(1769) Réflexions sur le théâtre, vol 8 « Réflexions sur le théâtre, vol 8 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE HUITIEME. — CHAPITRE III. Réformation de l’Abbé de Blesplas. » pp. 55-81
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(1769) Réflexions sur le théâtre, vol 8 « Réflexions sur le théâtre, vol 8 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE HUITIEME. — CHAPITRE III. Réformation de l’Abbé de Blesplas. » pp. 55-81

CHAPITRE III.
Réformation de l’Abbé de Blesplas.

Le livre de l’Abbé Gros de Besplas sur le bonheur public est l’ouvrage d’un adorateur des Grands. Soit qu’il ait reçu quelque ordre de le composer, soit qu’il n’ait écouté que son goût ou son intérêt, cet éloge perpétuel des Grands, souvent avec fadeur, presque toujours avec excès, les met, comme des Divinités, si sort au-dessus des atomes qui naissent dans la foule des êtres, qu’on ne peut les voir qu’avec admiration & frayeur. Ils font tout le bien & tout le mal du monde ; le vice & la vertu, le bonheur & le malheur public & particulier, sont dans leurs mains ; avec une puissance sans bornes. Un clin d’œil de leur part fait rouler la machine ; sur tout au théatre, sur lequel il parle avec enthousiasmé. Il y a de bonnes choses dans ce livre, des vues utiles, de bons principes ; la religion & la vertu s’y font par-tout sentir. L’Auteur est un homme de bien, & un homme d’esprit, mais trop ébloui de l’éclat, de l’élévation, de la splendeur (terme favori) des Dieux de la terre. Son style boursouflé est celui d’un homme extasié, hors de lui-même, qui ne voit, n’entend, ne connoît que la grandeur, à qui il rapporte tout, comme à son principe & à son centre ; toujours monté sur le ton de dignité, toujours bouffi dans ses expressions, il ne laisse pas respirer un moment. On ne voit par-tout que ces mors, qui font la moitié du livre, grandeur, noblesse, rang, élévation, splendeur, illustration, tige, ayeux, auguste, illustre, sublime, &c. enchassés à chaque ligne, comme dans nos opéras ces mots, amant, chaînes, fers, feux, flammes ; charmes, appas, &c. ou comme les Poëtes bucoliques, des ruisseaux, des oiseaux, des poissons, des moutons, &c. Mais tout cela n’est point de notre objet, nous nous bornons à ce qu’il dit sur le théatre.

Voici son systême. Il faut conserver le théatre, il est lié à l’ordre & nécessaire ou bonheur public ; mais il y a des abus, il faut les réformer, & c’est aux Grands à faire cette réforme. Elle leur est facile ; un signe d’approbation, & tout est fait. Il ne dit pas (oseroit-il le dire ?) qu’il faut commencer par les réformer eux-mêmes, qu’ils sont la principale cause de la corruption du théatre. Non, quels qu’ils soient, ils n’ont qu’à dire : Dixit, & facta sunt. C’est assurément faire maladroitement leur éloge, car s’ils sont si puissans, pourquoi le théatre a-t-il été toujours & par-tout, pourquoi est-il encore si dépravé ? Quelle indifférence pour le bonheur public ! Je doute fort que son livre leur donne plus de zèle ; certainement depuis qu’il a paru il ne l’a pas fort échauffé. On ne sait pas ce qu’il pense, & je doute qu’il soit lui-même bien décidé. Il dit du bien & du mal du théatre ; il en prononce la condamnation, & en fait l’apologie ; il l’accuse des plus grands désordres, & l’élève jusqu’aux cieux ; il le croit une source de vice, & il le dit lié & nécessaire au gouvernement ; une occasion de péché, & un amusement honnête. Embarrassé entre la vérité qui l’accable, & la faveur qui l’entraîne, il ne peut résister à l’évidence, ni se résoudre à déplaire à ses protecteurs, qui tous ont la fureur du théatre. C’est bien là qu’on peut dire, on ne peut servir deux maîtres, & concilier Dieu & le monde.

Malgré cette perplexité, la faveur l’emporte ; l’apologie, ou plutôt l’éloge domine. Selon lui, la plupart des hommes ont regardé le théatre comme étroitement lié à l’ordre public. S. Charles corrigeoit de ses propres mains les pieces qu’on y jouoit. Richelieu s’occupa de le réformer (nous l’avons vu, L. 3. C. 3.) ; Fenelon avoit les mêmes idées. Les Saints, les politiques, les sages ont cru qu’il méritoit une attention particuliere du gouvernement. Ce mélange de vrai & de faux est un paralogisme. S. Charles n’a jamais approuvé, il a toujours condamné le théatre ; il a écrit, il a prêché, il a fait prêcher contre. Il a fait tout ce qu’il a pu pour l’abolir à Milan. N’ayant pu réussir, il demanda que du moins on corrigeât les pieces, & qu’on n’en représentât aucune qui n’eût été approuvée du Censeur (comme on fait à Paris). Pour rendre le Censeur plus attentif, il les corrigeoit quelquefois lui-même. C’est ainsi qu’à Rome, à Naples, à Florence, &c. on a fait des règlemens de police pour les lieux publics, où l’on tolère les femmes de mauvaise vie. Est-ce approuver la prostitution ? Qui a jamais douté que le théatre ne soit un objet très-important de l’attention du gouvernement ? Puisque c’est une école du vice & un piege des plus dangereux pour la religion & les mœurs, le gouvernement devroit se débarrasser de ce soin, & le supprimer. Mais s’il le tolére, il ne peut y veiller de trop près. Il l’a souvent fait. On trouve dans tous les temps & tous les pays une foule d’ordonnances, de règlemens, d’arrêts, de canons portés pour le contenir, qui tous n’ont abouti qu’à retrancher pendant quelque temps les grossieretés outrées, à élaguer quelque branche de cet arbre pourri, mais à laisser subsister la racine, le tronc, les principales branches, ce qui n’a servi, comme dans les ardins où l’on a soin d’émonder les arbres, qu’à le mieux nourrir, à le rendre plus touffu, & lui faire porter plus de mauvais fruits. Voilà ce qu’ont dit & pensé depuis deux mille ans les Saints, les sages, les politiques.

Le théatre est étroitement lié à l’ordre public, comme la gangrenne est liée au corps qu’elle dévore, puisqu’il n’y a rien qui trouble plus le bon ordre que l’irréligion & le vice qui en sont les fruits les plus ordinaires. Mais que signifient ces grands mots ? veut-on dire que le bien public exige qu’on le conserve, qu’on ne pourroit l’abolir sans troubler l’ordre ? Ce seroit une erreur grossiere. Voici un trait vrai qui lui échappe & le démontre : La chûte de l’Empire Romain, préparée peut-être par le théatre, n’a-t-elle pas bien vengé les bonnes mœurs ? Il n’y a point là de peut-être. Le théatre, en corrompant le citoyen, a énervé la valeur par la mollesse, diminué les forces, altéré la santé par la débauche, & la discipline par la dissipation. Les barbares n’ont plus trouvé de résistance : Sævior armis luxuria incubuit victumque ulcissitur orbem. Un crime a puni un autre crime ; la chûte de ce grand empire les a punis tous les deux. M. Gautier vient de donner un très-bon livre : Vies des Empereurs Tite, Antonin, & Marc-Aurèle. Il avance, comme une maxime : Ce Prince convaincu que ce n’est point à la philosophie à prescrire au peuple ses amusemens, ne songea point à leur enlever le spectacle, quoiqu’on l’en soupçonnât ; mais il en modéra la dépense, & réduisit à une somme modique les appointemens des Comédiens. Il convient pourtant que les Comédiens, & autres gens de plaisir, perdirent Lucius-Verus, & le firent tomber dans les plus honteux excès. La perte d’un Empereur, la chûte de tout l’empire, causée par le théatre, sont-ils des objets auxquels la philosophie doive être indifférente ? Si elle ne prescrit pas au peuple les amusemens, elle doit au moins lui retrancher ceux qui le perdent, lorsque réunie à l’autorité souveraine, comme dans Marc-Aurèle, elle peut tout ce qu’elle juge convenable. La suppression des dépenses énormes qu’on faisoit pour les Comédiens, étoit un moyen d’abolir peu à peu le théatre. Il seroit bien efficace parmi nous, où les dépenses sont d’autant plus ruineuses, que des particuliers (des grands, des nobles) en font la plus grande partie. Ils suppléèrent à Rome à ceux que le Prince avoit retranché, ils n’y suppléroient pas moins parmi nous.

M. Besplas en finissant, dit un mot, sans les approuver, de trois fameux Auteurs qui ont fortement combattu le théatre, Bossuet, Nicole, & le Prince de Conti, dont aucun n’a imaginé sa réformation, non plus que cinquante autres qu’il a pu voir dans le catalogue qu’il cite. L’expérience de deux mille ans fait toucher au doigt la chimère de ce projet. Il y ajoute M. de Fenelon, dont il croit pouvoir tirer parti, parce que dans sa Lettre à l’Académie il propose ses vues sur la perfection de la poësie dramatique. Mais c’est confondre le littérateur, qui parlant à l’Académie, n’envisage que la perfection de l’art, & propose ses réflexions littéraires sur les défauts & les beautés des pieces, comme nous faisons dans tout le cours de cet ouvrage, sans avoir jamais voulu approuver le théatre, ni cru possible de le réformer. On confond, dis-je, le littérateur avec le Chrétien, le Prélat, le sage, qui pense aux intérêts de la Religion & des mœurs. Jamais ce grand homme n’accorda son suffrage au spectacle. Il ne parle pas dans son Télémaque de sa conservation, de sa réformation, quoiqu’il y traite de toutes les parties du gouvernement, de tous les objets de l’ordre public. Il dit au commencement de cette Lettre Académique : Je ne souhaite pas qu’on perfectionne les spectacles, où sont représentées toutes les passions pour les allumer. Dans son Instruction pour les jeunes filles, il ne néglige rien pour les en éloigner. Sa haute piété, le caractere particulier de cette piété, portée à une sorte d’excès, figureroient mal avec le goût du spectacle. M. Besplas peut retrancher ce Prélat du nombre de ses partisans, & le mettre au rang de ses adversaires.

Il veut à toutes forces donner une origine sacrée au théatre : La poësie dramatique a pris sa source dans la religion ; les Philosophes, les Théologiens voyant le goût des peuples pour les spectacles, en donnèrent des règles : voilà sa premiere origine. Mais si les peuples avoient déjà du goût pour les spectacles, si on les perfectionna, il en existoit donc ; ce n’est pas sa premiere origine. Marchant sur les traces des Grecs, qui l’avoient en si grand honneur, le regardoient comme une partie essentielle de l’administration publique, y avoient proposé une Magistrat. C’est un panégyrique complet. Le théatre Grec est un modelle qu’on nous exhorte d’imiter. Il étoit dans la perfection où on le désire ; le vice y étoit puni, la vertu triomphante. Il a dû opérer des miracles de vertu ; les Grecs étoient des Saints à canoniser. Cependant qui ignore que c’étoit le peuple le plus corrompu en tout genre, jusqu’à faire rougir la nature ? Si c’est là le fruit que doit produire le théatre réformé, Dieu nous préserve de ces merveilles. Les Romains avoient la même estime du théatre, ils reconnoissoient sa puissante influence sur les mœurs. Dieu nous préserve encore des puissantes influences du théatre sur les mœurs des Romains, puisque son établissement à Rome fut l’époque funeste de leur décadence, comme le craignoit Scipion Nasica & le Sénat, qui le fit détruire, brûler les sieges, vendre les décorations & les habits. Peut-on démentir l’histoire, & se jouer des lecteurs, jusqu’à dire que les Romains estimoient le théatre ? Jamais peuple ne l’a plus méprisé ; il a porté des loix qui subsistent encore pour déclarer les Comédiens infames, & Laberius, Chevalier Romain, se crut déshonoré pour avoir été forcé d’y monter une fois. Les Comédiens ont été vingt fois chassés de Rome par les Empereurs. V. L. 2. L. 3. 3. Les Romains connoissoient son influence sur les mœurs. Sans doute, c’est parce qu’ils la connoissoient & qu’ils l’éprouvoient, qu’ils méprisoient souverainement cette école publique de libertinage. Ils y couroient en foule, parce que la corruption des mœurs étoit extrême, comme ils couroient en foule aux Courtisannes, sans estimer l’un plus que l’autre. Les Censeurs à Rome, pour conserver les mœurs, avoient demandé les spectacles. Ils avoient bien raison d’avoir la plus grande inquiétude sur un si grand danger pour les mœurs, & de vouloir y veiller par eux-mêmes. Mais s’il étoit si parfait & si utile, pourquoi cette inquiétude ? Ils n’avoient qu’à l’admirer & le favoriser. Mais que signifie cette demande des Censeurs, dont aucun Historien ne fait mention, fort inutile, puisque la surintendance sur tout ce qui appartenoit aux mœurs, étoit l’appanage de leur charge. Voudroit-on nous faire entendre qu’ils avoient demandé l’introduction ou la conservation du théatre, eux qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour l’abolir ? Voilà leur véritable demande, jusque-là que Pompée voulant bâtir le lien, craignit que les Censeurs ne lui en fissent un procès, & pour se soustraire à leur sévérité, il y bâtit un Temple à Vénus, lui consacra son théatre, & en fit ainsi un lieu religieux qui étoit soumis aux Pontifes.

L’Abbé d’Aubignac, Auteur estimable (ce n’est ni sa pratique ni ses pieces de théatre qui l’en ont rendu), fait sentir comment la scène peut être l’école des mœurs (il faudroit pour cela bien de l’éloquence). Il en prédisoit la chûte, voyant-la liberté qui s’introduisoit au théatre. Il a été Prophète. C’étoit pourtant le règne de Richelieu, qu’on donne pour réformateur du théatre. Manquoit-il de puissance, de richesse, de splendeur ? Comment y laissoit-il introduire la licence ? Le théatre fut très-licencieux, témoin les pieces de l’Abbé Boisrobert, son favori, qu’il eût dû réformer le premier. Mais non, il ne l’introduisit pas, elle étoit plus ancienne que lui. Mais il ne s’embarrassa guère de la réprimer. Si on attend la réformation des Grands, la licence peut être tranquille. On conserve la musique, contre le sentiment de Fenelon, autre pourtant que les voix luxurieuses de l’opéra, les sons attendrissans de Lulli, qui ne sont bons qu’à réchauffer les lieux communs de morale lubrique. Il conserve la danse des hommes, mais ne permet pas celle des femmes. Chimère en France, qui souscrira à cette réforme ? Ce ne seront point les Grands, chez qui la danse des femmes & avec les femmes fait une partie si essentielle de la belle éducation. A dieu donc le bal & les masques ; qui court le bal plus que les Grands ? qui le donne que les Grands ? ne sont-ils pas d’étiquette à la Cour ? Et c’est des Grands qu’il attend la réformation ! Mais il espère que quelque beau génie conciliera le goût de la nation & les mœurs. Le génie de quelque Grand, sans doute ; il n’y a que lui qui puisse faire un accommodement si difficile, puisque le goût de la nation & le goût des Grands est précisément le goût des mauvaises mœurs, & de tout ce qui les entretient, sur-tout le théatre & les femmes. Toutes les passions dans la réforme pourront se montrer à découvert (ce sera quelque chose de bien édifiant), excepté l’amour, car même l’extrême circonspection avec laquelle il s’y montreroit, seroit un piege de plus pour les cœurs innocens. Qui signera l’arrêt de son bannissement ? sera-ce les Grands, qui entretiennent des Actrices ? Génies sublimes, si vous appelez toujours ce funeste amour, au moins soyez chastes & austères en le peignant. Rien n’est plus plaisant que cet éloge des Auteurs licencieux à la tête de la priere lamentable qu’on leur fait à genoux. Ces versificateurs sont-ils aussi des grands ? Ce ne sont point les génies qui sont licencieux, & qui ont besoin d’obscénité, Poisson, Dancour, Collet, Vadé, &c. voilà des génies bien sublimes ! Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, ne sont point obscènes. Comme il flatte & caresse des gens qu’il faut chasser ou mettre en prison ! que le génie courtisan est rampant ! Au reste il leur demande une chose impossible, qu’ils donnent à l’amour un caractère rude & farouche qui inspire la terreur, & non l’attendrissement. L’amour même malheureux, même sauvage, comme celui d’Hypolite dans Phedre, n’est jamais rude & farouche ; il inspire l’attendrissement, non la terreur ; il humanise, il adoucit tout au milieu même des malheurs qui le suivent, à moins que ce ne soit quelque brutal, quelque fou, quelque ivrogne, qui, comme dit si joliment M. de S. Lambert, Poëme des Saisons, mais c’est quelque tigre, quelque ours, ce n’est pas de l’amour.

Il caresse en grondant son amante en furie ;
Il semble en jouissant menacer la nature.

Voici des raisons puissantes, dit-il, pour la conservation du théatre : Il faut que nos Souverains se montrent au peuple. Comme s’ils ne pouvoient se montrer que dans une loge où on ne les voit pas à demi, dans un temps où on est attentif à la scène plus qu’à eux. S. Louis, & tant d’autres, ne se montroient-ils pas au peuple sans théatre ? Qu’il y ait un spectacle où ils puissent assister sans danger. A qui s’adressent ces paroles ? qui est plus maître que le Souverain du choix des spectacles, & d’en écarter les dangers ? Un mot lui suffit. Se croit-il assez foible pour ne pas connoître le danger, le souffrir pour son peuple, & lui-même s’y exposer ? Veut-on lui donner un Mentor, chargé de veiller sur lui ? Son Confesseur fera pour les spectacles comme son Médecin pour les repas, qui fait ôter les plats dangereux pour sa santé. Sans quoi la religion sera forcée de l’accuser. Il faut donc l’abolir. Doit-on souffrir dans l’Etat quelque chose de dangereux pour la personne du Souverain ? Les sujets ont besoin de délassement. Ce ne sont pas au moins ceux qui fréquentent les spectacles qui ont besoin de se délasser de leurs travaux ; ils ne font rien de toute la journée ; la toilette, les repas, le jeu, le cercle ; voilà de grandes fatigues. L’Artisan qui travaille, n’y va pas ; le Magistrat, le Médecin, l’Avocat, l’Homme d’affaires, occupé de sa profession, le Père de famille, qui élève ses enfans, n’y vont guère. Qui donc se délasse au théatre ? On n’y va que pour satisfaire sa passion. Voilà un délassement bien important à l’Etat ! Les cercles des sociétés ne suffisent pas, il y règne trop de frivolité & d’ennui. Comme s’il y avoit moins de frivolité au théatre, si ce n’étoit pas lui qui inspire la frivolité. C’est grand dommage ; il faut des joujoux aux enfans. Ils savent bien s’en donner avec les Actrices, au jeu, en circulant de maison en maison. Qu’ils prennent une profession, qu’ils se marient, qu’ils remplissent leurs devoirs, il n’y aura plus d’ennui, ils ne seront plus à charge à l’Etat & à eux-mêmes. Il est singulier que pour une poignée de fainéant, qui ne veulent rien faire, ni être rien dans la société, il faille que le public entretienne des théatres, & mette les mœurs dans le plus grand danger. Quelle ressource a un citoyen délicat sur le choix des plaisirs, a une mère vertueuse, a une fille jeune & décente, que le théatre ? Belle ressource en effet ! Je crois qu’il va pleurer pour demander le théatre. Ces plaintes, ces ressources sont pitié. Les étrangers, les hommes de toutes les nations qui abordent à Paris en ont besoin. Les provinces pourront donc se passer de théatre ? Quelle hyperbole ! Il vient à Paris des gens de quatre ou cinq nations voisines, & en assez petit nombre ; est-ce là l’univers ? Les étrangers qui abordent à Paris sont des gens de province qui viennent y chercher le bon air, y prennent la corruption, & retournent infecter leur pays. Voici une tirade vraie & bonne : Les étrangers, après avoir puisé au théatre nos passions nationales, & les ajoutant à celles de leur propre cœur, vont se précipiter dans l’abyme du luxe, du faste, enfin dans le désordre le plus déplorable & le plus ruineux. Le faux politique n’y voir qu’un or, dont il prétend que l’Etat s’enrichit ; mais les vices que cet étranger rapporte dans sa patrie n’influeront-ils pas un jour sur votre commerce, vos alliances, vos guerres ? Les mœurs des peuples sont comme les mers qui communiquent par les canaux souterrains ou par les détroits, les étangs, les fleuves, &c. Je ne pense pas que le théatre influe sur les alliances, les guerres, le commerce, que de bien loin, en tant que corrupteur des mœurs, il rendroit plus injustes, plus efféminés les Princes, les Ambassadeurs, les Commerçans. Mais la réflexion est très-juste ; il jette dans l’abyme du luxe, du faste, des folles dépenses, du libertinage, le citoyen & l’étranger. Ne fît-il qu’inspirer son goût, & le répandre dans tout le royaume & toute l’Europe, ce seroit une grande plaie au bien public. Mais s’il corrompt si rapidement un étranger qui ne fait que passer, quel affreux ravage fait-il dans le citoyen qui y passe sa vie ?

Le dévouement du Héros de Calais a remué tous les cœurs de la nation Qu’en conclure ? Parce qu’il y a une bonne piece entre mille, faut-il le maintenir ? Mais non, cette piece, applaudie à Paris, à la Cour, à Calais, n’a fait aucune sensation dans les provinces. Elle a beaucoup valu à l’Auteur, mais on ne la joue plus, & elle est devenue ridicule depuis qu’on a découvert que le prétendu Héros, Eustache de S. Pierre, s’étoit donné au Roi d’Angleterre, & en avoit été récompensé par le gouvernement même de Calais. Socrate assistoit au théatre avec les sages de la Grèce. Ce ne sont pas au moins les sept sages ; ils ont vécu en différens temps & en différens lieux ; ils ne tenoient pas compagnie à Socrate. Le théatre devoit être donc alors bien parfait, un modèle à suivre. Cependant c’est alors que le théatre étoit le plus licencieux en tout genre : témoin les comédies d’Aristophane, dont il nous reste une partie ; témoin ce même Socrate qui fut bien payé de son assistance, puisqu’il y fut joué dans les Nuées de la maniere la plus indécente, ce qui prépara l’arrêt de sa mort. Y pense-t-on d’autoriser la scène par de pareils exemples, & d’avancer que le spectacle auquel assistoit Socrate avec les sages de la Grèce donnoit des leçons à la vertu austère ? Si c’est la réforme que nous devons désirer, l’ouvrage est déjà parfait, les Grands ont produit ce chef-d’œuvre. Je garantis que la foule des spectateurs les remerciera. Les comédies Atellanes étoient très-mesurées, les jeunes gens ne souffroient pas que les Acteurs publics y jouassent : Juventus ab histrionibus pollui non est passa. Le Sénat Romain fut moins indulgent, il défendit les Atellanes. C’étoient en effet des farces très-libres & très-satyriques. Les jeunes gens de famille qui les jouoient n’y souffroient pas des Acteurs publics, qui étoient infames. Mais les pieces n’en valoient pas mieux. Riccoboni a raison de les appeler licencieuses. Les Comédiens viennent peu sur les théatres de société, & ils sont surement plus libres que le théatre public. La comédie n’a point une origine sainte ; son origine n’est que le libertinage. Quel Saint que Thespis, son inventeur, qui barbouillé de lie sur un tombereau, couroit la campagne avec des ivrognes ! Si c’est là une école de bonnes mœurs, qu’est-ce qu’une école de débauche ?

Le goût de la nation & des Auteurs est tourné presque totalement au tragique. Je ne sais où il l’a trouvé. C’est certainement tout le contraire. De trois théatres de Paris, les Italiens ne donnent jamais de tragédie. Les Opéra se passent presque tous en fêtes & divertissemens, & dans le petit nombre de tragédies qu’ils donnent, le chant, la danse, les décorations éteignent tous les sentimens tragiques. Les François jouent beaucoup plus de comédies que de tragédies, & toujours après la piece il faut une petite comédie pour délasser de la grande. Il y a dans les Auteurs vingt comédies pour une tragédie. M. de Basplas vit peu dans le monde, sans doute ; je l’en loue, c’est son état. Mais on lui fournit de mauvais Mémoires. La scène en bannissant l’amour produiroit tous les jours de nouveaux biens. Qui peut le bannir ? & n’y a-t-il pas d’autres passions ? Pollieucte feroit des Martyrs. Il a en effet bien rempli le Martyrologe. Esther inspira l’amour de Dieu. Toutes les Actrices devinrent des Thérèses, au rouge près, du moins autant de Magdeleines. D’où vient qu’on ne la joue plus, & qu’à S. Cyr même on sur si content de la mysticité qu’elle inspira, qu’on l’y défendit, & qu’on a été quarante ans sans la représenter ? Nos filles ont si bien joué, disoit Madame de Maintenon à Racine, qu’elles ne joueront plus de leur vie.

Pompée & César détacheroient de la fortune, la comédie détromperoit du monde. Jamais Prédicateur n’eut de si brillant succès. Au lieu de mener les gens à l’Eglise, il faut les conduire à la comédie ; le Prédicateur doit se faite Comédien. Toutes les vertus sur le théatre seroient portées au plus haut degré de considération, de gloire, & presque d’enthousiasme. Il faut plus que de l’enthousiasme pour promettre ces fruits du théatre. Ne pourroit-on pas en dire comme le Cardinal de Fleury le disoit des systèmes de l’Abbé de S. Pierre : Ce sont les rêves d’un homme de bien ? Cet Abbé rêvoit bien différemment, il condamne absolument le théatre, celui-ci en fait le panégyrique.

M. Languet, Archevêque de Sens, disoit à M. la Chaussée, Poëte très-décent, dont on a trop méprisé les idées, lors de sa réception à l’Académie : Je puis donner, non aux spectacles, que je ne puis approuver, mais à des pieces aussi sages que les vôtres, une certaine mesure de louanges. Tous le peuple dramatique en fut choqué, & cria contre le Prélat. M. Besplas, plus accommodant, y trouve l’approbation du théatre. Il est, comme Sganarelle, battu & content. Le sacré & le profane, le sérieux & le comique, la chaire & le théatre doivent se liguer pour rendre le vice odieux. Que cette ligue est désirable ! On attendra long-temps que le théatre se ligue contre lui-même, & que les rêves se réalisent. C’est aux Grands que j’ai dû m’adresser, c’est à eux qu’il appartient de réformer le théatre. C’est à eux à tout faire. C’étoit en effet les Grands, les riches, qui donnoient gratis, & qui seuls étoient en état de donner des spectacles. Nous sommes roturiers ; les Comédiens les donnent, & on paye à la porte. Les Grands procuroient des spectacles honnêtes & décens. S’ils étoient tels à Athènes, à Rome, à Constantinople, à Antioche, à Alexandrie, à Carthagène, Tertullien, S. Cyprien, S. Chrysostome, Salvien, ont eu tort de crier contre. Peut-on tenir ce langage ? Qu’on lise Justelipse, Bullinger, & tous ceux qui en ont écrit ; peut-on voir plus d’infamie que dans les spectacles que les Grands donnoient au peuple ? Jamais la voix de la multitude ne s’élévera pour demander sa réforme. La voix des Grands s’élévera encore moins. Le théatre d’Athènes ayant retenti de cette maxime, le souverain bien est dans les richesses, il s’éleva un cri général d’indignation, l’Acteur fut chassé, la piece proscrite. Ce fut le peuple qui poussa ce cri ; les Grands d’Athènes ne dirent mot. S’élèvent-ils contre les maximes de l’opéra, dont le théatre retentir tous les jours ?

Voici contre le théatre. Je retrace avec douleur un autre mal que produit l’autorité des Grands, parce qu’il attaque les mœurs, en présentant le piège le plus dangereux, je veux dire la faveur qu’ils accordent aux talens du théatre. Ce n’est pas aux talens seuls, c’est au théatre même & à la corruption que la faveur est accordée ; le talent n’est que le prétexte. Est-ce au talent qu’on en veut quand on passe la nuit avec une Actrice ? Mais il est vrai qu’en le favorisant on encourage l’Auteur, l’Acteur, le Danseur. L’école destinée à corriger les vices est devenue l’écueil de l’innocence, de la sensibilité, des plus beaux talens. C’est là au contraire que brillent les talens auxquels la faveur est accordée. La sensibilité n’y est que trop entretenue, on y devient sensible à tous les plaisirs ; ce sont la sensibilité & les talens qui font faire naufrage à l’innocence. La profession de déclamateur a été honorée, consacrée par l’accueil des Grands. Un Comédien n’est pas déclamateur : Moliere, Racine, Baron, la Clairon, sont-ils des déclamateurs ? Les vices du peuple ont pénétré dans le sein des plus illustres familles. Ce sont plutôt les vices des Grands qui corrompent le peuple. Quelle différence entre l’innocence des campagnes, où les Grands ne vont pas, & le libertinage de la capitale, où ils règnent, singulierement le libertinage des domestiques qui les voient sans cesse ! Qui entretient les Actrices ? est-ce le peuple ?

Les hommes du rang le plus éminent oublient leur dignité premiere (quelle est la seconde ?). L’homme de théatre est admis dans les plus nobles sociétés ; ses vains talens lui tiennent lieu d’ayeux & de mérite ; recherché, comblé de largesses, il s’en énorgueillit. En voici des preuves. Molé fut dangereusement malade ; les gens de la premiere considération envoyoient chez lui tous les jours, le Roi lui fit deux gratifications de cinquante louis chacune, par la protection des Gentilshommes de la Chambre ; on lui envoya des vins exquis, des confitures les plus rares. Lorsqu’il reparut au théatre, les applaudissemens furent de la derniere vivacité. Il représenta une piece à son profit, par souscription, sur un théatre de société. Les billets étoient à un louis. L’assemblée fut de six cents personnes, Princes, Princesses du Sang, Seigneurs & Dames de la Cour, & tout ce qu’il y a de plus brillant. Elle lui valut quatorze mille livres. Que feroit-on de plus pour l’homme du plus grand mérite & le plus utile à l’Etat ? peut-on ne pas rougir de voir les plus grands noms mêlés avec le sien ? Jeliotte est fils d’un paysan de Bigorre. Il fut mis Enfant de chœur à Notre-Dame de Betharran, près de Pau. Il y apprit à lire & à chanter. Sa belle voix lui donna des espérances. Il alla à Toulouse, y fut applaudi, de là à Paris ; il a fait sa fortune à l’opéra. Il vient souvent dans son pays prendre les eaux, & voir sa famille à qui il fait du bien dans sa misere. Son voyage est une fête continuelle, ou plutôt un triomphe par-tout où il passe. On l’invite à l’avance : heureux celui chez qui il daigne s’arrêter. On va au-devant de lui dans des chars pompeux, logé, défrayé ; ce ne sont que repas superbes & brillantes assemblées pour l’entendre. Les Grands le conduisent en foule à la ville voisine, l’y remettent entre les mains des Grands. Ils se félicitent mutuellement de posséder un si grand homme. On remarque que les Evêques qui se trouvent sur son passage sont les plus empressés à le fêter, & à lui donner des soupers fins qui vont bien avant dans la nuit, où les Dames & la partie élégante du Clergé sont invités. Jeliotte y déploie sa belle voix, & y chante les plus belles scènes de l’opéra. Tout admire : Pendet arbore canentis. L’Evêque de N…… sachant son passage, qu’on avoit annoncé comme un événement, lui écrivit la lettre la plus pressante pour l’engager à lui faire l’honneur de venir passer quelque jour à sa maison de campagne. Le grand Jeliotte, benignê annuit ; le Prélat fit venir de sa Cathédrale & des villes voisines, des Musiciens & des instrumens, pour donner, sous la direction d’Orphée, une espece d’opéra aux Dames & aux Cavaliers des environs. Le château ne suffit pas, il fallut emprunter tous les lits du village pour les hôtes.

M. Besplas trouve la dignité premiere bien avilie. Les sentimens ont déchu de leur pureté, de leur élévation, de leur splendeur (splendeur de sentimens). Ce fils d’une tige illustre (une tige a des rejetons, un père a des fils), au lieu du cœur de ses ayeux, ne trouvera au-dedans de lui qu’un cœur qui ne peut pas même l’élever aux vertus d’un homme né dans la foule. C’est du précieux, mais du vrai, le théatre fait perdre les vertus roturieres, aussi bien que les vertus nobles. Un Grand, épris du théatre, est pour la vertu fort au-dessous du roturier. Le sang de tant de Héros qui devoit animer une postérité florissante & nombreuse, va se perdre dans les lieux de la corruption, & s’y engloutir pour jamais. C’est-à-dire en termes moins empoulés, que le théatre nuit cent fois plus à la population, que tous les Religieux & les Ecclésiastiques, & que la Commission pour leur réforme devoit commencer par supprimer le théatre. Vous diriez, ce beau fleuve qui borde une de nos plus riches provinces, qui va finir dans les sables de la Hollande, après avoir perdu son antique splendeur. Les rivieres, les ruisseaux, sans avoir la splendeur du Rhin, ne se perdent pas moins dans le pavé du parterre. Quel renversement de mœurs, quel scandale, quel coup mortel porté au bien public ! C’est du Prédicateur. Voici qui s’adoucit. Hommes illustres (c’est-à-dire Grands libertins), que vous sert d’admirer sur le théatre les fameux Héros de la Grèce & de Rome, si l’élévation de vos sentimens n’a aucun pouvoir sur vos ames (excepté ceux de l’amour, qui en ont beaucoup) ? Nous pensions que le même sang couloit dans leurs veines & dans les vôtres. Le trajet est un peu long des veines d’Alexandre, de Thémistocle, de Scipion, de César, dans les veines de nos Marquis : il a bien pu se mésallier dans la route. Nous espérions sur votre modèle les trouver encore plus grands. C’est du galimathias. Et rien ne retrace en vous cette noble image. Les voilà tout à la fois modèle & image, original & copie.

Comment les sublimes leçons de vertu arriveroient-elles pures dans les ames, tandis que l’organe qui les porte jusqu’à l’oreille est vicié ? L’organe qui porte à l’oreille est la voix ; la voix des Comédiens n’est pas viciée, elle est ordinairement belle : le vice de la voix n’altère pas la sublimité des leçons ; une voix casse peut en donner de très-sublimes. Le mot jusqu’aux oreilles est faux ; ce sont les vibrations de l’air qui vont jusqu’aux oreilles. Sont-elles viciées ? Tandis que le génie de nos Ecrivains sera forcé de ne faire le choix qu’entre les passions. Il faut bien choisir quelque passion pour la traiter & la combattre, & personne n’empêche un Auteur de prendre une action vertueuse pour le sujet de ses pieces. Qu’il sera asservi aux caprices d’un frivole personnage, d’une femme de théatre. Tandis qu’il existera des théatres, & des femmes sur le théatre, les François, & sur tout les Grands, seront asservis à leurs caprices. Femme qui prétend ne chercher que dans elle seule la règle du goût de la nation. Il est vrai que les femmes ont beaucoup d’influence sur le goût & la mode à la Cour & dans les belles compagnies. Une Actrice auroit grand tort sans doute de le prendre sur ce ton, & un Auteur d’avoir la foiblesse de s’y assujétir. Mais cet abus est rare, & aucune réforme n’empêchera qu’il ne se trouve une Actrice assez vaine pour avoir cette estime d’elle-même, & un Poëte assez rampant ou assez épris de ses charmes pour en faire sa Muse. Une Actrice peut & doit dire son sentiment quand on examine une piece nouvelle ; mais communément elle n’est occupée que de sa parure, de ses intrigues & de son plaisir. Ce sont bien plutôt les Grands, les petits-Maîtres, qui veulent tenir le sceptre de la littérature, & qui l’offrent à leurs Divinités.

Ces abus, ces maux peuvent être réparés par le zèle des Grands. Ils en sont donc la cause, du moins ils sont bien coupables, & bien dépravés de n’y avoir pas remédié depuis si long-temps, pouvant si aisément le faire. Il est plus facile (dit l’Evangile) de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille, que de faire entrer un homme riche dans le ciel. Les Grands y pensent-ils ? Le livre du Bonheur public ne les réveillera pas de leur éternelle léthargie. Qu’ils n’applaudissent qu’aux talens décens & vertueux, & la scène sera purgée de tous les vices. Les voilà bien puissans, & par conséquent bien endurcis de ne l’avoir pas fait encore. Qu’ils le fassent donc vîte, que la scène soit enfin purgée de tous les vices. Qu’une conduite réguliere & même austére soit ordonnée à ceux qui prononcent sans cesse les noms d’honneur, d’héroïsme, d’honnêteté, de pudeur. La régularité, l’austérité des Actrices, des ordres tout-puissans qui s’opèrent subitement ; les Grands à ces traits sont vraiment des Dieux. Les ordres ne sont pas encore donnés. A quoi pensent les Grands de gouverner si mal le monde ? M. Besplas leur fait le procès. Que la vertu soit publiée par des bouches dignes d’en être l’organe. Si on ne veut que des gens vertueux sur le théatre, ce n’est pas la réforme, c’est l’abolition. La vertu y voudra-t-elle monter ? pourra-t-elle s’y soutenir ? Que les mœurs soient révérées, le vice puni, les Acteurs irréprochables. Qu’il est à souhaiter que l’âge d’or revienne, mais, hélas, au théatre plus qu’ailleurs ! Credo pudicitiam Saturno Rege moratam in terrés.

Enfin si le bien de l’ordre exige dés théatres, qu’ils soient parmi nous ce que les Censeurs étaient à Rome. Des Comédiens exerçant la censure ! Tertius à Cato cecedit Cato. La jolie censure de le Kain & de la Clairon ! elle sera mise dans les fastes de Cythère. Mais on ne s’y tient pas. Qu’un Censeur aussi rigide que recommandable veille sur cet objet d’administration. Il a raison ; ces Catons ont besoin d’un autre Caton qui veille sur eux. Vous n’ôteriez pas tout le mal. Il vient pourtant de dire qu’un mot des Grands purgera la scène de tous les vices. Les Auteurs consacreront leur talens à la gloire de la vertu ; l’amour ne sera plus sous leur pinceau. Ils ne seront donc plus François, ils ne chercheront pas à plaire aux Grands. Ce sont moins les Auteurs que les spectateurs qui veulent l’amour ; un grand nombre gémit de la nécessité de le mettre par-tout. Les loges le demandent plus que le parterre. Quel succès attendre, si on ne se conforme au goût des arbitres de la gloire ! Il seroit très-dangereux de l’offrir, sur-tout aux jeunes spectateurs. Combien de vieillards sont jeunes, sous la pourpre, comme sous la bure ? Alors le théatre deviendroit le spectacle de la nation, & seroit avoué d’elle. Il l’est en effet ; la nation n’en a point d’autre. Peut-on l’avouer davantage que d’y aller tous les jours y dépenser son bien, en prendre le goût, le langage, l’esprit, &c. ? Le nouveau théatre seroit bien moins couru, personne n’y iroit. La vertu la plus austère ne craindroit pas de le fréquenter. Cette vertu ne feroit pas foule, le Receveur n’en seroit guère content. Je doute même que la vertu la plus indulgente s’empresse beaucoup d’y monter. Elle y recevroit des leçons. La vertu la plus austère recevoir des leçons du théatre ! Connoît-on la valeur des termes, ou se joue-t-on du lecteur ? La réformation va faire de toutes les comédies autant de Conférences des Religieux de la Trape ; les jeunes gens vont y prendre l’habit ; les Grands vont se remplir de la morale de l’Abbé de Rancé. Quel prodige ! la Clairon donner des leçons à la vertu la plus austère ! les gens de bien sont crédules.

O vous respectable Laberius (Chevalier Romain), qui vous vîtes forcé par un ordre étranger de monter sur la scène (cet étranger étoit pourtant son Souverain), vous conçûtes tant d’horreur de vous-même, pour vous être trouvé mêlé avec des hommes si inférieurs à votre rang, que diriez-vous de la confusion qu’a jeté le théatre dans nos sociétés ? O nobles Romains, vous rejetâtes avec indignation cet infortuné, lorsqu’il vint prendre son rang parmi vous, que diriez-vous de notre siecle ? Toutes vos vertus sont publiées sur nos théatres, aucune n’est dans nos cœurs. Cette déclamation est puérile, & dans le ton, & dans l’objet. Malgré l’emphase, les exclamations, les apostrophes, les grands mots, l’aventure de Laberius est très-peu de chose. Les Chevaliers Romains ne sont pas nobles ; ni Laberius ni les nobles Romains n’auroient rien à dire. Les nobles ni les bourgeois ne montent pas plus sur le théatre à Paris qu’à Rome, & se déshonoreroient, s’ils y jouoient. Les Comédiens à Rome, comme à Paris, étoient fêtés dans les plus belles compagnies. Roscius étoit familier avec Cicéron, les Actrices n’y avoient pas moins d’amans : tout est bien égal. Laberius, homme très-ordinaire, étoit un célèbre Pantomime, rival de Publius Syrus, qui étoit esclave de naissance, & le plus fameux Acteur de son temps. Il est vrai que le Corps des Chevaliers n’auroit pas souffert qu’un des leurs parût sur le théatre public. Il se dédommageoit sur les théatres de société & dans les Atellanes. Il avoit acquis la brillante réputation d’excellent Pantomime. César, qui connoissoit ses talens & sa rivalité avec Syrus, le voyant au spectacle, voulut, pour se divertir, les voir jouer tous deux, & juger de leur mérite. Laberius, alors âgé de 60 ans, qui craignoit la supériorité de son rival & les reproches de ses confrères, se fit beaucoup prier : César le pressa tant, qu’il fut obligé de se rendre. Il joua, & ne réussit pas ; Syrus l’emporta sur lui. Il se plaignit beaucoup de la violence qu’on lui faisoit, & lança des traits piquans contre César. César dissimula, sentant bien qu’il s’étoit compromis, & tâcha de réparer tout, en lui donnant un anneau de Chevalier, comme pour le rehabiliter. Il monta ensuite au rang des Chevaliers, pour y prendre sa place. Ceux-ci, qui étoient fort serrés, & qui par méchanceté contre César, qu’ils n’aimoient pas, affectèrent de l’être encore plus, le refuserent sous ce prétexte. Ciceron lui dit poliment : Je vous ferois place, si j’étois moins serré. Laberius prit cette politesse pour une malice (peut-être c’en étoit une), & lui dit : Il n’est pas surprenant que vous soyiez serré, vous vous asseyez sur deux chaises, faisant allusion aux variations de Cicéron, qui étoit tantôt pour, tantôt contre César. Tout cela n’intéresse en rien les Grands & les Nobles, & n’est pas grand chose. Mais il en résulte qu’à Rome le théatre étoit si infame que les Grands & les petits se déshonoroient en y montant.

Voici qui intéresse la Noblesse. Nous avons dit, L. 6. C. qu’il s’étoit formé dans plusieurs villes du royaume des corps de Fermiers de la comédie, sous le nom d’Actionnaires, qui recevoient à leur profit les droits d’entrée, & étoient chargés d’entretenir à perpétuité le spectacle. Ces sociétés sont composées de tout ce qu’il y a de plus distingué dans la ville : la robe & l’épée s’en font également honneur. Elles ont leurs assemblées, leur Président, leur Conseil, &c. & bien loin de déroger en se faisant Fermier, & se mêlant d’un métier dont les Acteurs sont infames, il est décidé, puisque les Actionnaires sont nobles, que la qualité d’intéressé à la ferme du théatre est un titre de noblesse que Malthe, déjà déclarée pour la comédie, ne peut refuser. Les familles les plus distinguées s’empressent d’ajouter à leurs titres cette auguste qualité, & en conservant soigneusement le parchemin dans leurs archives, quelque Savant en l’art héraldique ajoutera à l’écusson des ornemens qui la caractérisent, comme une marotte, un masque, un violon. Ce sera même un titre pour les Comédiens ; qui osera méprises un métier que la Noblesse se charge & se fait honneur d’entretenir ? Il en réfléchira aussi quelque rayon sur l’état de Fermier ; il n’y aura plus de dérogeance, puisque la Noblesse est fermiere de la comédie. Ces actions sont des effets commerçables, comme ceux de la Compagnie des Indes. Ils sont comptés dans la composition du patrimoine, peuvent être hypothéqués comme des immeubles, saisis, mis à l’enchère, &c. On ajoute qu’à défaut des Acteurs ou Actrices, les Actionnaires, leurs femmes & enfans se sort chargés dans le bail de remplir les rôles. Ils s’exercent & s’y préparent sur des théatres de société. Ce sera un nouveau fleuron à leur couronne.

Les vœux de l’Abbé de Besplas sont accomplis, la Noblesse s’est chargée du théatre, & ce n’est pas seulement un air de protection, un regard d’approbation aux talens décens & vertueux, c’est un bon contrat qui les rend maîtres absolus ; ils choisissent, renvoient, punissent sévèrement les Acteurs & les Actrices, examinent, corrigent, rejettent les pieces, ont l’œil à tout, sur-tout à la recette. Quelle joie pour le bon Docteur de Sorbonne ! la réforme est certaine, & les fruits immenses : La scene est purgée de tous les vices, la vertu honorée, l’amour à jamais banni. On n’entretient aucune Actrice, elles sont d’une vertu austère. Dieu en soit béni. Demandez-en des nouvelles à toutes les villes qui ont le bonheur d’avoir des Actionnaires. Ils font rendre une exacte justice, & exercent leur juridiction avec une noble fierté, sans égard aux augustes qualités de Roi, de Prince, d’Empereur. Un Acteur ayant parlé sans respect à un Actionnaire : Si vous n’étiez un faquin, dit celui-ci, je vous ferois voir qui je suis. C’est parce que je vous connois, répondit l’autre, que je crois vous valoir : vous avez des richesses, j’ai des talens ; l’un vaut l’autre. Il mit aussi-tôt flamberge au vent, on appela la garde ; l’Acteur alla en prison, le lendemain il quitta la ville. Une Actrice distinguée ayant refusé de chanter à une piece annoncée, on lui fit passer le guichet : Hélas ! dit-elle d’un air qui attendrit tous les Juges, on m’accuse d’être capricieuse. Ne sait-on pas que je suis femme, jolie & Comédienne ? Voilà bien des raisons pour avoir des caprices. Elle fut bien vengée, il fallut rendre l’argent, ce qui vaut bien la prison. Deux Dames se disputant une loge, un Echevin, trop ou trop peu galant, prit parti pour l’une d’elles. Un Actionnaire qui favorisoit l’autre, tansa vivement le Magistrat par une lettre foudroyante, où il lui dit ingénieusement : Votre conduite ne vient que d’ignorance & de bassesse. Dans le fonds l’Echevin avoit tort de se mêler d’un objet si important ; il passe la sphère de la juridiction municipale. Un Actionnaire dont les soupirs avoient été mal reçus, manqua de respect pour une Actrice. Un de ses amans mieux écouté lui en fit une verte réprimande qui tenoit du sermon : Vous mériteriez bien d’être puêché à votre tour, répondit-il en riant, vous la respectez moins que moi. C’étoient deux Grands qui travailloient avec zèle à la réforme du théatre.

Les Actionnaires, moins partisans de Comus que de Venus, quoiqu’ils lui fassent très-souvent & très-dévotement des libations & des sacrifices, ont réformé bien des abus. On les voit tour-à-tour à la porte de la comédie veiller sur le Receveur, afin que personne n’entre sans payer, & que les fonds parviennent sans fraude. Ils ont mis les loges à un plus haut prix, l’huile a été substituée à la bougie, &c. Ces réformes sont peu respectées du public. Mais une autre réforme qui a révolté les Acteurs, quoiqu’elle soit d’une vertu austère, ce sont des repas en décoration. Il est des comédies où l’on mange, comme le Festin de Pierre, Soliman, &c. Les scènes des repas sont les mieux jouées & les plus naturelles. Ces Messieurs ont fait faire en carton fort bien peints des fruits, du gibier, des pâtés, &c. L’Acteur n’y peut mettre la dent ; il est, comme Tantale, mourant de faim devant une table bien servie, & peste contre les réformateurs & la réforme. Adieu la joie ; rien ne devroit être plus gai qu’un repas, mais rien de plus morne qu’un repas en peinture. Le spectateur qui le voit, rit de bon cœur, tandis que l’Acteur gronde. L’Actrice est dédommagée chez l’Actionnaire, qui la régale magnifiquement : l’Acteur y va quelquefois ramasser les bribes, mais il prend sa revanche sur les grâces de l’Actrice. Il faut bien qu’à son tour l’Actionnaire se contente des restes.

Cette pieuse & noble société a essuyé un petit orage. Le Commandant de la province s’est mis à sa tête, & lui a donné des patentes en son nom, sans consulter le Gouverneur, Prince du sang. Par une noble émulation une autre troupe d’Actionnaires, mais simples bourgeois, s’est formée à même temps, & pour s’étayer de l’autorité du Prince, lui a fait entendre qu’on avoit empiété sur ses droits. Le Prince a favorisé la société roturiere, & lui a donné les patentes. Dans ce conflict chaque parti a envoyé son Ambassadeur à la Cour. Un riche Marchand, député par le Corps des Commerçans, a proposé au gouvernement cette nouvelle branche de commerce, & a offert de fournir la marchandise à juste prix. Quelle plus belle marchandise en effet, & d’un débit plus sûr, que des Actrices & des Figurantes ! Il falloit à la Noblesse quelqu’un qui eût fait preuve de noblesse ; un Chevalier de Malthe se chargea de la députation, & alla plaider la cause de la réforme du théatre. Que ce plaidoyer fut édifiant ! quel Orateur qu’un saint Religieux qui déploie son éloquence pour obtenir le droit exclusif de fournir des Comédiens à une grande ville ! Que cette croix qu’il porte sur la poitrine donnoit un air pathétique à ses discours ! quelle glorieuse conquête, que la conquête d’un théatre ! elle vaut bien la prise d’un vaisseau Turc. Cette affaire d’Etat fut long-temps & très-sérieusement discutée. Quelle gloire pour les Comédiens ! eussent-ils jamais osé espéré de voir les Grands à leur tête ambitionner l’honneur de les entretenir ? Après avoir amusé la Cour, cette affaire capitale fut enfin terminée à la gloire de la Noblesse réformatrice du théatre. On a retiré les deux patentes ; & on en a donné de nouvelles au nom du Prince à la société noble. Il s’est réservé sept actions à distribuer à son gré, & la surintendance de l’administration des finances théatrales, qu’il feroit exercer par un Lieutenant roturier. Il lui a donné les sept actions en particulier, pour en disposer à son profit. Les Actionnaires prétendirent que le fonds de ses actions, montant huit mille quatre cents livres, devoit, comme celui des autres, entrer dans la caisse, pour fournir son contingent aux frais. On répondit que les graces des Princes ne s’achetoient pas, que c’est au Prince à disposer de ce qu’il s’est réservé, & que c’étoit au Prince, non à son Lieutenant, qu’il falloit le demander ; que l’honneur de l’avoir pour protecteur, & de décorer leurs patentes de son auguste nom, ne pouvoit être trop payé. La société fit assigner le Lieutenant au Sénéchal ; la cause y fut solemnellement plaidée : un monde infini se trouva à cette scene réjouissante. Le Sénéchal, peu accoutumé à prononcer sur les affaires des Princes, prit le parti de ne rien juger, & d’appointer à bailler par écrit. On en a senti le ridicule, on n’a plus poursuivi : Solventur risu tabula tu missus abibis. Mais la réforme s’avance & court à grands pas à la plus austère vertu.