CHAPITRE II.
Melanie.
Le Journal des Savans (Août 1770) a prétendu faire l’éloge de Mélanie, & il fait sa condamnation : Le génie de ce drame & la qualité de quelques-uns de ses personnages lui a enleve l’avantage de briller sur le Théatre. C’est-à-dire que c’est un drame impie qui joue l’état religieux & les Ministres des Autels, les fait paroître sur la scène contre le respect qui leur est dû, contre les loix de la décence & les dispositions des ordonnances, & les y fait parler d’une maniere indigne d’eux. Je ne sais si on ne l’a pas offert aux Comédiens, ou s’ils l’ont rejeté, ou si le Censeur a refusé son approbation, quel Censeur Catholique la donneroit ? L’Auteur, pour ne pas perdre le fruit de ses travaux, l’a fait imprimer à Amsterdam, où sa doctrine ne peut être mal accueillie, & avant l’impression il l’a lue & jouée dans la société particuliere où les talens de l’Acteur ont fait valoir ceux de l’Auteur. Il en a joué tous les rôles, il doit être bon Comédien ; mérite à la mode, dans un siecle qui n’en estime point d’autre. Les Théatres de société ne sont point scrupuleux, ils se croyent plus permis de faire imprimer des choses mauvaises que l’autorité publique a proscrites, de blesser la religion & les mœurs dans une chambre que sur le Théatre. L’homme sage ne répand le poison ni en public ni en particulier.
La piece a eu des succès différens. Dans la coterie, elle eut un succès d’enthousiasme & d’ivresse (expression louche). Cet excès suffit pour le décréditer. Qui prouve trop ne prouve rien, & l’ivresse fait peu d’honneur. L’ouvrage n’a sûrement rien dont on doive s’enthousiasmer. Le Journaliste donne la raison de cette ivresse : des juges de choix sont plus indulgens que le Théatre. Ce sont des amis c’est une coterie toute décidée. Dans ces reduits prompts à crier merveille Pradon est préferé à Racine. Ces amis savent qu’on leur demande des applaudissemens, leur amour propre est flaté de la préférence & de l’estime qu’on montre pour leur suffrage ; on fait cause commune avec l’Auteur. Qui sait même si ce panégyriste ne prend pas un intérêt de parti à ces sentimens peu chrétiens ? Ce ne sont ni les Théologiens ni les gens pieux qui ont embouché la trompette. L’ivresse des autres loin d’être un garant de la bonté de la piece, forme contre elle un préjugé. Quoi qu’il en soit, l’impression a été son écueil, & la mise à sa place, parmi les ouvrages médiocres dans le littéraire, mauvais dans l’ordre de la religion. Le Journal cherche des couleurs pour diminuer la honte de cette chûte : Le public n’aime pas qu’on prévienne ses jugemens, il regarde ses décisions anticipées, comme un attentat sur ses droits, & une tentative pour soumettre son suffrage à l’autorité du petit nombre. Excuse frivole qui constate l’idée peu flateuse qu’en a le public. Sa médiocrité, sa mauvaise morale lui feront toujours perdre sa cause. Ce Journaliste son défenseur, en se bornant à la partie littéraire, oubliant les défauts essentiels d’irréligion & de morale, & même s’en rendant complice par une sorte d’approbation, fait-il bien son apologie ? Quelque Poëte a fait cet extrait, enthousiasmé de son confrere. L’Assemblée s’en est rapportée à lui, sans le lire. Une piece de théatre mérite peu d’occuper les savans.
Nous avons dit dans Euphemie L. 8. C. 6. que par une sorte de complot contre l’état religieux, on avoit donné trois pieces pour le diffamer. En voici une quatrieme qui ne vaut pas mieux, c’est un thême en quatre façons : fille forcée à se faire Religieuse, fille amoureuse que son amour traversé de ses parens a fait mourir de douleur, amant furieux qui vomit des blasphêmes contre la religion, & des malédictions contre le père ou la mère qui lui enleve sa maîtresse : père & mère qui reconnoissent leur faute quand il n’est plus temps. Ce ne sont que des acteurs qui changent d’habits. Là c’est le père ici la mère qui force. Dans l’un, l’amant se fait Moine & devient Directeur ; dans l’autre le père se fait Prêtre▶ & devient Supérieur du Couvent, ailleurs la mère s’y fait servante. Dans Melanie, l’amante s’empoisonne & se poignarde dans Ericie, meurt de maladie dans Cominge, tombe en pamoison dans Euphemie. Mais le but de tout ce recueil, c’est de rendre les Communautés odieuses, & le Journaliste l’approuve : Cette morale est toujours de saison, & ne reçoit que trop d’application tous les jours ; les détails contiennent d’importantes réflexions sur tant de vocations forcées & l’abus si fréquent &c. L’abus est donc bien fréquent, les vocations forcées bien nombreuses ; tous les jours la morale de cette piece reçoit son application. Toutes les Communautés de filles ne sont donc que des assemblées détestables de personnes forcées par leur famille, qui n’y vivent qu’en désirant la mort, n’y meurent qu’en détestant la vie. L’état religieux n’est qu’un brigandage, & le Prince souffre cet affreux désordre dans tout son royaume, où il en est des milliers ; les parens sont des scélérats qui abusent de leur autorité pour immoler leurs enfans. Seigneurs, Bourgeois, Magistrats, Militaires, Artisans, tout est coupable de ce détestable abus ; les Couvents ne sont que des prisons, les pères n’ont ni humanité, ni probité, ni justice, ni religion.
Ces déclamations absurdes, qui sont le résultat de ces scandaleuses tragédies, ne sont que des impostures, que l’irréligion vomit contre ce saint & utile état, que sous prétexte de réforme elle travaille à abolir. Il est absolument faux que ce soit un abus de tous les jours. Les vocations forcées sont très-rares : la plûpart des filles s’engagent volontairement, & grand nombre contre le gré de leurs parens, sacrifiant généreusement tout ce que le monde, la fortune, la beauté, leur offrent de plus flatteur. Elles y sont heureuses, y vivent, y meurent saintement. Il peut s’y glisser des vues d’intérêt, des motifs de paresse, des raisons de dépit. Dans tous les états les foiblesses sont l’appanage de l’humanité : il en est ici moins qu’ailleurs. Peu de parens portent la dureté aux excès. Dans les conditions communes on y a peu d’intérêt : l’entrée dans un Couvent ne coûte guère moins que l’établissement dans le monde. Peu de parens le pourroient : les jeunes gens sont plus généralement rebelles que soumis. Témoins ces innombrables mariages que la passion fait faire malgré les familles. L’Eglise prend tant de précautions pour conserver la liberté, & il est si facile de se refuser à des vœux, que ces malheurs n’arrivent pas. Les mariages forcés, l’entrée dans tous les états, contre l’inclination des enfans, sont incomparablement plus fréquens. Le Théatre lui-même nous l’apprend. Toutes les comédies ne roulent que sur quelque mariage traversé par les parens contre les passions des enfans, sur des femmes infidèles & de mauvais maris, sur l’indocilité des enfans à subit le joug de l’autorité, rebelles, insolens, roidis contre leurs parens, qui les insultent, les jouent, bravent les disgraces, l’exhérédation, la malédiction des pères, comme l’Avare de Moliere, & enfin l’emportent par une sole passion, à eux-mêmes funeste. C’est bien sur le mariage que l’autorité paternelle est redoutable & autorisée par toutes les loix, qui exigent son consentement, ne permettent les actes de respect qu’après trente ans, déclarant l’engagement nul, permettant de déshériter, &c. L’ambition place dans les charges un Magistrat ignorant & injuste, fait entrer dans l’Église un cadet qui sera mauvais ◀Prêtre▶, dans le service un débauché. Il y a cent fois plus d’Ecclésiastiques sans vocation que des Religieux, de femmes dérangées que des Religieuses. Je dis même qu’il y a plus de personnes forcées de demeurer dans le monde qu’elles auroient quitté, qu’il y en a qu’on ait forcé d’entrer en religion ; il y a plus de séduction & de violence pour fermer les portes des couvens que pour les ouvrir.
Dans la multitude innombrable des livres faits pour ou contre la constitution unigenitus, il y en a quelques uns, où abandonnant le sérieux de la controverse, on prend le ton du libertinage pour tourner en ridicule ses adversaires. Tels sont Philotanus, l’Université d’Anieres, les Sarcelloises, la Femme Docteur, la Banqueroute des miracles ou le Saint déniché, &c. Tel est entr’autres l’Histoire de Rainucio d’Alethes, Venise 1738. 2 vol. in 12. Ce n’est qu’une satire amère du Pape & de la constitution, des Évêques, des Abbés, des ◀Prêtres▶, des Jesuites, des Religieux & Religieuses, un éloge outré de Port Royal, des Jansenistes, du Diacre-Paris, &c. sous le nom du prince Albanius, Clement XI. Cardinal Albani, &c. C’est un tissu de contes grossiers arrivés en Portugal, d’aventures romanesques du serrail, de corsaires, de duels, de pélerinages, &c. Ce livre, dont le stile n’est pas mauvais, n’a pas fait fortune, il est oublié & mérite de l’être. Nous n’en parlerions pas, si la tragédie bourgeoise de Melanie ne nous en rappelloit le souvenir. La fable de ce drame est prise de ce mauvais livre, a quelques circonstances près, qu’on a changées pour l’accomoder au théatre. On y trouveroit vingt autres contes du même goût, dont on pourroit faire des tragicomedies ou des comitragedies, des comédies héroïques ou des tragédies bourgeoises au dessous du comique larmoyant, qui du moins conserve le caractere de la bourgeoisie, au lieu que le ton tragique, les airs héroïques, les meurtres, les suicides, en sont fort éloignés.
Les aventures de Constance & d’Herigene sur la fin du premier tome sont le fond de Melanie & des invectives contre les Moines, mais moins téméraires que dans ce drame, puisqu’on n’y attaque pas les vérités de la religion, mais seulement les mœurs des Moines. Constance, comme Melanie, est une Religieuse forcée par ses parens ; Herigene son Amant, comme Monval, l’a connue au parloir, où il accompagnoit son frère, qui lui rendoit visite. Ils deviennent subitement amoureux l’un de l’autre. La fille se dégoûte de son couvent, & devient folle d’amour. Le frere pour la fortune de qui tout se fait, se bat aussi en duel ; il est tué, & la famille est réduite à cette fille qu’on avoit sacrifiée. Mais dans Rainucio le dénouement est plus vrai-semblable. La Religieuse sort de son couvent, sous prétexte de maladie, se fait enlever, court le monde, & son frere se trouvant mort, la famille consent au mariage. Elle réclame de ses vœux, le Patriarche de Lisbonne l’en releve, & la marie en la forme usitée dans les Romans & sur le Théatre. Les protestations, les sermens, les doléances, la beauté, en un mot le jargon de Cythere est par-tout le même. Je ne sçais pourquoi M. de la Harpe, sans nécessité & contre toute vrai-semblance, a mieux aimé ensanglanter la scène bourgeoise. Il aime sans doute la haute galanterie qu’il a débitée dans ses Héroïdes. Le tissu du Roman est plus raisonnable ; la fille est long-temps amoureuse, souvent visitée de son amant, leur passion devient plus vive ; son frere lui parle honnêtement & généreusement, quoiqu’en l’exhortant à perséverer dans un parti plus saint & plus heureux que les établissemens du monde. Elle n’a garde de se tuer, elle attend l’occasion de se dégager, & la saisit ; elle observe les regles de l’Eglise dans les réclamations & les mariages. Les romans & les comédies seroient bien lugubres, si le poison en terminoit toujours l’intrigue ; & si toutes attaquoient les choses saintes, qui pourroit tenir à ces horreurs & ces blasphêmes ?
La fable de Melanie a paru un chef-d’œuvre aux cotteries qui en ont entendu la lecture. Elle est contre toute vrai-semblance. 1.° Le temps & le lieu de la scène. Tout se passe dans un parloir des Religieuses, commence & finit dans une seule matinée, ou plutôt dans une heure. Tout le monde sçait que les cérémonies de profession, ordinairement longues, se font pendant une grand’Messe, où la Novice communie, qu’il s’y fait un sermon d’apparat, que beaucoup de monde y est invité. Il le dit lui-même : Nos parens, nos amis sont mandés en ces lieux : Pour la cérémonie ici tout se prépare. Le parloir, contre les regles de la clôture, est ouvert en dedans ; la mere & le Curé y entrent sans obstacle. Dans ce moment tout est en mouvement, dans un couvent tout a les yeux sur la Novice & sur sa famille, tout l’assiege, tout s’empresse autour d’elle, un Clergé nombreux, un Officiant distingué, ordinairement le Supérieur de la maison, une assemblée choisie & nombreuse, des domestiques empressés, un peuple curieux ; l’intérieur plus agité encore, une fête brillante, un évenement intéressant, la Novice plus agitée que personne, dans un moment qui décide de sa vie ; comment imaginer un parloir tranquille, inaccessible, où personne ne paroisse, où le père & la mère tiennent leur fille, envoyent chercher un Curé, que ce Curé parle en particulier à la Novice, & fort long-temps, rende compte de son entretien, qu’elle entre & sorte cinq ou six fois toute troublée, sans que personne s’en apperçoive, elle dont tout s’occupe, que son amant s’y glisse, & sans doute force l’entrée, car il faut bien que pour agir en repos on ait consigné la porte, qu’il y fasse des folies, & qu’enfin cette fille vienne s’empoisonner & mourir sans que personne se montre ? M. de la Harpe n’est pas au fait des couvents ; il n’en a peut-être jamais vu, il est pardonnable d’ignorer le costumé monastique, qui ne s’apprend pas au Théatre ; mais il n’est pas pardonnable d’avoir blasphemé ce qu’il ignore, mêlé sur la scène & combattu ce que l’Eglise, l’Etat, la Religion & la prudence lui ordonnent de respecter. Il est ridicule d’avoit placé la scène dans Paris, où toutes ces choses sont connues des moindres enfans, & d’avoir choisi pour Acteurs un Curé de Paris, un Conseiller au Parlement, que tout respecte, que tout connoît, & qu’il est moins possible de défigurer.
2.° Le nombre des Acteurs. Dans Cominge l’Abbé de la Trape, dans Ericie, la Supérieure des Vestales entrent dans l’action, & y forment de belles scenes. Dans Euphemie il ne paroît point de Supérieur. C’est une faute. On n’y voit que deux Sœurs, l’une favorable, & l’autre contraire. Aucun Religieux ne paroit dans Cominge, parce qu’à la Trape tout garde un profond silence ; mais dans Melanie cette solitude est contre la vraissemblance. Une Supérieure doit savoir ce qui se passe dans son Couvent, sur tout des évenemens si intéressans. Les parents doivent lui en parler & se concerter avec elle. Dans une Communauté où l’on a passé sa vie on a des amis, & souvent des ennemis. Avec des passions aussi vives, dans une situation aussi triste, il est impossible qu’on ne déplaise à quelqu’un, qu’on ne cherche des consolations dans quelqu’autre, & s’il est vrai que toutes les Religieuses le soient malgré elles, Melanie a dû trouver vingt confidentes à qui elle s’est ouverte, qui l’ont détournée de son état, & ont agi pour la délivrer, elle qu’on dit avoir été élevée, fêtée, cherie dans le couvent, & deux ans novice, je ne sais pourquoi, puisque le noviciat ne dure qu’un an. Ce retardement suppose des difficultés à sa profession, des épreuves plus longues, & éloigne toute idée de violence. Celui qui veut forcer est trop pressé pour souffrir des délais inutiles. Mais comment dans un si long temps n’a-t-elle pas déplu par ses dégoûts, ni même été soupçonnée ? Est-ce stérilité dans l’Auteur qui n’a sçu que faire dire à ses acteurs ?
3.° On fait jouer un rôle sans vraissemblance, & très-odieux à une Religieuse mourante. C’est une impie endurcie dans son péché, qui refuse obstinément les secours abondans que lui offre dans ses derniers momens un Confesseur. La novice, qui par zele avoit brigué le soin de la veiller, passe la nuit seule avec lui, contre les règles de la décence. Le ◀Prêtre▶ qui a perdu toute espérance de la convertir, se retire un instant. La mourante rompt alors son obstiné silence. Au lieu de se préparer à la mort, de réparer sa mauvaise vie par le repentir, elle saisit ce moment pour tenter, comme un Démon, cette novice fervente, & lui faire perdre sa vocation, en lui donnant de l’horreur pour un état qu’elle a embrasse de bonne foi avec joie, & qu’elle soutient avec ferveur : elle lui en trace le portrait le plus hideux, & le plus faux : Et pour vous abuser sachez qu’on est d’accord : On vous trompe, on vous perd : En se faisant esclave, en prenant cet habit : On ne vit en ces lieux qu’en désirant la mort, & l’on n’y meurt jamais qu’en détestant la vie. On ne voit point dans les Communautés ces excès de scélératesse, & ils y seroient sans conséquence. Un tel exemple, un pareil témoignage, ne peuvent être d’aucun poids ; ils font frémir, & ne persuadent pas. Ce n’est pas dans son cœur que l’Auteur a trouvé ces monstres. Cette petite antithèse de la vie & de la mort, vit en désirant la mort, meurt en détestant la vie, l’a ébloui. Il n’a pas senti l’indécence, l’injustice, l’horreur de ce jamais, de cet esclavage qui fait de tous les Religieux de misérables désespérés : calomnie la plus atroce & la plus évidente.
4.° Un rôle de Curé n’a jamais été mis sur le Théatre depuis les Mysteres des Confreres de la Passion ; il est si respectable, si uniquement fait pour la piété, qu’il ne peut amuser la scene. On y a vu quelque Abbé, peu digne de ce nom, tourné en ridicule ; mais personne n’avoit osé dégrader jusque-là la sainteté du ministere. Un Curé ne doit pas même être spectateur, & en effet on n’en voit point à la comédie. Le bel objet à offrir au parterre, vis-à-vis d’une Actrice, qu’un homme vénérable qu’on ne voit qu’à l’autel, en chaire, au confessional, exhortant les malades ! Seroit-il en soutane, manteau long, cheveux courts, sans poudre ni frisure ? car tel il doit être. Si pour s’accommoder aux idées du monde, il est en habit court, poudré, frisé, &c. c’est une mascarade ridicule. Un Curé de Paris est-il un petit-maître, un Comédien ? Un Curé est même déplacé dans cette piece. Les Communautés ont un Directeur, un Supérieur, qui les gouverne. Les Curés ne s’en mêlent point, n’examinent pas les novices, & ne décident point leurs vocations. Et ce Curé lui-même, quel homme ! brutal, grossier, enthousiaste, ne répondant que des duretés à la confiance d’un homme respectable qui le prie de voir sa fille : Je sais ce que je dois faire, je ne trahis ni vous ni mon ministere. Vous entendrez de moi la simple vérité, n’espérez rien de plus. Il finit par des injures & des menaces. Quel besoin avoit-t-on d’en faire un sauvage ? Les mêmes choses tournées poliment auroient fait de belles scenes, & mieux peint un honnête homme que son ministere doit avoir rendu sociable. Faut-il donner toujours des taches à la vertu, pour la rendre odieuse ? Quel début ! Allons je vais encore voir des infortunées. Pourquoi cet encor ? Vient-il de quelque autre couvent voir quelque autre novice forcée ? Sans savoir de quoi il s’agit, il commence par condamner le père avec dureté : Qu’un intérêt cruel au cloître a condamnée, Que l’on ensevelit pour ne pas la doter, Qui pousse des soupirs que l’on craint d’écouter, Et donne, en détestant sa retraite profonde, Au ciel des vœux forcés, & des regrets au monde. Cela peut ne pas être ; il ne le sait pas, il n’a pas encore vu la fille. Il y a quelquefois des tentations dans les meilleures vocations, que peut-être lui-même conseillera de surmonter. Un Poëte n’est pas initié dans le mystere de la vie spirituelle ; mais un Curé doit l’être, & ne pas agir & parler en Poëte.
Ce Curé ne sçait pas même sa religion. C’est un hérétique qui sur l’état Religieux répette ce qu’ont dit les Protestans. Il fait une fausse application de l’Ecriture, il la défigure, il l’ignore. On a beau mettre en note, un ouvrage de théatre ne doit pas être jugé comme un ouvrage de théologie, on oublie qu’on fait parler un Théologien, un Curé, qui doit être Catholique. Un ouvrage de théatre ne doit pas faire des excursions sur la théologie, & parler contre la foi. Qu’un Poëte ne blaspheme pas ce qu’il ignore, qu’il ne fasse pas paroître des Ministres des autels, & ne leur mette pas des erreurs dans la bouche : Les vœux sont un point de discipline, & non de doctrine, sur lequel par conséquent on peut avoir un avis. Erreur, la maniere de faire profession, l’âge où on peut la faire, la durée d’un noviciat, sont de discipline ; mais la sainteté de l’état monastique, la légitimité, la validité des engagemens contractés avec Dieu par la profession, sont des points de doctrine sur lesquels on ne peut avoir un avis, parce que l’Eglise a parlé. Sur les objets même de discipline générale, que l’Eglise suit partout & a toujours suivi, un Catholique n’a pas un avis différent du sien. Quel langage dans la bouche d’un Curé ! Le vœu le plus libre & le plus volontaire (pléonasme ; s’il est libre, il est à plus forte raison volontaire) à Dieu qui prévoit tout peut sembler téméraire. Le mot sembler est injurieux à Dieu, & contraire à sa prescience infinie. C’est à l’homme qui ne voit qu’imparfaitement, qui ne prévoit pas l’avenir, qu’il peut sembler. Rien ne semble Dieu. Et quand il appelle, qu’il fait espérer sa grace, rien n’est téméraire. C’est être téméraire par exemple, d’aller à la Comédie, de se répandre dans le monde, de composer des Héroïdes licentieuses. Dieu n’y appelle pas, il y a un vrai danger ; Dieu n’y a pas promis la grace ; qui aime le péril, y périra. Ce n’est pas témérité, c’est prudence de fuir le danger, de quitter le monde. Quelle absurdité ! s’embarquer sur une mer orageuse, s’enfermer dans une ville pestiférée, c’est être prudent ! demeurer dans le port, s’éloigner de cette ville, c’est être téméraire. ! La persévérance est incertaine. On peut pécher dans le plus saint état sans doute ; mais du moins on a pris tous les moyens d’assurer la persévérance ; le vœu lui-même en est un. Dans le monde au contraire on n’en prend aucun, on se met dans un danger évident de périr. Où est la témérité ?
Voici un nouveau systême de religion qui réduit tout à la priere : Peut-être faudroit-il que l’homme, le Chrétien demandât tout au ciel, & ne lui promît rien. On ne peut donc faire aucun vœu, aucun serment promissoire, aucune promesse à Dieu. Que sont donc les vœux de baptême, l’union indissoluble de l’homme & de la femme dans le mariage, le serment de fidélité au Prince, celui de remplir son devoir quand on prend une charge, le ferme propos dans un acte de contrition ? Peut-on avancer rien de plus absurde ? Si on ne peut sans témérité promettre à Dieu, on ne peut donc promettre aux hommes. Ce seroit aussi un orgueilleux souhait d’enchaîner l’avenir. On ne peut donc passer aucun contrat, donner sa parole à personne ; un témoin ne peut promettre de dire la vérité : Ce seroit enchaîner l’avenir. Ces folies méritent-elles qu’on les réfute ? Il prouve son dire (car il est savant ce bon Curé) : Dans nos livres sacrés la céleste vengeance Confond deux fois des vœux la coupable imprudence (ces vœux ne sont donc pas seulement une témérité, mais un crime que la vengeance céleste punit). Dans Saül, dans Jephté nous la voyons punie. Il ne sait pas l’Ecriture. Saül n’a point fait de vœu, il défend sous peine de la vie à tous ses soldats, comme tout Général peut faire, de manger avant la fin du combat. Ce n’est point un vœu, c’est un ordre. Il est très-probable que Jephté n’a point immolé sa fille, mais l’a consacrée à la virginité ; mais il est très-faux que Dieu ait punit ni l’un ni l’autre pour cela. Il a au contraire puni l’infraction des sermens faits aux Gabaonites par Josué. Dieu a éprouvé les vœux des Nazaréens de ne pas boire du vin, bâtir des maisons, &c. & il dit expressément, vovete & reddite Deo. Autre trait d’érudition : Les anciens Cénobites ne faisoient pas de vœux. Il se trompe. Un Anachorete qui a vécu seul dans le désert peut n’avoit point fait de vœu. La cérémonie de la profession, le noviciat, l’influence des vœux sur le temporel par la mort civile, autorisés par les loix du Prince, &c. sont des choses nouvelles. Mais depuis qu’il y a eu des Communautés réglées personne n’y a été admis qu’il n’ait promis à Dieu d’y vivre soumis & fidele à ses règles. Les plus anciens Ordres, de S. Basile, de S. Benoît, l’Orient & l’Occident, ont suivi cette loi ; l’Eglise l’a toujours approuvée, & a anathématisé ceux qui combattent les vœux monastiques. Je ne sais si l’Auteur est Protestant, du moins il en rient le langage. Cependant il s’adoucit, il ouvre les cloîtres, pourvu qu’on n’y fasse aucun vœu, mais à qui les ouvre-t-il ? Au mortel gémissant que le sort a frappé, Au repentir qui pleure, au vieillard détrompé. C’est-à-dire des Hôpitaux à ceux qui ont perdu leur bien, au vieillard qui s’en va mourir, & le bon Pasteur à l’Actrice qui veut se convertir. C’est-à-dire qu’on donne à Dieu les misérables restes d’une vie devenue à charge. La saison de la jeunesse est trop belle, pour lui être consacrée. L’homme riche est trop bien partagé, pour faire à Dieu le sacrifice de la fortune. Dieu, à qui l’on doit tout, est trop heureux qu’on daigne lui accorder ce qui n’est plus bon à rien. Rien ne ressemble mieux au Curé de Mélanie que le Vicaire Savoyard d’Emile, qui dit les plus belles choses sur Jesus-Christ & son Evangile, & détruit toute religion, avec cette différence que les talens de l’Orateur sont très-supérieurs à ceux du Poëte ; mais leur religion paroît bien semblable.
M. de la Faublas est surpris avec raison des impiétés de son Curé, & les lui reproche. Ce Curé ne s’en défend pas, mais il élude, & se jette sur le lieu commun de la violence des parents, que l’Eglise condamne plus que personne. Il avoue pourtant qu’il est des vœux autorisés & inspirés par le zèle. Il est donc faux qu’on ne doive rien promettre à Dieu, & se borner à le prier. Cet homme se démasque enfin par son orgueil. C’est un Philosophe, un Sage du temps, qui se peint parfaitement. Il ne peut souffrir qu’on oppose à son autorité le suffrage du Confesseur de la maison, qui approuve la vocation de Mélanie, ni même qu’on lui donne le nom de Sage, d’un ton qu’il croit une injure : Le sage Directeur, dit-on, qui conduit Mélanie & connoît bien son cœur. Il a de son état les mœurs & le langage, Et ne le blâmez point pour avoir l’air d’un Sage. Rien de plus juste ; tous ces discours malins, téméraires, irréligieux, ne sont qu’un air d’esprit fort, qu’on veut se donner. Il le confirme par sa réponse. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux dans la piece, parce qu’il peint au naturel. On diroit que comme Palissot dans la comédie des Philosophes, on a voulu tourner en ridicule l’orgueil, la malignité des Sages, leur mépris des hommes, leurs excès impies, couverts du ton d’humanité, de bienfaisance, qui d’abord en imposent, mais qu’il est aisé de démêler. C’est une espece de Tartuffe. Il n’est, dit-il, que trop d’esprits lâches & corrompus, qui vivent sans principes, & parlent sans courage. Sourds à la vérité, mais soumis à l’usage, au rang de leurs devoirs, comptant leurs préjugés. Je suis las d’adopter ce mérite stérile. Voilà bien le Pharisien de l’Evangile : Non sum sicut cœteri hominum, injusti, rapaces, adulteri. Il venge lestement la Philosophie : Quant aux titres de Sage en nos jours prodigués. Qui les prodigue que les Sages eux-mêmes ? Dénigrés par les hommes, & par l’orgueil brigués. Les Philosophes qui les briguent, sont donc des orgueilleux. Celui qui les mérite, honore la nature : L’ignorance & l’envie en ont fait une injure, L’hypocrite un forfait, l’honnête homme un devoir. Après ce pompeux éloge du Sage, c’est-à-dire de lui-même, il revient au Directeur du Couvent, & ne peut digérer la préférence qu’on lui donne. Il en fait un forfait à M. de Faublas : Du Directeur l’avis & le suffrage flattant vos passions a sur moi l’avantage. Enfin il insulte le Magistrat chez qui la forme emporte le fonds, mais qui ne séduira point le ciel, & n’échappera point aux remords ; c’est un crime, & vous en repondrez. Pesez ces mots, dit-il d’un air menaçant, craignez le jugement de Dieu. Faublas n’en est que plus irrité : Ces mots sont un outrage : Si d’un zèle offensant le sarcasme indiscret doit, &c. Cependant le même Curé qui a quitté si brusquement & si injurieusement, d’une maniere à ne plus paroître dans cette maison, revient demi heure après, sans être appelé, uniquement pour apporter une mauvaise nouvelle, dont personne ne l’a chargé, la mort du fils, comme pour se venger du père, en l’accablant de douleur. Il y ajoute une méchancheté qui est toute à lui, il fait soupçonner l’amant d’être allé chercher le fils pour se battre avec lui, peut-être pour l’assassiner : Et que sais-je ? peut-être pénétré de ses premiers transports, il n’a pas été maître. Et dans ce moment critique où son zèle & son ministère devoient se déployer, & se rendre utile, content d’avoir lancé son trait malin, il ne dit plus rien, que pour insulter de nouveau ce père infortuné, dans l’excès de sa douleur : D’un repentir tardif je vous vois déchiré. Ce rôle singulier, si déplacé, d’un Curé de Paris, est absolument manqué.
5.° Le rôle de l’amant de la Novice ne l’est pas moins. Pourquoi le faire son parent ? il pouvoit n’être qu’ami. Trouve-t-on quelque goût à augmenter le désordre de la passion par une idée d’inceste, comme le fameux & licentieux conte & comédie d’Annette & Lubin, qu’on fait cousins germains, sans nécessité, & que jamais ni églogue, ni roman, ni drame pastoral, n’avoit imaginé, pour avoir occasion de blâmer la loi qui défend ces mariages, & de donner du ridicule aux dispenses que l’Eglise en accorde. Telles ces comédies où par préférence on donne la femme mariée pour maîtresse, comme si l’idée d’adultère étoit un assaisonnement du péché. Pourquoi ce parent n’a-t-il jamais vu sa cousine ? Il faut qu’une fois, par hasard, il accompagne par politesse sa tante au parloir, & dans un instant, sans se dire un mot de leur passion subite, les deux amans tout-à coup pétrifiés, comme s’ils étoient l’un pour l’autre la tête de Méduse, conçoivent la plus violente passion, & sans se revoir davantage, ni avoir la moindre relation, six mois après se livrent aux plus grands excès. Le roman est mieux filé dans Cominge, Ericie & Euphémie. On s’aimoit, on le savoit, on avoit nourri la passion, les excès étoient préparés. Ici c’est un imbécile qui ne prend aucun moyen, ni pour instruire, ni pour sauver sa maîtresse. Depuis ce trait fatal qui a percé son cœur d’outre en outre, jusqu’au moment précis de la profession il vit dans un sommeil létargique. Ignoroit-il qu’elle avoit pris l’habit, qu’elle faisoit son noviciat, qu’elle alloit faire profession ? Il pouvoit chercher à la voir, à lui écrite, faire agir ses parens ; il devoit mettre tout en œuvre pour prévenir le coup. Non, le pauvre Jocrisse voit faire tous les apprêts de la profession sans rien dire. Il y est invité, & tout-à-coup il vient déclarer, & se borne à dire des folies. Achille dans Iphigenie de Racine, non seulement invective, tonne, menace, mais il court au Temple, arme ses gens, s’arme lui-même empêche le sacrifice : Croyez du moins, croyez que tant que je respire, Les Dieux auront en vain ordonné son trepas. Cet oracle est plus sûr que celui de Chalcas. Mais ce pauvre amant n’a que des paroles ou des insultes à dire à son beaupère. Hélas ! il a une ressource, c’est de s’en aller aux isles ensevelir son chagrin chez les Topinambous : J’ai pris mon parti, vous ne me verrez plus, Le lieu de mon exil, est au delà des mers, Je vais servir mon Roi dans un autre univers. Expression ridicule, y a-t-il deux univers ? L’univers renferme tout. Je cours m’y renfermer, & je renonce au nôtre. S’enfermer dans l’univers ! la prison est vaste ; il y trouvera tous les êtres renfermés avec lui : peut-être comme Alexandre, il s’y trouvera trop serré. A l’enfantillage il joint la méchancheté. Cet esprit est répandu dans toute la piece, c’est un misantrope qui fait le procès à l’univers : Ce n’est pas qu’en effet j’augure mieux de l’autre, Les humains sont par-tout à l’intérêt livrés, Et les cœurs vertueux sont par-tout déchirés. Il s’attendrit pourtant, & à quoi ? à une circonstance bien attendrissante. La Novice passoit les mains à travers les barreaux du parloir. Voilà le sublime de S. Amans, qui dans le passage de la mer rouge, par son Moyse sauvé, Met pour le voir passer les poissons aux fenêtres, Et fait voir un enfant qui va, saute, revient, Et joyeux à sa mère offre un caillou qu’il tient. Cette circonstance puérile suppose un parloir fermé, comme ils sont tous, & s’oppose à l’entrée dans l’intérieur du Couvent, & à la sortie de la fille, dont nous parlerons bien-tôt.
Quoique les erreurs soient plus excusables dans un jeune étourdi que dans un Curé, il en est pourtant de si grossieres qu’on ne doit les pardonner à aucun âge. Monval dit au père de Mélanie : Quel droit avez-vous d’ordonner son malheur ? Nul être, quel qu’il soit, n’a ce droit sur un autre. Est-ce mauvaise logique, ou doctrine philosophique du temps ? Cette proposition générale & absolue, nul être, quel qu’il soit, n’a ce droit sur un autre, renferme tous les êtres sans exception. Dieu donc lui même n’a pas droit d’ordonner les adversités, la mort, l’enfer ; il n’a pas droit d’imposer des loix difficiles pour toute la vie, par exemple, d’appeler à la profession religieuse, d’exiger d’Abraham le sacrifice de son fils Isaac. Le Prince, le Magistrat, n’ont pas droit d’ordonner l’exil, la prison, les galeres, la mort ! Si on se bornoit à dire, il n’est pas permis de punir un innocent, cette proposition modifiée seroit vraie ; mais cette proposition absolue, nul être, quel qu’il soit, est une absurdité qui renverse la Religion & l’Etat, & l’air philosophique, le ton d’oracle dont on l’accompagne, décelle la mauvaise doctrine plutôt que la mauvaise dialectique. Ce droit, s’il est fondé, doit-il être le vôtre ? Sans doute, s’il est fondé. S’il étoit votre fils, l’oseriez-vous forcer ? Il braveroit bien-tôt une puissance inique. Elle ne seroit pas inique, si le droit est fondé. Il iroit loin de vous, réclameroit les loix. Quelles loix, s’il est fondé ? Mais ce sexe est sans force ; on l’opprime sans crainte. Il est difficile de fixer les bornes de l’autorité paternelle sur l’établissement des enfans. La nature, la religion, les loix, l’usage de tous les peuples lui sont bien favorables, & il est bien-importans à la société de la maintenir. Les mariages rejetés ou arrêtés, les charges données ou refusées, la Cour, l’Eglise, le service, le commerce, les arts mécaniques, en font sentir tous les jours l’étendue. L’Eglise a défendu la profession religieuse & les mariages forcés, la violence y est un empêchement dirimant qui en emporte la nullité ; mais il n’est pas moins vrai qu’il est scandaleux contre la religion, les mœurs & le bien de la société de déclamer contre l’autorité paternelle, de la mépriser, la braver, la tourner en ridicule, la mettre en probleme ; qu’il est mille fois plus à craindre que les enfans s’oublient & fassent des mariages qui les rendent malheureux toute leur vie, qu’il ne l’est que des parens abusent de leur autorité. Par cette seule raison la moitié de nos comédies doivent être proscrites ; elles le seroient à la Chine, où l’autorité paternelle est plus respectée. Mais ce sont ordinairement des jeunes gens livrés aux passions qui les composent, & les jouent, ils sont intéressés à justifier l’indocilité & l’indépendance.
La derniere scene du second acte & la fin du troisieme, qu’on donne pour des chefs-d’œuvre, sont des horreurs dans l’ordre des mœurs & de la religion. C’est une fille & un prétendu gendre qui, sans frein & sans mesure, vomissent en face contre le père un torrent d’injures & d’imprécations. La fille maudit le jour de sa naissance, se souhaite à elle-même & souhaite la mort à son père : c’est une harangere qui exhale sa fureur. Le gendre fait des menaces contre le père & le fils : c’est un forcené. Nous n’oserions rapporter ce qu’on met dans leur bouche. Osera-t-on dire, cette piece est décente, il n’y a point d’obscénité ? Sans doute un Curé, une Religieuse novice, un Conseiller au Parlement, une femme respectable, en disent-ils ? Mais ces obscénités sont-elles les seules indécences contraires aux bonnes mœurs ? les insultes à ses parens sont-elles donc décentes ? n’y a-t-il d’autre crime que l’impureté ? la loi qui la défend, n’ordonne-t-elle pas d’honnorer son père & sa mère ? Que Melanie montre son éloignement pour l’état religieux, & le risque qu’y court son salut, qu’elle en parle à son Abbesse, à son Supérieur, qu’elle refuse de faire ses vœux, elle est dans l’ordre. Mais se répandre en invectives, en malédictions, en fureurs, s’empoisonner elle-même, que Monval veuille se tuer, & tue son beau frere, c’est ce que rien ne peut excuser. Mais c’est leur rôle, & le dessein de la piece. Mauvaise piece, formée sur un tel dessein de rôles si scandaleux. Mais non, elle ne l’exige pas. Que chez des Payens, des barbares, des scélérats, des enfans qui n’ont vu que des exemples & reçu des leçons de crimes, on puisse tenir ce langage ; mais que dans la religion Catholique, au milieu de Paris, dans un Couvent, parmi de gens de condition, une jeune fille qui a été élevée religieusement, a toujours vécu pieusement, tout-à-coup se livre à des fureurs dont elle n’a pas l’idée, & dont elle doit avoir horreur, c’est choquer gratuitement toutes les règles de la décence & de la vraisemblance. On diroit que stérile de son fonds l’Auteur a pris dans Crebillon tout ce qu’il a trouvé de plus tragique, & l’a fondu dans Melanie. Que Racine connoit bien mieux la bienséance ! Achille, quoique amoureux d’Iphigenie, & naturellement impétueux, est plein d’égards pour Agamemnon ; & Iphigenie, au moment de souffrir une mort cruelle, est toujours respectueuse, honnête & soumise à son père. Elle intéresse bien plus par sa douceur & sa modestie que Mélante par ses folies & son désespoir. Racine est un grand maître : c’est dommage qu’il enseigne si bien la plus dangereuse des passions ; il n’en est que plus dangereux.
Deux sortes de crainte peuvent faire entrer dans un Couvent ; une crainte forte, capable d’ébranler un homme constant, cadens in constantem virum ; & une crainte légère, qui ébranle une ame foible, timide, respectueuse, metus reverentialis. La loi est précise ; la raison en est évidente : tot. tit. de his quæ vi met. caus. La timidité qui tremble, le respect qui défere, la foiblesse qui se laisse gagner, n’ont pas le même privilege, parce qu’il est impossible de fixer le degré d’influence de l’ascendant supérieur sur la liberté du consentement. Tout seroit incertain dans la société, si le sort des engagemens en dépendoit. Il est si aisé d’alléguer ce prétexte, si ordinaire de changer de sentiment & de se repentir des obligations qu’on a contractées, qu’on ne pourroit compter sur rien. La plupart des mariages seroient rompus, la plûpart des soldats auroient droit de déserter, la plûpart des contrats seroient annullés. Ignorance grossiere, ou mauvaise foi insigne, d’attaquer par préférence la profession religieuse, que la loi traite comme tout le reste, & même plus favorablement, puisqu’elle exige une année de noviciat pour se consulter, ce qu’elle n’accorde ni au mariage ni à aucun autre contrat, quoique le mariage n’en ait pas moins besoin. L’entrée en religion ne peut donc jamais être matiere de comédie. Dans le premier cas elle est nulle, la réclamation en est reçue, c’est un proces dont le dénouement dépend, non d’une scene, mais de la sentence de l’Official. Rien là de tragique ni de comique. Le second cas peut faire naître des scenes, mais ne peut avoir de dénouement ; l’engagement ne peut être cassé. On ne peut, comme Moliere, mettre sur la scene qu’un mariage forcé, l’épée à la main. Les mariages, faits par soumission aux parens, qui sont en grand nombre, fourniroient bien plus de comique que l’état religieux, trop sérieux, trop respectable, pour être l’objet d’un spectacle, & trop difficile à traiter pour ne pas donner dans l’irréligion, en voulant y jeter du ridicule.
Qu’est-ce donc que Mélanie ? une tragédie bourgeoise faire aux dépens de la religion, où tout est sans vrai-semblance, déplacé, & moralement impossible. Rien qui puisse faire naître d’événement tragique. Une ame incapable de résister à de si foibles impressions, n’a ni assez de fermeté dans le caractère, ni assez d’énergie dans les sentimens, ni assez de vivacité dans les passions, pour avoir de si grands mouvemens. Elle est trop petite, vole trop terre à terre pour prendre l’essor & chausser le cothurne. Une ame élevée & passionnée ne succombera pas à ces foibles attaques. Fussent-elles violentes, il est si facile de n’être pas vaincu, qu’il est ridicule qu’une ame élevée subisse le joug. N’y a-t-il pas de la folie de se tuer soi-même, tandis que libre encore, on n’a qu’un mot à dire pour conserver l’amour, la vie, la liberté ? Ces deux choses se détruisent mutuellement, une ame forte & une profession forcée. Le désespoir après la profession seroit plus plausible. Aussi les Auteurs d’Ericie & d’Euphemie n’ont eu garde de le placer auparavant. Le tragique bourgeois, le tragique religieux, sont des chimères dans une Novice bourgeoise, élevée dans un couvent, incapable d’ensanglanter la scene, ni dans la nécessité de l’ensanglanter pour ne pas faire des vœux, qu’un simple refus peut empêcher. Quoi ! elle a l’audace d’insulter som père en face, de vomir contre lui les plus horribles imprécations, & elle n’osera pas dire un non ? Elle a l’impudence de marquer à son amant l’amour le plus tendre, en présence de son Curé, & de ses parens, & elle n’osera pas dire un non ? Elle a la force, ou plutôt la férocité, la scélératesse réfléchie & soutenue de préparer du poison, de le prendre, de venir mourir au milieu de sa famille, sans se repentir de son fol amour & de son désespoir, & elle n’osera pas dire un non ? A-t-on bien consulté les règles du bon sens dans une piece si mal ourdie ?
Veut-il donc faire l’apologie des parens qui abusent de leur ascendant sur l’esprit des enfans, & de la foiblesse des enfans qui se laissent entraîner comme des victimes ? Non sans doute, & si M. de la Harpe connoissoit l’esprit & les loix de l’Eglise, il sauroit, & s’il ne le sait pas, il devroit le présumer de sa sagesse, & ne pas lui faire sans connoissance le procès, il sauroit qu’elle n’a rien plus à cœur que de conserver la liberté des vocations, que dans le gouvernement des Communautés, au confessional, en chaire, elle ne cesse d’exhorter les enfans de consulter Dieu, de s’examiner, de s’éprouver, de ne suivre que sa sainte volonté, & les parens de n’être que les Directeurs, les conseils, les guides de leurs enfans dans la route que Dieu leur a tracée, & de les éloigner des écueils où la passion & les erreurs d’une jeunesse inconsidérée vont si souvent se briser. Tout enseigne la même doctrine. Le Journal des Savans remarque avec raison que Mélanie n’est point l’espèce de victime sur le sort de laquelle l’Eglise gémit, & que Bourdaloue a voulu peindre. Une fille qui s’empoisonne pour ne pas faire des vœux, vomit des imprécations horribles contre son père, ne fut jamais l’objet ni de la chaire ni du théatre, c’est une folle à renfermer.
Le Journal de Trevoux & celui des Savans, qui en ont parlé, semblent avoir changé leur zèle. Celui-ci, ordinairement grave, sérieux, austère, peu favorable à la frivolité du Théatre, en parle avec indulgence, avec éloge. C’est un ami de l’Auteur, peut-être l’Auteur lui-même, qui sous le nom d’extrait a fait son apologie. L’Abbé Aubert, gai, galant, ami des Poëtes, Poëte lui-même très-agréable, a pris ici un ton de sévérité, quoique toujours avec justice, & sous le nom d’un observateur, dont il rapporte 80 vers, critique si vivement qu’il en fait une sorte d’excuse, disant qu’il supprime quantité de traits piquans par égard pour un jeune Auteur qu’il n’a nul dessein d’offenser, & qui mérite des encouragemens. Il insiste beaucoup sur le parallelle de Melanie avec la Vestale, qu’on a voulu copier, mais qui lui est fort supérieur, sur-tout du côté de la décence. Ericie mérite peut-être des éloges, pour avoir offert l’image d’une Religieuse sous des couleurs étrangères : elle n’en est ni moins frappante ni moins instructive. Certainement le ton en paroît mieux assorti à la nature du drame. Les personnages sur le Théatre n’avoient rien de choquant, rien qui pût dégrader le plus saint ministère. C’est une allégorie dont on laisse faire l’application, qui doit plaire plus que la représentation peu décente d’un sujet religieux.
Les principaux défauts qu’il releve sont ceux-ci. Les vers sont traînans, & les scenes soporifiques ; l’intérêt est divisé, jamais l’action n’avance, on ne fait que dialoguer sans aller au but. Aux jeux de mots on s’abandonne, Quand la passion devroit agir, Et l’Ecrivain toujours raisonne Au moment qu’il faudroit sentir. Melanie est une bavarde qui parle beaucoup, & avec trop d’emportement, sur-tout au moment de la mort, où la foiblesse, la crainte d’une éternité dans une Religieuse, interdisent les écarts & les fureurs. Il y a deux actions (ce que je ne crois pas). Le frère n’est ni vrai, ni noble, ni sensible : ce qui fait le carractère le plus bas (très-inutile à la piece). Sur-tout rien ne lui paroît plus ridicule que ce saint Curé qui fait parler le ciel, inspire les horreurs d’une tragédie : Ce Ministre du Seigneur, Qui de l’amoureuse foiblesse, Est le sensible protecteur, Et prend pour défendre l’erreur Le langage de la sagesse. Et il gourmande le père, Conseiller au Parlement, d’une manière indécente : langage surprenant dans la bouche d’un ◀Prêtre▶. Il ne parle ni en ◀Prêtre▶, ni en Théologien, ni en Curé ; il défend le vice, il avance des erreurs, il insulte un parroissien distingué : Si dicentis enim fortunis absona dicta, Romani tollent equites peditesque cachinnum. Personnage absolument étranger, & déplacé dont on n’a point d’exemple. Un Curé sur la scene ! C’est du Curé que je m’affole, & je me pame en l’écoutant. Il compare les deux pieces : Ericie l’emporte, il trouve pourtant des morceaux bien frappés dans Mélanie.
Il y revient deux articles après en parlant de la Cornelie du P. Henault. C’est encore une Vestale amoureuse qui se donne la mort ; mais ce n’est pas par désespoir, c’est par amour de la chasteté. Elle est entrée dans le sacerdoce avec répugnance, ayant du goût pour le monde, & de l’inclination pour un jeune homme ; mais volontairement, sans être forcée, elle a pris généreusement son parti, renoncé sincérement à tout, combattu de bonne foi son penchant, par esprit de religion. Ces exemples ne sont pas rares dans les Couvens, ils font honneur à l’Héroïne qui sait se vaincre, & au saint état dont on a le courage de remplir les devoirs. Cornelie a le malheur de plaire à l’Empereur Domitien. Une fille moins vertueuse se feroit honneur de cette brillante conquête : qui peut résister à un Empereur ? Elle connoît le caractère violent de ce Prince, il n’aura aucun égard à la sainteté de Vesta, & en viendra aux dernieres violences pour satisfaire sa passion. Elle préfére son honneur à sa vie, comme Lucrece ; mais plus heureuse que Lucrece, elle prévient par sa mort un crime que Lucrece ne sit qu’expier. On trouve dans le Christianisme bien de saintes Vierges & Martyres qui ont cherché dans la mort un asyle à leur vertu contre les attentats d’un ravisseur, ce que l’Eglise attribue à l’inspiration divine. Tout cela est dans les mœurs Romaines, & présente des leçons de vertu bien différentes de Mélanie, où l’on ne voit que des crimes, sans vrai-semblance, & une mort détestable. Celle de Cornelie est héroïque : Connois-moi ; pense-tu, cruel Domitien, Qu’un seul moment mon cœur ait imité le tien ? Crois-tu que de l’amour esclave déplorable, Quittant un feu sacré pour une ardeur coupable, Mon cœur dans ce lieu saint ait flatté ses désirs, Foit rougir ma vertu de ses lâches soupirs ? Non, ce cœur soutenu par son devoir suprême, S’armoit à chaque instant, & se domptoit lui-même, Pour premier sacrifice en commençant le jour, J’immole à la vertu ce malheureux amour. Permets, Vesta, permets que j’expire en ces lieux : Mon sang est assez pur pour couler à tes yeux. Prévenons d’un tynan l’amour ou la vengeance : D’un coup plus dangereux sauvons mon innocence. Si jusqu’ici mon cœur a toujours résisté, Qui triomphe cent fois peut être enfin dompté. Mourons : quel doux moment ! le ciel me justifie, Et c’est à ma vertu que je me sacrifie. Cette mort vaut bien celles d’Euphemie, de Mélanie, de Frère Anselme dans Cominge.
Dans la fable de Mélanie le nœud lui-même se détruit. On veut représenter une fille forcée à être Religieuse, & on ne rapporte aucun trait de violence, ni menace, ni mauvais traitement, ni dans la maison, où elle n’a point demeuré depuis son enfance, ni dans le couvent, où elle a été si heureuse qu’elle a pris d’elle-même la résolution de s’y consacrer, & a demandé l’habit avec instance. Le père n’a rien fait pour gêner sa fille. Jamais vocation plus libre, tout est venu d’elle, de son propre aveu. Ce n’est qu’une confidence indiscrette d’une Religieuse mourante, & la visite d’un jeune homme dont elle devient amoureuse, qui la changent tout-à-coup sur la fin de son noviciat. On n’a fait pour elle que ce que l’on fait pour les Pensionnaires que l’on élève avec amitié & avec piété, à qui l’on fait craindre le monde & ses dangers, & estimer l’état religieux, très-estimable en effet, & très-heureux pour ceux qui y sont appelés par de bons discours & de bons exemples. Si c’est là forcer un enfant, il n’y a point de Pensionnaire qui ne soit forcée ; on doit abolir tous les pensionnats. L’Auteur ne connoît ni les Communautés ni les familles pieuses, quand il donne pour de la violence une éducation douce, pieuse, honnête. Il prend le change & détruit ses propres vues. Le Curé ne se trompe pas ; il approuve la vocation de Mélanie, & il dit que les motifs qui l’ont déterminée n’ont rien que d’estimable, rien qui puisse troubler un état désirable. Ne pas se rendre aussi-tôt à l’inconstance, au caprice, à la passion de sa fille, est l’unique crime du père. C’est être mal adroit de rassembler tout ce qui justifie sa conduite.
Les professions forcées sont fort difficiles, & par conséquent fort rares. Les passions peuvent faire de mauvais Religieux, presque jamais la violence. L’Eglise prend les plus grandes précautions pour l’empêcher. Six mois de postulat, une année de noviciat, y préparent par toute sorte d’épreuves. La Communauté s’assemble plusieurs fois pour délibérer sur la réception ; on n’est admis qu’à la pluralité des suffrages, souvent très-partagé. L’unanimité est bien rare ; on est plusieurs fois examiné en particulier avec la plus grande liberté par l’Evêque ou son grand Vicaire, à qui on peut tout dire, & qui d’un mot arrête tout. On a cinq ans après la profession pour revenir contre des vœux faits par force ; tous les Tribunaux sont ouverts, & même favorables. Un Conseiller au Parlement, qu’on dit avoir plusieurs fois reçu des réclamations, l’ignore-t-il, ne doit-il pas le craindre pour lui-même & pour ce fils chéri qu’il veut enrichir des dépouilles de sa sœur ? Pour réussir dans cet injuste projet, il ne suffit pas d’intimider un enfant, il faut, du Supérieur ecclésiastique, & de toute la Communauté, s’en faire autant de complices. On la dit Novice pendant deux ans, ce qui n’est pas ordinaire, mais fort mal adroitement ajouté, puisque la longueur du temps rend la violence plus difficile. A qui persuadera-t-on que pendant deux ans une fille de quinze ans, mécontente, amoureuse, forcée, dont les passions sont si violentes, ne laisse échapper aucun trait qui la décelle ? Abbesse, Maîtresse des Novices, compagnes, domestiques, Confesseurs, grand Vicaire, tous les yeux ont été également fermés ; rien n’a transpiré, ni dans la maison, ni dans le monde. Ce n’est qu’au moment de la cérémonie qu’on en est instruit. Toujours contente dans son Couvent, Mélanie a désiré avec ardeur, demandé avec instance, d’y être reçue. Le père & la mère y ont consenti ; elle fait deux ans de noviciat avec ferveur. Où est la violence ? & à quel propos l’employer, puisque tout se faisoit avec joie ? Aut famam sequere aut sibi convenientia finge.
8.° Le caractere de Mélanie est une espèce de monstre par ses contradictions. On lui fait tenir des discours ingénieux au-dessus de la portée d’une fille de seize ans, des vers bien tournés, élégans, figurés, un style, des sentimens, des idées, des termes, qu’elle ne peut avoir puisé que dans les romans, dont cependant elle ne doit avoir lu aucun, puisqu’elle a toujours vécu dans une grande piété. On y a répandu une vivacité, une hardiesse, une audace, des erreurs, des expressions philosophiques, qu’on ne voit point dans les filles, & qui écartent toute idée de séduction, qui ne sont ni de son âge, ni de son sexe, ni de son état. Mais les erreurs échappent de tous côtés à une plume sans religion rimarum plenus sum, unde quaque difflue. Quelle fille parlant de son amour, dira d’elle-même, Satisfaire un besoin jusqu’alors inconnu ? Où a-t-elle appris que l’impureté dont naturellement elle rougit, n’est qu’un besoin, & que se livrer au péché n’est que satisfaire le besoin, comme manger & boire n’est qu’appaiser la faim & la soif ? Quelle fille métaphysique sur son amour jusqu’à dire, Mon cœur s’applaudissoit d’échapper à l’ennui, D’avoir un sentiment, de trouver un appui ! Les romans mêmes ne le font pas. Quelle fille, élevée dans la piété & la modestie, dira, Contre l’amour il n’y a point de défense ? C’est le langage de l’opéra. L’Auteur en est plein, il voit par tout des Actrices. Un Chrétien lui demandera, où est la liberté, si l’amour n’est qu’un besoin physique contre lequel il n’y a point de défense ? Le cœur humain est une machine, & le ressort joue, une étincelle met le feu à la poudre. Est-ce-là l’idée de la religion & de la vertu ? Est-ce-là la spiritualité, la liberté de l’ame ? Et sans affliction je répandois des larmes, Mon cœur de son penchant t’entretient en silence, Chaque instant à l’amour appartient tout entier. Monval m’occupoit seul, & remplissoit mes heures, Lorsque tout sommeilloit dans l’ombre de la nuit, Même durant le jour craignant d’être obsedée, Craignant qu’on m’arrachât à cette douce idée, Mon ame autour de lui recueilloit ses plaisirs. Quel enfant a jamais eu des rêveries si rafinées, a peint avec ces couleurs une secrette incontinence ? Je n’ai du monde encore aucune expérience. Elle dit vrai, & cependant elle continue : Dans ce monde bruyant comment peut-on souffrir Que les distractions, les soins & les plaisirs De l’ame à tout moment éloignent ce qu’on aime ? Peut-on se voir ainsi séparé de soi-même ? Ah ! lors que tant d’objets ont partagé le jour, Ce qui doit en rester est bien peu pour l’amour. Une telle Novice dans le monde, comme dans la religion, feroit la leçon aux Clélies & aux Astrées. C’est une grande maîtresse en philosophie ; elle y ajoute la plus grande fermeté : Je jurai qu’à lui seul appartiendroit ma vie. Mais voilà un vœu, une vraie profession qu’elle fait à son amant. Celle-ci n’est point téméraire. Le bon Curé permet ces vœux, ce n’est qu’à Dieu qu’on ne peut consacrer sa vie, ce n’est que Dieu dont on ne peut sans témérité être toute remplie. Il y a moins de droit que la Divinité qu’on adore à Cythere. On ne se plaint point de sa violence : On ne s’indigne point du fardeau de ses fers, On tend toujours les mains à des lieux si chers. Il n’y a que ceux qu’on porte pour Dieu, qui soient insupportables. Elle fait les plus fortes résolutions : On verra si j’ai l’ame intrépide & constante, On peut attendre tout d’un cœur désespéré.
Cependant cette Héroïne, ce bel esprit, est une imbécille. Elle a pris l’habit bien librement : Moi-même par mon choix je m’étois enchaînée. Elle avoit été toujours fervente, & à la veille de sa profession elle est tous-à coup changée, & se livre aux plus grands excès de sa passion. Eh ! pourquoi ? deux mots d’une Religieuse dont les passions, l’endurcissement, l’impénitence, les calomnies, l’impudence, devoient décréditer le témoignage, & le rendre un objet de pitié auprès de toute personne sensée. Une fille raisonnable, fervente, qui est entrée de bonne foi dans un saint état, dont elle a goûté la douceur, peut-elle se laisser ébranler, ou plutôt bouleverser dans l’instant par des portraits affreux dont elle connoît la fausseté par expérience, faits par une malheureuse que la vue d’une mort présente ne peut toucher ? Il n’en faut pas davantage, cette petite tête est renversée, & n’en revient plus : J’ai toujours devant moi cette image effroyable : De mes sens trop émus je perdis tout usage, Je détestai dès-lors cet habit de Novice, &c. Elle n’y avoit pendant dix ans goûté que des douceurs : Je ne trouvois par-tout que des soins complaisans, Des égards recherchés, & des yeux caressans. Cet esprit foible est aussi-tôt changé, un mot la porte plus au mal que dix ans de la société la plus douce & la plus pieuse ne peuvent lui faire croire le bien ; elle ne voit que des monstres : Omnia tuta timens : On séduit ma candeur, on veut m’en imposer, Et tout ce que j’aimois conspire à m’abuser. J’en retrouve par-tout l’odieuse contrainte, &c. Elle veut justifier sa pusillanimité, en disant : Qui peut vouloir tromper en ces derniers momens ? Qui ? celui qui est assez aveugle, assez endurci, assez scélérat, pour se tromper volontairement soi-même, en mourant dans l’impénitence, au milieu de tous les secours de la religion. Il est bien plus raisonnable de demander qui peut être assez insensé pour refuser de changer a la mort, après une vie passée dans le crime. Voilà qui est bien plus incroyable, & qui doit non pas faire écouter avec confiance, mais rejeter avec horreur l’indigne Religieuse capable de ces affreux exces : Qui sibi nequam est, cur alii bonus erit ? A quel Chrétien l’Auteur a-t-il pu se persuader qu’il feroit croire un conte aussi horrible, & excuser une incrédulité aussi insensée ?
On la peint aussi méprisable par le cœur que par l’esprit, aussi foible dans la vertu que fausse dans ses jugemens. Il semble qu’on ait voulu à dessein rassembler dans cette malheureuse victime du Poëte, autant & plus que de son père, tout ce qui peut lui ôter toute sorte d’intérêt. On a réussi à exciter la pitié, mais une pitié de mépris ; ce n’est pas une infortunée qu’on plaigne, c’est une extravagante qu’on méprise. Elle voit un de ses parens un instant, par hasard, pour le premiere fois, au moment de sa profession ; c’en est fait, la voilà folle d’amour pour toujours. Ce parent ne lui a pourtant rien dit pour déclarer sa flamme. Peut-être ne pensoit-il pas à elle. Elle a lu son amour dans les yeux : Ses regards vallent tous les sermens. Elle a bien-tôt appris à lire dans ce livre ; elle y lit tout ce qu’elle veut, quoiqu’elle ne l’aie jamais vu, & qu’il ne lui dise rien : Il le plaint, il l’adore, il pénètre le mystère de son cœur. Il en juge bien mieux que sa propre mère : Des mots perdus pour elle il sentoit la valeur, Et tout ce qu’il disoit répondoit à mon cœur. L’amour est un grand maître ; dans une seule leçon il fait d’une Religieuse une grande maîtresse : son noviciat est court. Les femmes croient aisément qu’on les adore ; celle-ci croit son parent aussi inflammable qu’elle, brûlant comme elle dans l’instant, devant s’unir avec elle pour jamais, sans songer ni à son habit ni ni à son habit, ni à sa ferveur. Quel essor ne prend pas son cœur ? Tout rempli de Monval, il s’élance vers lui, & voit son maître, & jure de lui appartenir toute sa vie. Elle n’attendoit que lui, elle s’en applaudit, lui seul l’occupe & remplit ses momens, elle rappelle ses paroles, ses gestes, ses soupirs, & recueille en lui tous ses plaisirs, &c. Aussi quel homme que ce Monval ! Sur son front, dans ses traits la grace répandue (ce n’est pas au moins la grace intérieure du Saint-Esprit, qu’on ne s’y trompe pas), son maintien, de ses yeux la touchante douceur, & le son de sa voix encore plus enchanteur, &c. En un mot on épuise toutes les fadeurs, le jargon & les folies des romans, pour mettre, contre toute vraissemblance, dans la bouche d’une jeune fille, d’une Novice qui n’a jamais connu l’amour, qui fut toujours remplie de piété, parlant à son Curé, qui l’examine, & qu’elle ne connoit pas, un discours sans décence, un discours insensé, qu’une Actrice de l’Opera oseroit à peine se permettre ; & on dira encore cette piece est décente, il n’y a point d’obsénité ! Eh quoi ! l’obscénité ne se trouve-t-elle que dans les termes grossiers des hales ? un style élégant, une gaze légère, des sentimens honteux, un excès d’amour, ne sont-ils pas plus dangereux encore ?
Cependant elle rougit de ses foiblesses, elle éprouve des remords, & ce qu’elle dévoile du mystère d’iniquité avec tant de goût, de détail & d’impudence à un vénérable Curé, qu’elle ne connoît pas, elle le cache à son amant : Et jamais à sa bouche un mot n’est échappé. Elle fait avec lui la modeste : Mais, o ciel ! que ce rigoureux silence lui coute ! Qu’elle aimeroit à pouvoir le lui dire ! elle cherche à s’en consoler, à s’en dédomager en secret, & quoique loin de lui, à l’en dédomager lui-même. Je lui parlois alors sans crainte & sans danger (dans son imagination). J’exprimois beaucoup plus qu’il n’eut osé prétendre, (n’est-ce pas là une fille bien honnête ?). M. de la Harpe croit faire parler une Actrice qui n’a pu voir son amant. Mélanie cache encore le dégoût de son état, & sur-tout son goût pour son amant, à sa mère, qui l’aimoit, qui étoit sensible à ses maux : Mais je lui derobai ma profonde tristesse. Elle lui parle enfin de sa répugnance, mais non de son amour, en sorte que la mère apperçoit la passion de Monval, lui demande quelles sont donc ses espérances, & s’il peut se flater d’avoir fait quelque impression sur le cœur de sa fille. On fait de cette fille une folle, elle vient auprès du Curé égarée, ne sait ce qu’elle dit : Je ne sais où j’en suis, ayez pitié de moi, il est affreux & barbare, il me glace d’horreur. Trainez-moi vers l’Autel, traînez-moi que j’y meure. Un pére ! il m’en faut un, que n’ai-je un père, helas ! ma raison s’égare : Et dans la vérité elle n’a pas le sens commun. Elle se met en train de parler de son amour ; c’est un élixir admirable. La voilà tout-à-coup si bien revenue, qu’elle débite 214 vers à ce pauvre Curé, qui doit être étourdi de son inépuisable verbiage. Il a raison d’en conclure, & de le conseiller à son père, qu’il faut suspendre la profession, & mettre sa fille dans les remèdes : Votre santé qui paroît affoiblie. Cependant ce bon homme, qu’on peint comme si sevère, si saint, qui parle à M. de Faublas en Apôtre, & en Apôtre fort impoli, s’humanise par compassion jusqu’à la familiarité. Ce n’est plus à travers les barreaux du parloir que la jeune Novice passe les mains, il la fait asseoir auprès de lui. On croit voir la scene du Tartuffe s’asseyant auprès de la femme d’Orgon. L’Auteur de Mélanie auroit-il voulu l’imiter, & faire de son Curé un Tartuffe ? Ce jeu de Théatre est ridicule, il doit y avoir une grille entre deux ; un Curé & une Novice doivent être plus attentifs aux bienséances ; un Curé de Paris connoît mieux la religion & le monde. Je n’approuve pas non plus ces noms familiers, ma fille, mon enfant, qu’il emploie souvent. Ce n’est pas le ton des Curés & des Couvens ; on donne à toutes les Religieuses le nom de Madame.
Cette chere fille est aussi égarée auprès de son père temporel qu’avec son père spirituel, soit dans un monologue de 44 vers où elle passe sans ordre & sans suite d’une chose à l’autre, par des mots entrecoupés, sans finir la phrase commencée, soit dans une scene où elle lui parle en présence de sa mère & de son amant, qui ne la rend pas plus retenue, & où elle se livre à la plus violente fureur, soit enfin quand elle se tue. Son père ne doit-il pas la destiner aux petites maisons, lorsqu’il l’entend dire : Votre cœur dès-longtemps a banni la nature, Et j’apris de vous seul, à ne la pas sentir. Un affreux désespoir dans mon sein la remplace, Je puis vous défier, tout cruel que vous êtes, Mes jours étoient maudits quand je les ai reçus. La malédiction a tonné sur ma tête A l’instant que ma mère me mit au jour. Je ne me connois plus, vous osez attester le ciel qui vous condamne. Ah ! vous-même tremblez que ces cris redoutés, Qu’éleve vers le ciel une voix désolée, Sous les pieds d’un tiran l’innocence accablée, Ne sorte de mon ame & ne soit exaucée (un cri élevé d’une voix, un cri sorti d’une ame, quel langage !). Je me meurs, & elle tombe évanouie de rage. Son pere n’eût-il point d’intérêt de famille pour la faire Religieuse, il devroit vouloir se débarrasser d’une folle. On croit faire merveille en enflant la trompette tragique, & on manque son but par des folies qui portent à faux : On affoiblit toujours tout ce qu’on exagere.
Le suicide de cette Novice est un événement romanesque & ridicule. En Angleterre même le suicide des femmes est extrêmement rare, à Paris c’est un phénomene, encore plus à l’âge de quinze à seize ans. Qui est-ce qui s’empoisonne ? Une éducation religieuse, une vie toujours tranquille, une piété marquée jusqu’à vouloir se consacrer à Dieu, prendre en effet l’habit, & faire deux années de noviciat, préparent-elles à ces brutales idées ? Une passion qui ne fait que de naître pour un parent, qu’on n’a vu qu’une fois, avec qui on n’a formé aucune liaison, débute-t-elle par ces féroces excès ? Ce n’est pas l’amour, la vengeance, l’ambition, &c. qui portent à cette fureur. Le jargon du Théatre, qui parle toujours de mort, les menaces qu’on met toujours dans la bouche des amans, ne sont pas meurtrieres. De cent exemples de suicide il n’y en a pas deux dont l’amour soit le principe. Le poison est un moyen plus rare, plus difficile d’attenter à ses jours. Comment un enfant qui a toujours été sous les yeux de sa maîtresse, a-t-elle pu s’en procurer, & d’assez violent pour mourir sur le champ, sans que son pere, sa mère, son Curé, son amant, cinq ou six converses qui courent à son secours, accoutumées dans une infirmerie à soulager des malades, qui ont toujours dans le Couvent provision de remedes, aient ni le temps ni la pensée de lui donner du contre poison ? Qu’un Prince vaincu & sans ressource préfere la mort à l’esclavage, qu’un débiteur obéré, poursuivi par ses créanciers, un criminel en prison les fers aux pieds, se soustraisent au supplice & à l’infamie par une mort violente, leur désespoir est vrai-semblable ; mais qu’une fille assez intrepide, ou plutôt assez insolente, pour dire à son pere les plus grandes injures, en présence de sa mere, de son Curé, de son amant, qui tous prennent son parti, aime mieux mourir que de dire un non, ad populum phaleras. C’est insulter le public de lui donner de pareilles rêveries. On a voulu faire une tragédie, & sans discernement on a rassemblé des idées tragiques ; on a voulu rendre odieux les Monasteres, & sans discernement on a tout accumulé sur la tête d’une Novice dont on a fait un être de raison : velut ægri somnia vanæ finguntur species.
8.° Le rôle de la mere n’est pas moins défiguré. Elle se dégrade elle-même par sa malice & par sa foiblesse. C’est une contradiction perpétuelle. On accuse l’Auteur de n’avoir rien inventé ; il n’a au contraire que trop créé. Tous les caracteres sont de lui, & tous manqués. La mere, qui quelquefois est raisonnable, tantôt est une furie par sa méchanceté, tantôt une femmelette par sa foiblesse. On lui donne d’abord un air d’érudition, on lui fait citer des passages d’Ezechiel, qu’elle n’a jamais vu, & dont on rapporte mal le latin au bas de la page finde parietem, fendez la muraille (il faut dire fode percez). C’est une tirade affreuse contre les Religieux, que leurs ennemis admirent, & que la justice & la piété condamnent, & le témoignage de sa fille dément. Les réduits ignorés, où des esprits crédules desabusés trop tard, & voués au malheur. S’ils sont désabusés trop tard, ils n’ont donc pas été forcés avant la profession. Faut-il donc ouvrir la porte à tous ceux qui se repentent après s’être librement engagés ? Il n’y a donc plus d’état religieux. Y a-til plus de mariages indissolubles ? Que de gens qui quelquefois se repentent de s’être mariés, & sont désabusés trop tard, du mérite, de la fortune d’une épouse ! Maudissant de leurs jours la pénible lenteur. C’est là que l’on gémît, que des larmes ameres Baignent pendant la nuit les couches solitaires. Un morne accablement, qui ressemble au trépas, Succede au désespoir, & ses bruyans éclats. On en sort bien souvent par des accès de rage. Le mari, homme sensé, qui ne reconnoît point les Religieux à ces traits, lui représente que la ville & Cour s’engagent sans scrupule dans cet état, & que s’il étoit si affreux, ceux qui l’ont embrassé ne s’empresseroient pas de faire des prosélytes, & par quel intérêt voudroient-ils entraîner dans le piege, au lieu d’en détourner ? Il eût pu citer en preuve, s’il l’eût connu, l’exemple de la Religieuse mourante qui détourna sa fille. La mère répond en forcenée, Par un sentiment vil, cruel, abominable, trop indigne de l’honneur, l’esclave est sans vertu, Il déteste en autrui tout ce qu’il a perdu. Il se flatte en secret que la chaîne accablante sur d’autres étendue en sera moins pesante ; Et dans la prison même on aspire au crédit. Ils veulent commander à d’autres malheureux, Se venger de leurs maux. Esprit de tyrannie, le plaisir d’opprimer des captifs abattus, &c. Cet esprit acariâtre, à propos de l’éloge de son Curé, répand son fiel sur les Ecclésiastiques : On ne le vit jamais affectant le scrupule, Crier à l’hérétique, au schisme, à l’incrédule, A signaler son nom vainement empressé, Et prompt à déployer un zèle intéressé, Il ne se borne pas à tonner dans le Temple, Et s’il combat le mal, c’est par de bons exemples. C’est un Philosophe qui veut la tolérance, & ne peut souffrir le zèle pour la foi. Le croira-t-on ? il n’est pourtant rien de plus foible. Pourquoi connoissant les Communautés si méchantes, y a-t-elle mis sa fille pensionnaire ? Pourquoi lui a-t-elle laissé prendre l’habit, & faire son noviciat, pour la rendre malheureuse toute sa vie ? Il étoit bien plus aisé & plus sage de prévenir un si grand mal, que de venir au moment de la profession pour l’arrêter.
Encore même que fait-elle ? Elle pouvoit instruire l’Abbesse & la Communauté, qui n’auroit pas reçu sa fille, le Confesseur, le Supérieur, l’Evêque qui l’auroit empêché. Cette mère, si sage, si tendre, si bien instruite, si énergique dans ses expressions, si hardie dans ses jugemens, contente d’avoir insulté son mari, décrié les Religieuses & les ◀Prêtres, après tant de bruit se rend avec le plus de lâcheté, dans le temps où son devoir & son cœur lui font une loi de sauver cette infortunée, & déclare qu’en faisant ses vœux elle fait son devoir, que son père a sur elle un absolu pouvoir. L’autorité paternelle, l’obéissance filiale, vont-elles jusque-là ? N’est-ce pas avec raison que sa fille lui dit : Et vous l’avez souffert, & vous l’avez permis ? Honteusement conduite par des motifs humains, comme son mari, faut-il que je me fasse un nombre d’ennemis dans un parti puissant qui protège mon fils ? Et plus coupable encore, puisqu’elle connoît ces Religieuses lâches, cruelles, abominables, à qui elle livre sa fille, l’état affreux où elle l’entraîne, ce besoin de la nature dont elle la prive, au lieu que son mari traite tout cela d’erreurs, de foiblesse, d’enfance. Si le père vouloit égorger sa fille, sa mère se bornera-t-elle à crier, à pleurer, à mourir de chagrin, à dire qu’elle ne veut point se faire des ennemis, ni offenser les protecteurs de son fils, & que sa fille doit à son père un grand respect & une parfaite obéissance ? Clitemnestre n’agit pas ainsi, elle met tout en mouvement, Achille, l’armée &c. elle court au Temple pour sauver Iphigenie : Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir ; Elle n’a que vous seul, vous êtes en ces lieux, Son père, son époux, son asyle & ses Dieux. Seigneur, daignez m’attendre, & ne la point quitter. A mon perfide époux je vas me présenter, Il ne soutiendra pas la fureur qui m’anime, Ou si je ne vous puis dérober à ses coups, Ma fille, ils pourroient bien m’immoler avant vous, De mon bras tout sanglant il faudra l’arracher : Venez, si vous osez, la ravir à sa mère, &c. Mais M. Racine & M. de la Harpe sont deux hommes fort différens.
9.° Il n’y a de bien raisonnable que le rôle de père. La pièce est si mal adroitement désignée, qu’au lieu de le rendre odieux, & de garder tout l’intérêt pour sa fille, c’est au contraire la fille qu’on rend méprisable par une conduite insensée & un langage forcené, & le père qu’on fait estimer & plaindre. C’est un très-honnête homme qui n’a rien fait pour forcer, ni même pour engager sa fille à se faire Religieuse, qui arrange les affaires de sa famille sur les arrangemens que la fille même a voulu, mais qui demeure ferme sans vouloir se prêter à l’inconstance, au caprice, à la passion survenue après coup sans aucune raison. Une fille se choisit un mari convenable. Son père le lui accorde, arrange ses affaires, & passe le contrat ; dans l’intervalle des fiançailles à la noce, elle se fait un amant. Pour l’avoir vu une fois, elle en devient folle, & le matin de la bénédiction du mariage, tout étant prêt, elle fait dire à son pére, je ne veux point ce mari, je veux mon amant, je m’empoisonne, si vous me le donnez. Le père qui veut le mariage, est-il blamable ? N’est-ce pas cette folle qu’il faut enfermer ? Qu’a fait ce père que le plus sage ne fasse ? Il l’a fait élever dans un Couvent : on le fait tous les jours. Il n’est guère possible à un Magistrat d’élever ses enfans. La mère de celle-ci n’y paroît guere propre ; la fille lui en fait injustement le reproche. Hélas ! de tous mes maux le principe odieux, C’est cet éloignement qui depuis ma naissance, A vos yeux, à vos soins dérobe mon enfance. Faut-il que de vos bras on ait pu m’arracher, Faut-il que cette absence & si longue & si dure Ait effacé les traits que peignoit la nature ? Ce n’est que du verbiage, & un verbiage faux & injuste. Elle conserve son innocence, devient pieuse, goûte l’état religieux, le demande à son père, entre dans le noviciat, s’y conduit avec ferveur ; tout s’arrange, elle va faire profession ; où est la violence ? Elle voit un de ses parens une minute, la voilà hors d’elle-même. La même qui avoit occasionné cette visite, apprend cette passion extravagante, & a la foiblesse de la flatter. Le pere, à qui on la découvre, surpris, affligé avec raison, lui fait parler, lui parle avec bonté, avec sagesse, mais avec fermeté, lui fait sentir le ridicule de sa conduite, la folie de sa passion. Elle lui répond en insensée, se tue, le beau trait de génie ! la belle intrigue ! le beau dénouement ! Qu’en conclure ? précisément le contraire de ce qu’on a prétendu, que les enfans prennent le plus grand travers dans le choix de leur état, qu’ils n’agissent que par passion ou par caprice, qu’il est nécessaire que les parens soient consultés, & aient l’autorité pour les contenir ; sans quoi ils se perdroient eux-mêmes, ruineroient & déshonoreroient leur famille. L’expérience le démontre tous les jours, que les parens font à plaindre d’avoir des enfans libertins, amoureux, inconstans, bizarres, s’ils s’opiniâtrent dans leurs folies. Dieu a permis qu’en voulant rendre la religion odieuse, l’Auteur tournât contre lui-même ses traits, & se rendit ridicule : foderunt ante faciem meam foveam, & inciderunt in eam. La partie littéraire est moins défectueuse ; il y a de beaux vers, des portraits bien dessinés, des tours heureux, des tirades éloquentes. L’Auteur a de la verve, de l’imagination : Sed tunc non erat hic locus. Il est bon maçon & mauvais architecte, il recrépit bien une muraille, il distribue mal les appartemens, &c. Il y a pourtant bien des fautes, des rimes fausses, des vers enjambés, du galimathias, des néologismes, du précieux, des contresens. On agit pour son cœur, lire en son cœur, interroger le cœur, un cœur étranger, aux sentimens d’un autre cœur. Ce galimathias de cœur, ce précieux de Clelie dans un enfant qui parle à son Curé, n’est ni décent ni vrai-semblable. Sous des toits dépouillés va chercher l’indigence. Qu’est-ce qu’un toit dépouillé ? Il prend sur ses besoins pour aider ceux d’autrui. On soulage, on n’aide pas de besoins. On ne le vit jamais affecter le scrupule, déployer un zèle intéressé. On affecte, on déploie le désintéressement du zèle, jamais un zèle intéressé. Jamais quand il vous parle il ne regarde en face. Est-ce un défaut ? C’est plutôt une sorte d’impudence de fixer les yeux. Voulez-vous la réduire au dernier désespoir ? Y a-t-il donc un premier & dernier désespoir ? Pour réveiller vos sens & pour les surmonter. Les cinq sens sont la vue, l’ouïe, &c. comment les réveiller & les surmonter ? Et jusques vers le ciel élevant leurs paupieres. Cela est faux : les paupieres s’ouvrent & se ferment, & ne s’élevent pas vers le ciel ; elles ne regardent pas. Qui a jamais parlé de la sorte ? la jambe éleve son pied, le bras pousse le coude, la bouche ouvre les levres ! Chez l’Abbesse avec nous notre Curé l’attend. Peut-on dire nous quand on est ailleurs ? L’appartement de l’Abbesse est dans l’intérieur ; comment y est-on entré, s’il y a une clôture ? C’est une contradiction perpétuelle dans le lieu de la scene, c’est une maison, un parloir grillé, on passe les mains à travers les barreaux, on va sonner les cloches, & bien-tôt on est dedans, on attend dedans, la mère reçoit la fille entre ses bras, le Curé la fait asseoir auprès de lui, malgré la grille, &c. Mais si on confere chez l’Abesse, elle est donc instruite ; comment ne paroît-elle jamais ? Si tout le monde entre, sort dans ce Monastère, la Communauté doit s’appercevoir de ce mouvement, & personne ne dit mot ; quelque Converse vient aux cris, aucune Dame du chœur. Le plus coupable encor, c’est cet indigne frère, il jouit du mal, &c. Il peut n’avoir aucune part à ce qui se passe, avoir même agi en faveur de sa sœur ; on n’a songé à son mariage que par le choix qu’elle a fait librement de l’état religieux ; où est son crime ? Il s’enrichit des pleurs de sa sœur qu’on opprime. Quelle richesse ! Il s’en repaît, il boit le sang de la victime. Rien dans la piéce ne mene à ces horreurs ; mais il regne un ton de malignité dans tous les rôles, excepté celui du père, qui représente tous les hommes comme scélérats ou imbécilles. On eût mieux fait de faire paroître ce frère, de lui donner des sentimens généreux, & faire renoncer à ses avantages, parler en faveur de sa sœur ; on eût amené de belles scenes. Mais l’Auteur ne sait que peindre le crime, & décrier la vertu, ébranler la religion. Voici ce qu’en disent les Affiches. Mai 1770.
En mourant elle exhale l’amour le plus vif pour son amant, vomit, s’emporte aux imprécations les plus violentes contre son père, demande que Dieu ne lui pardonne jamais ; elle revient tout-à-coup à des sentimens plus raisonnables. Un moment après ses discours elle expire en prononçant le nom de son amant. La belle mort !