CHAPITRE IV.
Suite des Masques.
Quelque grande que soit la liberté qu’on se donne de se masquer, quelque grande que soit la tolérance des Magistrats, il est certain que les masques sont défendus par les loix du royaume & par celles de la plupart des peuples, & sur-tout par la loi de Dieu, qui les traite d’abominables. Bien des circonstances en augmentent ou diminuent la malice. En certains cas il est permis de le faire, pour sauver sa vie, pour servir l’Etat, comme un Religieux dans les pays infidèles se déguise pour instruire les peuples ou administrer les Sacremens sans être découvert, un garde pour découvrir & saisir un criminel ; mais à moins que la nécessité, le bien public, la droiture d’intention ne sauvent, il n’est pas permis de se masquer. Pontas, son abréviateur, & tous les Casuistes, décident unanimement, 1.° que de changer les habits d’un sexe à l’autre est un péché grief. 2.° C’est un péché, quoique moindre, de se masquer sans changer de sexe : un pere ne peut pas le permettre à ses enfans, & un maître à ses domestiques. 3.° C’est toujours un grand péché de faire & de vendre des masques ; il faut quitter ce métier, ou refuser l’absolution. C’en est un encore, quoique moins grand, de prêter des habits pour se masquer ; on se rend responsable de toutes les suites du déguisement, qui peuvent être très-considérables, & qui le sont ordinairement. Il n’est point de licence qu’on ne puisse se donner, & qu’on ne se donne impunément sous le masque, & le soin de se cacher annonce les vues criminelles qu’on se propose : Nolentes detegi se ipsos aperte produnt, nil boni acturos oriuntur ex illis larvis innumera scelera. Gregor. Tolos. L. 39. C. 11. Syntag.
L’ordonnance de François I, 1539, défend à toute sorte de personnes de recevoir & de loger des gens masqués & déguisés, d’aller masqué & déguisé dans les villes & campagnes, sous peine de confiscation de corps & de biens. L’ordonnance de Blois, art. 198, veut que l’on sonne le tocsin sur les personnes masquées, & qu’elles soient arrêtées sur le champ & punies. Long-temps auparavant un édit du 9 mars 1399 avoit défendu dans tout le royaume de courir en masque. Un autre abolit les masques dans la ville de Lyon, le 5 février 1761. Fontanon, Guenois, Rebuffe, le rapportent avec bien d’autres. En Angleterre les masques sont défendus sous peine de la vie. Polid. Virgil. de Inventor. L. 5. C. 2.
La jurisprudence des arrêts s’est conformée aux ordonnances, & a défendu de porter▶, vendre & débiter des masques. La Cour eut avertissement certain que telle marchandise, outre qu’elle ne peut apporter profit, est cause de plusieurs adultères, voleries, & autres maux. Arrêt du 25 avril 1519, rapporté par Papon, L. 23. tit. 7. par Duluc, L. 6. tit. 17. art. 13. Arrêt du Parlement de Grenoble qui le défend, sous peine de prison, amende de cinq cents livres, & punition corporelle. Basset, tom. 2. L. 9. tit. 6. Autre du Parlement de Rouen, qui défend, sous grieves peines, de ◀porter▶, vendre, acheter faux visages, faux nez, barbes feintes, & autres choses déguisantes. Bouchel. Bibliot. v. Masques. Le Parlement de Paris, le 16 janvier 1711, condamna aux galères un Soldat aux Gardes, pour avoir été trouvé l’épée au côté on habit travesti, conformément à la déclaration du 22 juillet 1692. Journ. des Aud. tom. 6. En conséquence de ces loix les femmes ne sont pas écoutées en justice lorsqu’elles se plaignent d’avoir été insultées étant déguisées en hommes ; elles n’ont pas été connues, elles se l’attiroient. Les Ecclésiastiques insultés tandis qu’ils étoient masqués, n’ont pas plus droit de se plaindre. Lucombe, Jurisp. crim. P. 3. C. 1. tit. 1. Tel fut le malheur du fameux Scarron. Ce Poëte burlesque étoit Chanoine du Mans. Un jour de carnaval il couroit la ville déguisé en Sauvage, couvert de plumes. Les enfans le poursuivirent à coups de pierre ; il se sauva en se jetant dans un lac à demi-glacé. Le froid le saisit si bien qu’il en devint perclus & vul-de-jatte le reste de sa vie. C’est dans cet état qu’il composa dix comédies, ou plutôt dix farces, pleines de bouffonneries, dont il est difficile de soutenir la lecture. Les Ecclésiastiques trouvés déguisés en habit laïque perdent leur privilège. Un Abbé ayant paru à l’audience en habit séculier, la Cour lui fit passer le guichet. Papon, L. 1. C. 5. n. 40.
Il n’est point de crime qu’on ne puisse commettre, & d’indécence qu’on ne puisse faire impunément sous le masque. Les voleurs, les assassins se déguisent pour faire sûrement leur coup. Messaline se déguisoit pour aller dans les lieux publics : Crinem abscondente galero. Clodius se déguisa en femme pour être admis dans les mystères de la bonne Déesse, & y séduire une Dame Romaine, ce qui fit à Rome le plus grand bruit. Dans les fêtes sacrilèges des Dieux du Paganisme, de Vénus, de Bacchus, de Mars, on se déguisoit, pour se livrer plus librement à toute sorte d’infamies. Macrob. Satur. 3. C. 13. Selon les Jurisconsultes, une femme qui court le bal la nuit avec des hommes, est présumée coupable. Si l’on se plaint d’elle en justice, ce sera une demi-preuve : Larva est indicium criminis : Quilibet nocte larvatus præsumitur reus. Ripa, de noctur. temp. C. 61. n. 20. C’étoit la grande folie des Saturnales (carnaval des Romains). Tout le monde y avoit le droit de se masquer, se permettoit tout sous le masque. Macrob, L. 1. C. 21. Turneb. advers. L. 24. C. 45. Telle étoit la folie de ces fêtes ridicules, introduites dans plusieurs Eglises par la plus condamnable profanation, que l’on appeloit les Fêtes des Foux, où les Ecclésiastiques, les Religieux, les Enfans de chœur se déguisoient de mille manieres. Le théatre ne fît-il qu’enseigner & entretenir le goût des masques, il seroit un mal.
Voici une autre mascarade dans le même goût. Voyag. d’Espag. Lett. 1. Nous vîmes dans la promenade publique de Madrid soixante Cardinaux montés sur des mules, avec leurs habits & leurs chapeaux rouges. Le Pape vint ensuite ◀porté▶ sur une machine entourée de tapis de grand prix, assis sous un dais dans un fauteuil, la thiare & les clefs de S. Pierre sur un carreau, & un bénitier plein d’eau de fleur d’orange, qu’il jetoit sur tout le monde & sur la cavalcade. Arrivés au bout del Pardo, les Cardinaux firent mille tours de souplesse pour réjouir Sa Sainteté ; ils jetoient leurs chapeaux en l’air, & se trouvoient assez juste dessous pour les recevoir sur leur tête ; ils se tenoient de bout sur leurs mules, & les faisoient courir. Un grand concours de peuple leur faisoit cortège. Le Nonce du Pape, qui se trouva à la promenade, ne savoit ce que c’étoit, & trouvois la plaisanterie fort mauvaise. Il envoya s’informer d’où venoit le sacré Collège. Il apprit que c’étoit la fête des Boulangers, & que tous les ans ils avoient accoutumé de faire cette belle cérémonie. Le Nonce avoit grande envie de la troubler par quelque salve de coups de bâton, & avoit déjà commandé à ses Estaffiers de commencer la noise. Nous intercédâmes pour ces pauvres gens, qui n’avoient d’autres intentions que de fêter leur Saint. Cependant quelqu’un, qui avoit entendu donner cet ordre, en avertit le Pape & les Cardinaux. Il n’en fallut pas davantage pour mettre le sacré Collège en déroute, chacun se sauva comme il put. On a vu à Montauban, dans le temps de l’établissement des Pénitens (qui n’a pas subsisté), une procession de masques en Pénitens. On vouloit les punir ; ils furent protégés, on fit semblant de ne pas le savoir.
On voit dans le digeste deux loix singulieres sur les habits de masque. Un homme a légué ses habits ; il se servoit quelquefois d’habits de femme. Ceux-ci sont-ils compris dans le legs ? Par exemple, si quelqu’une de nos petites-maîtresses qui s’habillent en homme, léguoit sa garde-robe à sa femme de chambre, les habits d’homme y seroient-ils compris ? Si un Acteur, une Actrice, léguoit ses habits, y comprendroit-on les habits de théatre ? (Je crois qu’on devroit les y comprendre, si le legs étoit fait à un autre Acteur à qui ils seroient utiles, son à d’autres). La loi répond que tout dépend de la volonté du testateur ; mais si cette intention n’est pas prouvée, ils n’y sont pas renfermés : Non videtur de veste muliebri sensisse, qua ille quasi virili utebatur. L. 33. de aur. & arg. Leg. Le Jurisconsulte rapporte l’exemple d’un Sénateur qui avoit la foiblesse de prendre des habits de femme quand il se mettoit à table : Senatorem muliebribus canatoriis uti solitum. Ce qui revient à nos robes de chambre, qui n’étoient alors d’usage que pour les femmes, mais dont les hommes se servent parmi nous. La loi 110 ff. 1. de verb. oblig. paroît opposée. Mais Godefroi remarque que les stipulations sont plus rigoureuses que les legs, qui sont libres ; que dans l’un on favorise le stipulant, & l’héritier dans l’autre ; que d’ailleurs la demande étoit, vestem suam quæcumque muliebris est, ce qui comprend tout. Hotoman. L. 3. observ. 13. La loi Vestit, ibid, de aur. & arg. distingue plusieurs sortes d’habits, selon les âges & les qualités, les vieillards, les enfans, les femmes, les esclaves, &c. & dit qu’il étoit honteux de prendre ceux d’un autre sexe : Quod nisi turpiter non potest fieri. Les Romains permettoient cependant aux Acteurs d’aller masqués par la ville, mais seulement une fois l’année, le 13 juin, à l’honneur de Cibèle. Herodien. L. 1. Ovide s’en moque, L. 6. Fast. Cur vagus in cedit tota tibicen in urbe, quid sibi personæ, quid toga longa volunt ?
Il y a pourtant une mascarade autorisée par les loix & reçue dans les Parlemens, c’est la Basoche. Nous en avons parlé, L. 2. C. 2. comme d’une troupe de Comédiens, ce qu’elle a été pendant plusieurs années, & qu’elle a cessé d’être depuis qu’on en a réprimé les excès. Elle ne fut d’abord & n’est encore que le corps des Clercs des Procureurs, qui a son Tribunal, pour juger les petites querelles entre Clercs, pour en débarrasser les Juges. Le Roi, par plaisanterie, l’appela Royaume, ses Officiers Roi, Chancelier, &c. Ils ont toujours eu le droit d’aller couper deux arbres dans la forêt du Roi, pour planter le mai dans la cour du Palais. Quelques Clercs avec des Bucherons alloient couper des arbres que le Maître des Eaux & Forêts leur indiquoit. Jamais on ne s’étoit avisé d’en occuper le public par la voie des Journaux ou des Gazettes. En 1768 le Clerc chargé de cette brillante opération, qui pense en grand, prononça une belle harangue devant les Officiers de la Maîtrise, & afin que toute l’Europe en fut instruite par le Dieu aux Talonieres & au Caducée, il l’a fait insérer dans le Mercure de mars, précédée d’un récit fort glorieux aux anciens Clercs, chez qui on n’iroit pas chercher des exploits militaires. En 1548, Henri II levant des troupes, le Roi de la Basoche, à la tête de six mille Clercs, alla lui offrir ses services. Ils furent acceptés. Ces soldats, qui n’avoient manié que la plume, tout-à-coup aguerris & exercés, firent merveilles. Le Roi en fut si content, qu’il leur demanda quelle récompense ils désiroient. Ils répondirent que les Procureurs avoient des sentimens trop nobles pour vouloir de salaire ; que l’honneur de servir le Roi étoit une assez belle récompense, qu’ils étoient toujours prêts à donner leur vie pour son service. Le Roi qui ne voulut pas être en reste, leur fit un présent dont le Harangueur fait une pompeuse mention, devinez-le, deux arbres dans ses forêts pour planter le mai. Servir le Prince & la patrie, dit-il, par des exploits glorieux, rendre sa mémoire à jamais illustre, laisser à la postérité l’empreinte de ses belles actions, que je me retrace avec joie cette belle époque ! qu’il est flatteur pour notre corps d’avoir produit des citoyens utiles à la patrie ! Ils vouloient tranquillement reprendre l’étude des loix, mais l’œil vigilant d’Henri sut bien distinguer des citoyens si précieux à l’Etat. Quel trait de lumiere passe jusqu’au fond de mon cœur ! que mon ame est émue au récit de vos grandes actions ! Vous fûtes grands, mais votre Maître le fut bien davantage. Il voulut vous rendre chers à la postérité, il daigna prendre soin lui-même de votre triomphe, & vous triomphâtes (on vous donna deux arbres). Ex illo celebratus honos chorus cacique minores servavere diem. Virg. 8. Æneid. Histoire de Cacus tué par Hercule. Ce Cacus n’étoit-il pas le monstre de la chicane ? Un Clerc, de Procureur est l’Hercule chargé de le tuer. Flattés d’une douce espérance, environnés du sexe charmant qui fait le bonheur de la vie, nous requérons, &c. Il y avoit des femmes à cette cérémonie ; il en faut par-tout, & les Clercs des Procureurs sont trop polis pour les chasser. Ce petit conte, qui feroit deux ou trois jolies scènes sur le théatre de la Foire, est pris du Dictionn. Prat. de Ferriere, v. Basoche. Est-il vrai-semblable ? quatre ou cinq cents Clercs fourniroient-ils six mille hommes de troupes réglées ? & quelles troupes ! aussi quelle récompense, deux arbres, qui ne sont pas des lauriers pour couronner leur tête, mais le premier venu pour planter le mai ! Aussi ces braves guerriers ont si bien mis l’épée dans le fourreau, que depuis deux siecles ils n’ont plus dégainé. Mais cette belle récompense est d’une plus haute antiquité, c’est du temps de Philippe le Bel, qui les institua, que datent leurs honneurs & leurs titres. Ce Prince, que ce travestissement bizarre divertissoit, leur donna, non des titres militaires, mais les noms de Chancelier, Avocat, Procureur Général, &c. Rien n’est plus risible que l’emphase de cette harangue, à moins que l’Orateur n’ait voulu lui-même plaisanter. C’est une partie de la mascarade, & un reste du goût de l’ancien théatre de la Basoche.
Le Droit canonique n’est pas plus favorable aux déguisemens. Il en est parlé en plusieurs endroits, principalement à l’égard des Ecclésiastiques qui se masquent, qui se trouvent dans des parties de masques, ou les souffrent, s’ils peuvent les empêcher. Le Chap. transmissum de Elect. les punit sévèrement, ne fussent-ils que travestis en laïques : Qui Clericali habitu post posita vestes induunt laicales. Car si tous les canons & les ordonnances défendent aux laïques de se déguiser en Ecclésiastiques, en Religieux, de paroître sous ces habits au bal, au théatre, il est bien plus défendu à ceux-ci de s’habiller en laïques. Eh ! que seroit-ce, si au changement d’habit ils ajoutoient l’indécence & le ridicule des mascarades ? Respectez votre habit & votre état, imposez par votre modestie, édifiez par vos exemples ; le déguisement, fruit ordinaire du libertinage, n’est bon qu’à enhardir le vice, multiplier les scandales, donner carriere à la légèreté, & autoriser le mépris du caractère avec celui de la personne qui le déshonore. Le Chap. Cum decorem de vit. & honest. Cler. appelle les masques une chose monstrueuse, monstra larvarum. Le Chap. Nullus dist. 44 pris du concile de Gangres les nomme les œuvres du démon : Larvas dæmonum quia hoc diabolicum & sacris canonibus prohibitum, & le canon si qua mulier dist. 30. frappe d’anathème les femmes qui se déguisent en hommes, persuadés qu’ils ne sont qu’à mauvaise fin. Si qua mulier suo proposito utile judicet uti veste virili & propter hoc virilem habitum imitatur anathematis. Denis-le-Petit, Yves-de-Chartres, Burchard de Vormes, qui rapportent ce Canon, ajoutent que les femmes ne prennent l’habit d’homme que parce qu’étant plus dégagé & moins embarrassant, elles peuvent plus facilement se livrer au crime. On voit bien que le changement de la soutane en habit court offre les mêmes commodités : Quia in scissà veste magis habilis est & parata quam in clausà ad meretricandum.
Une autre genre de masque réprouvé & qualifié tel par les Canons, est celui des Ecclésiastiques qui ◀portent▶ un habit mondain. M. Bourdoise dans ses Sentences Cléricales, en a fait un long chapitre sous le nom de Prêtres déguisés. L’habit Ecclésiastique est déterminé par des Canons & l’usage de tous les temps. C’est un habit long de couleur noire, d’une étoffe simple & modeste, des cheveux courts sans frisure & sans poudre avec une couronne, un petit collet dont la figure a varié, & pour les voyages un habit un peu moins long, de la même couleur & simplicité. Ce qu’on y change ou ajoute de richesse, d’élégance, de couleur, de figure, dorure, frisure, &c. tout cela est contraire aux loix de l’Eglise. Qu’on n’oppose pas l’exemple & l’usage du monde, il n’y a point de mode pour le Clergé, il fait un corps à part ; il a un uniforme réglé, c’est sa mode invariable. Il lui est même défendu de se conformer au monde, d’en prendre l’esprit, d’en suivre les usages, d’entretenir avec lui de commerce. On a beau rire de cette morale, & s’en écarter dans la pratique, c’est la vérité, c’est la règle, c’est l’état. Il n’est pas plus permis à l’Ecclésiastique de quitter la soutane qu’au Militaire de changer son uniforme, au Religieux son habit : l’élégance de sa toilette est une vraie mascarade. Voici quelques traits de cet homme singulier, d’une sainteté éminente. Les Prêtres qui se mettent en habit de cour & chevelure, sont comme dégradés, ils se dégradent eux-mêmes. Quand on les traiteroit indignement, ils n’auroient point droit de se plaindre. Ils exécutent sur eux-mêmes leur condamnation : Clercs désordonnés, gens de bonne chère, courtisans, baladins, joueurs, chasseurs, enfin de tout autre métier que du leur, dont ils ne se servent que pour attraper de gras bénéfices, pour défrayer leurs divertissemens ; car pour le service de Dieu & l’édification du prochain, ces termes leur sont inconnus, ces choses ne sont pas à leur usage. C’est les quereller de parler de résidence, visiter les pauvres, consoler les malades. Ils ont un cinquieme Evangile pour eux, qui les dispense de faire aucun bien. Ces Messieurs disent par-tout qu’ils peuvent se coëffer & s’habiller selon la bienséance du siecle, qu’étant engagés à hanter le beau monde, on les prendroit pour des dévots. A ces puissantes raisons il n’y a point de replique : car s’ils n’y veulent pas vivre comme ils doivent, il ne faut pas qu’ils paroissent autres qu’ils ne sont. Dans un aveuglement si horrible, il faut instruire ces honnêtes gens par des feuilles volantes ; ce leur seroit une trop pénible corvée de lire l’Ecriture, les Conciles, les Pères. Ils sauront donc, s’il leur plaît, qu’il y a de compte fait soixante-dix Conciles qui règlent ces choses, plusieurs sous peine d’excommunication, de privation de bénéfices, & les croient d’institution apostolique. Il est des fautes légères qu’on excuse bonnement aux gens du monde. Il en est tout autrement des gens d’Eglise, dont les obligations sont plus serrées, tant pour leurs propres mœurs, que pour l’édification qu’ils doivent. Ceux qui s’en dispensent sont des effrontés de faire peu de cas d’un habillement que les saints Pères appellent sacré, qui par la figure, la qualité, la couleur de l’étoffe, représente le mépris du monde, la pauvreté, la simplicité, la modestie, la pénitence, la mortification : qualités nécessaires aux gens de cette excellente vocation, auxquelles renoncent hardiment ceux qui n’en veulent pas avoir les apparences. Leur foiblesse se connoît quand ils se trouvent, ainsi travestis, avec de bons Ecclésiastiques ; ils manquent de contenance, tous leurs gestes sont contraints. C’est une apostasie de ne pas ◀porter▶ la soutane & la tonsure, comme à un Religieux de ne pas ◀porter▶ l’habit de son ordre. Ces Chevaliers Clercs, qui se plaignent que la longueur de l’habit les embarrasse, sont plus délicats que les femmes, qui ◀portent▶ toujours des robes longues, & même à longue queue, &c. Il y a cent autres traits de ce caractère. Mais c’en est assez pour connoître ce saint Prêtre, qui dans son style familier disoit de très-bonnes vérités.
La loi de Dieu est expresse & terrible : Que la femme ne prenne point un habit d’homme, ni l’homme un habit de femme, car celui qui le fait est abominable devant Dieu. On ne peut regarder comme purement cérémoniaire, & sujette au changement, une loi conçue en ces termes ; on ne parle pas autrement des plus grands crimes. Ce ne sont que les péchés graves contre la religion, les mœurs, &c. qui rendent abominable : Non induatur mulier veste virili, nec vir veste fœminea ; abominabilis enim est coram Deo qui facit hæc. Deut. 22. 5. Et quoique sans doute bien des circonstances puissent l’augmenter ou le diminuer, Navar. Enchirid. C. 23. & tous les bons Casuistes, traitent en général ce péché de mortel. Le Prophète Sophonie, C. 1. menace de la colère de Dieu ceux qui prennent l’habit des nations étrangères, déguisement qui semble indifférent : Visitabo super eos qui induuntur veste peregrina. On voit dans l’Ecriture plusieurs déguisemens qui, quoique légers & momentanés, sont réprouvés & ont une mauvaise fin, celui de Saül pour consulter la Pythonisse, celui de la femme de Jéroboam pour consulter le Prophète Ahias. Pourquoi, vous déguisez-vous, dit le Prophète ? votre fils mourra : Cur aliam te esse simulas ? Ah ! vous êtes Saül, s’écria la Pythonisse ; pourquoi me trompiez vous ? Saül tombe à la renverse, l’ombre de Samuel lui annonce sa mort prochaine : Quare imposuisti mihi ?
L’ordre de la providence fut toujours de distinguer les espèces, les sexes & les individus par des traits qui les rendissent reconnoissables. C’est aller contre sa volonté, de les confondre par des déguisemens. De ces hommes innombrables qui peuplent la terre, il n’y en a pas deux qui se ressemblent ; les traits, la physionomie, le coup d’œil, la couleur, la taille, la démarche, le geste, la voix, les talens, les goûts, les passions, les vices, les vertus, le caractère, &c. sont différens. Il en est de même dans les animaux, non-seulement dans les genres d’oiseaux, de poissons, de quadrupedes, de papillons, de reptiles, d’insectes, & dans leurs diverses espèces, mais dans chaque individu ; dans le plus nombreux troupeau le berger distingue son mouton, dans la plus nombreuse meute le piqueur appelle son chien, dans la plus nombreuse armée le soldat reconnoît son cheval. Les êtres insensibles suivens la même loi ; il n’y a pas deux plantes dans une campagne, deux fleurs dans une prairie, deux fruits dans un jardin, deux feuilles dans les arbres d’une forêt, qui soient parfaitement semblables, quoique chacun dans son espèce soit composé des mêmes parties, arrangées dans le même ordre & pour les mêmes usages. S. Ambroise, dans son Epître à Irenée, s’égaie à faire avec son éloquence & son amenité ordinaire une infinité de peintures riantes de la force du lion, de la douceur de l’agneau, du chant du coq, de la queue du paon, des aîles du papillon. Cette variété inépuisable est une démonstration de la sagesse, de la puissance infinie de l’Etre suprême, qui seul a pu multiplier & diversifier ainsi ses ouvrages.
Dieu réprouve la confusion des sexes, des personnes, par des déguisemens, sur-tout dans l’homme, qu’il a fait à son image. Pourquoi contredire l’œuvre de Dieu, en se montrant autre qu’il n’est ? Vos masques peuvent-ils lui plaire, disoit Tertullien, aux Comédiens ? Opus personatum, quæro quid Deo placeat. Il défend toute sorte de déguisemens, à plus forte raison celui qui défigure son image : Quantò magis imaginis suæ. Pourquoi ne voulez-vous pas paroître ce que vous êtes, ajoute S. Ambroise ? Cur videri non vis esse quod natus es ? car mentitis fœminam vel fœmina virum ? Tout mensonge est défendu de Dieu, celui de l’habit, des gestes, des actions, comme celui des paroles : Mendacium in verbo turpe, & idem in habitu. C’est tromper la foi publique, c’est démentir la nature, c’est une espèce de sacrilège abominable : Mendacium fidei, mendacium naturæ, sacrilegium abominabile. Les Payens ont tenu le même langage ; la raison le leur dictoit : Contra naturam vivunt qui commutant cum fœminis vestem. Senec. Epist. 123. Et Diogène Laërce, Vie de Platon, dit que c’est une chose aussi honteuse à l’homme de s’habiller en femme que d’aller nud dans les rues : Nudum in foro ambulans, aut uti veste muliebri. Il raconte que dans une partie de débauche Denys le tyran ayant voulu faire masquer les convives, pour danser (ce que nous appelons bal masqué) Platon le refusa absolument, au risque de la colère du Prince, ne voulant pas, dit-il, pour lui plaire, se dégrader à cet excès. S. Augustin ne lui est pas plus favorable. C’est une infamie, dit-il ; est-on homme ou femme après avoir fait ces ridicules changement ? Infames habentur ; nescio utrùm falsas mulieres vel falsos viros vocem. Soliloq. L. 2. C. 16. La plus grande raison du bien public, c’est d’écarter les dangers innombrables & l’extrême facilité de commettre toute sorte de crimes, sur-tout d’impureté, qu’occasionne, ou plutôt qu’assure par les méprises, les erreurs, le secret, la licence, l’impunité, les attraits confondus des deux sexes, un état où l’on n’est connu de personne, dit S. Ambroise : Ibi enim non servatur castimonia ubi non tenetur sexûs distinctio. Cette mode infame nous vient du libertinage des Grecs, Græco more influxit. Quel ridicule que l’homme s’habille en femme, qu’il se frise, se poudre comme elles, ait sa toilette, ses broderies, ses ornemens ! Crispans comam sicut fœmina infibulantur, &c. Qu’ils fassent donc les fonctions des femmes : Muliebria faciant, parturiant, &c. A peine le pardonneroit-on à des barbares qui suivent les modes de leur pays. La nature doit l’emporter sur la mode : Major est natura quàm patria. C’est encore un trait de luxure d’avoir des domestiques si élégans : Ad luxuriam derivandam qui calamistratos habent in ministeriis, &c. Pour ôter l’occasion du crime, dit Guillaume de Paris, de Legib. temp. C. 13. L’homme habillé en femme a un plus facile accès auprès des femmes, & la femme habillée en homme auprès des hommes. C’est même une occasion d’une infinité de mauvaise pensées que l’habit d’un sexe différent dont on est couvert, qui semble peindre le crime & l’offrir : Refricat memoriam, commovet imaginationem. Les masques causent la plus grande licence, dit Verdier du Privat, Diver. Leçons, L. 2. C. 19. Comme si tout étoit permis, si le vice n’étoit plus un péché quand la face est couverte. Le masque ne rougit point, les yeux du masque ne parlent point, aucune passion ne se montre comme sur le visage, on va par-tout tête baissée sans honte & sans risque.
Plusieurs autres raisons pouvoient concourir à faire cette défense. Dans tous les temps l’idolâtrie en a fait un grand usage dans ses cérémonies. Les fêtes de Cibèle, de Saturne, de Bacchus, de Mars, de Vénus, &c. se célébroient en masque. Pour offrir des sacrifices à Vénus, les hommes s’habilloient en femmes, pour en offrir à Mars, les femmes s’habilloient en hommes. Ils se présentoient ainsi devant les planètes de Vénus & de Mars. C’étoit l’habit de cérémonie de leurs Prêtres & Prêtresses. Les statues de ces Divinités étoient ainsi déguisées. Mars étoit habillé en femme, Vénus en homme. Leur théologie alloit plus loin encore. Comme la Divinité n’a point de sexe, les premiers idolâtres, embarrassés sur le choix, n’en donnèrent d’abord aucun à leurs Dieux, & puis les leur donnèrent tous les deux, pour mieux marquer la fécondité de leur puissance. Ils les firent hermaphrodites, & enfin les multipliant à l’infini, ils en firent des deux sexes : Eadem Venus mal æstimabatur & fœmina. Macrob. Saturn. L. 3. C. 8. Pour les représenter, leurs Prêtres jouoient ce double rôle d’homme & de femme par leurs déguisemens. Il y a encore des opéra où ce costume indécent a été observé dans les fêtes des Dieux, & ce déguisement est familier sur le théatre. C’est pour éloigner le peuple d’Israël de toutes ces horreurs, que Dieu lui avoit défendu les déguisemens. Cette raison n’est pas tout-à-fait vraie, l’idolâtrie Grecque & Romaine sont postérieures à Moyse. M. Huet, dans sa Démonstration Evangélique, prétend qu’elle n’est qu’une imitation défigurée de la religion des Juifs. Il faut donc remonter plus haut, & supposer, ce qui est très-vrai, que l’ancienne idolâtrie Egyptienne, Phénicienne, Syrienne, &c. Baal, Moloc, Dagon, Artaste, contemporains de Moyse, étoit aussi un monstrueux assemblage de mascarades, que les Grecs & les Romains ont imité. Ainsi les précautions que Dieu prit pour en préserver son peuple sont très-sages. On peut voir Seldenus, qui traite savamment cette matiere, & les Auteurs qu’il cite, de Legib. Hœbræor. L. 2. C. 17.
Guillaume de Paris, de Legib. sur le passage du Deuteronome, ajoute une raison qui quoique moins certaine peut avoir quelque chose de vrai. Les Payens, par une superstition ridicule, attachoient une sorte de charme, de talisman, aux habits d’un différent sexe qui avoient servi au culte des Dieux, quand on les portoit après les avoir fait ◀porter▶ à son amant ou à sa maîtresse. Les Payens étoient très-capables d’imaginer ces folies, & les Juifs de les imiter. Il étoit donc très-à-propos, pour les en préserver, de défendre absolument les déguisemens. Cet Auteur prétend encore qu’on se déguise au Sabbath, pour se livrer plus facilement à tous les désordres (ce que je ne garantis pas). Mais il est vrai, comme il le remarque, que quand on faisoit les cérémonies magiques les Magiciens & Magiciennes déguisoient très-souvent leur sexe, comme on le peut voir dans l’Ane d’Or d’Apulée, L. 1. L. 6. L. C’est delà qu’est venu le mot larva, masca, talamasca, ainsi que les appelle le Canon Nullus déjà cité, larvas damonum quas talamasca vocant. Le véritable mot Latin pour exprimer le masque de théatre, c’est persona, personatus, qui marque le visage qu’on prend pour jouer un rôle, & tendre la personne, le personnage qu’on joue. Le théatre a fait de l’art du déguisement une partie considérable de l’art dramatique, pour bien suivre le costume, qui caractérise la nation, le temps, le lieu, & s’approprier son habit. Le mot de larva qu’on emploie assez communément, signifie plus précisément les spectres, les manes errans, les revenans, les diables qui se montrent, &c. ce qu’on applique aux sorciers, aux sorcieres, sagam, lamiam, larvata, strigam, selon le Glossaire de Ducange sur ces mots masca, talamasca. Ces termes de mépris expriment quelque chose de hideux qui fait peut, comme les spectres, les vieilles sorcieres, ce qui est encore en usage dans le Gascon, uno masco ; c’est une injure, c’est-à-dire quelque chose d’horrible, qui fait peur, comme sont tous ces visages de carton qu’on emploie pour se masquer. Voyez les Origines de Menage, v. Masque, & tous les étymologistes. Quelques-uns ont tiré le mot de talisman de talamasca, mais sans preuve.
Pour moi, je pense que le vrai charme, le vrai talisman du déguisement de sexe, que le libertinage a travesti en culte & en superstition, c’est que les habits d’un différent sexe, quand on les manie, quand on les porte dans des dispositions criminelles, influent même physiquement dans l’impureté, excitent des sensations, des idées, des désirs, des mouvemens de lubricité dans ceux qui s’en couvrent, ou qui les voient, comme si la personne à qui ils appartiennent, étoit présente ; le feu impur qui s’allume naturellement, & que le goût, les discours, les gestes, l’imitation du sexe souffle, attise, sont le vrai charme. Ne sont-ce pas les personnes les plus impudiques qui aiment le plus les travestissemens, parce qu’ils y trouvent l’aliment de la concupiscence dans l’image de l’objet qu’ils aiment ? Les Dames Romaines, amoureuses de quelque Acteur, alloient dans sa loge baiser ses habits & s’en couvrir. L’expérience de ces honteux rafinemens avoit engagé les Payens, pour les autoriser, d’introduire les déguisemens dans les cérémonies religieuses de ces Dieux impurs dont tous les mystères, toute la religion n’étoit que l’impudicité consacrée. La sagesse, la sainteté de Dieu a voulu éloigner de son peuple une occasion si pernicieuse de superstition & de débauche. Quelques Auteurs ont ajouté, ce qui n’est pas sans vrai-semblance, que le mélange & la confusion des sexes dans la même personne étoit une invitation au crime abominable, si commun parmi les Payens, qui fit tomber le feu du ciel sur la ville de Sodome, comme si le sexe étoit prêt à tout & propre à tout, comme on disoit de César livré à toute sorte de débauche, à Bythinie & à Rome, C’est le mari de toutes les femmes, & la femme de tous les maris. Jetons un voile sur ces horreurs.
On donne à ce passage célèbre plusieurs explications savantes. Les Rabins prétendent que les habits d’homme interdits à la femme, ne sont que les armes, l’épée, le casque, le bouclier, &c. & le métier de la guerre. La défense de s’habiller en homme n’est que la défense d’être des amazones. Sans doute les exercices militaires ne leur conviennent point ; elles ne pourroient que déranger, amollir, intimider les armées, comme Cléopatre fit perdre à Antoine la bataille d’Actium. Leur pudeur seroit bien exposée au milieu des soldats, & la discipline bien peu écoutée avec des femmes. Les armées bien disciplinées n’en souffrent pas, & les Officiers qui ont la foiblesse d’en vouloir, les déguisent en hommes. Le mot Hébreu peut signifier des armes, & des habits : mais c’est trop borner la loi, & en faire une loi inutile. Il n’a jamais fallu interdire la guerre aux femmes ; elles ne peuvent en soutenir les travaux, en courir les risques : une femme guerriere est un phénomène. L’Abbé Rupert, & quelques autres, prennent cette loi dans un sens moral. Ne pas ◀porter▶ les habits d’homme, c’est pour la femme ne pas faire la maîtresse dans la maison, être soumise à son mari, & se borner au détail du ménage, à la quenouille & au fuseau, selon l’éloge que fait le Sage de la femme forte, ce qui est devenu une expression proverbiale. Pour l’homme, être mou, efféminé, livré au plaisir, au luxe, à l’élégance de la toilette, à la délicatesse du sexe, c’est devenir femme, c’est une vraie mascarade. Pour s’en moquer & les punir, on a quelquefois condamné à courir les rues, habillé en femme ; des Généraux d’armée ont fait distribuer des quenouilles à leurs soldats, pour leur reprocher leur lâcheté. Julius Firmitus, de profan. Religion. errorib. p. 6. dit des Prêtres efféminés de Vénus ; ils dégradent leur sexe par les ornemens des femmes, la délicatesse des habits, la frisure des cheveux : Effeminant vultum, sexum virilem ornatu muliebri dedecorant ; muliebriter exornant nutrites crines, delicatis amicti vestibus, vix caput lassà service sustentant. Je ne crois pourtant pas qu’une loi expresse y fût nécessaire ; le ridicule de la décoration, l’impossibilité de la soutenir long-temps, les qualités, les inclinations, les goûts différens que la providence a sagement départi à chaque sexe, qui l’enchaînent naturellement à ses devoirs, sont un préservatif suffisant contre ces excursions condamnables.
Mais voilà bien du sérieux. Egayons la matiere par quelques aventures de masque. Madame des Noyers nous les fournira, Lett. 21. Un jour que la Duchesse de Bourgogne devoit aller au bal, elle envoya dès le matin un carrosse à six chevaux à la Maison Professe chercher le P. le Comte, son Confesseur. Le Jésuite, surpris, lui demanda en arrivant par quelle raison elle vouloit se confesser dans un temps destiné à toute autre chose. La Princesse lui répondit : Non, mon Père, ce n’est pas pour me confesser que je vous ai mandé, mais afin que vous me dessiniez promptement un habit à la Chinoise ; vous avez été à la Chine, & je voudrois me masquer ce soir à la maniere de ce pays. Cet emploi étoit peu fait pour un Confesseur. Ce grave Missionnaire s’en défendit, & dit que les Chinoises étant fort retirées, il n’en avoit guère vu. Les Princes ne connoissent rien de difficile, il fallut obéir, & tracer la figure. On le renvoya, & on travailla à la mascarade.
Un Magistrat courut le bal habillé en diable. En se retirant il manqua sa maison, & frappa rudement à une porte. Il faisoit grand froid. Une grosse servante vint lui ouvrir à demi-endormie ; mais dès qu’elle le vit, elle referma la porte au plus vîte, & s’enfuit criant de toute sa force, Jesus, Maria. Il continua inutilement de frapper, & fut obligé d’aller chercher gîte ailleurs. En marchant le long de la rue, il apperçut de la lumiere dans une maison dont la porte n’étoit pas fermée. Il vit en entrant un cercueil avec des cierges tout au tour, & un Religieux qui s’étoit endormi en disant son Breviaire auprès du feu, & s’endormit aussi. Cependant le Moine s’éveilla, & voyant cet homme, il crut que c’étoit le diable qui étoit venu prendre le mort. Il fit des cris si horribles, que le Magistrat s’éveilla en sursaut, & s’enfuit tout épouvanté, croyant avoir le mort à ses trousses. Etant revenu de sa frayeur, il comprit que son habillement avoit causé tous ces embarras. Il s’en fut à la fripperie changer d’habit, & sut le lendemain que la servante étoit bien malade à cause d’une visite que le diable lui avoit rendue, & qu’on disoit dans le quartier que le diable avoit emporté M. N… ce que le Confesseur attestoit ; & ce qui y donnoit plus de créance, c’est que le pauvre défunt étoit Maltotier, profession fort suspecte pour l’autre vie.
Finissons par un trait singulier de la grossiere simplicité de nos pères, qui malgré son ridicule peut être de quelque utilité. Dans le vieux Recueil d’Arrêts d’amour, livre burlesque du seizieme siecle, fort inutilement orné d’un commentaire latin d’un savant Jurisconsulte, où l’érudition de toute espèce est prodiguée à pure perte, on trouve l’Arrêt 42. qui traite burlesquement la matiere de masquerie, suivie d’unu ordonnance comique. On introduit devant la Cour d’Amour le Syndic des Maris, qui porte juridiquement sa plainte contre les Masques, qui abusent de leur déguisement pour séduire les femmes ; & de l’autre part le Syndic des Masques, qui les défend, non pas en niant les faits, l’abus de masquerie est notoire, mais en faisant valoir les privilèges des Masques, à qui tout est permis. La Cour, après mûre délibération, prononce gravement son arrêt, met les parties hors de cour & de procès, confirme les privilèges de masquerie, & pour le faire plus authentiquement, renouvelle une ancienne ordonnance, qu’elle fait publier au son des tabourins, flutes, hautbois, violons, & autres instrumens de noces, par le Roi des Ménnétriers, ou autre premier Trompette d’amours sur ce requis, en tous festins, banquets & assemblées de Damoiselles qui se feront, & enjoint aux Maris de la garder. Cette bouffonnerie me paroît avoir un sens caché. Je pense qu’on a voulu faire vivement sentir les dangers & les désordres de la liberté des masques, par le portrait naïf qu’on en fait. Quoi qu’il en soit, on peut en tirer ce fruit, & c’est dans ces vues que je vais donner un extrait de ces pieces ridicules, dans le goût des siecles passés. J’en conserverai les expressions, pour le mieux mettre sous les yeux.
Arrêt de la Cour d’Amours.
Pardevant le Conservateur des privilèges d’amours octroyés aux Masques s’est meu procès, entre le Syndic de la Communauté & Collège des Maris ombrageux, demandeurs, d’une part, & les amoureux fréquentant les masques, défendeurs, d’autre. Disent les demandeurs que combien que de droit commun les Maris soient en bonne, pleine & paisible possession de leurs femmes, & puissent se départir des compagnies à l’heure que bon leur semble, & fermer leur porte quand l’ombrage & la fantaisie les prend, & disposer de leurs femmes, comme chacun est modérateur de sa propre chose, contre tous exempts & non exempts, privilégiés & non privilégiés, néanmoins les masqués, sous couleur de privilèges tels quels, commettent chacun jour plusieurs abus contre ladite possession, au grand travail, mal de tête, fâcherie & molestation des maris ; que quand les maris sont assemblés en compagnie avec leurs femmes & damoiselles les défendeurs arrivent enmasqués, s’emparent des damoiselles, les reculent, les mènent chacun la sienne dans un coin, les confessent à l’oreille, dansent l’une après l’autre, & dès qu’ils l’ont prise ne la laissent jamais jusqu’à minuit & plus tard, sans qu’il soit possible leur faire guerpir la place ; & cependant demeurent les maris chiffrés & lourchés, & gardent les mules, tandis que mes mignons triomphent, & sont en danger des marchands & marchandises, qui est la fortune que plus ils craignent ; & si d’aventure ils appellent leurs femmes, ils sont nommés jaloux. Et si les masques avoient le privilège de deviser avec les damoiselles secrettement & en conseil étroit, il devroit être limité à deux demi-heures, l’une pour danser & baller, l’autre pour causer & deviser ; que s’ils sont bons harangueurs, il n’y a chose qu’ils ne dépêchent en demi-heure. En outre abusant de leur privilège, les masques supposent le nom d’autrui, soi-disant Princes, qui est un entregent abusif, & crime de faux qui tourne à la déception des damoiselles, lesquelle se décèlent à eux, pensant qu’ils sont ce qu’elles supposent, sont pareillement les maris déçus ; que les masques, par les propos qu’ils tiennent aux damoiselles, les dégoûtent de leurs maris, leur mettent la gloire par leurs flatteries, qui est cause que quelquefois il y a de l’âne & de la mule aux femmes ; que les masqués entrent avec nombre de varlets qu’on ne connoît pas, qui font désordre à la cuisine, sur la chambriere & sur les vivres, &c. qu’ils sont embâtonnés, garnis d’épées & de poignards en leurs brayettes, en sorte que la force est devers eux, & les maris ne sont plus maîtres on leur maison, leur disent des paroles outrageantes, & commettent plusieurs autres grands abus. Demandent que défenses soient faites aux compagnons de la masquerie, momerie & braquerie, de ne plus uses de telles voies de fait, & empêcher les maris, sous peine d’être privés de leurs privilèges, & d’être déchus de leur droit, action, raison & poursuite, en la bonne grace & faveur des damoiselles, avec dépens.
De la part des défendeurs fut dit au contraire que de tout temps & ancienneté, par la grace, pleine puissance, science & autorité d’amours, plusieurs beaux & grands privilèges, franchises, libertés & immunités avoient été accordés, à ce que les suppôts de la masquerie pussent plus franchement vaquer, étudier & profiter en la faculté & art d’aimer ; qu’ils sont notoires, ont été publiés & enregistrés en la cour & en tous les sieges d’amours ; qu’il s’en fait tous les ans lecture ès grands jours des Rois & Carême-prenant, & font passés en forme de coutume immémoriale ; par lesquels leur est permis d’être braves, emplumés, déguisés, découpés, musqués, masqués, parfumés, en tel habit & tonsure, entrer ès festins, banquets, danses, & toutes assemblées de damoiselles, y amener tabourin, de choisir telle damoiselle que bon leur semble, de disputer avec elle de l’art d’aimer, circonstances & dépendances, la mener en un coin, lui remontrer qu’il est son serviteur, qu’il désire son amour, & user de telle instruction, mémoires & remontrances qu’il croit devoir servir à cela, & ce au vu & su des maris & de tous autres ombrageux, tant & si long-temps que bon leur semble, sans que le mari leur puisse ni doive donner aucun trouble ni empêchement, d’être rêveur ou fâcheux. Lesquels privilèges servent de réponse au droit commun des maris, parce qu’un privilege spécial déroge au droit général ; que les maris ont assez de temps, voire quelquefois plus qu’ils n’en veulent, d’entretenir leurs femmes dont souvent ne font pas grand compte, &c. Que plusieurs femmes & filles, qui ne sont formées ni savantes, par le babil & entretien des masques, usage & exercice de causer avec eux, esquels consistent tous arts, sont apprises, deviennent savantes, gentilles, galantes ; pareillement plusieurs jeunes levrons fréquentent les masqués, apprennent à deviser & bien parler, se façonnent, acquierent de l’esprit, deviennent serviteurs des dames. La masquerie leur sert de curée ; que par le moyen des masques se brassoient & marchandoient plusieurs bons mariages, parce que les masqués, après avoir entretenu une fille, & connu sa bonne grace & son savoir, la font demander, toutes lesquelles choses cèdent au profit & décoration de la chose publique. Qu’à l’égard des deux demi-heures pour toute danse & divertissement, leur privilège ne fixoit le temps, & ne devoient les privilèges être restraints, mais plutôt élargis : choses favorables sont ampliées, & les odieuses amoindries ; qu’on leur seroit souvent fraude par les maris parties adverses & infestes, & seroient obligés de ◀porter▶ une horloge de sablon sur le buffet, ce qui seroit cas absurde & ridicule ; que quelquefois il est permis de déguiser son nom, quand le mari s’approche, tournoye, s’enquiert qui il est, pour éluder ledit mari ombrageux ; que le masque de sa nature est sujet à déguisement ; quand aux varlets & bâtons, protestent les défendeurs de nulle vouloir injurier, mais les ◀portent pour eux défendre par la ville de ceux qui voudroient les détrousser ; que l’épée vêtue de velours a bonne grace avec le masque, &c. Partant conclud.
Ordonnance sur le fait des Masques.
Pour le bien & utilité publique, franchise & liberté commune, il est permis à toutes gens d’aller en masque, fors & excepté les gens de basse condition, auxquels le masque est défendu, si ce n’est d’aller en masque de papier, robes retroussées, & barbouillées de farine ou de charbon. Les jeunes gens qui viennent de la fournaise, qui de nouveau se mettent au monde, ne se doivent masquer sans avoir avec eux quelque ancien compaignon masquier, exercité aux faits d’amour, pour les duire & apprendre la conduite qu’ils doivent tenir envers les Damoiselles. Les nouvellement imprimés Masqués ne doivent s’adresser de plein bond & premiere arrivée aux apparentes Damoiselles, mais par degrés doivent premierement faire la cour aux Damoiselles des Damoiselles, puis aux autres filles, & après avoir tenu ce train par un an ou deux, se poutront adventurer & se jeter sur les Damoiselles apparentes & bien honnêtes, pour ce que le masque est chose très-utile pour exerciter les gens au fait d’amours. Voulons les Masques être en tout & par-tout favorisés & traités en toutes graces & honneurs. Est expressément enjoint à toutes personnes qu’il aient à donner, confort, aide & faveur à tous les Masques, leur ouvrir la maison, sans les faire songer à la porte, sans faire dire qu’on n’y est pas, qu’on est couché, & faire céler, absenter & retirer leurs femmes & filles par l’huis de derriere. Iceux Masques en salles entrés, seront tenus tous les assistans non masqués quitter la place & les Damoiselles, pour les mener danser & deviser à part, ainsi que bon leur semblera. Pendant que les Masques danseront ou entretiendront les Damoiselles, est étroitement défendu aux Maris & amis n’empêcher les Masques en leur parler, les écouter, en approcher, regarder, ou faire signe aux Damoiselles de se retirer, encore moins entreprendre de les emmener. Ne feront aucun signe ou apparence d’être matris & fâchés ; pourront se retirer chez eux, sans qu’ils puissent laisser de ces vieilles nommées faux dangers, pour contrôler & leur faire aucun rapport. On commencera d’aller en masque depuis la S. Martin jusqu’à la sainte semaine, & non depuis, si ce n’est aux noces ou festins solemnels, pour faire honneur au maître de la fête, & n’iront point masqués le jour, si ce n’est la veille & le jour des Rois, les jours de Carême-prenant & à la mi-Carême. A tous Masqués est donné la liberté d’entrer ès maisons, & jouir de leurs privilèges ; mais n’auront pour danser & entretenir les Damoiselles qu’une heure, & icelle finie, seront tenus de se retirer ou se démasquer ; & seront tenus les maîtres & Maris, & autres assistans, de les remercier de leur visitation & honneur qu’ils ont fait. Et a semblé à la Cour le temps d’une heure suffisant pour donner à entendre leur vouloir & affection à la Damoiselle. Leur est enjoint de non user de paroles perdues, mais doivent du beau premier bond entrer en matiere d’amour, si ce n’est aux vieilles & anciennes, auxquels on pourra parler de la journée de Mont-l’héri ou de la mort du Connétable, & s’ils ne peuvent, pour les difficultés des Damoiselles, parachever dans l’heure les propos, pourront remettre au lendemain, ou prendre autre assignation. Tous Masqués doivent pour l’honneur des maisons où ils vont, mener un tabourin ou haut bois, ou pour le moins vielle. Est défendu aux Masques de prendre le nom d’autrui, mais leur est permis contrefaire leur langue, & mentir tant que bon leur semblera. Est expressément défendu à tous Maris de n’aller masqués pour entretenir leurs femmes, & essayer leur prudhomie, feignant d’être quelqu’un duquel ils sont en doute, pour obvier aux grands inconvéniens & ruine de l’état de Masque. Est enjoint à tous les sujets d’amours de garder & entretenir la présente ordonnance, sans l’enfreindre en aucune maniere. Permis à tous Masqués de prendre toutes les libertés qu’ils pourront, sauf aux Damoiselles leur défense au contraire, sans user les uns envers les autres d’aucunes paroles rigoureuses. Quand ils entreront dans la chambre, s’il y a des Damoiselles qui jouent, elles laisseront le jeu, pour danser & deviser avec les Masqués ; si elles sont en perte, & que les Masqués vousissent les rembourser, elles seront tenues de quitter pour eux ; si elles gagnent, elles pourront quitter pour deviser avec eux, sans être réputés couper la queue. Et pour ce que sont avenus plusieurs inconvéniens au moyen de la révélation des Masqués, par les Ménétriers & joueurs d’instrumens, qui les connoissent par leur accoutrement, marche, maniere de danser, & autres indices, est défendu aux Ménétriers de les découvrir, sous peine de fraction de leur tabourin, & brisement de fluttes sur leur tête, & de mille buffes. Est défendu à tous Marchands de drap, soie ou laine, chapeliers, brodeurs, plumaciers, valentins, vendeurs de masques, de ne refuser & bailler à crédit leurs denrées aux Masques depuis la S. Martin jusqu’à la sainte semaine, en baillant par les Masques leur grivelée ; lequel temps passé, s’ils ne payent le prix convenu, ils seront privés des privilèges de masquerie, & déclarés inhabiles de jamais masquer, & permis aux Marchands de les poursuivre par placards, cadelures, & autres voies dûes & raisonnables. Lecta, publicata & registrata in Parlamento Amorum, audito Procuratore Generali, in vigilia Regum, ann. 1541. Signé, Pamphili.