal est mort, n’est que l’arrangement de ses funerailles. Ce convoi est plaisant, on fait marcher à la tête beaucoup de veuves & d’orphelins, parce qu’il en a beaucoup fait ; ensuite vient la victoire, précédée des Soldats qui l’ont gagnée, suivie de la famine & d’une foule de pauvres qui meurent de faim, & de squelettes de gens qu’il a fait périr. On le fait porter en terre par ses Cuisiniers, parce qu’il est mort de débauche. L’Empereur, le Prince d’Orange, le Duc de Savoye, les Etats de Hollande, portent le drap : ils lui ont donné une pleurésie. Le tout est terminé par quelques Magiciens qui lui ont fait gagner les victoires.
C’est la satyre de tout le monde, du Maréchal, qu’on dit sorcier, libertin, sans religion, mauvais Capitaine, qui pilloit par-tout, & ne dût ses victoires qu’au hazard & à la supériorité du nombre de ses troupes, qu’il menoit brutalement à la boucherie ; des Maréchaux de France, qu’on pourroit employer après lui, sur le choix desquels le Roi le consulte, & qu’il décrie tous comme incapables de commander ; du Roi lui-même, qu’il peint comme ambitieux, dur, insensible, immolant à sa vanité les biens & la vie de ses sujets ; du Dauphin, qui est un lâche ; de Madame de Maintenon, femme intéressée, qui demande un legs pour la maison de S. Cyr ; de tous les Medecins, qu’à l’exemple de Moliere il rend ridicules ; des PP. la Chaise & Bourdaloue, & de tous les Jesuites, dont il blâme l’ambition, la politique, les manœuvres, & la morale relâchée, lui qui en avoit une bien sevère ; de tous les Moines, dont il se moque ; du Roi Jaques, qu’il traite de lâche, de bigot, de femmelette ; du Gouvernement, qu’il prétend foible, lâche, misérable, hors d’état de soutenir la guerre, & forcé d’acheter la paix, sur quoi il fait une équivoque fort plate pour prouver la foiblesse de la marine, Vos côtes commencent à bruler, c’est bien près du cœur. Appliquer aux côtes de la mer, où les Anglois faisoient des décentes, ce qui convient aux côtes du corps humain ! On rapporte tout au long un prétendu pacte du Maréchal avec le Démon, ce qui est absurde, & qu’il est impossible qu’on sache, puisqu’on dit qu’il fut brulé sur le champ par le P. Bourdaloue ; & une conversation avec un magicien soi-disant Medecin Turc, qui n’est pas moins absurde, c’est une allusion à la fameuse affaire de la Brinviliers, dans laquelle le Maréchal fut impliqué & mis en prison. En revanche on fait un grand éloge du Prince d’Orange. On se plaint de la révocation de l’édit de Nantes, ce qui décéle la plume de quelque Protestant réfugié en Hollande. Cet ouvrage, dicté par la passion & l’irréligion, n’a eu qu’un jour de vie, & n’en méritoit pas tant.
Il est très-possible qu’il ait donné au Président Henault la premiere idée du Théatre historique & politique qu’il vient de proposer aux Poëtes, & dont il a fourni un modelle dans le drame de François II. Tout le monde a entendu parler de l’idée burlesque de quelque Poëte de mettre l’Histoire Romaine en sonnets, le Digeste & le Code en épigrammes, pour mieux apprendre les loix aux Magistrats, à l’exemple de Benserade, qui mit en rondeaux les Métamorphoses d’Ovide, & de cet Ingénieur de Moliere qui proposoit au Ministre de mettre toutes les côtes de la France en ports de mer. Ceseroit une espece de vers techniques, plus agréables à apprendre que ceux du P. Buffier & de la glose du droit. Tout cela ne peut avoir été avancé qu’en plaisantant ; mais voici une idée dans le même goût, avancée sérieusement par un homme de beaucoup d’esprit dans un nouveau Théatre François. C’est de mettre notre histoire de France en comédie. On en conclurra peut-être que l’histoire n’est qu’une comédie, & les hommes, sur-tout les grands, des acteurs qui jouent sur le théatre.
Qui n’a pas lu l’Abrégé du P. Henault ? L’idée n’en est pas neuve. Cent & cent livres & cartes de chronologie l’ont exécutée avant lui, mais personne ne l’a fait avec la netteté, la précision, l’exactitude, l’agrément, qu’il y a répandu. Ce mérite est tout à lui. L’histoire de France lui a fait voir plusieurs évenemens tragiques & comiques qui peuvent fournir la matiere d’un drame régulier. On l’a fait dans le Siege de Calais, le Duc de Foix, Bayard & quelques autres. L’histoire Grecque, Romaine, Espagnole, &c. en fournissent de même ; mais le nombre en est petit, une vingtaine de pieces dans chacune l’épuiseroit. Vouloir mettre l’histoire en drame ; c’est vouloir mettre toutes nos provinces en jardins. Voilà pourtant ce que semble proposer le P. Henault : idée outrée & ridicule dans cette étendue, mais plus raisonnable, quoique peu recevable dans le détail qu’il en fait. Son théatre historique n’est qu’une histoire en dialogue, comme on a fait des romans en lettres. On y fait parler les principaux personnages qui ont eu part aux affaires. Ils peignent leurs caracteres & celui de leurs contemporains, racontent les événemens, les bons & les mauvais succès, développent les intrigues & les secrets ressorts qui ont fait agir la machine, expliquent les coutumes, les loix, les mœurs du temps. Ce plan d’Histoire, susceptible d’agrément, de sel, d’un style varié selon les lieux, les temps & les personnes, pourroit former des lettres & des conversations instructives & agréables, plus amusantes qu’une Histoire suivie. C’est tout ce qu’a voulu le P. Henault. On ne peut lui supposer d’autres idées peu dignes de lui.
En effet le modele qu’il offre sur le regne très-court de François II, n’est qu’une file de conversations ingénieuses sur les Affaires du Temps, qu’il appelle des scènes. Il y a quinze principaux Interlocuteurs, & huit subalternes. Jamais Drame régulier n’a fait agir vingt-trois Acteurs : Nec quarta loqui persona laboret. Il n’y a ni intrigue, ni dénouement, ni intérêt, ni passions, en mouvement & en action : on ne fait que raconter les opérations du Gouvernement. Les portraits sont très-ressemblans. Le Président est un bon Peintre ; mais ce n’est qu’une Galerie où on les expose, & non les Acteurs qui se peignent par leurs actions. Ce ne sont pas de vrais Drames, pourquoi donc leur en donner le nom ? parce que dans ce siecle tout est théâtre. Rien ne plaît, s’il n’à l’air, le nom, le goût dramatique. Cet Auteur respectable n’a pu résister au torrent. Il étoit Amateur, & même Auteur de plusieurs pieces, qu’on a données au Public. Il a pris le ton du siecle, & a cru attirer plus de vogue à son Ouvrage en le théâtrisant pour ainsi dire ; mais il n’avoit pas besoin de ce nouveau degré de gloire. Son Abrégé est plus estimé que ne seroit un pareil Théâtre. Qu’il change le titre, & qu’il annonce un Abrégé d’Histoire en Dialogue, quoiqu’il soit fort difficile de soutenir sans répétition & sans monotonie un si grand nombre de conversations sur tant d’événemens, souvent semblables, il s’est persuadé qu’avec cette précision, cette finesse, ces graces qui le caractérisent, il aura du succès, & fera une nouvelle édition de son Ouvrage sous un autre habit, orné des graces d’une conversation légère, utile & brillante. Il n’est pas fait pour être sur la scène, ni l’Histoire de France pour être racontée sur le Théâtre sous l’habit d’un Acteur.
Le succès du Siege de Calais a été trop brillant pour ne pas exciter la verve de nos Poëtes. Je ne désespere pas qu’on ne réalise le projet du P. Henault, que nous n’ayons dans peu de temps tout Mezerai en pieces de Théâtre. Voltaire s’est mis à la tête des Auteurs Dramatiques d’Histoire. Il a composé à peu de frais une Tragédie historique ; mais comme ce grand Poëte n’a de modele que lui-même, il a été son propre copiste, & a avoué de bonne foi son plagiat. Adelaïde du Guesclin, représentée en 1734, n’eut point de succès. Dix-huit ans après on la fit reparoître avec un habit neuf. On a changé les noms des Acteurs, quelques vers où les anciens noms faisoient la rime, le temps & le lieu de la scène ; & Amélie ou le Duc de Foix a été bien accueilli. Tout est changé dans le monde, soi-disant fin. Après douze ans, le succès du Siege de Calais l’a enhardi, il a été se montrer sous son premier non : Multa renascentur quæ jam cecidere. Combien de Livres nouveaux doivent tout à leur frontispice ! Le Duc de Foix est redevenu le Duc de Vendôme ; Amélie est Adelaïde ; Vanier, le Duc de Nemours : c’étoit le Sire de Couci. Cette piece est calquée sur le Siege de Calais, ou le Siege de Calais sur cette piece. Vendôme est Edouard. Il prend la ville de Cambray, c’est Calais. Nemours est Harcourt son rival. Cette piece, ainsi francisée, couverte de son habit retourné, est plus agréable qu’Amélie flamande, quoique ce soit le même ouvrage : des noms connus intéressent plus que des noms inventés. Le Siege de Calais, qu’il vaut bien dans le fond, pour le mérite poëtique, avoit monté les esprits en faveur du Drame Historique : c’étoit le moment qu’on a habilement saisi : plûtôt ou plûtard il eût risqué d’échouer encore.
Dans l’Histoire de Bretagne, Jean de Montfort IV, qui vivoit en 1387, du temps de Charles VI, ordonna à Bavalon son Gentilhomme de confiance, d’assassiner le Connétable de Clisson. Il n’obéit pas. Le Duc se repentit d’avoir donné cet ordre, & lui sur gré de sa désobéissance. Depuis Saturne, qui vouloit dévorer ses enfans, & malgré la volonté de qui on sauva Jupiter, il y a dans les Histoires & dans les Romans, cent exemples de pareilles désobéissances qui ont heureusement tourné : car comme tout est borné, il faut que dans le cours des siecles tout se répete dans la réalité comme dans la Fable : Nil sub sole novum. Bavalon devoit donner un signal au moment de l’exécution. Voltaire fait tirer un coup de canon pour annoncer au Duc de Vendôme la mort de son frere. On se mocqua d’abord de ce coup de Théâtre. En effet il est ridicule : à peine alors la poudre étoit-elle connue ; & les plus puissans Princes avoient à peine trois ou quatre canons dans leurs armées, & un Duc en auroit eu déjà les remparts de sa ville garnis. Cependant comme le coup est imposant, que le bruit frappe & fait peur, que peu de gens savent l’origine de la poudre, & n’apperçoivent pas de tels anacronismes en artillerie, on s’y est accoutumé, & content d’être ému, on fait grace. La fortune du Théatre tient à peu de chose.
Ces travestissements de pieces, qu’avec un léger changement de noms, on naturalise avec tous les climats & tous les siecles, fait voir qu’il y a peu de drames originaux. La plupart ne sont que des répétitions déguisées du même ouvrage. Que sans s’arrêter à quelques petits incidens mis à dessein pour dépayser le spectateur, on analyse, on compare le plan, l’intrigue, le dénouement, les sentimens, les bons mots, on ne verra que les mêmes choses. Il n’y a pas dix opéras différens dans le théatre lyrique, dix farces différentes dans le Théatre Italien. A cinq ou six pieces près, Moliere ne fait que se répéter. Je ne serois pas surpris qu’on masquât ainsi Corneille & Racine, & qu’on enrichit le dépôt de la comédie de vingt nouveaux Théatres. Ainsi par des miroirs & des lunettes on fait du même objet vingt objets différens. La piece est comme l’Acteur qui en changeant d’habits, joue toute sorte de rôles. Tel un Empereur Romain qui faisoit décapiter les plus belles statues, & mettre sa tête à sa place. L’exemple du célèbre Voltaire ouvre aux Poëtes cette nouvelle & riche carriere, ou plutôt il justifie ceux qui y marchoient incognito. Qu’a-t-on à craindre sur les pas d’un si grand ◀maître▶ qui se métamorphose en lui-même ? Il va bien plus loin qu’Ovide, qui ne connoît ces sortes de changemens que dans Prothée.
La multitude des parodies qu’on fait tous les jours de toutes sortes de pieces le prouve évidemment. Une parodie n’est qu’un travestissement, où en changeant quelques mots, on tourne en bouffonerie la tragédie la plus lugubre. On peut parodier de même de bouffon en sérieux, de sérieux en sérieux, de bouffon en bouffon. Adélaide en Amélie, Amélie en Adélaide n’est qu’une parodie sérieuse. D’Ines de Castro on a fait Agnes de Chaillot. On pourroit de même d’Arnolphe faire un Duc de mauvaise humeur, d’Arpagon un Prince avare. Des vers de Virgile on a fait un centon nuptial & une vie de J.C. des amours d’Ovide un livre de dévotion ; du Cantique des Cantiques un livre infame.
Parmi les honneurs très-flateurs & très-lucratifs, prodigués à l’Auteur du Siege de Calais, voici des traits singuliers. La médaille d’or, prix dramatique établi depuis peu sur le modèle des prix académiques, ce qui peut-être a donné à l’Académie l’idée de proposer l’éloge de Moliere pour sujet de son prix, fut donnée au sieur Belloi par le Duc de Fronsac, premier Gentilhome de la Chambre en survivance, alors en exercice, en grande pompe de la part du Roi, en plein foyer, au milieu des Poëtes & des Actrices, c’est-à-dire sur le Parnasse & l’Olimpe réunis. Quelle héroïque modestie n’a-t-il pas fallu pour supporter le poids de la gloire, l’un d’une comission si brillante, l’autre d’une couronne si glorieuse ? L’Apotéose d’Homere, les prix de Sophocle sont bien au dessous. C’est Jupiter qui met Orphée au rang des Dieux. La ville de Calais, osant presque lutter avec le Monarque, lui a donné des lettres de Bourgeoisie, comme l’on donnoit le droit de Citoyen Romain, si parva licet componere magnis, l’a fait peindre, & au lieu de la statue qu’on élevoit à Rome, a mis son portait dans la salle d’assemblée de l’Hôtel-de-ville au milieu de ses Magistrats municipaux les plus distingués, car la magistrature la plus auguste, & le plus grand service à rendre à une ville, c’est d’avoir fait une piece de théatre ; le chaperon vaut-il la scene ? Mais ce qui est bien au dessus de la Bourgeoisie & de l’Echevinage, on lui envoya une boëte d’or avec ces mots : S.P.-Q.C. Senatus Populusque Calesiensis, avec ces beaux vers d’un Poëte Picard : L’honneur & la vertu dicterent son ouvrage, Il fit voir son esprit & déployant son cœur, Du Monarque & du peuple il obtint le suffrage, Et la postérité verra dans cet Auteur L’excellent citoyen, le poëte & le sage (le sage n’est-il pas un excellent citoyen ?). La comédie Françoise le couronna à sa maniere, elle fit graver son portrait, le sit vendre dans les loges & les coulisses, & donna la comédie gratis au peuple en son honneur, comme le grand Thomas arrachoit les dents gratis à la convalescence du Roi.
Cependant ce sage, cet excellent citoyen, peu reconnoissant de cette libéralité faite à son honneur, eut un démêlé très-vif avec la Troupe au sujet de ses droits sur la recette. Tandis qu’on joue la piece l’Auteur a un neuvieme de la recette ; si elle est interrompue, à la reprise la portion diminue. Le Siege de Calais fut interrompu par le bizarre évenement dont nous avons parlé ailleurs de la retraite de la Clairon, qui le faisoit si bien valoir. Les Comédiens diminuerent le dividende selon l’usage. Un si généreux citoyen, un sage, un poëte, déjà si bien payé, auroit bien dû ne pas s’en appercevoir, ou plutôt tout abandonner à des Acteurs qui l’avoient si bien servi ; mais le sieur Belloi, plus sublime sur le papier que dans la conduite, Faisant voir son esprit, & déployant son cœur, voulut toujours la part entiere, prétendant que n’étant pas la cause de cette interruption, il ne devoit pas en souffrir. Il alloit plaider ; la plaidoirie eut été la petite piece après la tragédie, la salle du Palais eut été plus remplie que le parterre, l’Avocat auroit fait plus rire qu’Eustache de S. Pierre n’avoit fait pleurer. Le Maréchal de Richelieu voulut accomoder ce procès. Le Duc de Fronsac, son fils, avoit donné la premiere médaille d’or ; le père en procura plusieurs à l’Auteur portant aussi l’image du Roi. Il jugea en sa faveur, & couronna la bourse. Mais la noblesse des sentimens qu’annonce la piece n’y a rien gagné ; l’humanité a percé à travers l’héroïsme des personnages, & a défiguré le sage, le poëte, l’excellent citoyen de Calais, placé dans la salle de l’Hôtel-de-ville.
Il y a dans ce poëme plus de fanfaronade que du vrai sublime. Tous les Calaisiens sont des Gascons ; à les entendre, ils fixent les yeux de l’univers & des siecles, ils doivent servir de modèle au monde, ils ont par tout des envieux & des jaloux, leur sang va par tout enfanter des miracles, un Maire de Calais raffermit la couronne, & le lys florissant ombrage l’univers. Quelque belles que soient leurs actions, ces éloges sont-ils bien placés dans leur bouche ? ces déclamations d’écolier, Calais est l’univers, un Maire soutient la couronne, rendre sa ville à l’ennemi c’est raffermir la couronne. Ces puérilités feroient rire, si elles ne faisoient pitié. Combien de vers ne sont que des galimatias ? La raison des Rois est dûe à leur soutien. Je vois les mêmes nœuds de la France & ses fils, Hors du terme commun leur montrer des vertus. Si d’une foible argile il affranchit son ame. L’exil auroit encor cette sanglante ivresse. Le plus vif aliment, rebut de la misere, Manque à l’or prodigué du riche citoyen. Ose venger nos maux & nos forfaits, &c. Cent autres traits de ce ténébreux sublime sont-ils intelligibles ? Ce drame a peu de variété ; ce n’est qu’une idée, un sentiment, très-beau à la vérité, mais répété à tout moment. Les Acteurs sont les échos les uns des autres, comme des fugues dans la musique, où les parties redisent le même air sur différens tons.
On trouve de fort beaux morceaux dans cet ouvrage, que ses fautes ne doivent pas empêcher d’estimer, comme aussi le phénomene de la réputation ne doit pas aveugler sur ses défauts. L’approbation de la Cour a fait sa fortune ; elle est en possession de donner le ton. L’Auteur a fait depuis d’autres pieces aussi bonnes, aussi patriotiques, tel que le Chevalier Bayard, personnage sort supérieur au Maire d’une petite ville. La Cour n’en ayant pas fait le même éloge, son succès a été médiocre. Le grand mérite du Siege de Calais est l’esprit de la plus parfaite soumission, & du plus absolu dévouement à l’état monarchique, esprit rare sur le Théatre, ordinairement républicain, ennemi des Rois dans presque toutes les tragédies, Brutus, César, Pompée, Catilina, &c. Il fut fort heureux d’avoir paru dans un temps où étonnés du crime de Damiens, & de la suppression des Jesuites, les esprits étoient montés & tournés singulierement du côté de la fidélité dûe au Prince, comme Corneille fut en partie redevable de ses succès à la situation des esprits, montés & tournés de son temps vers l’indépendance, par les mouvemens de la ligue & de la fronde. M. de Belloi n’auroit pas été goûté il y a un siecle, Corneille le seroit peu aujourdhui. Les circonstances font la vogue plus que le mérite, & causent la chûte plus que les défauts.
Elles aveuglent sur l’un & sur l’autre. Croiroit-on que ce même Siege de Calais, si recommandable par les sentimens de fidélité pour le Prince, est pourtant plein d’un esprit républicain, & très-peu respectueux pour les Rois ? Le Théatre, sans qu’on y pense, entraîne les plus grands partisans de la Monarchie : Des sujets tels que vous valent les plus grands Princes, Des fureurs de mon Roi je gémis plus que vous. Quelle idée des Rois ! quels termes ! Des brigands de la Cour quels effets déplorables ! Quelle idée des Ministres ! quelles expressions ! Lorsqu’en nommant leur Roi nos généreux ancêtres Ont choisi dans ses fils la race de leurs ◀maîtres▶. Quand des soldats vainqueurs portoient sur un pavoi Le plus vaillant soldat pere de tous nos Rois. D’un peuple libre enfin, qui se donnoit lui-même, Vaut leur Roi, titre vain, sans l’aveu des sujets. C’est donc le peuple qui fait les Rois. Titre vain sans l’aveu des sujets. Leur droit héréditaire ne vient que du choix du peuple. Que devient la grande phrase, Roi, par la grace de Dieu ? Sont-ce-là les principes & la Doctrine de l’empire François ? On la condamneroit ailleurs, on l’admire sur le théatre.
Un événement singulier, dont il ne faut pas faire un crime à l’Auteur, puisqu’il a suivi les historiens François, a jetté sur la piece un ridicule pire qu’une parodie. Ce grand trait de patriotisme n’est qu’une fable, ces héros prétendus sont des lâches, ces brillans sentimens de pures rodomontades. Voici des particularités remarquables, jusqu’ici ignorées de ce Siege de Calais si vanté. Le 26 juin 1347 les assiegés reduits à l’extrémité, écrivirent à Philipe Auguste que s’ils ne sont promptement secourus, ils n’ont d’autre parti à prendre que de sortir tous, les armes à la main. Philipe vint, ne peut rien faire & s’en retourna. Les lys n’ombrageoient pas encore tout l’univers. Le lendemain ils se rendirent à discrétion. Froissard ajoûte, pour embellir l’Histoire, que dans un mouvement de colere, le Roi d’Angleterre demande six des principaux habitans pour les faire mourir : cruauté peu vraisemblable & inutile, puisqu’il étoit maître de Calais, & que la Reine obtint leur grace : circonstance dont le Poëte auroit pu tirer parti, qui, comme dans Cinna, lui auroit fourni de grandes scènes, en faisant parler & agir la Reine, mais qu’il a négligé ; qu’Eustache de S. Pierre s’offrit le premier, & fut imité par trois de ses parens : ce que la Tragédie rend assez fidélement à quelqu’épisode près de l’invention de l’Auteur, comme le Duel proposé par Philippe à Edouard, dont aucune Histoire ne parle : ce qu’il a pris de la vie de Charles Quint, qui proposa un duel à François I : trait romanesque peu séant à deux Rois. L’artifice d’Harcourt & les allées & venues des proscrits : badinage d’enfant. Enfin l’Amour d’Aliénor : car il faut toujours payer aux Actrices le tribut de quelque galanterie. Il est vrai qu’elle tient ici peu de place ; qu’il est traité décemment par la fille, mais petit & puérile dans l’amant. Elle a dû déplaire à la maison d’Harcout, en dégradant ce Héros.
Tout cela n’est qu’un Roman. Après la reddition de la place, ce Maire se donna à Edouard, & le servit si bien, qu’il en mérita des pensions. Nombre des principaux habitans accepterent les bienfaits du Roi d’Angleterre, & toute la Ville lui demeura fidele jusqu’en 1458, qu’elle fut prise par le Duc de Guise. L’Archiduc Albert la reprit en 1496. Elle fut rendue à la paix de Vervins, & lui est restée depuis ; & dans toutes les révolutions, semblable aux autres Villes, elle n’a plus de Maire victime du patriotisme. Par des Lettres du 8 Octobre 1347, trois mois après la reddition de la place, Edouard donne à Eustache de S. Pierre une pension considérable en attendant qu’il pourvoie plus amplement à sa fortune, tant il étoit, en si peu de temps, persuadé de sa fidélité, & content de ses services. D’autres Lettres accordent à lui & ses hoirs les maisons dont il avoit joui, & en ajoûtent d’autres. Le motif de toutes ces graces, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas le pompeux galimatias du Poëte, ce sont les services qu’il a rendus au Roi d’Angleterre ; & quels services ? en veillant à la garde de la place, & y maintenant l’ordre. Est-ce-là être d’intelligence avec la France ? Edouard savoit bon gré à Eustache de s’être opposé à la proposition qu’avoit fait quelque habitant, de sortir les armes à la main, pour chercher à travers l’armée ennemie, la mort ou la liberté : folie qu’Eustache combattit avec raison, & à laquelle il étoit intéressé, puisqu’il eût dû se mettre à la tête de ces insensés. Le Roi d’Angleterre connoissoit qu’il lui importoit de s’attacher un Sujet si accrédité. Il y réussit, & s’en sit un zélé Ministre. Eustache ternît sa gloire en se livrant à l’ennemi de son Roi, entrant à son service, & se liant à lui par les nœuds de la reconnoissance. Il mourut cinq ans après, toujours fidele à l’Angleterre. Sa famille ne suivit pas son exemple. Elle eût, après sa mort, des intelligences avec Philippe. Edouard les découvrit. Elle fut chassée, & tous ses biens confisqués.
Mais sur quoi fonder un démenti si cruel de tant de rodomontades ? Quel dommage de perdre de si beaux vers & un si brillant héroïsme ! Il est fondé sur les actes originaux trouvés à la Tour de Londres, dont l’extrait authentique a été apporté en France par ordre du Roi : Anecdote singuliere dont Melpomène est fort mécontente. Les Anglois, long-temps maîtres de la France, notamment de Calais, ont emporté chez eux, & enfermé dans la Tour de Londres une infinité de titres, mémoires & registres qu’ils avoient trouvé dans les Villes de France. On les a souvent priés de rendre ces papiers, qui leur sont inutiles, & n’en ont offert que quelques-uns pour un prix exorbitant. Enfin, devenu plus traitable depuis la paix, ils ont permis d’en tirer des copies. Le Roi y a envoyé M. de Brequigny, de l’Académie des Belles-Lettres, habile Déchiffreur, qui y a passé dix-huit mois, & en a apporté une ample moisson, entr’autres les lettres d’Eustache du Bellai. Il en a fait imprimer un mémoire, qu’il a lu à l’Académie. Tous les Journaux en parlent ; celui des Savans Avril 1767. art. 10. en donne l’extrait, & en particulier de ce qui concerne Calais. Adieu tout le merveilleux de la Tragédie, l’héroïsme, le patriotisme, le perpétuel égoïsme de ce Héros, modele du monde & des siecles, qui affermit la Couronne, & opere des miracles. Il se donne au Vainqueur, en reçoit des biens & des charges, & lui en conserve la conquête. Toute la grandeur consiste à empêcher qu’on n’aille se faire tuer par l’armée Angloise, folie qu’il avoit le plus d’intérêt à combattre ; il eût été le premier tué ou pendu. Cette gloire immense qui de tous les Calaisiens, jusqu’au dernier valet, faisoit autant de Césars qui fixoient les yeux de l’univers, de tout cela il n’y a de réel que les beaux & les bons louis d’or que le sieur de Belloi a touché du neuvieme de ces brillantes représentations, la médaille & la boëte d’or, & le portrait placé à l’Hôtel-de-Ville au milieu du Sénat & du Peuple de Calais. S.P.Q.C.
Il fut fait en 1741 une entreprise pareille qui a facilité le travail de M. de Brequigni. Tous les journaux en firent mention, entr’autres l’Abbé Desfontaines, lettre 341. Le sieur Thomas Carte, Ecrivain Anglois, connu en France sous le nom de Philips, donna en deux volumes in fol. le catalogue des rôles Gascons, Normands, François, &c. déposés dans la Tour de Londres. Tous les actes qui y sont contenus sont en latin ; il y en a plus de 20000. On a souvent besoin de ces anciens titres ; mais il est fort difficile de les avoir. Les Anglois font payer bien cher la liberté de fouiller dans leurs archives, & plus cher encore les extraits qu’on leur en demande, à plus forte raison l’original. Il est d’ailleurs très-difficile d’y rien déchiffrer ; l’écriture est gothique & mauvaise, les noms sont la plûpart inconnus, estropiés, tous latinisés & mal écrits. Les Anglois même n’y entendent rien. Tous ces actes sont cousus l’un à l’autre, & roulés en forme de rôles ou volumes innombrables. Sur chaque rôle il y a des étiquettes qui donnent une notice du titre, des dates, du nom des parties, faite dans le temps, chaque année. Il y a quelque temps qu’on recueillit ces étiquettes. On en fit quatre gros volumes in fol. On s’égare dans ce labyrinthe, M. Carte a pris la peine de les éclaircir & de les abréger ; il a rangé ces différentes tables par ordre alphabétique, des noms des lieux & des personnes, & a mis les noms modernes à côté des anciens noms, avec les dates, & l’indication du rôle où l’acte se trouve. On pourra facilement & à peu de frais en avoir une copie authentique. Outre l’avantage qui peut revenir aux particuliers de la découverte de plusieurs titres importans, ces actes seront utiles à l’histoire, prouveront l’illustration de plusieurs grandes maisons, découvriront l’origine de pleusieurs établissemens, & feront mieux connoître les usages & les mœurs de divers siecles. Guidé par ces rôles, M. Brequigni découvrit tout ce qui regarde le Siege de Calais, & l’héroïsme tant vanté d’Eustache de S. Pierre.
Le Poëte auroit dû ne faire que rire de l’aventure, qui ne fait tort ni à sa gloire, ni à sa bourse ; sa piece ressemble à tant d’autres dont le fond n’est qu’une fable, & qui toutes en deviennent une par les circonstances qu’on y ajoûte. Eût-il composé celle-ci, ses vers n’en sont pas moins beaux, ses talens moins brillans, les sentimens moins héroïques, les leçons de fidélité moins utiles, sa réputation moins éclattante. Mais il n’a pu soutenir le ridicule, & pour s’en défendre il a donné un Mémoire qui le fait mieux sentir. Il en résulte que son prétendu Maire n’étoit qu’un simple Bourgeois. Ces grands mots d’homme en place, de défenseur de la ville, d’autorité, de vigilance s’en vont en fumée. Les amours d’Harcourt avec une Bourgeoise de Calais, sur lesquels il passe condamnation, ne sont plus qu’une intrigue d’Actrice qui fait la prude & pousse les beaux sentimens. C’est une capitulation faite par le Gouverneur de la place, à la vérité, à l’extrémité, après une vigoureuse résistance : fidélité & courage très-louables, mais évenemens fréquens dans l’histoire, & souvent encore plus mémorables. Il soutient qu’Eustache n’a pu rendre la ville. Sans doute, c’est le Gouverneur ; est ce à un Bourgeois à la rendre ? Qu’Edouard lui sit grace de la vie. Il ne l’ôta à personne. Qu’il avoit été pillé comme les autres : mais qu’on lui avoit rendu ses biens. Pourquoi cette distinction ? elle le rend fort suspect. Il dit que la pension de quatre cens livres qu’on lui donna, étoit peu de chose. Il a tort, la somme étoit alors fort considérable : c’est toujours avoir reçu une pension de l’ennemi, ce qui encore le rend très-suspect. Ainsi ce Héros si vanté n’est qu’un homme ordinaire qui s’accommode au tems, & sert tour-à-tour la France & l’Angleterre. Ce n’est point un crime de céder à la nécessité ; mais des éloges si multipliés, si pompeux & si déplacés sont un ridicule. Il fit plus, il servit si bien son nouveau ◀maître▶, qu’il fut comblé de bienfaits & fart Gouverneur, à la place de l’ancien, qui, plus fidelle à son Roi, se retira. Ses descendans rougirent de ses foiblesses, & mériterent d’être chassés, ce qui contraste étrangement avec le gouvernement de leur pere & avec la tragédie. M. de Belloi, intéressé à jeter un voile sur ces faits, constatés par les actes de la Tour de Londres, garde le silence. Mais, dit-il, Eustache n’a jamais reconnu Edouard pour Roi de France. Et pourquoi l’auroit-il reconnu ? Edouard ne l’étoit pas, ne le prétendoit pas, & ne le lui demandoit pas. Il ne s’agissoit que de la soumission de Calais à l’Angleterre, sur quoi la conduite d’Eustache n’a rien de douteux. Tout ce que M. de Belloi pouvoit dire de plus raisonnable, & qu’il n’a pas dit, c’est que Calais ayant été cédé à l’Angleterre par un traité, elle avoit changé de ◀maître▶, & la soumission des habitans devenue légitime. Quelque tout qu’on lui donne, tout le merveilleux de la piece n’est qu’une chimere.
L’Abbé Metastasio avoit précédé M. de Belloi dans la carriere des pieces historiques utiles aux bonnes mœurs. Tel est l’esprit de la Cour où il est applaudi. Cet Abbé est célèbre sur le Théatre. Ce n’est pas, il est vrai, la gloire que Dieu promet à ses Ministres ; mais il faut avouer qu’il se montre plus sage que plusieurs Abbés aussi déplacés que lui sur la scene. On lui reproche d’entasser les embaras de l’action avec une rapidité qui ne laisse pas au spectateur le temps de respirer, dans une piece très-courte, où trois actes renferment la matiere de cinq ou six, de faire parler les Acteurs avec une briéveté & une précision si laconique qu’on n’a jamais le plaisir de saisir & de voir filer une action, d’en suivre l’enchaînement, & de goûter les sentimens délicieux qu’elle doit produire, d’admirer ces éloquentes tirades, ces brillantes réflexions, ces graves sentences, cette variété de jours divers de la même pensée, qui font le mérite de Corneille & de Racine. On lui reproche de défigurer les faits les plus connus dans l’histoire, pour n’en faire qu’une fiction de fantaisie sous les noms les plus célèbres, & avec une si constante monotomie, que tout son Théatre n’est qu’une tragédie répetée : par tout même objet, même plan, même marche, même dénouement, sous des noms différens, avec quelque incident & quelque discours diversement tourné, à la vérité, très-ingénieusement, & souvent épigrammatiquement, approprié aux carracteres des acteurs ; ce qui marque plus d’esprit que de génie & de fécondité. C’est à peu-près le défaut de tous nos dramatiques. Moliere lui-même, que l’enthousiasme donne pour un prodige, n’a qu’un cadre, où il enchasse tous les tableaux qui eux-mêmes ne différent que par la draperie des personnages.
J’abandonne cette critique aux gens du métier sans apprécier leur mérite littéraire ; je me borne à l’intérêt des mœurs, & sur ce point Metastasio est un des plus estimables ; il ramene tout à la vertu, par tout il en offre le modèle, il en parle le langage. Tous ses dénouemens, auxquels il sacrifie sans scrupule la vérité historique, ne sont que des traits héroïques de générosité par le pardon des plus grandes injures & des plus grands attentats, quelquefois excessifs, car il est des forfaits que la justice & le bon ordre ne permettent pas de pardonner. Si la Religion pouvoit se réconcilier avec le Théatre, Metastasio en seroit le médiateur. Dans la préface qui est à la tête de ses Œuvres le Traducteur excuse cette monotomie de vertu sur les ordres de la Cour de Vienne, pour laquelle il travailloit, qui pour faire du Théatre une école, ne veut y voir que des vertus. Cette intention est très-bonne, & le fruit que doit produire une telle scene vaut bien les lauriers qu’une plus grande liberté fait cueillir. Ces ordres font l’éloge du Prince qui les donne, & du Poëte qui les suit ; mais ils font la condamnation de ceux qui embrassant les sujets les plus scandaleux, font du spectacle une école du vice, pour plaire à des acteurs & à des spectateurs corrompus, dont ils devroient rougir d’obtenir les suffrages. Les sujets vertueux sont très-rares, les Auteurs & les Acteurs qui sacrifient le plaisir à la vertu sont plus rares encore. Comment plaire par les portraits de la vertu au monde, qui n’est touché que des attraits du vice ? Il a fallu toute l’autorité de l’Impératrice Reine pour y résoudre un Ecclésiastique, encore même bien-tôt après le torrent l’a emporté ; le théatre peut-il se maintenir dans un état-si violent ? On joue aujourd’hui à Vienne comme à Paris. Le délire théatral de la France n’a jamais eu ces intervalles lucides. A quelque nuance près de modestie superficielle, selon le carractère des Auteurs plus ou moins retenus, ou des spectateurs plus ou moins libertins, du sujet plus ou moins grave, la licence toujours sans bornes n’a écouté que la passion, n’a cherché que le plaisir, n’a joué que le vice, l’a toujours entretenu & l’entretiendra toujours dans le public. On condamne toujours le Théatre, & toujours on le frequente. Il se répandra, il se multipliera de toutes pars, tout deviendra Comédien à mesure qu’il deviendra vicieux, & il deviendra plus vicieux, à mesure qu’il deviendra plus Comédien. Aussi les pieces de Metastasio, quoique traduites & préconisées, & dignes de l’être, n’ont été jouées sur aucun théatre François, & n’y réussiroient pas.
Si Metastasio fabulise l’histoire pour y mettre de la vertu, l’Auteur de Thamar au contraire y ajoute des fables pour rendre la piece plus vicieuse. Elle est prise du 38 Chap. de la Genese, & louée dans le Mercure de 2769. Il semble qu’on ait choisi ce sujet, & qu’on l’aye chargé exprès pour corrompre les mœurs. Il n’en est point de plus infame. C’est un tissu d’horreurs dans tous les personnages, rapportées à découvert & sans voile. C’est un des endroits de l’Ecriture que les Juifs ne laissent pas lire aux jeunes gens, & que l’obscene Auteur, Officier Irlandois, dit-on, expose sur le Théatre aux yeux de tout le monde : inceste du beau-pere avec sa belle-fille, prostitution de celle-ci, adultere dans tous les deux ; profanation détestable du mariage par deux maris, que Dieu punit d’une mort subite ; une femme dans un grand chemin, qui s’offre au premier venu, & se livre pour un chevreau ; Juda, qui la trouve, & sans autre cérémonie a si brutalement commerce avec elle, qu’il ne s’embarrasse pas même de la voir, & la laisse toujours voilée. Et comme si toutes ces horreurs ne suffisoient pas à une débauche effrénée, le Poëte y ajoute de son fond des intrigues fort peu vrai-semblables, dont il n’y a aucun vestige dans l’Ecriture ; il veut que Thamar ait été amoureuse de son beau-pere, beaucoup plus âgé qu’elle, & que Sella, son troisieme fils, a été amoureux de Thamar, sa belle-sœur, veuve de ses deux aînés, & plus âgée que lui. Il fait faire à cette amante insensée le honteux aveu de son crime, à son beaupère même, sous un nom supposé, aveu inutile, scandaleux, contre ses intérêts, contre la vraissemblance & la vérité, car elle ne l’a pas vu depuis. C’est même contraire à une autre fausseté de la piece. Puisqu’on dit qu’elle aimoit le père, pouvoit-elle vouloir épouser le fils ? double amour, qui la rendoit méprisable, indigne de ses deux prétendus amans, & l’exposoit au dernier supplice. Elle se détermine enfin pour le fils, désire son mariage, fixe le jour des noces, se fait enlever quand on la mene au supplice, ce qui choque le costume, les mœurs de ce vieux temps. On la ramene, on la mer sur le bucher ; la foudre tombe, disperse le bois (opération peu physique), & sauve la victime infame qu’elle auroit dû écraser (protection aussi peu digne de Dieu) ; & ce qui n’est pas moins contraire à la nature, cette femme laisse faire tout cela sans parler des gages qu’elle a reçu de Juda, qui lui auroit sauvé la vie, & qu’elle n’avoit demandé que dans ces vues. Ce n’est que quand tout est fini, que le péril est passé, qu’elle s’en souvient, & les renvoie à son Juge, amant & beau-pere, quand ils ne servent plus de rien qu’à constater son crime & sa honte.
Charger une piece de tant de circonstances, est-ce stérilité de génie qui emprunte de toutes mains, ne trouve jamais assez de matiere, ou fécondité de dépravation qui ne trouve jamais assez de crimes ? Quoi qu’il en soit, ce roman, très-mal conçu, défigure & contredit l’Ecriture par les couleurs les plus noires. C’est une vraie profanation. L’Auteur n’est pas de l’avis des saints Peres, des Synodes Protestans, de tous les gens de bien, de Boileau, de Fagan, de Ricoboni, & du plus grand nombre des Dramatiques, qui ne veulent point qu’on profane l’Ecriture en la mettant sur le théatre. Au contraire, dit-il, ces sujets sont plus touchans & plus beaux, ils ont le mérite d’une vérité authentique & d’une morale pure. C’est un excès d’impudence de proposer ces regles lorsqu’actuellement on substitue des fables grossieres à cette vérité authentique, & à la pureté de la morale toutes les horreurs de l’impureté. Quand même on pourroit traiter des sujets de l’Ecriture, il est certain, de l’aveu de tout le monde, qu’on ne devroit y prendre que des traits décens & vertueux, Esther Athalie, les Macchabées, &c. On doit à la vertu ce choix judicieux, même dans les traits de la fable & de l’histoire profane, à plus forte raison dans l’histoire sainte, à qui on doit le plus profond respect. Moliere est inexcusable d’avoir donné en spectacle la débauche de Jupiter dans l’Amphitrion. Quel crime de prendre dans les livres saints le spectacle des plus grandes abominations, dont ils ne disent un mot que pour en inspirer de l’horreur, & en faire craindre le châtiment ! L’Auteur ose encore censurer Athalie, parce que les passions n’y ont ni la chaleur ni la violence des sujets profanes ; car il aime, ce galant homme, la violence des passions. Cependant Phedre, qu’il cite pour sujet profane, est moins indécente que Thamar. Le crime de Phedre ne passe pas la pensée ; il n’y a qu’elle de coupable, elle est accablée de remords. Ici tous les Acteurs commettent sans remords les plus grands forfaits. Aureste, le littéraire de ce drame est très-médiocre : ce n’étoit pas la peine de se mettre en frais pour enfanter tant d’horreurs & de mauvaise poësie. Il est à souhaiter qu’un ouvrage si pernicieux ne paroisse jamais sur la scene : il n’y a de titre que sa corruption.
Un Auteur vertueux pourroit faire de l’Ecriture un usage plus légitime, y montrer la condamnation même du spectacle. La Législation de Moyse, les Pseaumes de David, les Remords de Salomon dans l’Ecclésiaste, ses Oracles dans les Proverbes, les Lamentations de Jérémie, les Menaces d’Ezéchiel, les Guerres des Maccabées, la Loi de l’Evangile, l’Esprit de S. Paul, les Visions de S. Jean, &c. feroient voir le Théatre, quoique son nom fût inconnu aux Juifs, condamné dans son objet, dans son esprit, dans ses circonstances, dans ses dangers, dans ses passions, dans ses crimes, si opposés à la religion & à la vertu. Cet emploi de l’Ecriture seroit plus légitime que d’aller y puiser les exemples de vice qu’elle rapporte. Ne reconnoîtroit-on pas les loges & les coulisses dans ces paroles de l’Ecclésiastique, Cum muliere aliena ne sedeas omninò, nec cum ea super cubitum ? accoudé sur le balustre de la loge, vérité capitale, qu’on a rendue dans ce jeu de mots fort connu : Quid facies ? Facies veneris cùm venerit ante : Ne sedeas, sed eas, ne pereas per eas.
La Tragédie des Guebres, qui a paru dans le même temps, est aussi une altération de l’histoire en faveur de l’irréligion, mais moins monstrueuse que celle de Thamar en faveur du libertinage. L’Empereur Galien, héros de la piece, donna, dit-on dans la Préface, le célebre édit de liberté de conscience. Ce premier fait est alteré. Galien estimoit les Chrétiens, & fit cesser la persécution. Jamais il ne-donna d’édit de liberté de conscience, dont les Payens n’avoient pas même l’idée ; ils ne demandoient que la profession extérieure de l’idolâtrie, & ne s’embarrassoient pas de la conscience : chacun, sans avoir besoin d’édit, pensoit ce qui lui plaisoit, Il n’y a que la Religion Chrétienne qui fasse de la foi intérieure une obligation de conscience. Un Prince Chrétien même ne peut pas donner cette liberté ; il peut tolérer la profession extérieure de la religion, mais la conscience n’est pas de son ressort. Il le feroit en vain : on ne seroit pas moins coupable devant Dieu, malgré tous les édits, si on abandonnoit intérieurement la vraie foi. C’est la manie des gens sans religion ou sans lumiere de ramener tout au ton & à l’esprit du siecle, jusqu’à changer les principes, les idées & le langage.
Confiantin, ajoute-t-on, renouvela depuis cet édit. Cette assertion n’est pas vraie, & cette expression n’est pas juste. Constantin n’a point renouvelé un édit qui n’a jamais été ni pu être. C’est faire peu d’honneur, & rendre peu de justice à ce grand Prince, de le dire imitateur de Galien. Les édits d’un Payen & d’un Chrétien sur le Christianisme peuvent-ils se ressembler ? Constantin permit dans tout l’empire, & embrassa lui-même la Religion Chrétienne, & laissa les Payens dans leur culte idolâtrique. Un Chrétien peut-il dire que l’idolâtrie soit permise en conscience, & qu’un Prince Chrétien accorde la liberté de conscience aux idolâtres ? Peut-on même dire qu’il l’accorde aux Chrétiens ? Il embrasse la Religion, il bâtit plusieurs Eglises, & fait assembler un Concile écuménique à Nicée contre les Arriens, & en fait exécuter les décrets ; n’est-ce que tolérer le Christianisme ? Peut-on dire que le Roi de France tolere la Religion Catholique, & donne aux Catholiques la liberté da conscience ? Mettre les deux religions de niveau, c’est les méconnoître toutes deux, & n’en avoir aucune. Voilà toute la piece des Guebres ; son objet, sa fin, son intrigue, son dénouement, son langage, la liberté de conscience de toutes les religions. Il est à désirer, dit-on, qu’on puisse représenter cette piece, apparemment défendue, & avec raison, qui n’enseigne que la morale la plus pure & la félicité publique de tous les Etats, la destruction de toutes les religions.
Le Héros de la piece est un jeune Guebre ou Parsis, dont l’Empereur a défendu la religion. On transporte les Parsis en Syrie, dans le gouvernement d’Apamée, & on y fait venir Galien pour lever l’édit de défense : trois faits également faux. Jamais Galien n’est venu en Syrie, jamais les Guebres ne s’y sont établis, jamais Empereur Romain n’a défendu ni permis leur religion. Les Prêtres Payens (car il faut bien lancer quelques traits odieux contre les Prêtres), abusant du pouvoir que le Prince leur a donné, ont condamné à mort ce jeune Guebre. Autre erreur, les Prêtres des faux Dieux n’ont jamais eu le pouvoir de condamner à mort dans l’Empire Romain, & jamais avant le Christianisme on n’a fait mourir personne pour fait de religion. Ni le Sénat, ni le Prince, ni les Pontifes ne s’embarrassoient de la religion des vaincus : chacun conservoit librement la sienne ; le plus souvent même on recevoit à Rome les nouveaux Dieux. Qu’importe à l’idolâtrie qu’on change d’objet de culte ? Dieux pour Dieux, les uns ne vallent pas mieux que les autres. Il n’y a que le Christianisme, le Judaisme, le Mahométisme, qui n’adorant qu’un seul Dieu, & méprisant toutes les idoles, ont pu déplaire au peuple, & alarmer le gouvernement. La religion des Perses, qui adoroient le feu, pouvoit-elle choquer un peuple qui adoroit Vulcain, Pluton, Cibelle, &c. ? Hé qu’est-ce qu’une poignée de misérables sur l’Oronte, à 800 lieues au bout de l’empire, où l’on sait à peine leur existence, pour donner de l’inquiétude au Capitole, & en faire émaner un édit sanglant, comme si la Czarine portoit quelque édit contre les Festiches de quelque hutte de Kams cha Ka. Quel roman plus mal conçu ! Deux Officiers Romains veulent sauver le pauvre Guebre, bien étonné qu’on pense à lui. La fille, son amante, parle plus éloquemment que Demosthene. Cette grande affaire d’état est portée à l’Empereur, qu’on fait venir de 800 lieues pour la juger. Il est instruit, il sauve l’amant & l’amante, les marie, & révoque l’édit de persécution par un autre édit tout aussi réel que le premier, & tout aussi digne de la majesté de l’Empire.
Les Guebres ne sont pas un peuple, ce sont quelques familles des anciens Persans, élevées, comme les autres, dans la religion de Zoroastre & des Mages, qui lors de l’invasion du royaume des Pesses par les Mahométans, ne voulant pas embrasser l’Alcoran, & craignant la persécution des Califes, s’expatrierent, & se disperserent, non dans la Syrie, d’où venoit l’ennemi, où elles n’ont jamais paru, & où elles auroient trouvé autant d’adversaires que de Chrétiens & de Musulmans, mais dans la haute Perse & dans l’Inde, où il n’y avoit que des idolâtres, qui les laissoient fort tranquilles. Elles y ont défriché quelque désert, & s’y sont maintenues dans leur religion. Personne n’a songé à les y poursuivre. L’Auteur est aussi mal orienté dans la géographie que dans l’histoire. Jamais les Guebres n’ont été soumis à l’Empire Romain, qui n’a jamais dominé ni en Perse ni dans l’Inde. Comment auroient-ils été soumis à Galien, qui a vécu trois ou quatre siecles avant qu’il existât des Guebres ? On auroit mieux fait de prendre quelque Calife, ou Sophi, ou Mogol, les faire voyager dans le Courasan ou dans le Ternate, où il auroit pu trouver quelque Laboureur Guebre, lui donner quelque fille à épouser, & débiter toutes les belles choses qu’on met dans la bouche de Galien, qui n’y pensa jamais, & qui seroit bien étonné, s’il revenoit au monde, de se trouver ces sujets & cette éloquence. Livré à la volupté, ce Prince, devenu Empereur, alla si peu en Sirie, qu’il n’y alla pas même pour délivrer Valérien son père, que le Roi des Perses avoit vaincu & fait captif, & qu’il traitoit de la maniere la plus outrageante. Il on chargea Odenat, mari de Zenobie, qu’il déclara Impératrice, & qui fit la guerre à Aurelien, un de ses successeurs.
Le but de l’Auteur est d’établir la loi naturelle & l’indifférence de religion. Il fait de cette loi & de son Divin Auteur un très-juste & très-bel éloge, mais très-inutile ; personne ne l’a jamais contesté. La loi naturelle a subsisté seule pendant plusieurs siecles, &, avec la grâce de Dieu, a produit de très-grands hommes, Noé, Job, Abraham, Jacob, Joseph, &c. Mais cette loi est imparfaite depuis qu’il a plû à Dieu d’exiger quelque chose de plus, pour le peuple d’Israël dans la loi de Moïse, pour tout le monde dans l’Evangile. Depuis sa promulgation on ne peut se sauver sans croire les vérités qu’il enseigne, & accomplir les loix qu’il prescrit. Les Déistes ont beau faire, tous leurs écrits, leurs tragédies, leurs systèmes n’ouvriront à personne la porte du Paradis. On fait un éloge outré de Zoroastre, auteur de la religion des Guebres ; on n’en diroit pas davantage du Messie, Zoaoastre (ou les Zoroastres, car on en distingue plusieurs) ancien & célebre Philosophe Persan, Roi des Bactriens, & Chef des Magels, dont Platon fait l’éloge, pour avoir été un grand homme ; mais on n’en sait rien d’assuré. Quelques livres qu’on lui attribue qui sont à la Bibliothéque du Roi, & qu’on vient de traduire & d’imprimer, en donnent une mince idée. C’est un tissû de fables & de prodiges ridicules. Eût-il eu les plus belles qualités, à le faire aller de pair avec Jesus-Christ, ce n’est point déprécier le Christianisme, mais se rendre soi-même méprisable. Les Guebres, qu’on fait figurer, & qu’on canonise comme des Saints, parce qu’ils suivent la loi naturelle, sont des paisans doux, laborieux, simples, humains. Mais vouloir les opposer aux Chrétiens, c’est mettre dans une balance quelque village de Hurons & d’Algonquins, bonnes gens aussi, avec tous les Européens. Tel est l’enthousiasme dramatique ; un Poëte, plein de son sujet, s’imagine que tout en est, tout en a été, tout en sera aussi occupé que lui & tient dans l’univers la même place que dans son imagination. C’est pour lui tout un monde.
Cette espece de petit traité de la loi naturelle n’est pas sans erreur contre cette loi. Un des Officiers, parlant de la persécution autorisée par l’Empereur, dit : Il se trompe, un sujet gouverné par l’honneur, Distingue en tous les temps l’état & la croyance, Le Trône avec l’Autel n’est point dans la balance. Ces grands mots état, croyance, Trône, Autel, balance font une comparaison odieuse & fausse dans l’objet de l’Auteur. Sans doute il faut distinguer ces deux choses. Qui peut les confondre, qui les confond ? Mais s’il prétend que si les loix de l’Etat sont opposées à la croyance, il faille sacrifier l’Autel au Trône, il ne pense pas en Chrétien : un Chrétien doit plutôt obéir à Dieu qu’aux hommes, & comme des millions de Martyrs, mourir plutôt que d’abandonner sa foi. Mon cœur est à mes Dieux, mon bras à l’Empereur. Erreur, ou galimathias : on doit à Dieu son bras, son corps & son ame, autant & plus qu’au Prince, & on doit au Prince le cœur aussi-bien que le bras, c’est-à-dire, le servir, lui obéir, le respecter, l’aimer : Non tantùm propter iram, sed propter conscientiam. Le Gouverneur dit, en parlant de la personne condamnée : A ses illusions si le Ciel l’abandonne, le Ciel peut se venger, mais que l’homme pardonne. Mais si les illusions la portent à des violences, à des cabales, à faire des assemblées, à troubler la paix, faut-il la laisser impunie ? Jamais les Princes Chrétiens n’ont sévi que pour des crimes, ils n’ont jamais gêné ni pu gêner la pensée & la conscience, ils n’y ont aucun intérêt, pourvu que l’extérieur soit tranquille ; il n’y a que l’Eglise qui puisse exiger la foi intérieure, qui l’a toujours exigée, & ne peut en dispenser. Dieu-même l’ordonne : Qui crediderit saivus erit, qui non crediderit condemnabitur. Ce faux principe conduit à tolérer tous les crimes ; il n’en est point dont on ne puisse dire : Le Ciel l’abandonne à ses illusions, il peut se venger, mais que l’homme pardonne. Et que devient la société, si tous les crimes sont impunis ? Ceux que l’irréligion fait commettre, méritent-ils plus de grace que les autres, parce qu’ils sont plus grands ? Qu’ils adorent leurs Dieux, mais sans blesser le mien, Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiere. Ce n’est pas tolérance, c’est indifférence de religion, qui les regarde toutes de même œil, dans une parfaite égalité. Dèz-lors plus d’instruction, plus de zèle pour la véritable. Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiere, comme si chaque loi pouvoit donner la lumiere de la vérité, il ne faut pas user de violence, quoique Dieu dise : Compelle intrare, contraints les d’entrer. Mais ne faut-il pas instruire, exhorter, presser, jusqu’à l’importunité ? Oportunè, importunè argue, obsecra, increpa. La gloire de Dieu, le salut des ames, les intérêts de l’Eternité, sont ils si indifférens qu’on doive les abandonner ? Toutes les religions sont-elles également bonnes ? & s’il en est une divine, faut-il en négliger l’établissement & le regne pour le bien essentiel de l’homme ? Mais ce n’est pas un Chrétien qui parle, il est aisé de le voir ; il n’est pas moins aisé de voir que ce n’est pas un Chrétien qui le fait parler. Le cœur du Poëte s’explique par la bouche de l’Acteur : J’abhore un mercenaire usage, & ces hommes cruels, gagés pour se baigner dans le sang des mortels, je n’ai point par le meurtre offensé la nature. L’Auteur sans doute en veut aux Suisses, qui vendent leur service aux Princes qui veulent les soudoyer ; car voudroit-il condamner toute sorte de guerre, & tous les soldats qui reçoivent la solde ? en trouveroit-on qui servit gratuitement ? La guerre est un grand mal sans doute, mais un mal nécessaire, & souvent juste. Le métier de soldat gagé est triste, mais légitime. Du sang de ses sujets veut-il donc s’abreuver, Le Dieu qui sur le trône a daigné l’élever Ne l’a-t-il fait si grand que pour ne rien connoître, Pour juger au hazard en despotique ◀maître▶, Pour laisser opprimer ces généreux guerriers. Sur quoi, sur un arrêt des Ministres du Tenple, Que fait votre César invisible aux humains, De quoi lui sert le sceptre oisif entre ses mains, Est-il comme nos Dieux, indifférent, tranquille, Des maux du monde entier spectateur inutile. Ce portrait de Dieu n’est-il pas un blasphême ? Ce portrait d’un Roi, fût-il vrai, est-il bien décent, & propre à inspirer du respect ? Le Mercure de septembre 1769 fait le plus grand éloge de cette piece. Elle en mérite à plusieurs égards ; il y a de beaux vers, de grands sentimens. Mais le silence qu’il garde sur ses défauts essentiels, & l’excès de ses louanges, fait soupçonner l’Auteur d’avoir fourni l’extrait au Journaliste. Voici un portrait du Clergé qui a son mérite : Je ne veux désormais dans les Prêtres des Dieux Que des hommes de paix, honorés & soumis, Par les loix soutenus, & par ces mêmes loix sagement contenus, Loin des pompes du monde, enfermés dans un Temple, Donnant aux nations le précepte & l’exemple.
L’Honnête-Criminel a été composé en faveur des Protestans dans la même vue que les Guebres. Cette piece a souffert des contradictions de toute espece, & le mérite. En voici une singuliere. Une Troupe de Comédiens étant venus dans la ville de… offrir au public ses Actrices, s’imaginant qu’en flatant les Protestans dont cette ville est pleine, le parterre & la bourse seroient mieux remplis, annonça l’Honnête-Criminel. Les Echevins, gens de bien, instruits des défenses de la représenter faites ailleurs, & craignant le scandale, menacerent de la prison le Directeur de la Troupe. La représentation n’eût pas lieu. On eut recours aux Supérieurs militaires pour venger Thalie, tous deux amateurs déclarés, & grands acteurs, l’un dans le tragique, & l’autre dans le comique. Ils montrerent le plus grand zèle, & firent revivre d’autres querelles aussi peu importantes. Mandés, menacés, maltraités, réprimandés, les Magistrats furent le jouet du Théatre. Enfin par un dénouement tragicomique l’Hôtel-de-ville en punition fut privé de sa musique. Ces Consuls, au lieu de faisceaux Romains, se faisoient accompagner dans les marches de cérémonie, de Trompette, Tambours, Fifres & Haut-bois, qui annonçoient leur Dignité, & servoient encore à publier leurs ordonnances, cette pompe harmonieuse, l’orchestre ambulant a été supprimé. Il faut aujourd’hui marcher sans tambour &, déloger sans trompette. La Muse du Théatre a chassé sa sœur la Muse de la musique. A sa place on a, comme Agamemnon dans l’Iliade, trouvé un vigoureux Stentor, qui à haute, rauque & peu intelligible voix, va dans tous les carrefours annoncer aux citoyens les ordonnances de police, & le triomphe de la scene sur la magistrature municipale.
Le fond de la piece est une action généreuse d’un fils qui se rend volontairement forçat à la place de son pere, condamné aux galeres. Ces traits sont beaux, mais non sans exemples, Les histoires présentent fréquemment, & Melpomene met souvent sur le Théatre des peres & des meres qui s’exposent à la mort, à l’esclavage, à la perte des biens pour leurs enfans, des enfans pour leurs peres, les femmes pour leurs maris, des amis pour des amis, des sujets pour leurs Rois, sans compter les innombrables amans qui dans les romans s’immolent, du moins veulent s’immoler pour leur maîtresse. Ces traits ne tiennent à aucune religion en particulier. L’humanité, la reconnoissance, la tendresse, le bon cœur, la noblesse des sentimens peuvent former de ces héros chez les Catholiques, comme chez les Protestans, les Mahométans, les Juifs, les Idolatres. Des milliers de veuves Indiennes se brûlent sans nécessité sur le tombeau de leurs maris. Mais on affecte de mettre cette action sur le compte des Protestans, qui n’y ont eu aucune part, & dont les dogmes n’y influent pas plus que ceux du Papisme, qui au contraire en détruisent le mérite, en détruisant le libre arbitre, & faisant de l’homme une sorte de machine entraînée par le ressort invincible d’une grace nécessitante ; & on veut oublier que depuis quatre cents ans il existe dans l’Eglise Catholique deux Ordres Religieux très-nombreux, dévoués à la rédemption des captifs, qui font tous les ans pour des étrangers ce qu’on dit qu’un Protestant a fait une fois pour son pere, qui au dépens de leurs biens, au risque de leur vie, vont au delà des mers, dans les pays infidèles racheter les captifs, s’y obligent par vœu pour toute leur vie, jusqu’à demeurer en ôtage pour ces malheureux, comme leur fondateur S. Raimond Nonnat, qui y fut long-temps dans les fers, y souffrir d’horribles tourmens jusqu’à avoir les levres percées & fermées avec une serrure : héroïsme non seulement plus méritoire devant Dieu, puisqu’il est le fruit d’un vœu solennel & de la plus sublime charité, mais bien plus difficile & plus admirable, puisque des milliers de personnes de toutes nations l’ont pratiqué depuis plusieurs siecles, & que les bagnes d’Alger & de Maroc, les mauvais traitemens, les tourmens, la mort la plus cruelle, sont infiniment au-dessus des galeres & des comices de Marseille.
Les motifs de ce choix affectés sont, 1.° de faire l’éloge des Protestans & de leur religion aux dépens des Catholiques, en leur attribuant exclusivement des actions héroïques d’humanité, tandis qu’on charge les Catholiques de tout l’odieux de la persécution & de la violence, & par un parallelle très-naturel conduire à la préférence de la religion par l’estime de ceux qui la professent. Je ne sais de quelle religion est l’Auteur, mais sûrement il n’est pas Catholique. 2°. D’écarter toute idée de crime dans la résistance des Religionaires aux loix & aux décisions de l’Eglise, & en particulier dans les prédications, les assemblées & les fonctions qu’exercent les Ministres contre les ordres exprès du Roi, qu’on fait regarder comme une injuste tyrannie contre de saints Apôtres. 3°. D’excuser leur obstination dans l’erreur & le schisme, & en faire une action louable, sous prétexte de bonne foi, comme si dans un royaume catholique, où les instructions de vive voix & par écrit sont si abondantes, & le refus de les entendre si opiniâtre, pour venir au prêche, cette prétendue bonne foi n’étoit fausse & absolument impossible. Il n’y a pas jusqu’au titre de la piece qui n’en soit une apologie ; il n’y a ni crime honête, ni honête criminel : l’un détruit l’autre. Cette antithese est absurde ; mais on veut faire croire, en l’appellant honête, que l’action qui est punie comme un crime, est légitime & louable. 4°. De se déchaîner contre la révocation de l’édit de Nantes, la dragonade des Sevenes, la guerre des fanatiques, & tout ce qu’a fait le gouvernement contre les Calvinistes, pour la liberté de conscience, expression chérie, aussi-peu correcte, que cette liberté est peu possible. Le Roi ne peut accorder qu’une tolérance civile, c’est-à-dire souffrir l’exercice public de leur Religion, & l’Eglise garder le silence. Mais ni le Roi ni l’Eglise ne peuvent dispenser des devoirs intérieurs de l’esprit & du cœur, & donner la liberté à la conscience de croire ce qu’il lui plait.
L’apologie de Calas dont l’histoire a retenti dans toute l’Europe, célébrée par le pinceau, le burin, la musique, le parnasse, le théatre, le barreau, jusqu’à S. Côme, qui a fait écrire le sieur Louis, son Secrétaire, sur les cadavres de ceux qui se pendent eux-mêmes : la piece ne le nomme pas, mais la préface le dit expressément ; elle en parle avec l’enthousiasme d’un Protestant, d’un Acteur, d’un Poëte médiocre. Calas, Marchand drapier de Toulouse, & Protestant, homme très-commun, très-peu fait à tous égards pour être célébre, fut accusé d’avoir tué son fils, parce qu’il vouloit se faire Catholique. Deux hommes furent impliqués dans la procédure comme complices. Les Juges crurent le crime assez prouvé pour condamner le pere à être rompu vif, ce qui fut exécuté avec l’applaudissement de tout le public, saisi d’horreur d’un parricide dont personne ne doutoit. Les Juges également décidés sur la condamnation des complices, mais fatigués de la longueur de la séance, renvoyerent leur jugement à un autre jour. L’un des complices, homme accrédité, fit tout remuer dans l’intervalle, & dans la nouvelle séance les Juges furent partagés. En matiere criminelle le partage se vuide toujours en faveur du parti le plus doux : les complices furent relaxés. Ces deux arrêts sont contradictoires : l’un ou l’autre est injuste. Il étoit prouvé & convenu que dans le cours de l’action ces trois personnes ne s’étoient pas séparées. Ils étoient donc tous innocens ou tous coupables, & devoient être également punis ou absous. Mais quel est l’arrêt injuste ? La famille de Calas crioit contre le premier, le public contre le second. Cette contradiction donne prise, on en a profité, on s’est pourvu au Conseil en cassation, tout le parti protestant a pris fait & cause, les Princes protestans s’y sont intéressés, ont fait agit leurs Ambassadeurs, & par condescendance l’arrêt de condamnation a été cassé, ce qui ne fait mal à personne. La mémoire de Calas rétablie, les Protestans ont triomphé & publié leur triomphe dans toute l’Europe. Le Poëte le celèbre sur le Théatre, & l’Auteur le dit dans la préface. C’est un tour d’adresse. La piece est trop médiocre pour avoir eu aucun succès. L’Auteur de son propre aveu n’y comptoit pas ; il lui a donné le sel de l’irréligion, elle est tout-à-coup devenue excellente. Les Comédiens userent de la même charlatanerie en l’annonçant & la faisant débiter par un Colporteur ; ils disoient tout bas, & le public disoit d’après eux sur les toits, cette piece nouvelle que personne ne connoissoit, est l’apologie de Calas & du Calvinisme, & la censure des Catholiques & de leur persécution. Ce fut une fermentation générale, qui seule auroit dû en faire interdire la représentation ; & si les Echevins ne l’avoient empêché la sale de spectacle eût été trop petite, & peut-être y eût-il eu quelque sédition & les Catholiques auroient été maltraités. Sa célébrité n’a été qu’éphémere. La lecture après cette effervecence momentanée, exitée par la cabale, l’a faite rentrer dans les ténèbres.
Je ne vois pas sur quoi on fonde ce triomphe, & quel avantage peuvent en tirer les Protestans : Quare fremuerunt gentes & populi meditati sunt inania ? Est-ce ici une décision dogmatique qui révoque la condamnation de leurs erreurs, & leur donne le plus petit dégré de certitude, de probabilité ou de tolérance ? Que Calas soit bien ou mal condamné, les dogmes de la présence réelle, de la primauté des Papes, du libre arbitre, de l’infaillibilité de l’Eglise, du Purgatoire, &c. en sont-ils moins certains ? C’est si l’on veut, une injustice, que le Roi a condamnée & réparée autant qu’il est possible ; mais est-ce un édit de liberté de conscience, une permission d’avoir des Temples, une légitimation de leurs mariages ? Rien n’est changé, ni dans leur état, ni dans leur créance. Ce n’est point une affaire de religion, c’est un procès criminel, bien ou mal jugé, contre un particulier ; c’est un assassinat qu’on a voulu punir, quel qu’en ait été le motif, de quelque religion qu’ait été le coupable. Catholique, Protestant, Juif, Mahométan, qui eût étranglé son fils, la Chambre Tournelle eût également fait expirer le parricide sur la roue. Ce n’est pas la religion, c’est le crime qu’on a condamné ; la créance ne lui a pas fait donner un coup de plus. La liberté de conscience va-t-elle jusqu’à laisser les plus horribles forfaits impunis ? Mais il est innocent, c’est son fils qui s’est pendu lui-même : suicide sans vraisemblance dans un jeune homme que sa famille ne maltraite pas, & si elle le maltraite, moins probable encore que son assassinat. Mais je le veux, supposons Calas innocent, c’est un arrêt injuste, comme tout autre qui auroit dépouillé des biens, fait pendre comme voleur un honête homme. Que ses parens le fassent casser, ils en sont les ◀maîtres▶ ; mais qu’en conclure pour ou contre la religion Protestante ? Ce n’est ni Calvin ni le Pape, ce sont les témoins qui ont fait tout le mal. Je ne comprends pas comment on en a voulu faire un affaire d’Etat, je ne dis pas des Princes Lutériens qui n’y ont aucun intérêt, je ne dis pas la Czarine, dont la religion Greque aussi opposée au Calvinisme que la Catholique, & qui du fond de la Russie est venue à plus de 400 lieues se mêler des affaires des Dissidens de Toulouse, comme si le Roi de France alloit s’embarrasser des procés bien ou mal jugés des habitans de Novogorod. Mais les Religionnaires François eux-mêmes veulent-ils donc protéger les crimes de leurs freres, & faire la poursuite de tous leurs procès, & n’est-il pas plutôt de l’honneur de leur religion de faire voir qu’ils en sont eux-mêmes les vengeurs, & de leur intérêt de laisser libre le cours de la justice ?
La Préface est pleine de traits bien peu réfléchis, pour ne rien dire davantage. 1.° L’Auteur veut justifier le Huguénotisme, parce que ce fut la religion d’Henri IV. Ignore-t-il que ce Prince, recommandable par de grandes qualités, ne fut jamais Théologien, qu’il en fit deux fois abjuration, & qu’un des grands obstacles qu’il eut à vaincre, ce fut la qualité de relaps & ses variations dans la religion ? 2.° On fait à Toulouse une fête horrible, abominable, un anniversaire d’horreur & de carnage, qui acheve de répandre la fureur dans les esprits. Rien de plus juste & de plus tranquille que cette fête qui se fait sans interruption depuis plus de deux siecles, & n’a jamais causé le moindre désordre. Elle n’est pas particuliere à Toulouse ; trente villes du royaume en font de pareilles. Cette fête n’est pas plus horrible, & n’inspire pas plus d’horreur que le Te Deum que le Roi fait chanter pour la prise d’une place ou le gain d’une bataille. Ce n’est qu’une action de grace rendue à Dieu d’une victoire remportée sur les ennemis de l’Etat. Dans les guerres de la religion, où les Hugenots, armés contre le Roi, étoient déclarés ennemis de l’État, un détachement de l’armée qui ravageoit le Languedoc, trouva le moyen d’entrer dans Toulouse, & de s’emparer de l’Hôtel-de-ville, à la faveur d’une intelligence avec un Capitoul Calviniste secret. Ils en firent un fort, & de là commettoient les plus grands désordres. La fidélité dûe au Roi, aussi-bien que l’intérêt de la ville, demandoient qu’on chassât les ennemis. Les habitans les attaquerent, & les chasserent. Pour remercier Dieu de cette grace il fut établi qu’on feroit à perpétuité à pareil jour (le 17 mai) une procession générale dans les mêmes rues par lesquelles les Hugenots s’étoient enfuis, ce qu’ont imité presque toutes les villes dont ils ont été chassés. Voilà à quoi se réduisent tous ces grands mots : Ampullas & sesquipedalia verba. 3.° L’opprobre est sur le front d’un misérable inscrit dans la liste des fanatiques ; l’égarement de son esprit, ses cris, ses hurlemens, en font un Oreste livré aux furies. Le Poëte, qui a bien prévu qu’on ne l’en croiroit pas, s’est ménagé une ressource, & a prononcé un arrêt : Si cela n’est pas cela doit être. On va loin quand on est ◀maître▶ de sa destinée, & qu’on se livre à l’effervécence de son imagination. Le procès de Calas, comme tous les autres procès criminels, fut instruit, selon l’usage & les ordonnances, à la requête du Procureur Général du Roi qui fit faire une information & publier un monitoire. Les Juges au nombre de dix examinerent l’affaire avec le plus grand soin, & jugerent Calas coupable. Ils se partagerent sur ses complices, & par un second arrêt qui les absout donnerent lieu à la cassation du premier. Ils se sont trompés, si l’on veut ; aucun d’eux ne se croit infaillible. Mais ils ont jugé selon leur conscience, le Roi ne leur en a fait aucun reproche, le public n’a pas cessé de les estimer & de les respecter. Ce sont en effet des Magistrats très-éclairés, très-intègres. Il n’y a ni opprobre sur le front, ni égarement d’esprit, ni cris, ni hurlemens de personne ; le Poëte pourroit laisser à Mycene les furies d’Oreste, dont lui seul est agité. Tout prend la teinte de notre imagination. L’Auteur a le goût tragique, il lui faut partout des Euménides & des poignards, de l’horrible & de l’abominable. Au reste il choisit mal les exemples. Oreste pour venger la mort de son pere, tua sa propre mere, complice du meurtre. Calas est-il un autre Clitemnestre que les Juges ont fait mourir pour venger l’assassinat de son fils Oreste ? Ayant été condamné à mort, Pilade son ami s’offre pour mourir à sa place. Pilade étoit-il Protestant ? Ce trait d’amitié est aussi généreux que celui d’André pour son pere, que l’Auteur dit unique, & par lui seul célébré. A-t-il lu les Poëtes tragiques ? Pilade & Oreste sont sur tous les Théatres, il a entendu prononcer la scene d’Oreste, il a vu une Actrice habillée en Tisiphone. Voilà tout ce qu’il en sait, & le voilà à l’unisson des Poëtes du temps, qui mettent la religion partout, & parlent de tout, disent tout d’un ton de ◀maître▶, & ne savent ce qu’ils disent.
Il estime (lui seul) sa piece si bonne qu’il croit que si elle eut été représentée du temps de la Ligue, elle eut ramené tous les esprits & attaché tous les poignards de la S. Barthelemi. Quel dommage qu’un homme si admirable ne soit né que deux siecles après ! Mais ce qu’il dit de l’influence sur les mœurs, vrai dans le fait, est absolument faux & très-pernicieux dans la morale : Si nous ne sommes plus dans le temps des ténébres, l’art dramatique sur tout a eu beaucoup de part à cette révolution. Le plaisir sera toujours le meilleur ◀maître▶ du genre humain ; les hommes enfans à tout age veulent qu’on les amuse pour avoir droit de les instruire. Ce n’est qu’en jouant avec leur précepteur qu’ils écoutent leurs leçons & qu’ils en profitent. Le Théatre, tel qu’il fut chez nous, dès sa naissance, sous Corneille & Moliere, une école des vertus & des mœurs, est l’instruction publique la plus utile, parce qu’elle est la plus agréable. Il n’est que trop vrai que le Théatre est une espece d’école & d’instruction publique. C’est ce qui le rend si pernicieux & l’a toujours fait condamner, parce que c’est une école de vice & d’irréligion. Corneille en fit une école d’orgueil & d’indépendance, Crebillon une école de vengeance & de fureur, Racine une école de galanterie, Voltaire une école d’irréligion, Moliere, Dancourt, Poisson, Montfleuri, Vadé, Gherardi, & tous plus ou moins, une école de libertinage, d’adultere, de fourberie, &c. Il n’est que trop vrai que les hommes, enfans à tout âge, ne cherchent qu’à être amusés, & que le théatre les amuse, & c’est là le mal. De quoi les amuse-t-on ? de crimes, de fables, de folies, d’obscénités, de bassesses. Il entretient, il augmente, excuse la frivolité, l’oisiveté, la dissipation, la coquetterie, le dégoût des devoirs du mariage & des fonctions de l’État. Le plaisir est le meilleur ◀maître▶, il est vrai ; mais de quoi ? du vice & des passions, qu’il enseigne & qu’il embellit, qu’il fait goûter, qu’il enflamme, qu’il pousse à l’excès. Le plaisir n’est-il pas le ressort des passions & des vices ? Aussi forme-t-il de dignes éleves au Théatre, ou plutôt de grands ◀maîtres▶. Les Acteurs & les Actrices sont des corrupteurs, les amateurs des débauchés, les spectateurs des gens frivoles, bien-tôt libertins. Si le délire du Théatre laissoit réfléchir, n’auroit-il pas senti l’absurdité de cette affection générale : Il faut nous amuser pour avoir droit de nous instruire ; ce n’est qu’en jouant avec les Précepteurs qu’on écoute les leçons, & qu’on en profite. Que les Evêques, les Curés, les Prédicateurs, les Professeurs dans toutes les sciences, les Régens dans les écoles, les gouverneurs, les instituteurs, les ◀maîtres▶ en tout genre, commencent donc par donner la comédie, pour avoir droit d’instruire, afin qu’on écoute leurs leçons & qu’on en profite, ou plutôt qu’ils transforment l’Evangile, le droit, la théologie, la réthorique, les sermons, les plaidoiries, en comédie, que tous les ◀maîtres se fassent Arlequins, car le Théatre est la meilleure école & donne les plus utiles leçons.
On a semé dans cette piece beaucoup de mauvaises maximes. Quelques vers sont heureux, quelques sentimens nobles, quelques scenes assez bien dialoguées. Dans la totalité c’est une mince production, qui, selon les prédictions de l’Auteur, ne fera pas & ne doit pas faire fortune. La tragédie bourgeoise est une idée fausse qui confond les genres, comme le seroit la comédie royale. De tous les temps le Théatre est partagé entre les grands & les petits, les Princes & le peuple ; on ne rit pas des défauts des grands, quoique souvent très-ridicules, on rit de ses inférieurs & de ses semblables ; on plaint les malheurs d’un artisan, on loue ses vertus, souvent très-respectables ; mais on ne chausse pas pour lui le cothurne, comme on ne couvre pas un Roi de haillons, ni un paysan de la pourpre. Quelque bien ou mal fait que soient l’un ou l’autre, & quelque esprit qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas, on ne fait pas parler à un Prince le jargon du village, ni à un manant le langage de la Cour. En confondant ces choses, l’Auteur paroît connoître aussi peu les bienséances de la société que celles de la religion. On pourroit lui pardonner les rimes croisées, contraires à l’usage de tous les maîtres du Théatre ; mais peut-on lui pardonner le mechanisme des vers manqués à tout moment par des enjambemens, de mauvaises hémistiches, des rimes fausses, &c. Mais c’en est trop, l’intérêt de la religion & des mœurs a pu seul faire parler si long-temps sur une production qui en vaut si peu la peine.
Autre piece singuliere que je n’ai point vue, que la gazette d’Avignon, 17 décembre 1765, a annoncée en ces termes : On a donné le Philosophe sans le savoir, comédie en prose du sieur Sedaine, Auteur d’autres pieces aux Italiens. Elle avoit été agréé pour Fontainebleau ; des raisons particulieres l’ont arrêtée. On a été indécis pour Paris ; tout l’intérêt de la piece étant fondé sur un duel, proscrit par nos loix, exipar nos mœurs, on a demandé divers changemens. La piece a été répetée devant le Magistrat pour la juger. La singularité du spectacle, le genre tout neuf que l’Auteur a eu le courage de tenter, a d’abord blessé : on s’y est accoutumé, la piece a réussi. Elaguant encore quelque chose, elle aura les plus grands succès. Elle a des beautés, mais elle ne remplit point son titre. Il est à souhaiter qu’elle ait des imitateurs, & accoutume le Théatre à cette peinture vraie & naïve des actions humaines (au duel ; n’est-ce pas un souhait bien Chrétien ?). Diderot dans son Père de famille avoit commencé de répandre ce germe sur la scène, qui ne peut manquer de fructifier on de si habiles mains. Ce rapport plein d’indulgence, & même de connivence, ne laisse pas douter que ce drame ne donne des leçons de duel, n’en soit l’apologie & l’éloge, comme une chose dictée par l’honneur, exigée par nos mœurs. C’est l’esprit de Marmontel dans son apologie, sur ce beau principe, qu’il faut renforcer les mœurs de la nation, bonnes ou mauvaises, comme la fureur du duel. Il assure que c’est un trait de courage dans l’Auteur d’avoir osé tenter ce genre tout neuf, quoique proscrit par nos loix. On avoue que les Magistrats ont défendu cette piece, qu’elle a été arrêtée à Fontainebleau, qu’on y a fait bien du changement, qu’il faut l’élaguer encore. On finit par souhaiter qu’elle ait des imitateurs pour le bien de l’humanité. Une sévere critique en diroit moins que ces aveus non suspects.
Autre singularité théatrale, l’Heureuse Pêche, comédie pour les ombres. On peut faire parler les morts, comme Lucien, Fenelon, Fontenelle l’ont fait dans leurs dialogues, & de ces conversations combinées faire une espece de Théatre. Mais comment habiller des ombres ? leurs anciens habits font un contraste risible avec leur état présent. Un casque, une coëffure à la Grecque sur la tête d’un mort seroit du dernier ridicule ; mais aussi un corps qui marche enveloppé d’un linceul, est un de ces revenans qui font peur aux enfans & aux nourrices. On a imaginé de mettre à la place de la toile qui forme le théatre, & qu’on leve au commencement de la piece, un grand papier huilé, bien tendu, qui demeure en place, à travers duquel on voit obscurement & on entend assez aisément les Acteurs, comme des figures noires, qui se remuent, & que le spectateur aura la bonté d’appeler des ombres. On peut même distinguer quelques gestes ; mais on n’apperçoit pas les traits de la physionomie, il faut avertir, c’est un tel mort, encore moins le langage des yeux, les passions peintes sur le visage. La drapperie, la couleur des habits, tout est noir, & vraiment ombres. Il faut que les Acteurs se tiennent de profil, pour faire voir le contour des membres, sans quoi on ne verroit qu’une masse noire. Les bougies doivent être placées à quelque distance de cette toile huilée, qu’il est inutile de faire plus haut que les Acteurs, puisqu’elle ne laisse voir ni le lointain ni le plafond. Les acteurs ombres se placent entre les bougies & la toille, & projettent leurs ombres sur le transparent & l’ombre d’un ombre, qui fait tout le jeu. Quand on veut faire grandir le mort, il s’éloigne du papier, & s’approche de la bougie, ou on pose la bougie derriere lui, & il projette une plus grande ombre à proportion. Au contraire la lumiere se recule pour ne montrer qu’un petit mort. Veut-il disparoître, sans entrer dans une coulisse il n’a qu’à passer au delà de la bougie, & l’ombre s’évanouit. C’est une sorte de lanterne magique qui imite les enchantemens des fées ; un coup de baguette évoque les morts, & les fait rentrer dans le tombeau. Le Mercure de juillet 1770, qui rapporte très-sérieusement cette folie, comme une invention fort ingénieuse, prétend que par un heureux artifice on pourroit faire du Théatre un lieu enchanté, & rendre plus vraies & plus frappantes les scenes de magie & de diablerie, le manoir de Pluton, le Tartare, le regne des Gnomes, les décorations lugubres des funerailles, &c. Par exemple, dans le Festin de Pierre un beau papier fin, bien huilé, vaudroit mieux que le linceul mesquin dont le Commandeur s’enveloppe. Un linceul ne signifie rien, une ame dans l’autre vie ne couche point dans des linceuls, & des linceuls dans l’enfer seroient bien-tôt brulés ; dans le paradis ils couvriroient les rayons de la gloire. Je doute pourtant que cette nouvelle branche de l’art du Théatre fasse jamais fortune ; cette nouvelle farce pourroit tout au plus effrayer quelques enfans, ou occuper un moment quelque esprit mélancolique qui se repaît de spectres & de phantômes ; le public ne s’en amusera pas deux fois. On pourra cependant abuser de cette idée, & lui donner un succès qu’elle ne peut espérer. L’irréligion peut la saisir, & à la faveur des revenans & des diableries, tendre des pieges & lancer des traits contre la créance & l’éternité de l’enfer, la réalité du Purgatoire, la resurection des morts, l’immortalité de l’ame, la guerre que nous fait le Prince des ténèbres. Mais on n’en est pas venu à cet excès, & il ne paroît pas qu’on ait eu ces vues. C’est une idée folle, non un projet d’impiété.
Voici des traits d’une autre espece dans un voyage nouveau, Essais historiques sur l’Inde. M. de la Flotte rapporte qu’il a vu deux sortes de comédies fort différentes, une en Portugal, l’autre à la Chine. A Rio-Janeiro, dit-il, j’assistai à une comédie bourgeoise où plusieurs Moines donnoient la main à de fort jolies pénitentes. Cette piece étoit remplie d’obsénités. Cela ne m’étonna point, tout jusques-là étoit conforme au caractère de la Colonie ; mais je ne fus jamais si surpris que de voir arriver aux entractes deux jeunes petites filles, habillées en Anges, qui se mirent à chanter les Litanies de Sainte Anne. Cette bisarrerie a sans doute pris sa source dans l’idée qu’ils ont que tout péché se répare lorsqu’on dit son Chapelet & qu’on chante les Litanies. Cette imputation à toute une Nation catholique & éclairée, n’a pas sans doute pris sa source dans la religion & la justice de l’Auteur. Nos pieux Confreres de la Passion faisoient de même un mélange du sacré & du prophane, fort mal-à-propos assurément, mais sans avoir de si fausses idées sur la pénitence. Il ajoûte un trait souvent répété dans l’ouvrage, qui caractèrise les mœurs ordinaires des Voyageurs, accrédite peu leur témoignage, & donne peu de poids à leurs réflexions sur la Catholicité des Portugais : Les François eurent peu à se louer des Portugais, mais beaucoup de leurs femmes.
L’Auteur pendant son séjour à la Chine n’a vu, dit-il, d’autre divertissement public que des tragédies que l’on représente sur des théatres construits dans les rues, auxquels les passans peuvent assister gratis. Les Acteurs & les Musiciens sont en grand nombre, & leurs habits fort riches. (Ils vont aussi, quand on veut, pour de l’argent jouer dans les maisons les pieces qu’on leur demande ; cet usage est établi dans toute l’Inde.) Il n’y a aucune femme dans la Troupe Chinoise ; les rôles de femme sont joués par de jeunes garçons dont les déguisemens font illusion. (Les Grecs en usoient de même, & c’est un danger de moins. Les Indiens sont moins scrupuleux, les femmes vont par-tout. Les Actrices sont ambulantes, comme dans nos Troupes de province, & ne valent pas mieux que celles qui sont fixes.) Il me parut, continue le Voyageur, que les sujets de leurs drames étoient pris de l’histoire de la nation, & qu’on affectoit de mettre sur la scene les Empereurs dont les vertus & les actions méritoient le sceau de l’immortalité. Ces pieces héroïques sont ordinairement suivies d’une petite piece dont le sujet est quelque intrigue amoureuse, comme en France, Par-tout le Théatre, même malgré la modestie & la gravité de la Chine, ne peut se passer de libertinage. L’Auteur auroit dû dire on m’apprit, non il me parut, car il n’entend certainement pas le Chinois.