CHAPITRE VIII.
Sentiment de S. Thomas.
Le sentiment de S. Thomas n’est pas, comme celui des autres Pères, une condamnation claire & précise du théatre. Les distinctions subtiles de la théologie scholastique, y répandent une obscurité dont abusent les défenseurs du spectacle, pour s’étayer d’un si grand nom. Il y a en effet un mot dans sa Somme 2. 2. quest. C. 168. art. 3. qui fait une difficulté. S. Bonaventure, son condisciple, Albert le Grand & Alexandre de Hales, leurs maîtres, S. Antonin qui le copie près de deux siecles après, tiennent le même langage. Ces cinq autorités, qui n’en font qu’une, les seules qu’on trouve pour ou contre pendant cinq ou six siecles d’ignorance, semblent traiter le théatre comme une chose indifférente, qui ne devient mauvaise que par les circonstances de la licence, de l’assemblée, du temps, du lieu, ce qui suffiroit pour proscrire le nôtre, où toutes les circonstances les plus dangereuses▶ sont rassemblées avec le plus grand art. S. Thomas décide qu’il peut y avoir de l’excès dans les divertissemens même innocens, & qu’alors ils deviennent des péchés. Il se fait une objection. Si quelqu’un donne dans l’excès, c’est sans doute les Histrions, qui y passent leur vie. Cependant leur profession n’est point mauvaise de sa nature, ils ne sont point en état de péché. Ils sont nécessaires à la société ; on peut légitimement leur donner pour les entretenir. S. Thomas en convient dans sa réponse, pourvu qu’ils ne fassent ni ne disent rien d’indécent, qu’ils fassent d’ailleurs de bonnes œuvres, remplissent tous leurs devoirs, & observent toutes les circonstances des temps & des lieux. Telle est l’idée du P. Porée, qui même croit qu’on peut en faire un art & une école de vertu. Quand on passeroit toute cette doctrine, la cause du théatre tel qu’il existe, n’en seroit pas meilleure. Aucune de ces règles n’y est observée, & si on s’y enveloppe d’un voile de politesse & de décence, ce n’est que pour les violer impunément, & plus dangereusement que si on les transgressoit grossierement.
Cependant, Quest. 82. art. 2. ad 2. ce même Saint examine si on doit payer la dixme de tous les biens, & en particulier des choses mal acquises. Il répond que les choses dont l’acquisition est un crime, comme le vol, la rapine, l’usure, on doit les restituer, non pas en payer la dixme ; mais que celles qui ont été acquises par un autre péché, comme celles que gagnent les Courtisannes ou les Histrions, on n’est pas tenu de les rendre, & l’on doit en payer la dixme ; mais que l’Eglise ne doit pas les recevoir, pour ne pas paroître participer à leur péché, à moins qu’ils ne soient convertis : Quæ turpi causâ acquiruntur, sicut meretricio vel histrionatu. Rien n’est plus précis, l’histrionat est comparé à la prostitution, les Histrions aux femmes débauchées, meretricio vel histrionatu. On ne veut pas que l’Eglise accepte cette dixme, pour ne pas paroître participer à leur péché : Ne videatur eorum peccatis communicare, nisi pænituerint. Ce qui même va trop loin. Car c’est une condamnation des Hôpitaux, qui non-seulement acceptent les dons volontaires des Comédiens, mais s’abonnent avec eux, & se font donner par les ordres du Roi une partie de ce qu’ils exigent à l’entrée. La même décision se trouve dans tous les Auteurs contemporains qui ont traité la matiere des dixmes, S. Raimond de Pennafort, Alexandre de Hales, S. Bonaventure, &c. La dixme personnelle de l’industrie étoit alors établie en bien des endroits, & quand on examine si elle est dûe de ce qu’on a acquis par le crime, par-tout le métier des Histrions est donné pour exemple, & comparé à celui des Courtisannes, Meretrix vel Histrio. En matiere de restitution & d’administration des sacremens, tout le monde tient encore le même langage. Faut-il restituer les biens acquis par le crime, autre que l’injustice ? faut-il refuser les Sacremens aux pécheurs publics ? Cette idée est si universellement répandue, que d’abord le Comédien & la Courtisanne sont mis sur les rangs.
Je ne serois pas surpris que S. Thomas eût quelque indulgence pour des spectacles qu’il n’avoit jamais vus, puisqu’il étoit entré en religion dès l’enfance, & qu’ayant reçu du ciel un don singulier de chasteté, il n’en connut pas le péril par lui-même. D’ailleurs les spectacles de son temps, comme nous verrons bien-tôt, n’étoient que de simples jeux, bien différens de cet assemblage étudié des pieges les plus ◀dangereux▶ qui forment notre scène. Cette indulgence seroit même assez conforme à la douceur de son caractère. Toute sa morale, quoique très-solide, penche plutôt vers la bonté que vers la sévérité. Aussi fait-il une vertu particuliere de la gaieté, qu’il nomme eutrapelie, & non de la tristesse, quoiqu’on puisse également rapporter à Dieu l’un & l’autre, & que la tristesse soit louée dans l’Evangile, beati qui lugent, va vobis qui ridetis, que le Seigneur air été triste jusqu’à la mort, que S. Paul nous assure qu’il y a une tristesse utile, louable, &c. C’étoit même l’esprit de son Ordre & de son siecle ; on voit un fonds de gaieté dans les Ecrivains de ce saint Ordre : témoins les Secrets & les bons Mots d’Albert le Grand, les Déjeûners du Cardinal Cajetan, le Miroir de Vincent de Beauvais, la Morale de Javellus, le Catéchisme de Grenade. Ce n’est que depuis l’aigreur des Congrégations de Auxiliis, & la sombre sécheresse du système de la promotion physique, qu’on voit dans leurs écrits je ne sais quel air de rigorisme. Tout cela influe beaucoup dans la décision des cas, & quoique très-exacts l’un & l’autre, le style de S. François de Sales est bien différent de celui de S. Charles-Borrhomée. Mais nous n’avons pas besoin de recourir à ces adoucissemens, la doctrine de l’Ange de l’école sur la comédie, comme sur-tout le reste, est très-conforme aux vrais principes.
Il est vrai qu’il est d’abord difficile de concilier les deux textes de S. Thomas, qui semblent tout-à-fait opposés, & semblent exclure toutes les distinctions & les excuses qui pourroient en sauver l’opposition ; car enfin la prostitution, à laquelle il compare sans restriction l’histrionat, n’est susceptible d’aucun adoucissement. Il n’y a point de circonstance de temps, de lieu, de décence, de légèreté, de matiere, qui la sauve, même dans la spéculation. On ne peut pas dire qu’elle soit nécessaire au soulagement, au délassement de l’homme, que le métier n’en est pas mauvais par lui-même, qu’on peut faire des dons aux femmes débauchées, pour les entretenir ; & quoiqu’on les tolère en quelques endroits, c’est de sa nature un mal absolu, sans modification. Si donc l’histrionat est semblable à la prostitution, par quel faux-fuyant peut-on le soustraire à l’anathême ? Bien loin donc d’avoir à nous opposer S. Thomas, les partisans du théatre doivent être très-embarrassés à parer le coup mortel qu’il leur porte : Meretricium & histrionatus. Au reste, il ne fait que suivre l’esprit & la doctrine des Canons & des Loix, qui, comme nous l’avons souvent dit, mettent toujours ces deux choses sur la même ligne, ou plutôt n’en font qu’une sous deux points de vue. Le métier de Comédien est une sorte de prostitution, & la prostitution une sorte de comédie, même avec ce désavantage, que le théatre offre, représente, enseigne, embellit avec le plus grand éclat le crime, que les autres ne font que commettre en secret avec ignominie : l’un est le vice hydeux & dans les ténèbres, l’autre le vice paré de graces & couvert de gloire.
M. Bossuet, N. 23. croit que S. Thomas n’a point parlé de la comédie proprement dite, qui étoit inconnue de son temps ; que le mot Histrion veut dire seulement un bouffon, un balladin, un ménetrier, un joueur de flûte ou de gobelets, &c. tous genres faits pour amuser le peuple, compris sous le nom général d’Histrion. 1.° S. Thomas cite en preuve l’exemple de S. Paphnuce, à qui il fut révélé qu’un de ces hommes étoit d’une sainteté éminente. Ce n’étoit pas un Comédien, dont il y avoit un nombre infini dans l’empire d’Orient, mais un Joueur de flûte, qui gagnoit sa vie à jouer dans les villages, in vico, & quitta même son métier quand le Saint l’eut instruit. 2.° S. Thomas, 4. Distinct. 16. Q. 4. art. 12. distingue les jeux de théatre, tels qu’ils se faisoient autrefois pour inspirer l’amour (la vraie comédie, ludi qui in theatris agebantur ad excitandam luxuriam), des jeux de son temps, qui n’étoient que des discours facétieux, des contes, des vers, des jeux accompagnés de gestes plaisans (de lazzis), ce que le Droit Canon de vit. & honest. Cleric. appelle buffones, gaillardi, dans l’esprit & la simplicité du siecle. C’est tout ce qu’on trouve dans les Auteurs contemporains, qui en parlant des jeux ne nomment jamais le théatre, dont ils n’avoient point d’idée. S. Louis cependant chassa ces bouffons, parce que sans doute ils étoient devenus trop libres, & on peut présumer que S. Thomas, pour qui ce saint Roi avoit beaucoup d’estime & de confiance, y contribua. 3.° Cent cinquante ans après, ces bouffonneries commencèrent à prendre un air régulier, & à devenir de petites pieces qu’on appela des Mystères, parce qu’on n’y représentoit que des choses saintes. S. Antonin seul en parle, & ne les blâme pas absolument. P. 3. Tit. 8. L. 4. N. 12. il marque combien elles sont nouvelles, representationes quæ fiunt hodie.
Il est certain que l’art du théatre, comme tous les autres arts, enseveli en Occident sous les débris de l’Empire par l’inondation des Barbares, ne se rétablit que plusieurs siecles après, & n’eut que de foibles commencemens. Qu’est-ce que les peintures, les statues, les poësies qui nous restent de ces temps gothiques ? qu’étoit-ce que les Troubadours, les seuls Auteurs & Acteurs du temps ? des chantres du Pont-neuf, des joueurs de vielle, qui alloient de château en château, récitant, chantant, jouant leurs fabliaux, quelquefois sur des treteaux qu’ils élevoient pour le moment. On voyoit tout cela fort indifféremment, & sans croire qu’il y eût aucun mal, pourvu qu’on n’y mêlât point de choses déshonnêtes. S’il n’y avoit jamais eu d’autre comédie, l’Eglise n’auroit jamais porté des censures. S. Thomas, qui de son temps ne connoissoit autre chose, & tous les gens de bien avec lui, ont pu tolérer ces amusemens maussades, plus propres à dégoûter qu’à séduire, aujourd’hui abandonnés au peuple, que ces bouffonneries font rire sans conséquence. C’est ce qu’ont pensé tous ses Commentateurs, qui ne pensent que d’après lui. Le détail en seroit inutile. Il n’y a pas jusqu’à la table de sa Somme, qui est bien faite, qui même en est une espèce de commentaire, au grand répertoire de Rainerius de Pisis, Pantholog. & à la Somme de Silvester, qui tous par le mot Histrions n’ont jamais entendu des Comédiens proprement dits, tels que les troupes que nous voyons, mais d’une maniere vague & générale des gens qui amusent le public par des jeux indifférens, que la simplicité des temps & le défaut de théatre rendoient alors bien plus nombreux & plus courus, & qui ne méritoient aucune animadversion, pourvu qu’ils ne s’échappassent point à dire ou faire rien d’indécent. Tout cela étoit renfermé sous le nom d’eutrapelie, gaieté, amusement, jeux, divertissement : Risus eutrapeliæ, quam possumus dicere jucunditatem. La distinction des Comédiens & des Balladins est très-ancienne, quoiqu’on leur donne indifféremment les mêmes noms. Quand la comédie réguliere fut établie à Rome, il y vint de l’Istrie, province voisine, aujourd’hui de l’Etat de Venise, plusieurs de ces bouffons qui couroient les rues pour faire rire la populace, ayant à leur tête un nommé Ister, ce qui leur fit donner le nom d’Histrions. Ils furent employés sur le théatre dans les intermèdes, le prologue, après la piece, pour délasser les spectateurs, ce qui subsiste en Espagne & en Italie. Il y a toujours quelque Arlequin qui de temps en temps dans la piece vient débiter des bouffonneries. On y supplée en France par les danses, les fêtes des entr’actes, & la petite piece à la fin. Le mot d’Histrion est devenu un terme de mépris dont les Comédiens s’offensent, quoiqu’ils le méritent. C’est assez de sentir combien les jeux plaisans, les propos facétieux, sont éloignés de la comédie dans l’état où nous la voyons, où tout tend à exciter les passions, où tous les objets sont ◀dangereux▶, où l’assemblage artisé de tous les dangers imaginables forme une totalité de tentation à laquelle on ne résiste pas, dont les effets sont aussi funestes qu’inévitables.
Voici la doctrine de S. Thomas dans les deux endroits cités. Il en est des divertissemens, jeux, spectacles, comme de toutes les autres actions humaines. Il y en a de bons, de mauvais, & d’indifférens. Tous ceux où l’on voit des péchés, de la turpitude, du danger de pécher, sont mauvais & défendus à tout le monde. Ceux qui contribuent au culte de Dieu, fruits d’une sainte joie, comme les fêtes de l’Eglise, les Cantiques, les décorations des Temples, les feux de la S. Jean, les translations, la danse de David devant l’Arche, sont bons & permis à tout le monde. Mais les amusemens indifférens par eux-mêmes, exercices du corps, chasse ou péche, tours d’adresse, jeux d’esprit, promenades, conversations gaies, tout cela devient bon ou mauvais, selon l’intention qu’on y porte, l’usage qu’on en fait, les circonstances qui les accompagnent. Ceux-ci appartiennent à la vertu d’eutrapelie, ces jeux innocens eux-mêmes, S. Thomas prétend que ceux qui sont obligés de faire pénitence pour leurs péchés, doivent s’en abstenir par esprit de mortification, de recueillement, d’union avec Dieu. Le théatre fût-il aussi innocent que la chasse ou la péche, nous l’aurions bien-tôt dépeuplé, si on le réduisoit, comme S. Thomas, à ceux qui n’ont point de pénitence à faire pour leurs péchés : Quamvis possit his sine peccato intendi, in pœnitentia tamen hæc sunt vitanda.
Quoique S. Thomas ne nomme pas expressément le théatre, ses principes suffisent pour décider la question ; l’application est aisée. Oseroit-on le mettre dans le rang des actions saintes destinées au culte de Dieu ? honoreroit-on le vrai Dieu, comme on honoroit les fausses Divinités du Paganisme ? Personne n’a porté l’irréligion jusqu’à faire de la comédie une partie du cérémonial & du culte public, ou si dans quelques Eglises on a eu l’imbécillité de le défigurer par un si profane mélange, on l’a appelé la fête des foux : nom très-convenable, qui en donne l’idée qu’on doit en avoir, & que tout le monde en avoit. Il ne reste donc que la classe des choses indifférentes dont on peut se faire un mérite & une vertu. Je ne pense pas que la plus rafinée mysticité porte jamais la comédie à ce degré de perfection. Je comprends que les gens de bien qu’on forceroit à y aller, que leur charge obligeroit d’y accompagner le Prince, comme Naaman, par l’avis du Prophète Elisée, accompagnoit le Roi de Syrie son maître au temple des Idoles, pourroient, en détestant ce culte sacrilège, élevant leur cœur à Dieu & l’adorant seul, être excusables & acquérir des mérites en faisant les fonctions de leur charge, de même que plusieurs Vierges Martyres ont remporté de grandes victoires jusque dans les lieux infames où les tyrans les faisoient traîner. Qu’un Quiétiste, qui ne s’embarrasse pas de la partie-inférieure, pourvu que son esprit demeure uni à Dieu, prétende que la comédie n’altère point en lui cette sublime union & cette céleste aphatie, on gémira de son erreur ; les oracles de l’Eglise nous en font sentir le danger, & ce n’est pas l’asyle dans lequel les amateurs du spectacle se réfugient. Ils sont d’ailleurs peu contemplatifs, leur spiritualité est médiocre, & ce n’est ni l’erreur ni la vérité dans ce genre sublime qui sert à leur apologie. Ce n’est ni violence, ni nécessité, ni obligation d’Etat qui les entraîne au théatre ; ils y vont volontairement, & pour leur plaisir. Ce n’est point la direction d’intention qui leur en rend la fréquentation méritoire, ni la pratique des vertus chrétiennes qui la leur rend utile. Ce dévot exercice ne sera jamais présenté au jugement de Dieu pour embellir leur couronne éternelle. A-t-on jamais lu dans les Heures des Comédiens ce bel acte : Mon Dieu, je vous offre George Dandin, les fourberies de Scapin, que je vais jouer ou voir jouer, pour l’amour de vous & à votre gloire. Je vais y pratiquer la chasteté, la charité, la mortification : je vous en demande la grace.
Après avoir établi ces principes généraux, S. Thomas ajoute que si on y représente des choses indécentes ou capables de porter au péché, turpium vel ad peccatum provocantium, on pèche en les regardant avec plaisir ; ce plaisir & ce goût peuvent être si grands, que le péché sera mortel : Tanta potest exhiberi libido ut sit mortale. Tout le monde doit donc l’éviter : Omnes arceri debent. Ainsi, selon S. Augustin, qu’il cite, c’est un très-grand crime de donner aux Histrions, c’est les entretenir dans leur péché : Immane peccatum dare Histrionibus ; si quis sustentet Histriones, eos in peccato fovet. Albert le Grand pense de même, qu’on peut tolérer les spectacles utiles, les amusemens innocens : Puto quòd toleranda sint. Alexandre de Hales croit aussi que s’il y a quelque chose qui porte à l’impureté, qui nuise à la piété, on doit absolument s’en abstenir : Excitatio ad lasciviam, provocatio libidinum, impedimentum cultûs divini. S. Pierre défend aux Chrétiens de s’abandonner, comme les Payens, à la dissolution & aux désirs de la chair. La comédie, qui produit ce mauvais effet, n’est que trop renfermée dans la défense de l’Apôtre. Parmi les conditions que S. Thomas exige pour tolérer l’histrionat, il veut que la gravité de l’ame n’y soit pas totalement relâchée : Ne gravitas animæ totaliter resolvatur. Qu’on cherche la moindre preuve de gravité dans ces bouffonneries, ces ris immodérés, cet excès de passion, cette ivresse de plaisir, ce ravissement du chant, cet éblouissement des décorations, cette espèce d’extase où l’homme hors de lui-même, absorbé dans ces objets, n’est occupé que de ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent dans ces momens de plaisir : Gravitas totaliter relaxatur. S. Paul, dit ailleurs S. Thomas, défend non-seulement les choses & les paroles absolument déshonnêtes, turpiloquium, mais encore les folies qui peuvent provoquer au mal, Stulti loquium ad malum provocans, & enfin les bouffonneries, scurrilitas, des paroles où l’on cherche trop à rire & faire rire, verbum joculatorium. Car il faudra rendre compte à Dieu de toutes les paroles oiseuses. Sur quoi S. Bernard nous dit : Il est indécent de rire aux éclats, & plus encore de faire rire les autres : Fœdè ad cachinnos moveris fœdius moves. Or je demande s’il n’y a rien au théatre de suspect & de frivole, ou plutôt s’il n’y a rien qui ne réunisse tous ces traits de réprobation dont parle l’Ange de l’école. Ce ne peut donc être que pour l’histrionat, dans la spéculation, qu’il paroît avoir quelque tolérance. L’histrionat, tel qu’il est dans la réalité, ne trouvera jamais grace à ses yeux.
Ce grand Docteur parle encore des spectacles sur la matiere de la curiosité, 2. 2. Q. 182. art. 2. Il se fait cette objection. La vue des spectacles ne doit pas être une curiosité mauvaise : c’est un amusement agréable & naturel ; l’homme aime naturellement à voir peindre & représenter, comme le dit Aristote. A quoi il répond que sans doute en général, regarder la représentation de quelque chose n’est point un mal, mais que la vue des spectacles devient vicieuse, vitiosa redditur inspectio spectaculorum, parce que par ce moyen l’homme prend du goût & de l’inclination pour les vices d’impureté ou de cruauté : Per hæc homo fit pronus ad vitia lasciviæ vel crudelitatis. Voilà bien le théatre & les funestes effets qu’il produit : Fit pronus ad vitia lasciviæ. Je ne crois pas que personne ose le contester. Il cite la-dessus S. Chrysostome, dont nous avons ailleurs rapporté la doctrine, qui parlant du théatre de son temps d’Antioche & de Constantinople, assure qu’il n’est propre qu’à porter à l’impureté & au crime : Adulteros & inverecundos constituunt tales inspectiones. Il cite encore le trait d’Alipius, rapporté par S. Augustin, Confess. L. 6. C. 8. Ce jeune homme, qui s’étant converti, avoit renoncé au spectacle, y fut entraîné par ses amis, & d’abord tint les yeux fermés ; mais les ayant ouverts par curiosité, au cri que fit le parterre, ne put résister à la tentation, & revint à ses premiers goûts, & à son dérangement. Enfin il appuie les conditions qu’il exige par l’autorité de S. Ambroise & de Cicéron dans ses Offices. Qu’on réunisse toutes ces conditions, qu’il n’y ait rien de mauvais, d’indécent ou de ◀dangereux▶, jamais d’excès ni dans la chose ni dans l’affection qu’on y a ; que la gravité chrétienne la modestie, la piété s’y conservent ; qu’on ne se le permette que comme un besoin, un soulagement à la foiblesse humaine ; qu’on se traite comme les enfans, à qui on permet des récréations, mais sans excès, sans danger, sans indécence ; qu’on n’y souffre rien que de convenable aux temps, aux lieux, aux caractères des personnes, aux jours de fête & de pénitence, & on verra que si ce Saint paroît, dans la spéculation d’une abstraction métaphysique, avoir quelque légère indulgence pour le spectacle en général dans sa nature, personne n’en est en effet un censeur plus sévère dans la réalité & la pratique, où jamais ne sont ni ne peuvent être observées les sages loix qu’il a prescrites.
S. Antonin ne lui fut pas plus favorable que S. Thomas, qu’il ne fait que copier. C’est toujours la même idée de l’histrionat. Il n’y avoit encore de son temps, il n’y eut de long-temps encore aucun théatre public en Europe, aucun théatre à demeure ; ce n’étoient que des Poëtes ambulans, d’abord Provençaux, dont M. Parfait, Hist. du Théat. Tom. 1. rapporte les noms & les ouvrages, qui s’associoient pour gagner leur vie, & faire la cour aux Seigneurs dont l’Europe étois remplie, alloient dans leurs châteaux chanter des vers à leur louange, & les divertir par leurs gentillesses, qu’ils animoient par leurs gestes à leur maniere, ce qui étoit bien innocent, & n’avoient aucun rapport à nos spectacles. Il en est ainsi à la Chine, au Japon, dans toute l’Inde, où l’on ne connoît point de théatre public, mais où l’on voit des troupes de Balladins qui vont dans les maisons où on les appelle divertir les gens par leurs bouffonneries, présentent un catalogue des pieces qu’ils savent, & jouent sur le champ ce qu’on leur demande. Il est vrai que comme tout dégénère, ces troupes sont ordinairement fort licencieuses, sur-tout dans ces pays idolâtres, & alors sans doute la conscience ne permet pas de s’en amuser. Il y en avoit chez les Romains. Elles devoient être plus retenues du temps de Pline le jeune. L. 3. Epist. 1. Il fait avec les plus grands éloges le détail de la vie de Spurinna, & remarque que pour rendre les repas utiles, ce sage vieillard de soixante-dix-sept ans, bien revenu de toutes les folies de la jeunesse, mêloit les avantages de l’étude avec les plaisirs de la table, & pour cela faisoit venir des Comédiens pour l’entretenir de choses utiles : Frequenter comædis cœna distinguitur ut voluptates quoque studiis condiantar. Ce que M. de Saci traduit ainsi : Souvent le repas est entremêlé de comédie, pour ajouter à la bonne chère les assaisonnemens de l’étude. Personne ne dira que nos Acteurs voulussent se prêter à cette étude, & fussent propres à donner d’utiles instructions, telles que sont dans les Communautés les lectures qu’on a coutume d’y faire.
Ce saint Archevêque de Florence parle en plusieurs endroits de sa Somme du métier d’Histrion. Il en donne l’idée par ces paroles, 3. P.C. 4. ff. 12. Ils vont chanter les hauts faits des Paladins & Chevaliers errans : Cantantes historias Palatinorum, dummodò honestis & debitis circumstantiis sint. Leur art alors n’est point illicite. Il se plaint cependant qu’il commençoit à s’y glisser des abus, qu’on s’y donnoit bien des licences, qu’on y exposoit la vie en dansant sur la corde : Repræsentationes quæ fiunt hodie. D’où il conclud qu’on n’y peut assister en conscience, ni rien donner aux Histrions. Il parle de différens métiers, Peintres, Musiciens, Jongleurs, &c. il décide qu’un Peintre qui représente des nudités ou autres choses indécentes, pèche grievement. Quel arrêt contre les Actrices, & la plupart des spectatrices, qui bien plus ◀dangereuses▶ qu’un portrait, se présentent dans l’état le plus indécent ! quel arrêt contre les décorations & les peintures répandues dans toutes les salles de spectacle, où on ne connoît pas de décence ! Ce Saint blâme cette musique molle, efféminée, vive, légère, dont Lulli réchauffa la morale lubrique de Quinaut ; il ne veut pas même qu’on la souffre dans les Offices divins, dans les motets, dans les orgues, parce qu’elle flatte l’oreille, amollit le cœur, dissipe l’esprit de piété : Nec permittendum misceri cantiones, balatas verba vana. Il prétend que les Musiciens & les amateurs de la musique ne sont la plupart que des gens frivoles & dissolus ; il ne permet pas même que les femmes y chantent : La douceur de leur voix, dit-il, est ◀dangereuse▶ & porte à l’impureté : Audire mulierum cantus periculosum, & ad lasciviam invitativum, ideò eavendum. Qu’eût-il pensé de l’opéra, où, selon l’expression de Voltaire, un art magique de cent plaisirs fait un plaisir unique, où la symphonie la plus harmonieuse, où les voix les plus mélodieuses, & selon Boileau les plus luxurieuses, chantent avec le plus grand art les airs les plus voluptueux & les plus tendres, où les Actrices les plus belles, les plus exercées, les plus complaisantes, expriment de la maniere la plus passionnée tout ce que l’amour a de plus séduisant & de plus vif ? Ce saint Prélat parle au long, 2. P. Tom. 1. ff. 1. de différentes espèces de jeux. Il décide que les jeux de hasard sont un péché mortel pour tout le monde, que les Evêques & les Ecclésiastiques ne doivent pas même les voir jouer. Il y comprend les jeux de cartes où il entre de l’adresse, parce que c’est principalement le hasard qui y domine : Idem de cartis, quamvis sit aliquid industriæ, quia principaliter est fortuna. Il ne permet que les exercices du corps, les jeux des échecs, du billard, du palet, de la paume : encore défend-il aux Ecclésiastiques de les jouer devant des laïques, pour ne pas s’exposer à les scandaliser. Il passe de là aux spectacles ; il condamne absolument les pantomimes, comme indécens, mimorum exercitia, les tournois, les combats de taureaux, comme cruels, torneamenta, & distingue deux sortes d’histrionats, l’histrionat honnête, de la maniere & avec les conditions que nous venons d’expliquer, & l’histrionat malhonnête, qui ne les observe pas, & dont les profits, dit-il, comme celui des Courtisannes, est un gain honteux, turpe lucrum, quoiqu’il n’y ait pas une obligation rigoureuse & de justice à la restitution. Toute cette doctrine n’est rien moins que l’approbation du théatre, elle en est la condamnation : Mortaliter peccant histriones inhonesta representantes, & quamvis in se se clusis omnibus impuris ludi sint indifferentes, tamen quia multa mala contingit in his fieri, ideo reprehendenda & detestanda sunt theatra. C’est le sentiment commun de l’école de S. Thomas. Sylvester. Sum. v. ludus, v. ars. Paludan. in 4. dist. 16. turrecremata. C. donare dist. 86. Cajetan. & ibi Catharin. sum ut periculum peccandi, &c. Medina, Instruct. confess. 61. C. 28. distingue dans les jeux deux extrémités vicieuses. L’un, sauvage & farouche, ne voudroit jamais prendre de récréation ; l’autre s’y livre si fort, qu’il en devient un bouffon, un Comédien : Scurra mimus, mimium nugis indulgens. Quelle extrémité plus vicieuse & souverainement vicieuse d’en faire métier, d’y consacrer sa personne & sa vie ! Dans les divertissemens même modérés & permis, le péché peut se trouver dans la matiere, si ce sont des choses galantes, des choses saintes mêlées aux profanes, si on joue des choses saintes, si on le fait dans un temps, dans un lieu saint, avec des habits ecclésiastiques, d’une maniere indécente, &c. Si amatoriis aut scurrilibus rebus, si miscentur sacra profanis, si vestibus religiosis, si loco, tempore sacro, &c.
Qu’est-ce qu’une fable dramatique ? une aventure amoureuse, où l’intrigue, les obstacles, les moyens, le succès, le dénouement, les sentimens, les discours forment un vrai roman ; une galanterie continuelle, mise artificieusement en action, assaisonnée de chants efféminés, de danses lascives, d’attitudes indécentes, de décorations licencieuses, de passions les plus vives, de crimes applaudis, exécutée par des Actrices immodestes, libertines, dans la parure la plus rafinée, environnées dans les loges de spectatrices enivrées de plaisir, armées des artifices de la plus décidée coquetterie, & dans le parterre de l’irréligion & de la débauche, où la vertu la plus affermie se perd dans une forêt de pieges, où la séduction est au comble par le plaisir le plus exquis & la pompe la plus éblouissante. Qui chante, qui danse, qui peint la passion comme des Actrices ? quelle jeune personne ne les prend pour modelle, & ne se fait gloire de les imiter ? C’est le bon goût, le bon ton, ce sont les talens même & les graces exposées aux yeux & aux désirs du public. Il n’y a pas jusqu’à cette espèce de lumiere magique, artistement graduée & distribuée, qui retrace, embellit, met dans le vrai jour d’une maniere si frappante, que rien n’échappe aux yeux & au cœur. Les livres, les tableaux n’en approchent pas ; c’est l’abrégé de la passion, l’élixir du vice, le crime même avec tout son poison, vivant & agissant, charmant tout : qui peut lui résister ? il amolliroit un cœur de bronze.
De toutes ces discussions théologiques il résulte que la comédie, envisagée dans la spéculation, par une abstraction métaphysique, n’étant que la représentation des actions humaines, est par elle-même indifférente, comme la peinture, la sculpture, l’histoire, le chant, &c. tout peint, tout imite : les enfans même savent contrefaire. Elle est en ce sens bonne ou mauvaise, selon la fin, l’usage, les circonstances. La peinture même des choses les plus obscènes n’est pas mauvaise. Les livres de médecine sont remplis de descriptions & de planches anatomiques les plus grossieres : on les étudie, on disseque les sujets sans péché. Les pénitens sont obligés de déclarer, & les Confesseurs d’entendre les choses les plus infames, & le sont avec mérite. En conclurra-t-on que tout le monde peut pour son plaisir lire ces livres, regarder ces objets, écouter ces détails ? Les représentations théatrales sont même plus ◀dangereuses▶ ; ce sont des peintures animées des passions, où des hommes & des femmes, vivant, agissant avec toutes les graces & les attraits du vice, sentent, expriment, font sentir tout ce que sentiroit le personnage qu’ils jouent. Et tout cela n’est point nécessaire, comme l’étude de la médecine ; tout cela ne se fait que par plaisir, pour favoriser les passions.
Ainsi le théatre regardé dans la pratique réelle, dans l’ordre moral, tel qu’il devroit être & ne sera jamais, tel qu’il ne devroit pas être & qu’il est & sera toujours, avec les circonstances qui précèdent, accompagnent, suivent la représentation, la fin qu’on s’y propose, les dispositions avec lesquelles on y va, les effets qu’il produit, d’une chose indifférente par sa nature, devient un divertissement très-dangereux, très-mauvais, qu’on ne peut se permettre en conscience. Qui ne sent la différence des romans avec les livres de médecine, des peintures lascives avec les planches anatomiques, des discours licencieux avec la confession de ses péchés ? L’air enjoué, le ton d’insinuation, la vivacité de la passion, le goût des spectateurs, la licence des Acteurs, l’immodestie des Actrices, le fonds du sujet, les épisodes, les intermèdes, &c. tout en fait un poison mortel. Tout cela peut être diversifié, multiplié, adouci, voilé, assaisonné de mille manieres, augmenter ou diminuer le danger & le mal ; mais dans la totalité du spectacle public, dans l’état où il se trouve & sera toujours, pour peu qu’on écoute la voix de la conscience, il ne peut pas y avoir deux avis sur sa condamnation. Le danger est de même relatif au caractère des personnes, plus grand pour les uns que pour les autres. Quand on le sent, quand on l’a éprouvé, qui peut douter de la nécessité de les fuir, dans la morale la plus relâchée ? Et si l’on veut de bonne foi se rendre justice, qui n’a fait cette triste épreuve quand il a été à la comédie ? qui peut se dissimuler sa foiblesse ? Le théatre est donc interdit au grand nombre, qui y pèche réellement, & au petit nombre, qui prétend ne pas y pécher, parce qu’il le met dans un danger évident de pécher. Que dans une occasion involontaire & inévitable on compte sur la grace de Dieu, & on espère la victoire ; mais que sans nécessité, volontairement, pour son plaisir, contre les défenses de l’Eglise, l’autorité de tous les Pères, l’expérience de tout le monde, on se jette dans le péril le plus grand & le plus certain, on se croie en sûreté, on se dise innocent, on se flatte qu’il n’échappe ni désir, ni regard, ni parole, ni pensée contraire à la vertu, que la chair & les sens, le démon & le monde seront toujours vaincus, est-ce connoître le cœur humain, & se connoître soi-même ? n’est-on pas duppe de sa passion, si on le pense ? ne prend-on pas le monde pour duppe, si on croit le persuader ? C’est du moins une assurance que, malgré toutes les subtilités scolastiques, ni S. Thomas ni aucun Casuiste n’ont donnée ; c’est une témérité qu’ils ont tous unanimement condamnée, & que les plus grands adoucissemens de la morale relâchée n’ont jamais excusée.
Le dernier Thomiste & l’un des plus distingués qui aient écrit sur le théatre, est le célèbre Daniel Concina, dont les Auteurs Dominicains qui ont composé le Dictionnaire théologique rapportent au long la doctrine & les preuves. Son ouvrage fut composé par ordre de Benoît XIV : preuve certaine que quoique les Papes tolèrent à Rome le théatre, comme les femmes publiques, ils ne l’ont jamais approuvé. Le Marquis Maffei & le Père Bianchi, Cordelier, avoient fait des apologies du théatre, où comme le P. Porée, ils le disoient indifférent par lui-même, mais devenu mauvais par les circonstances. Pour prévenir le mal que ces écrits pourroient faire, le Pape chargea d’y répondre le P. Concina, qu’il honoroit de sa confiance. Ce grand Théologien & habile Prédicateur fit deux fort bons traités, l’un Latin, l’autre Italien, contre le théatre, & une dissertation contre les Ecclésiastiques qui se masquent : abus assez rare en France, où l’on ne voit capables de ces folies que quelque Abbé petit-maître, dont la conduite mondaine déshonore la sainteté de son état. Concina fait d’abord, comme le P. le Brun, l’histoire du théatre depuis son origine jusqu’au siecle de S. Thomas & des scolastiques, & rapporte les Pères & les Conciles qui l’ont condamné. Il la reprend depuis S. Thomas jusqu’à nos jours, & rapporte l’affaire du P. Caffaro & de M. Bossuet, & fait voir que tout, jusqu’aux Protestans est d’un sentiment unanime. Il explique & défend la doctrine de S. Thomas, contre les fausses interprétations que le relâchement lui a données, & après avoir démontré combien les spectacles sont contraires aux divines Ecritures, combien ils sont ◀dangereux en effet, & dans le sujet des pieces, & dans la maniere de les représenter, dans les Actrices, les danses, les masques, vices communs à tous les théatres, qui rendent même la scène moderne plus obscène que les scènes Grecque & Romaine, malgré le voile de l’équivoque dont on la couvre, & le mariage qui est le dénouement de l’intrigue, il conclud que les Acteurs & les Actrices sont dans un état de péché mortel & de damnation. Il ne fait pas plus de grace à ceux qui fréquentent les spectacles, soit à cause des péchés qu’ils y commettent & de ceux auxquels ils s’exposent, soit en se rendant complices de ceux des Comédiens, qu’ils autorisent & entretiennent, juge les uns & les autres indignes d’absolution, & blâme les Casuistes & les Confesseurs relâchés qui leur administrent les sacremens, contre la fausse décision des Casuistes, qui n’y trouvent qu’un péché véniel dans plusieurs.
Il répond ensuite aux objections, aux autorités, aux prétextes des défenseurs & des amateurs. S’ils n’ont rien éprouvé de criminel au spectacle, c’est une ignorance, un aveuglement volontaire & inexcusable, contraire au sentiment de tout le monde & à leur propre conscience, une punition redoutable ; que la tolérance des Princes n’excuse pas devant Dieu ceux qui y vont ; que le projet de réformer le théatre, proposé par Muratori & par Riccoboni, est une chimère ; que le théatre ne sert de rien pour corriger les mœurs ni des Princes ni des particuliers, & ne travaille point en effet à les réformer ; qu’il ne produit d’ailleurs aucun bien, qu’il n’attire point les étrangers, n’enrichit point l’Etat, n’empêche aucun autre crime, n’est point nécessaire au divertissement du public, nuit au contraire à tout ; & fait les plus grands maux ; que si quelques Casuistes ont été plus indulgens, ils sont très-répréhensibles ; que leur opinion même, bien appréciée, n’est pas si favorable qu’on pense, & réduit presque à rien la liberté qu’on prétend se donner ; qu’ils ont contr’eux les plus grands hommes, dont le suffrage est bien préférable, le Pape Benoît XIV, le Cardinal Bellarmin, Bossuet, Jacques Pignatelli, Mariana, &c. Il fait surtout valoir le témoignage du P. Segneri Jésuite, l’homme le plus célèbre de ce siecle en Italie par sa piété, ses talens, ses ouvrages, ouvertement décidé contre le théatre, qui par-tout avec le plus grand zèle l’a condamné & poursuivi. Il ne fait pas plus de grace aux pieces des Communautés & des Collèges, qu’il proscrit sans ménagement. Il termine son ouvrage par un extrait bien fait du livre de Mariana, Jésuite Espagnol, devenu très-rare. Il seroit à souhaiter que ce bon ouvrage de Concina fût traduit en notre langue.