CHAPITRE VII.
Du Père Porée.
Je ne serois pas surpris que cet habile Orateur eût favorisé le théatre ; il avoit composé des tragédies & des comédies, toutes très-décentes. Il en avoit fait représenter grand nombre dans le Collège de Louis le Grand, où chaque année la représentation d’une piece étoit une grande fête. Il étoit d’un Corps toujours partisan de la scène : goût déplacé, qui contre les bonnes intentions de ces fameux Professeurs, a fait grand tort au public & à eux-mêmes. Le Traducteur du Discours du P. Porée me surprendroit encore moins. Outre l’esprit du Corps, la composition & la représentation de beaucoup de pieces qui lui étoient communes avec son maître, le P. Brumoy avoit donné un Ouvrage célèbre sur le Théatre des Grecs, plein d’esprit & d’érudition, qui suppose une étude profonde & un goût extrême pour l’art dramatique. De tels défenseurs, malgré leur piété reconnue, leurs talens & leurs lumieres, mettroient peu de poids dans la balance. Mais nous n’avons pas besoin de récuser ces Juges. Tout intéressés qu’ils soient, ils nous sont favorables, & à travers quelque mince apologie qu’ils devoient à leur compagnie & à leurs ouvrages, la force de la vérité les entraîne, & la vertu est en sûreté dans leurs mains.
Ce n’est ni la foiblesse de l’Abbé de Besplas, qui attend bonnement de la sainteté & de la toute-puissance des Grands la guérison miraculeuse de tous les maux du théatre, ni la hardiesse du sieur Fagan, qui se joue de tout, comble la scène moderne d’éloges, & ne demande pour continuer d’en faire une école de perfection, que l’attention des Censeurs à ne pas approuver de mauvaises pieces ; le P. Porée est un homme sage, ferme & modeste, qui examine d’abord en Métaphysicien, comme les Théologiens scholastiques, si dans la spéculation le théatre envisagé dans sa nature comme la représentation d’une action humaine, ne peut pas être tourné au bien, & devenir une école de mœurs, comme l’histoire qui rapporte ces actions, la peinture qui les met sous les yeux, la philosophie qui en raisonne, la poësie épique ou lyrique qui les chante (c’est l’abstraction métaphysique de S. Thomas dont nous parlerons) : question, dit-on, qui n’a jamais été traitée par les adversaires de la scène. Ils se sont contentés d’examiner ce qu’elle est actuellement, & non ce qu’elle pourroit être. C’est en effet tout ce qu’avoient à examiner les Conciles, les Pères, les Pasteurs de l’Eglise ; on porte des Canons & des censures sur des vices existans, non sur des possibilités de vertu. Le Médecin s’occupe de l’état actuel de son malade, non de l’état possible de sa santé. Quel homme sage voudroit conserver ce qu’il croit mauvais & pernicieux, parce qu’avec de grandes difficultés & un succès très-douteux il est absolument possible de le bonifier ?
Pour prouver cette possibilité spéculative, le P. Porée rappelle tout ce qu’avoit dit le P. Caffare & tous ceux qui ont eu quelque indulgence pour le théatre, & c’est à tort qu’on avance que le théatre a été mal défendu, puisqu’on ne peut dire rien de plus fort en sa faveur que l’ont fait ces deux Religieux, l’un avec toute la subtilité scholastique, l’autre avec toute l’élégance oratoire. Le premier s’est rétracté solemnellement ; le second a prévenu l’abus efficacement dans le même discours, en faisant voir combien la réalité du mal l’emporte sur la possibilité du bien. Quand il passe de la spéculation à la pratique, du général au particulier, & qu’il regarde le théatre tel qu’il est en effet (& tel qu’il a toujours été, & qu’il sera toujours), il démontre de la maniere la plus convaincante, & on sent bien qu’il parle du cœur par une conviction intime, que c’est une école du vice par la faute des Auteurs, des Acteurs & des spectateurs : circonstances qu’il est impossible d’écarter. On ne peut soutenir le spectacle que par des Acteurs mercenaires, des ames vénales, vendues au vice ; on n’y rassemblera que des spectateurs oisifs, & presque tous vicieux ; on ne verra travailler des Auteurs que par vanité, par intérêt, par goût du vice, ou pour flatter le goût du public. Ainsi cette idée métaphysique d’en faire une école de vertu s’évanouit dans le pays des chimères.
Ce discours fut prononcé devant une assemblée de Cardinaux, d’Evêques, de Magistrats, qui n’auroient pas applaudi à l’apologie du théatre. Le pieux Orateur en fit bien-tôt un contre les Romans, qui semble être une nouvelle réparation du peu qu’il avoit, comme malgré lui, accordé à la scène. Comme il n’avoit plus d’intérêt de Corps ni d’Auteur à ménager, il suit toute la vivacité de son zèle & toute l’impression de la vérité. Il condamne les romans sans restriction, & ne parle plus de possibilité de réforme. Cette condamnation ne porte pas moins sur le spectacle : mêmes raisons, mêmes dangers, mêmes prétextes. Qu’on change les noms, les deux ouvrages subsistent. Le théatre est aussi pernicieux que les romans ; les romans sont aussi susceptibles de correction que le théatre. L’un & l’autre peut être dans la spéculation une école de vertu, l’un & l’autre dans la réalité est une école du vice, indifférens par leur nature, & très-pernicieux par notre faute. Les représentations théatrales le sont même davantage, on y goûte un plaisir plus vif : tout est mort dans la lecture, tout est animé dans l’action ; la beauté de la décoration, l’énergie du geste, l’inflexion de la voix, la parure & les graces des Actrices, la douceur du chant, les attitudes de la danse, tout augmente le danger du vice, les alarmes de la vertu. L’Eglise prononce des censures contre les Comédiens, non pas contre les Auteurs des romans ; le public n’y court pas avec la même fureur, ils occasionnent moins de péché, & il est bien plus facile de s’en détacher.
Le Parlement de Paris a tranché la difficulté. Par son arrêt de règlement des nouveaux Collèges, donné le 29 janvier 1765, à l’occasion de la suppression des Jésuites, il dit, art. 42. La distribution des prix ne pourra être précédée que des exercices de réthorique ou d’humanité, sans qu’ils puissent en aucun cas, conformément aux statuts de l’Université de Paris, être représenté dans les Colléges aucune tragédie ou comédie. Ce sont pourtant les pieces les plus châtiées, & les moins accompagnées de circonstances dangereuses. Combien doivent être plus sévèrement proscrites celles du théatre public ! Les articles 29 & 35 des statuts de l’Université portent expressément : Afin d’ôter aux Ecoliers l’occasion de se détourner de leurs études, ou de se porter ou mal, que tous les Comédiens soient chasses du quartier de l’Université, & rélégués au-delà du Pont ; que les Principaux & Modérateurs des Colléges prennent bien garde qu’on ne représente ni tragédie, ni comédie, ni fable, ni satyre, ni autres jeux, en Latin ou en François, ces exercices dramatiques étant très-dangereux pour les mœurs. Le célèbre Garde des Sceaux M. du Vair avoit prévenu l’Université, & dès l’année 1616, qu’il fut élevé à cette dignité éminente, il fit défendre aux Principaux & aux Recteurs des Collèges les représentations des comédies & tragédies, & ordonna que pour former les jeunes gens à l’art de la prononciation, on ne s’éloigneroit pas des usages des anciens Recteurs. Je ne comprends pas comment les Jésuites, nouvellement établis à Paris, qui faisoient profession de suivre les statuts de l’Université, & qui ne négligèrent rien pour s’y faire agréger, oserent, & purent même impunément introduire le théatre dans les Collèges, sous les yeux de l’Université.
Revenons au P. Porée. Ses ouvrages méritent une analyse. Les premiers Poëtes dramatiques, dit-il, n’étoient pas regardés à Athènes, & ne se regardoient pas eux-mêmes comme des gens stériles, uniquement faits pour amuser le public ; c’étoit une espèce de Magistrats, de Censeurs, chargés de conserver les bonnes mœurs par la représentation théatrale, de calmer les passions par la terreur & la pitié, & de corriger des moindres défauts par le ridicule (c’est beaucoup donner à ce peuple, le plus corrompu & le plus frivole). Nos Poëtes, bien différens, n’ont en vue qu’un intérêt pécuniaire, ou une folle vanité ; ils veulent faire briller leurs talens & acquérir de la gloire, contens, pourvu qu’ils plaisent, même en se rendant nuisibles. N’envions rien aux Grecs du côté littéraire. Mais qu’est devenue leur juste sévérité ? Ils ne faisoient jouer les passions que pour les guérir ; nous ne cherchons▶ qu’à les animer. Corneille, par l’élévation de son génie, flatta l’orgueil, nourrit la fierté, mit dans les mains des hommes le poignard de la vengeance : heureux qu’il n’ait pas tourné du côté de l’amour l’enthousiasme de ses pensées & l’énergie de son style ! il auroit embrasé la scène de ses feux. Mais l’amour ne fut que trop dédommagé par son successeur. Autant que Corneille élevoit l’ame par la majesté pompeuse des sentimens, autant Racine l’affoiblit & la dégrada en l’attendrissant par les charmes que l’élégance & l’insinuation de ses discours prêtoient à nos foiblesses. Il rendit tout galant : des Héros il en fit des femmes. Au lieu de s’élever comme l’aigle au-dessus des nues, il voltigea comme l’oiseau de Cypris au-tour des myrthes & des roses ; il fit retentir le langage de l’amour, blessa les cœurs de ses traits, & par une route différente parvint à partager le trône avec son rival.
Vainement par une sévère pénitence la piété ravit l’un & l’autre au théatre ; l’empire des passions y étoit établi. Leurs successeurs, sans avoir leurs talens, n’ont que trop imité leurs foiblesses, & de toutes les loix dramatiques ils ne savent observer que celle qu’ils se sont prescrite de mettre l’amour par-tout, contre l’ordonnance & l’unité de l’action, la vérité & la vrai-semblance. Il faut que par-tout la scène, prostituée au libertinage, soit une école de galanterie, que l’amour tienne le sceptre, donne des leçons, corrompe les mœurs, renverse l’ordre, assure l’empire aux femmes, l’esclavage aux hommes, décide de la paix & de la guerre, viole les droits divins & humains, & soit enfin l’unique divinité. Dira-t-on que c’est pour la réprimer qu’on montre cette passion dangereuse, si agréable & si féroce ? étrange maniere de guérir ! Allumer le feu pour l’éteindre, faire boire le poison pour le tirer du sein qui l’a reçu, faire aimer pour faire haïr l’amour ! Maladie insidieuse & contagieuse, & malheureusement trop chérie, dont les traits perfides doivent moins être bravés qu’évités, & même ignorés, s’il est possible. Les Grecs ne l’admettoient point sur leur scene, ou si quelquefois ils l’y laissoient paroître, ce n’étoit que pour la condamner & la punir. Encore même n’y mettons-nous pas ce tardif & léger préservatif, toujours avec le cortège des graces, les pieges des sentimens, l’amorce de la parure, l’invitation de l’éloge. L’amour, les flêches à la main, montre ses blessures, moins pour guérir, que pour blesser ; verse des larmes pour allumer, non pour éteindre ; déplore les maux pour exciter le désir, non le repentir. Infortunée Melpomene, devenue esclave d’un fol amour, corrompue & corruptrice, rougissez de votre dégradation, gémissez de vos malheurs, si vous savez les sentir !
Mais voici Thalie qui d’un air enjoué vient vanter sa réforme prétendue. Corrigée de la malignité d’Aristophane, de l’obscénité de Plaute, des intrigues libertines de Térence, elle étale les biens qu’elle fait ; elle corrige les petits-maîtres, les précieuses, les mysantropes, les femmes savantes, les malades imaginaires, & elle a des écoles pour tous les états. Mais elle néglige les vices, la flatterie, la bassesse, l’ambition, le libertinage, la fourberie, le mensonge : défauts bien plus essentiels que les ridicules dont elle s’amuse. Elle favorise le vice ; elle enseigne aux enfans à mépriser l’autorité des parens, & à tromper leur vigilance, par des engagemens clandestins, formés par une passion aveugle ; elle apprend aux femmes la coquetterie, la dissimulation, les ruses, pour tromper leurs maris, au préjudice des liens sacrés du mariage, & les livrer à une ignominie que mérite seul l’auteur du crime que l’on fait triompher ; elle invite les domestiques à flatter sans pudeur, à servir sans remords les passions de la jeunesse, à voler, à tromper leurs maîtres & les tourner en ridicule ; elle accoutume le public à traiter de bizarrerie une sage circonspection, & de politesse une connivence criminelle, l’impiété & l’indifférence à ses devoirs, de force d’esprit philosophique, à embellir le vice, à enlaidir la vertu, & tourner en plaisanterie les choses les plus importantes. Vous riez ? fuyez, peste des mœurs, corruption des cœurs, furie des familles, fuyez. Tel fut le crime du chef inimitable des Auteurs & des Acteurs comiques, Moliere, aussi grand par l’art que par la nature, mais aussi vicieux par tous les deux, nuit autant qu’il excelle ; car le meilleur maître, s’il enseigne le mal, est le pire de tous les maîtres.
Ses successeurs, incapables d’atteindre à ses sublimes qualités, s’attachèrent à copier ses vices, & réussirent à le surpasser par l’obscénité : méprisable talent, dont la gloire est une ignominie. Ceux-mêmes qui s’enveloppant du voile transparent de l’équivoque, semblent dire & ne dire pas, n’en sont que plus dangereux. Enfin ceux qui emploient la bouffonnerie pour faire rire le peuple, oublient que dans une ville bien policée on ne peut sans crime donner aucun spectacle qui de soit la censure du vice ou l’éloge de la vertu. Que penser des faiseurs d’opéra ? défendra-t-on leur morale ? Non : ils ne prétendent pas faire une école de vertu, & ne pensent qu’à plaire. C’est un jardin public, où on ne plante pas d’arbres fruitiers, mais des allées, des parterres, des bosquets, des jets-d’eau, des statues ; mais est-il permis d’y semer des herbes & des fleurs venimeuses, & d’y établir une école épicurienne ? Voyez la volupté assise sur un lit de gazon, couronnée de roses, environnée des amours & des graces, présenter la coupe empoisonnée. La raison, enivrée, enchaînée de fleurs, est couchée à ses pieds. Les Héros & les Héroïnes, les Dieux & les Déesses viennent y soupirer leur amour. Une foule de jeunes gens y prennent ses leçons : Jouissons de la vie, l’amour en fait seul le bonheur. Cette morale est exprimée en petits vers tendres, chantés par des syrenes, relevés par la symphonie, peints dans les décorations & les machines. Tout apprend à aimer. En dis-je trop ? est-il sorte de rafinement & d’embellissement qu’on ne mette en œuvre pour charmer le cœur par le plaisir ? Le pere de ce délire, Quinaut, arrosa ses lauriers des larmes d’une pénitence. Lamothe-Houdard, qui l’avoit suivi dans ses égaremens, l’imita dans son retour, & plût-à-Dieu que tous les Poëtes lyriques ouvrissent enfin les yeux sur le mal qu’ils sont au public & celui qu’ils se font à eux-mêmes !
Que sera-ce des Acteurs, qui par la voix, le geste, les grâces, la figure, la vive expression des passions, s’efforcent de l’emporter sur l’Auteur même, enfin des Actrices, ces amazonnes du théatre, si habiles à lancer les traits les plus perçans ? Quel appareil de mollesse & de faste ! quel air de tendresse & de passion ! quelle afféterie de parure ! quel excès de rafinement ! quelle étude pour flatter les yeux & blesser les cœurs ! On frémit à l’idée de l’arène des Romains, où les gladiateurs, tantôt corps à corps, tantôt troupe contre troupe, faisoient couler des ruisseaux de sang, tant les barbares Césars faisoient peu de cas de la vie des hommes ; mettons-nous les ames à plus haut prix ? ne sont-elles pas plus cruellement blessées dans nos spectacles par les armes du péché ? Qu’on ait donc grand soin de n’admettre aucune piece, je ne dis pas grossierement licencieuse, mais efféminée, qui ne soit dans la règle des mœurs ; qu’on ne se charge pas d’un rôle vicieux, que le vice soit toujours puni, qu’on quitte absolument le théatre, pour ne pas perdre les autres & soi-même.
Mais il faut plaire aux spectateurs, qui la plupart ne ◀cherchent▶ & ne goûtent que le vice : nouvelle source de la corruption des spectacles. Qui sont ces spectateurs ? des gens curieux, légers & frivoles, qui veulent tout voir, excepté eux-mêmes ; des gens oisifs & paresseux, dont l’unique occupation est de ne rien faire, l’unique soin de n’avoir aucun soin, passant du lit à la table, de la table au jeu, du jeu au spectacle, sans discernement & sans goût ; des gens accablés d’affaires, qui comme dans un port après l’orage vont à la comédie se délasser ; des gens fatigués de querelles domestiques, qui vont s’y consoler ; des gens sans caractère, esclaves de la coutume, qui y suivent la mode & la foule ; de vrais libertins, qui veulent satisfaire leur goût pour le vice, & repaître leurs yeux & leur imagination d’objets impurs ; des jeunes gens, qui sous les drapeaux de la galanterie courent apprendre le rôle, le langage & les maximes de l’amour, & s’enfoncer de plus en plus dans le bourbier de la corruption. Est-il surprenant que l’Auteur & l’Acteur, si intéressés à leur plaire, se conforment à leur goût, comme dans un repas on tâche de se conformer au goût des convives ? Si les Auteurs & les Acteurs s’abandonnent à la licence par goût, les spectateurs n’en sont pas moins coupables ; il ne tient qu’à eux de les corriger. Ils savent bien connoître & reprendre un mauvais vers, un mauvais geste, un mauvais ton ; les sifflets & les huées en sont la punition. Que n’usent-ils encore plus de leurs lumieres & de leurs droits lorsqu’on pèche contre les mœurs ? que ne s’élève-t-on contre l’impiété, l’obscénité, la mauvaise morale qu’on y débite ? Ces leçons seroient efficaces : on n’auroit plus à se plaindre des Auteurs ni des Acteurs. Vous le devez à la religion, à la patrie, & s’il faut tolérer les spectacles, rendez-les dignes, s’il est possible, du citoyen, de l’honnête homme & du chrétien.
Après un portrait si hideux & si vrai, a-t-on droit de faire valoir en faveur du théatre ce que dit l’Orateur sur la possibilité de le rendre bon, l’usage qu’il en a fait, & qu’en faisoit sa Compagnie pour élever la jeunesse, prenant ainsi la thèse pour raison & le coupable pour juge ? On peut, dit-il, exposer sur la scène des exemples de toutes les vertus & la censure de tous les vices, les combiner pour les contraster, & mettre dans la bouche des Acteurs toute sorte de bons principes ; qui en doute ? L’histoire ne choisit pas, elle parle avec une sorte de sécheresse. Ici c’est une narration douce, insinuante, animée, agréable, qui se fait écouter avec plaisir & goûter ses leçons ; qui l’ignore ? chacune de ses parties est innocente. Quel mal y a-t-il à composer, à déclamer de beaux vers ? La musique est bonne, on l’emploie à chanter les louanges de Dieu. Des pas cadencés sur la mesure d’un air sont des choses indifférentes. L’opéra même (& c’est tout dire) est susceptible de cette bonté morale ; qui le conteste ? On représente des pieces dans les Collèges, les Communautés. Louis XIV a favorisé le spectacle, il a fait composer pour S. Cyr. Plusieurs Auteurs ne condamnent que la comédie licencieuse, &c. C’est ce qu’on a dit & redit cent fois. Le P. Porée y répond dans un mot ; rien de tout cela ne s’exécute. Ces idées de perfection possible ne sont que des rêves. Auteur, Acteur, spectateur, tout est mauvais, tout n’enseigne que le vice, & dans son système le théatre réel est justement condamné, puisqu’on n’y trouve aucun des traits qui rendroient innocent & utile le théatre imaginaire.
Son discours sur les romans donne à ces vérités une nouvelle force, par une identité de raison évidente. Un roman est une comédie ou tragédie en récit, un drame est un roman en action. Point d’aventure galante dont on ne pût faire un drame, on l’a fait d’un très-grand nombre ; point de drame dont on ne fît un roman, il ne faut que dialoguer l’un & raconter l’intrigue de l’autre ; par conséquent même danger, même obligation de s’en abstenir. Le théatre est même plus dangereux, il ajoute aux attraits de la lecture tous ceux de la représentation. Le P. Porée prouve d’abord que les romans nuisent à toutes les parties de la littérature. Ils défigurent l’histoire & la géographie par les pays & les événemens, & les Héros fabuleux qu’ils y mêlent ; le poëme épique, par le faux merveilleux & les épisodes d’amour qu’ils y introduisent ; le théatre même, par des amours & des intrigues absurdes, comme dans Britannicus, Bajazet, Alexandre, Phèdre, Mitridate, vice intrinseque, dont on ne le corrigera qu’en le faisant renaître de ses cendres ; l’éloquence, par des narrations traînantes qui ne finissent point, des descriptions fardées de lieux enchantés, des discours fastidieux de flatterie & de tendresse, pleins de frivolité & de petites fleurs d’élocution qui n’ont aucun sel, mais beaucoup de poison. Ils nuisent encore aux sciences, parce qu’ils font perdre le goût de toute autre étude & absorbent toute l’attention. Voyez ce père de famille dans son cabinet, dévorant le roman anti-chrétien du Dictionnaire de Bayle, la femme d’un autre côté dans un cercle de femmes lisant le roman impie des Lettres Persannes, son fils étudiant l’Espion Turc, sa fille se repaissant des Contes de Mille & un Jour, désirant peut être de régner dans un serrail, comme les beautés Indiennes dont elle lit les aventures. Les moindres enfans admirent les Contes des Fées. Tout cela ne se trouve-t-il pas dans les pieces de théatre ? défigurent-elles moins toutes les parties des belles-lettres ? s’y affectionne-t-on avec moins de passion ? Voyez deux discours sur les romans & le théatre.
Sur-tout quelle perte pour les mœurs que les les romans & les spectacles ! Tout ce qui nuit aux lettres nuit à la république ; mais ce qui corrompt les mœurs, partie la plus essentielle, lui porte un coup mortel. On les corrompt en donnant des vices, & en détruisant la vertu. C’est le double crime du ces productions empoisonnées : trois vices qu’elles font naître, comme les trois têtes de Cerbère, la témérité, la paresse, la débauche, avec l’art de séduire les autres. Bien différente de la véritable valeur, la témérité qu’inspirent les livres de Chevalerie jette aveuglément les Amadis & les Rolands dans tous les périls, & pour qui ? pour une femme uniquement recommandable par sa beauté, souvent inconnue, dont on devient subitement amoureux, & pour laquelle il faut se battre, & contre qui ? amis, ennemis, connus, inconnus, étrangers & proches, rien n’est épargné. Dangers extrêmes, dont on ne se tire que par quelque ridicule miracle ; valeur bien différente de celle des Héros Grecs & Romains, qui ne combattoient que pour la patrie, ceux-ci contre les droits de l’humanité, les lumieres de la raison, les préceptes de la religion, les intérêts de la patrie, les ordonnances du Prince, vont en insensés répandre leur sang, & faire couler celui des citoyens. Quoique les aventures extravagantes de cette valeur téméraire soient passées de mode, le même esprit de duel règne encore, & pour le moindre sujet détruit les plus illustres familles. C’est comme le feu des volcans renfermé dans le sein des montagnes, que le moindre accident allume tout d’un coup avec le plus horrible fracas, & ravage au loin la campagne.
Mais comment allier la mollesse avec la témérité ? comme les neiges couvrent les volcans sans se fondre. C’est à quoi conduisent les principes par-tout établis de cette morale lubrique, qu’il faut obéir à l’amour, que c’est le privilège du bel âge & tout le bonheur de la vie, que ses chaînes sont préférables à la liberté, ses loix à la raison, ses douceurs à la vertu. Tels font les discours que les Celadons & les Artamenes font redire aux échos, en poussant des soupirs sur les bords d’une fontaine, dans un bocage, au milieu des oiseaux, protestant qu’il ne briseront jamais leurs fers, qu’ils aiment mieux mourir que cesser d’aimer. De jeunes gens qui prennent tous les jours de pareilles leçons, fussent-ils les plus vertueux, peuvent-ils ne pas être bien-tôt affoiblis, avilis, enivrés par les charmes de la volupté ? Si c’est un malheur de se laisser corrompre, c’est le comble de la méchanceté de corrompre les autres ; mais c’est le fruit des mêmes leçons. Artifice, tromperie, violence, tout ce qui est capable de séduire une jeune fille, y est mis en œuvre ; l’un avec circonspection s’insinue par les flatteries & les caresses ; l’autre l’attaque audacieusement, à visage découvert, & forçant toutes les barrieres de la loi, entraîne sa captive dans le précipice ; plusieurs avec un air de droiture & de probité, par des protestations & des sermens, & une sacrilège profanation des choses saintes, osent prendre Dieu à témoin de leurs promesses ; quelques autres ébranlent la religion & la soi par des principes impies, pour obtenir d’autant plus aisément la victoire, qu’ils trouvent moins de résistance. Les ruses de l’amour sont infinies, & ce n’est pas par des valets, des gens de la lie du peuple, comme dans quelques farces, c’est par des gens polis, habiles, distingués par la fortune, les places, les talens, des hypocrites d’une vertu apparente, qu’on fait tendre les pieges & porter les coups. Voilà les citoyens que forme la volupté dans les romans, des furieux, des libertins, des séducteurs, qui détruisent la religion & les mœurs.
Les romans détruisent les vertus des femmes, la simplicité, la modestie, la pudeur. Mais nous n’écrivons, dit-on ; que pour les instruire, afin qu’elles ne se laissent pas séduire par trop de simplicité. Comme s’il ne valoit pas mieux qu’elles fussent simples que si rusées, si elles ne péchoient pas plutôt pour être trop savantes en amour que pour être ignorantes. Mais que leur enseignent en effet les romans ? est-ce à fuir, à combattre la passion ? Au contraire on leur apprend à la faire naître, à l’entretenir, à la tendre plus vive ; on leur apprend les mystères de l’amour, le langage des yeux, l’expression du geste, le hasard des rendez-vous, les fuites attrayantes, le sel des refus, l’intelligence des équivoques, le commerce des présens, l’art d’écrite des lettres, d’irriter les désirs, d’entretenir les espérances, de tromper les surveillans, de trouver des prétextes pour cacher & montrer un amour impatient de se faire connoître, & qui craint d’être connu. Voilà bien les leçons & les exemples du théatre autant & plus que des romans. Mais à quoi bon d’enseigner la coquetterie ? ne vaut il pas mieux ignorer que connoître cet art dangereux & perfide ? La perte de la modestie suivra bien-tôt celle de la simplicité ; les femmes ne devroient jamais oublier qu’elles font dans les familles, dans la société, les compagnes des hommes, pour être conduites, non pour gouverner ; qu’elles sont les ornemens du monde, non des Divinités qu’on doive adorer. Cependant quel empire absolu ne leur donne pas les romans ? Elles dictent les loix, sont la paix ou la guerre, disposent des finances, font pencher la balance de la justice, décident de la victoire, distribuent les graces, non par une autorité directe, mais par l’ascendant de la passion ; elles règnent sur les cœurs, leur inspirent les sentimens, sont couler les larmes, pousser les soupirs, excitent à leur gré la tristesse ou la joie ; on ne pense que d’après elles, on étudie leurs regards, on obéit au moindre signe de leur volonté. Point de culte plus parfait, c’est une vraie idolâtrie ; victimes, offrandes, parfums, fêtes, prieres, hommages, rien ne leur est refusé, jusqu’au langage de la religion qu’on a la foiblesse sacrilège de leur adresser. On dit que la crainte faisoit les Dieux ; je dirois plutôt que c’est l’amour des femmes, tel qu’il est traité dans les romans & sur le théatre, où cette folle passion a établi le plus puissant empire. De quelle vanité n’est pas enfin remplie une Divinité qui se voit partout encensée ? Au milieu de tant d’écueils le naufrage de la modestie est inévitable, tantôt impudemment sans observer les bienséances, tantôt poliment sous la gaze de l’équivoque, tantôt par des aveux de ses sentimens qu’on ne devroit jamais faire, tantôt en bravant la volonté des parens par des mariages clandestins ou forcés, que la seule passion a formés. Tels sont les funestes fruits des romans (& du théatre). Quel objet plus important à l’attention d’un sage gouvernement, pour empêcher la composition, l’impression, le débit de ces pernicieux livres ? Si l’on doit veiller à la santé du corps, ne doit-on pas encore plus veiller au salut des ames, par la proscription absolue de ce qui porte une atteinte si mortelle à la religion & aux mœurs ?
Les Jésuites avoient alors un habile Ecrivain dont les nombreux & élégans ouvrages ne le cèdent en rien à ceux du P. Porée pour la beauté du style, & l’emportent sur eux par l’onction de la piété. Le P. Croiset parle souvent du théatre, sur-tout Réflex. tom. 1. & sans donner dans les idées chimériques de la possibilité de la perfection, il le condamne sans restriction dans la réalité. Un extrait de ce chapitre ne sera pas déplacé, & ne déparera pas les oraisons à qui le théatre de la Capitale a donné plus de célébrité. Le spectacle, dit-il, n’est plus un amusement oisif ; c’est un assemblage séduisant de tout ce qui peut plaire, pour charmer l’esprit & les sens par tout ce que la passion a de plus insinuant & de plus vif. La scène perdroit son agrément sans cet artifice ; elle languit, si elle n’excite les passions ; on veut être ému, & on ne pardonne pas aux Acteurs qui ne savent pas troubler notre repos & altérer notre innocence ; tout y concourt à séduire l’ame & à l’amollir ; le cœur, conduit par les yeux & par les oreilles, s’attache ; la raison suspendue se tait ; la religion n’est plus entendue dans un si grand fracas de plaisirs. Parmi tant d’objets si capables de plaire, & qui plaisent en effet, est-on maître de ses désirs ? Le théatre n’est qu’une savante école des passions ; on y donne des leçons de galanteris, de fourberie, de vengeance ; on y enseigne à conduire une intrigue, à éluder la vigilance des parens, à surprendre la bonne soi, à se défaire d’un rival, à se venger d’un ennemi ; & comme les Acteurs donnent un grand relief à ces leçons flatteuses, quel progrès les passions ne font-elles pas dans des cœurs où elles trouvent tant de dispositions ? Tout tente au théatre, & à force de goûter ce qui plaît, on aime le piege, on se sait bon gré d’y être pris, on s’y apprivoise aisément ; malgré le danger, la douceur du poison en fait oublier les funestes suites. On ne voit plus rien de honteux dans le vice déguisé & embelli ; & à force d’y applaudir, on apprend à n’en plus rougir; on ne retient que trop ce qu’on a appris. Revient-on du théatre avec une conscience plus délicate, des idées plus pures, un langage, des manieres plus chrétiennes, plus de goût pour la dévotion ? La licence du siecle, la corruption des mœurs, l’indifférence pour la religion, réduite presqu’aux seules bienséances, sont les fruits nécessaires du spectacle. Le démon ne mène plus aux temples des idoles, mais au théatre, où l’on voit des idoles vivantes qui s’étudient à faire apostasier. On n’y voit pas de vrais Chrétiens, ils cesseroient bien-tôt de l’être. La morale de l’Evangile est aussi invariable que ses dogmes, & s’il ne fait pas une défense expresse de la comédie, qui d’ailleurs étoit inconnue aux Juifs, c’est qu’il est inutile de porter une loi pour des choses visiblement indignes d’un Chrétien, & si opposées à l’esprit du Christianisme. Quelle idée les Payens auroient-ils des Chrétiens, si avec une loi si sainte ils avoient besoin d’une pareille défense ? Mais on se trompe, l’Evangile défend par-tout ces divertissemens : la pureté du cœur, la mortification des sens, la foiblesse de la chair, la légèreté de l’esprit, la force des passions, la malice du démon, la suite des occasions, la haine du monde, &c. tout est sa condamnation. La vertu la plus parfaite exposée sans défense à l’ait le plus contagieux, aux objets les plus séduisans, en butte & à découvert à une grêle de traits empoisonnés, peut-elle sans miracle n’être pas blessée ? Quel droit d’attendre un miracle à qui s’expose au danger ? Le Saint le plus durci dans les travaux, le plus aguerri dans les combats, n’ose point s’y exposer, & une vertu naissante, des gens sans vertu, déjà vaincus par les ennemis qu’ils ◀cherchent▶, s’y soutiendroient ! Les Sainte n’en ont pas ainsi jugé, ils ont tous condamné le théatre ; leur préférera-on les idées licencieuses des libertins ? Qu’en pensera-t-on à la mort, où l’on juge sainement ? Une salle, le rendez-vous de tous les gens de plaisir & sans mœurs, où brille un luxe étudié, & tout ce que l’art de la parure a de plus rafiné, où les yeux trouvent rassemblé tout ce qui est le plus à craindre, où à ces périls muets & tranquilles se joint le poison des entretiens secrets les plus libres, n’est-elle pas l’écueil le plus redoutable ? Ce fracas de décorations, d’instrumens, de voix de machines, saisit d’abord tous les sens ; le charme de l’harmonie attendrit toute l’ame ; la magnificence du spectacle amuse, le dénouement de l’intrigue enchante. Comment se défier des surprises ? On voit un nombre d’Acteurs choisis, parés avec tout l’artifice que l’esprit du monde peut imaginer, & que la passion qu’ils expriment peut inspirer ; de jeunes personnes qui se font un point d’honneur de plaire, gagés pour peindre la passion de la maniere la plus vive, qui se font une gloire de l’inspirer ; des voix douces & insinuantes, des manieres engageantes, des paroles tendres, des vers composés avec art pour inspirer l’amour ; cet assemblage prodigieux de choses, dont une seule seroit une tentation, n’est-il qu’un amusement indifférent ? Un mot, une lecture, un coup d’œil, mettent en danger la vertu la plus affermie, & l’assemblage de tout ce que la passion a de plus vif, & l’art de plus rafiné, ne sera point un danger pour des ames nourries dans la mollesse & le péché ! C’est un torrent impétueux, & on n’y sera pas emporté ? un grand feu, & on n’y sera pas brûlé ? On se retire dans un désert, on s’ensevelit dans un cloître, pour éviter les dangers du commerce du monde, & à peine l’asyle de la solitude met à l’abri les Héros Chrétiens, l’iniquité naît par-tout, les austérités ne désarment pas ennemi, il faut éternellement être en garde contre son propre cœur, & ce qu’il y a de plus foible croit pouvoir se jeter au milieu des plus grands ennemis ! Le danger n’est-il à craindre que pour les dévots ? n’y en a-t-il plus pour les libertins ? Mais on n’a point de motif criminel. Mais pour ne pas ◀chercher▶ la mort, ses traits blessent-ils moins, le poison épargne-t-il pour cela ceux qui le boivent ? Mais on ne s’est point apperçu de ces mauvais effets, on en revient aussi innocent, on se sait même bon gré de la diversion qu’il a faite à d’autres crimes. Mais qu’il est à craindre que cette prétendue insensibilité ne soit l’effet d’une conscience apprivoisée avec le péché, & le fruit d’une captivité funeste ! On laisse en paix un ennemi qui est dans les fers. La satisfaction des sens étouffe la délicatesse de la conscience, les remords s’émoussent à force de piquer inutilement ; leur voix peut-elle se faire entendre dans le tumulte des spectacles ? Les ames pures & mortifiées ne sont pas si tranquilles. D’ailleurs tous les poisons agissent-ils sur l’heure ? Les plus lents sont les plus pernicieux ; en cachant le péril, ils éloignent le remède. Ceux qui arrêtent le mouvement des esprits sont aussi à craindre que ceux qui leur en donnent un trop violent. L’ennemi est trop rusé pour proposer grossierement le mal ; son intérêt est de rassurer par un air de paix & de décence. Les Pasteurs lâches & complaisans, qui par ignorance ou par foiblesse laissent dévorer leurs brebis, ou les laissent paître dans des champs agréables dont l’air contagieux ou les herbes venimeuses leur donnent la mort, ces Directeurs si peu dignes de l’être, qui pour ne pas aigrir ceux qu’ils ont intérêt de ménager, les laissent passer du spectacle au sacré Tribunal, & de la sainte Table au spectacle, ces faux Prophètes qui s’étudient à ne dire rien qui ne plaise, quel compte ne rendront-ils pas des ames qu’ils ont perdues ? Quelle idée auroit-on d’une mort subite arrivée à la comédie ? ne la regarderoit-on pas comme un châtiment redoutable, & une marque de réprobation ? Pourquoi passer une partie de la vie où l’on auroit horreur de mourir ? S’est-on jamais avisé de regarder le spectacle comme un acte de religion & de vertu, de s’y préparer par la priere ? La piété porteroit bien plutôt à les éviter qu’à demander à Dieu la grace d’y être préservé du danger qui s’y trouve. Il n’y a point de danger dans le monde, ou c’est là qu’il se trouve ; c’est là que son esprit se déploie avec plus d’éclat, ses maximes s’enseignent avec plus de succès, le luxe & la vanité sont inspirés avec plus d’artifice, les passions se montrent dans le plus beau jour, les plaisirs se goûtent avec plus de vivacité, la religion & la vertu sont le moins écoutées. Quelque systême de conscience qu’on tâche de se faire, il sera toujours vrai que les spectacles du théatre sont absolument défendus.
Nous pouvons ajouter les suffrages de quelques autres Jésuites, qui quoique dans un autre genre ne sont point à négliger. Mariana, célèbre par de bons & de mauvais livres, par la beauté de son style & la témérité de ses opinions, par la liberté de ses censures contre son propre Corps, Mariana a composé un traité contre les spectacles. La force de la vérité lui a fait condamner l’esprit & les usages de sa Société. Il dit assez durement, mais avec trop de vérité : Je pense que la licence du théatre est la perte très-certaine des bonnes mœurs parmi les Chrétiens. Quelques partisans de la licence qui s’efforcent d’en faire l’apologie, se laissent aveugler par la mauvaise coutume trop répandue de toutes parts. Le public doit savoir que le gouvernement n’approuve point les Comédiens, qu’il ne les tolère qu’à regret pour le divertissement du peuple & par ses prieres importunes. Quand on ne peut en obtenir le mieux, on tolère un moindre mal, par condescendance pour sa légèreté.
Comitolus, autre savant & éloquent Jésuite, & très-bon Casuiste, a fait un grand traité contre les spectacles, & un très-bon abrégé de ce traité, Resol. Moral. L. 5. C. 11. Dans ces deux ouvrages, écrits avec autant d’érudition & d’élégance, que de sagesse & de solidité, il prouve par une foule d’autorités des Pères, des Théologiens, des Jurisconsultes, des Philosophes, par la raison & l’expérience, qu’il n’est pas permis d’aller à la comédie, & de rien donner aux Comédiens. Bauni, Moral. tom. 1. tract. 11. q. 21. plus indulgent, croit que ce n’est souvent qu’un péché véniel, quoique très-facilement mortel. Mais il y trouve un danger extrême, & par conséquent une obligation étroite de n’y pas aller. On vient par degrés aux derniers crimes ; l’objet plaît d’abord, la tentation suit de près, le feu de la passion s’allume, on pense au crime, on le désire, on le commet : Primò placent in commissis alienæ fœditates, sentiuntur stimuli, scintilla suscitatur, ignis accenditur, scelus cogitatur, appetitur, committitur. Sur-tout pour les Religieux & les Ecclésiastiques, obligés à l’édification & au travail : Tempus audiendis nugis conterere, cùm Deo vacare necesse sit. V. Azor, P. 3. L. 2. C. 15. Filiutius, Tr. 6. p. 210. Suarès, L. 9. Disp. 47. Toute l’école de S. Ignace tient le même langage.
Amædeus Guimenius, que les Curés de Paris n’accuserent pas de rigorisme, parle de la comédie, & de la facilité des Jésuites à la faire jouer chez eux, de peccat. prop. 9. La comédie est mauvaise, dit-il, ou par l’occasion du péché qu’on y trouve, ou par la dépense qu’on y fait pour les Comédiens, qu’on entretient dans leur coupable métier. Il examine ensuite le sentiment singulier d’un Théologien qui croit qu’on n’est pas obligé de fuir, mais seulement de ne pas rechercher les occasions du péché, même les plus dangereuses, parce qu’on est libre d’y résister. Guimenius rejette avec raison une opinion si relâchée, qui même ne sauveroit pas la comédie, puisque celui qui y va volontairement, non-seulement ne fuit pas, mais ◀cherche▶ l’occasion du péché, ce que tout le monde condamne : car qui aime le péril y périra. Cet Auteur, à la tête d’une foule de Docteurs dont Pascal dans ses Provinciales demandoit s’ils étoient Chrétiens, distingue les pieces de théatre, où le spectateur ne ◀cherche▶ ni ne trouve ni plaisir criminel, ni danger de péché, telles que peuvent être quelques pieces de Collège, dont même je ne serois pas garant. Alors, dit-il, point de péché mortel. Mais du moins y a-t-il un péché véniel de perte de temps, de vaine curiosité. Mais s’il s’y trouve quelqu’un de ces défauts, on pèche mortellement. Et dans quel spectacle ne se trouve-t-il aucune de ces circonstances ? en est-il où elles ne soient toutes ? Si turpia representantur, si modus sit turpis, vel delectatio, vel periculum peccati, lethale est. Croira-t-on que c’est le plus relâché Casuiste, & ce à quoi se réduit la morale la plus relâchée ? Quoi qu’il en soit de ces spectacles si parfaitement épurés, qu’il faut aller ◀chercher aux terres australes, car on ne les connoît pas en Europe, il est certain que la comédie ordinaire présente tous les dangers à la fois à tout le monde, comme dans une bataille rangée tous les ennemis de la vertu se réunissent pour la combattre de tous côtés, que la plupart des spectateurs y succombent, que tous risquent d’y être vaincus.
Est-il permis, continue cet Auteur, de donner aux Comédiens ? n’est-ce pas se rendre complice de leur désordre, & comptable de leur scandale, que d’entretenir des gens dévoués au vice, qui ne travaillent que pour lui, & l’inspirent à un grand nombre ? L’Auteur sur cette question cite des Casuistes qui traitent cette folle dépense de péché véniel ; mais il combat leur sentiment, & croit le péché mortel avec le commun des Théologiens. Il se moque de Baldellus, qui par une distinction singuliere, avance que quand les loges & le parterre sont pris, on peut entrer & payer, parce qu’alors on n’est pas la cause de ce qui va se faire ; mais qu’on ne peut pas entrer & payer des premiers. Subtilité ridicule : comme si ce que donne le dernier n’entre pas également dans la recette, & ne contribue pas au salaire des Acteurs & aux frais de la représentation. C’est encore le sentiment d’un Casuiste Espagnol, imprimé à Pampelune en 1738, sous le titre Tuta conscientia, v. Comedia, C. 19. Il décide, 1.° que les Magistrats ne peuvent tolérer les Comédiens que comme en certaines villes on tolere les femmes publiques ; 2.° que quand on n’y va que par simple curiosité, & moralement certain qu’on ne risque point de consentir à quelque mauvaise pensée, on peut ne pécher que véniellement, sans quoi on pèche mortellement ; 3.° enfin qu’on peut donner de l’argent à l’entrée quand les Acteurs sont déterminés à jouer, parce qu’alors on n’en est pas la cause, mais qu’on ne pourroit pas sans péché mortel les appeler chez soi ou dans une ville, faire marché avec eux, en un mot les faire jouer : Indubitatum est eos qui antecedenter conveniunt cum Histrionibus peccare mortaliter. Quoique sans doute ceux qui forment, qui appellent des troupes, ou quelque Acteur en particulier, ceux qui les font venir, jouer chez eux, soient incomparablement plus coupables, puisqu’ils sont cause de la représentation, les spectateurs qui payent à l’entrée d’un spectacle formé sans eux, ne sont pas innocens, puisqu’ils contribuent à son entretien. Sans ces profits il n’y auroit point de comédie. Distinction frivole, qui décèle l’injustice d’une cause que rien ne peut étayer.
Je m’étonne que Pascal n’ait embelli ses Provinciales des décisions des Casuistes sur la comédie. La matiere lui eût fourni des traits aussi réjouissans que le contrat Mohatra. Il est vrai que par une longue liste de Casuistes de tous les ordres & de tous les états, le P. Daniel eût aisément prouvé que sur la comédie, comme sur tout le reste de la morale, les fontaines du relâchement ne couloient pas toutes sur les terres de la Société. Il eût pu entr’autres lui citer Diana, Clerc régulier, l’un des moins sévères. P. 2. Tit. 17. Resol. 35. P. 5. Tract. 13. Resol. 81. 82. &c. Cet homme célèbre, qui pense bien quand il pense par lui-même, pour mettre à profit la lecture & l’étude immense des Casuistes, qu’il fit toute sa vie, à l’imitation d’Escobar, qui, quoique très-exact dans ce qu’il donne de son fonds, s’est acquis une réputation de relâchement qui a passé en proverbe, parce qu’il a traité d’une maniere problématique les questions de morale, rapportant les raisons & les autorités pour & contre, & abandonnant chacun à sa conscience sur le parti qu’il doit prendre, Diana a fait une espèce de répertoire de toutes les opinions des Théologiens, même les plus relâchés, & de toutes les preuves qui peuvent les étayer, ce qui répand sur tout un ait d’incertitude, & un ton de scepticisme ou de probabilisme dangereux, & d’autant plus dangereux qu’il est partisan de la probabilité, & décide en conséquence contre son propre sentiment sur l’opinion de quelque Docteur. Sa doctrine sur la comédie se réduit. 1.° Chacun doit consulter sa conscience. S’il y a pour lui quelque danger de pécher, il pèche mortellement en y allant. S’il est assuré de n’y courir aucun risque, il ne péchera que véniellement. 2.° Ceux qui n’y vont qu’une ou deux fois, n’y donnent qu’une somme légère, ignorant le péril, & n’y contribuant que peu, ne sont qu’une faute vénielle. Comme si de pareilles levées faites pour des Courtisannes, des Ministres hérétiques, des sujets rébelles au Prince, pouvoient être excusés, sous prétexte de la modicité de la somme. De pareilles sommes volées ne feroient-elles qu’un péché véniel ? 3.° Ceux qui n’y iroient & ne payeroient que quand on joue des pieces pieuses, comme aux Collèges, ne seroient pas répréhensibles. Comme si tout cela ne formoit pas l’entretien & l’encouragement d’une troupe de gens infames, dévoués par état à inspirer le vice, qui l’inspirent toujours & corrompent le cœur, même en représentant des choses saintes. Comme s’il étoit permis d’entretenir les femmes publiques, les rébelles au Prince, les Ministres hérétiques, les jours où par hasard ils n’exercent pas leur criminelle profession. Toutes ces chicanes démontrent l’embarras des défenses d’une cause insoutenable, & en sont une nouvelle condamnation que tous les artifices de la probabilité ne peuvent affoiblir.
Dans le nombre infini de Casuistes qui ont écrit depuis deux siecles, dans la foule immense de distinctions & de subtilités qui font de leur doctrine une espèce de labyrinte, il ne seroit pas étonnant que quelqu’un fût favorable. La plupart retirés dans des Communautés, occupés à des études sérieuses & des fonctions saintes, ne connoissent point le théatre, à peine ont-ils vu quelque piece de Collège. Il est même vrai qu’en France jusqu’à la fin du dernier siecle, & dans le reste de l’Europe jusque dans celui-ci, cet objet peu intéressant étoit plutôt méprisé que combattu. Cependant sa condamnation fut en France toujours unanime ; la chaire, l’école, le confessionnal, sont également déclarés contre lui. Il seroit aisé de faire une chaîne de tradition. Tel fut sans interruption le cri de la sagesse & de la vertu. Tous les Théologiens François se sont expliqués avec franchise & sans détour avec le savant Bossuet, qui a composé un ouvrage exprès contre les spectacles. On n’a vu que le P. Caffaro, Théatin, qui ait pensé autrement ; encore s’est-il rétracté, & a-t-il avoué que n’ayant jamais été à la comédie, il ne la connoissoit point (il étoit Napolitain). Toutes les Conférences, Angers, Luçon, Perigueux, la Rochelle, &c. toute la Sorbonne, comme le rapportent Lamet & Fromageau, v. Comédie, tout Port-Royal, Arnaud, Nicole, Racine, tous les nouveaux Casuistes, Collet, Besombes, Habert, Antoine, Pontas, le P. Alexandre, les combattent au long & avec zèle. Le P. le Brun, M. de Voisin en ont fait des traités. Tous les catéchismes & les rituels enseignent la même doctrine. Entr’autres celui de Montpellier dit positivement sur le sixieme commandement : Les spectacles profanes, les danses, mauvais livres, comédies, romans, conduisent à l’impureté, & comme tels doivent en conscience être évités. Sect. 3. C. 7.
Tous les Théologiens François depuis un siecle citent avec de justes éloges l’autorité respectable du Prince de Conti, qui dans son traité contre la comédie, dont nous avons souvent parlé, prouve évidemment qu’on ne peut y assister sans péché. On peut y ajouter une autorité d’un autre genre, que l’élévation du rang & l’éminente piété ne rendent pas moins respectable, c’est le sentiment de Madame Henriette, fille du Roi, enlevée à la France à la fleur de son âge, après en avoir mérité l’admiration par ses vertus, de qui on peut bien dire avec le Sage : Elle a fourni en peu de temps une longue carriere ; Dieu n’a terminé ses jours de bonne heure que pour la préserver de la malice du péché & du prestige de la vanité du monde. Nous trouvons ce trait dans les Maximes Chrétiennes de l’Abbé Clément, Orateur que sa religion, son zèle, ses talens, ont justement rendu célebre. Voici les paroles qui caractérisent si bien cette auguste Princesse. Elle disoit un jour à une personne qu’elle honoroit de sa confiance : Je ne conçois pas comment on peut goûter quelque plaisir aux représentations du théatre, pour moi c’est un vrai supplice. La personne à qui elle parloit ainsi, ne put s’empêcher d’en marquer de l’étonnement, & prit la liberté de lui en demander la raison : Je vous avoue, répondit la Princesse, que quelque gaie que je sois en allant à la comédie, si-tôt que je vois les premiers Acteurs paroître sur la scène, je tombe tout-à-coup dans la plus profonde tristesse. Voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui se damnent de propos délibéré pour me divertir. Cette réflexion m’occupe & m’absorbe toute entiere pendant le spectacle : quel plaisir pourrois-je y goûter ? Voilà les personnes à qui, pour obéir à l’étiquette, le spectacle peut être permis, qui bien loin de se laisser occuper & absorber par le plaisir, n’y vont qu’à regret, & y sont occupées & absorbées par les réflexions les plus sérieuses & les plus Chrétiennes. Qu’il y a dans celle-ci de la charité, de l’humanité, de la religion, de la vérité ! Cette grande ame ne peut souffrir qu’on se perde pour elle. Une Princesse Chrétienne, obligée malgré elle d’assister aux combats des Gladiateurs, auroit dit de même : Voilà des gens qui s’égorgent pour me divertir ; quel plaisir puis-je goûter à ce spectacle sanguinaire ? Voici des meurtres plus déplorables, des gens qui tuent leur ame, qui se damnent pour me divertir ; quel plaisir puis-je y goûter ? Ce mot est d’une simplicité admirable & du sens le plus profond. Il dit tout. Il caractérise la profession de Comédien : ce sont des gens qui se damnent pour divertir. Il caractérise l’inhumanité, l’irréligion, la corruption des spectateurs, qui s’embarrassent peu qu’on se damne, pourvu qu’ils se divertissent : sentiment & conduite qui les damne eux-mêmes. Il caractérise la plus belle ame, l’esprit le mieux fait, le cœur le plus pieux, le plus charitable, que la pensée de l’éternité jette dans la plus profonde tristesse, au milieu des plaisirs les plus vifs & les plus séduisans, dans un âge & dans une fortune où avec les attraits les plus piquans ils assiegent l’ame la plus sensible, & la trouvent inébranlable.