CHAPITRE VI.
Suite de la Danse.
Parmi tant d’étymologies du mot de danse, que Menage, Saumaise, Bochart sont allés chercher dans l’Arabe, le Grec, le Latin, l’Allemand, il y en a une singuliere qui le fait venir du nom de Dan, l’un des douze Patriarches enfans de Jacob, tige de la tribu de Dan. Jacob, dit-on, faisant le caractère & prédisant la destinée de ses enfans, dit que Dan est un serpent qui mord les ongles du cheval, & fait tomber le Cavalier à la renverse : Dan coluber in via mordens ungulas equi, ut cadat ascensor ejus retrò. Voila l’image de la danse & des danseurs, qui comme des serpens par leurs tours & détours serpentent sur le théatre, mordent les spectateurs par des tentations d’impureté, & le renversent par le péché. Je doute fort, je l’avoue de bonne foi, que Jacob pensât à la danse lorsqu’il fit, en mourant, ces fameuses prédictions ; je doute encore que les amateurs de la danse soient assez érudits pour aller chercher un nom dans l’Hébreu, ni assez dévots pour en choisir un par préférence qui condamnât leur exercice. Il faut donc que quelque Savant, ennemi de la danse, le lui ait donné par dérision. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’elle est très-dangereuse, & que comme un serpent elle répand son poison sur les danseurs & sur les spectateurs, & les fait tomber dans de grandes fautes.
La danse envisagée, par une abstraction métaphysique, séparément des circonstances qui l’accompagnent, est par elle-même une chose indifférente. C’est un mouvement cadencé & symmétrisé qui n’a rien de mauvais par sa nature ; il peut même être utile, il procure de l’agilité, de la fermeté, de la dignité, des graces. C’est un amusement, un signe de joie, quelquefois un remède. Tout le monde danse naturellement, aime à voir danser. Le moindre enfant, le plus stupide villageois, le sauvage le plus féroce, jusqu’aux Horentors & aux Caffres, les animaux même, se plaisent à la danse. On l’a fait en action de graces & par religion dans les fêtes & les cérémonies les plus saintes, non-seulement chez les Payens, qui célébroient leurs faux Dieux par des danses religieuses, mais chez les Juifs. David dansa lors de la translation de l’Arche, la sœur de Moyse après le passage de la mer Rouge. Le Christianisme seul, plus sérieux & plus réservé, ne les a jamais souffertes dans les choses saintes ; & si l’ignorance, la grossiereté, l’irréligion, les a quelquefois introduites dans le sanctuaire, c’est un abus que des siecles plus éclairés ont réformé.
La danse n’est donc mauvaise que par les circonstances, & malheureusement ces circonstances en sont pour la plûpart inséparables, & toutes réunies dans la danse théatrale, ce qui a fait dire à S. François de Sales qu’il en est comme des champignons, dont les meilleurs ne valent rien. Ces circonstances criminelles sont le lieu, le temps, la durée, l’excès, la passion, l’intention, le caractère des personnes, le mélange des sexes, l’indécence des habits, celle des attitudes, les paroles, les regards, les libertés criminelles, les ombres de la nuit, les folles dépenses. Y a-t-il de danse où ne se trouve quelqu’un de ces désordres ? y a-t-il quelqu’un de ces désordres qui ne se trouve au bal & dans les danses de théatre, mille fois plus dangereuses que les autres ? Le Christianisme les a toujours sévèrement condamnées. Le Législateur, il est vrai, n’a jamais interdit, l’Eglise n’a jamais frappé de ses anathemes toute danse en général, comme elle a nommément proscrit la comédie ; elle n’a pu & dû s’expliquer que sur certaines circonstances qui troublent l’ordre public.
La danse, dit Cahusac, L. 3. C. 6. vive & saillante, fut dangereuse en Grèce ; elle y fut un art qui servit également au plaisir, à la religion, aux forces du corps, au développement des graces, à l’éducation de la jeunesse, à l’amusement de la vieillesse, & à la corruption des mœurs. A Rome elle devint partie de l’art dramatique avec la poësie & la musique. Dans les derniers siecles, froide & languissante, elle ne fut qu’un divertissement sans ame dans les grands ballets, peinture momentanée de quelque caractère. Dans les mascarades elle ne pouvoit par des pas exprimer que le générique des personnages dont elle prenoit les habits. Dans les bals de cérémonie elle n’étoit qu’un mouvement sans objet, une occasion toujours la même de montrer les graces de la figure. Dans les commencemens de l’opéra & de la comédie en France on fut long-temps à admettre des femmes pour jouer des rôles, & après même qu’elles furent admises pour les rôles on n’y recevoit point de danseuses : les hommes seuls y dansoient, ce qui étoit bien moins indécent. On fit ce changement au Triomphe de l’Amour. La Fontaine fut la premiere femme qui ait dansé à l’opéra. Dans ce ballet on vit les Princesses & les Dames de la Cour danser avec les Princes & les Seigneurs, comme dans un bal. Ce mélange fut applaudi & imité, & depuis ce temps-là les danseuses sont sans nombre, elles dansent toute sorte de danses. Il n’en est point de trop vive, de trop libre, de trop difficile de trop fatigante pour elles ; elles sont de tout, elles sont communément mieux & vont plus loin que les hommes ; elles en sont venues jusqu’à danser sur la corde, ce qui est le comble de l’indécence, ainsi que de faire descendre du haut des plafonds des femmes sur un nuage avec des cordes & des poulies. On vit quelquefois à Rome les femmes combattre sur l’arène, ce qui dura peu, & fut généralement condamné. La danse théatrale des femmes est plus indécente, elle dure depuis près de deux siecles ; en France tout y applaudit, à l’exception de la vertu.
Il y a une raison physique qui doit éloigner de la danse, qui ne se trouve point dans les spectacles ; elle fatigue le corps, & nuit à la santé. Il n’est pas sans exemple (j’en ai vu plusieurs) qu’elle abrège la vie. L’excès de ses agitations échauffe le sang, donne des maladies qui conduisent au tombeau. Les jeunes gens qui jouissent d’une santé florissante, ne s’apperçoivent pas des altérations qu’elle y cause, le plaisir fait tout oublier ; mais il est impossible que la multitude, la continuité, la rapidité de ses mouvemens ne dérange l’économie du ressort de cette frêle machine dont la durée tient à si peu de chose. On en revient tout en sueur, harassé, hors d’haleine, le visage enflammé ; il faut au plus vîte aller chercher dans un lit le repos nécessaire : Æstuantibus saltationibus membra torquentur. Aug. On est au retour du bal brisé comme un vaisseau battu de la tempête ; c’est un malade qui a la fievre, tout en feu, tout en eau, le pouls agité, abattu, languissant. Ils peuvent dire avec le Sage, même dans un sens physique & réel : Nous nous sommes lassés dans la voie de l’iniquité : Lassati sumus in via iniquitatis. Je sais qu’il faut à l’homme une récréation pour délasser l’esprit, comme il faut du sommeil au corps pour réparer ses forces, que le dimanche a été établi de Dieu comme un jour de repos, & que dans cette vue il fait cesser les œuvres serviles ; je fais encore que l’exercice du corps est utile à la santé, mais ce n’est qu’un exercice modéré, un divertissement honnête ; l’excès est toujours pernicieux : Servandi corporis & animi gratia, non opprimendi. Les plaisirs de la danse, plus bruyans qu’agréables, plus dignes de pitié que d’envie, font plutôt le supplice que la joie de ceux qui s’y livrent, les fatiguent plus qu’ils ne divertissent ; c’est la joie d’un frénétique qui attriste le Sage, ou l’amusement d’un enfant qui fait rire. Tout s’est évanoui comme un songe, tout a passé comme une ombre, dit le Sage ; que nous reste-t-il de ces folies, de cette magnificence, de ces mascarades ? le plaisir dure moins que la lassitude qui en reste : Quid nobis profuit jactantia ? omnia transierunt velut umbra.
L’esprit n’en revient pas moins malade que le corps. De quoi est-il rempli au retour ? quelles images roulent dans l’imagination ? quel sentiment dans le cœur ? Abattu lui-même par la fatigue du corps auquel notre ame est si fort assujétie, plein des objets qui l’ont occupé ou plutôt enivré pendant ces violens & dangereux mouvemens, à quoi est-il propre lorsque, revenu de cette espece de délire, il veut s’occuper de quelque travail utile, & sur-tout de la piété ? que trouve-t-il en lui-même ? dissipation, frivolité, tiédeur, dégoût. Quelle idée reste-t-il de religion & de vertu ? la danse en a effacé toutet les traces. Ne fît-elle pas commettre de grands péchés, elle y prépare, elle y conduit par l’état où elle met l’ame, la force qu’elle donne aux passions, & le dégoût qu’elle inspire des bonnes choses. Qu’au sortir du bal ce Magistrat examine les proces, que ce Jurisconsulte travaille à défendre▶ ses Parties, que ce Médecin aille visiter ses Malades, cet homme pieux s’applique à l’oraison, cet écolier étudie ses leçons, de quoi seront-ils capables ? ce plaideur, ce malade auront-ils beaucoup de confiance à leur Avocat, à leur Médecin ? Ce Professeur s’applaudira-t-il des progrès de son élève ? le public admirera-t-il les ouvrages de cet Ecrivain danseur ? Les opérations de l’esprit demandent autant la tranquilité du corps que celle de l’ame. Indépendamment du trouble qu’excitent les passions, la seule agitation des organes y met obstacle. Heureux qui peut dire, comme Esther disoit dans le palais d’Assuerus, où regnoient tous les plaisirs : Vous savez, Seigneur, que depuis que j’y ai été transportée je ne me suis jamais réjouie qu’en vous : Tu scis quòd nunquam lætata sit ancilla tua ex quo hùc translata sum, nisi in te, Deus Abraham. Malheur à l’infortuné qui se laisse entraîner dans l’enfer, dit le Sage, comme un agneau qu’on mène à la boucherie, qui se joue, qui saute, qui bondit en y allant : Sicut agnus lasciviens & ignorans quod ad vincula stultus trahitur. Prov. 7.
1.° La religion ◀défend▶ absolument la danse aux personnes consacrées à Dieu ; dans un Prêtre, dans un Religieux, elle seroit d’une indécence si révoltante, si opposée à la gravité, à la sainteté de leur état, qu’elle a été justement l’objet de l’anathême des Conciles, jusqu’à leur ◀défendre▶ de se trouver dans les lieux où l’on danse, même aux noces de leurs parens. C. Attendentes. Clem. de stat. Monac. &c. On en est si persuadé dans le monde que quoique dans plusieurs pieces de théatre on ait fait paroître des Abbés, qu’il ait fallu des ordonnances de nos Rois pour arrêter cette insolente profanation, je ne sache pas qu’on ait jamais porté l’audace jusqu’à les y faire danser ; & si dans les maisons particulieres on les y invite, ce n’est que pour se réjouir à leurs dépens. Je crois même très-déplacé de mêler des danses aux pieces saintes du nouveau Testament, comme Polieucte, &c. Elles sont très-contraires à l’esprit de l’Evangile, & très-étrangères aux Chrétiens, dont aucun n’a jamais dansé allant au supplice. Ce seroit blesser le costume, aussi-bien que la piété ; on ne pourroit faire danser les Payens persécuteurs que pour se moquer de la religion. La danse est moins déplacée dans les pieces de l’ancien Testament, comme Jephté, dont la fille alla en dansant au-devant de son père ; David, qui dansa devant l’Arche. C’est une action unique, une effusion de joie, pardonnable à un transport de zèle, mais que jamais leur loi n’a autorisée parmi les innombrables cérémonies qui composoient leur liturgie. Il est des pieces où elle seroit ridicule. Peut-on sans ridicule danser dans le Sacrifice d’Abraham, dans Joseph, dans Athalie ? Le sombre, le majestueux, le terrible de ces grands événemens, comporte-t-il bien la puérile & licencieuse agitation des pieds & des mains d’une danseuse ? Racine a eu la sagesse de ne pas permettre des danses dans Esther, quoiqu’il y ait des chœurs de jeunes filles ; les Comédiens qui y mêlent des danses, s’éloignent de l’esprit de la piece. La danse est au contraire dans l’esprit des pieces Payennes ; c’est le cérémonial de Cithere, digne de la Déesse qu’on y adore & des anathêmes de la vertu.
Un Magistrat, un grand Officier, un père une mère de famille, un homme, une femme avancés en âge, ceux qui font une profession déclarée de piété, doivent sentir que ce seroit ajouter le ridicule à l’indécence & au scandale, de se permettre ce qu’à peine ils doivent tolérer dans une jeunesse folâtre, dont l’âge n’a pas encore mûri la raison, ce qu’on croit innocent, dit Tertullien, parce qu’il est couvert de la pourpre : Improba definunt esse purpurata flagitia. Le farouche Domitien chassa du Sénat plusieurs Sénateurs, uniquement parce qu’ils avoient dansé. Caton faisoit les plus sanglans reproches à Murena, en l’accusant de cette folie. Cicéron, dans l’oraison qu’il a faite pour lui, ne le ◀défend▶ qu’en niant le fait, comme hors de toute vrai-semblance : Nemo saltat sobrius, nisi fortè insanit. Il est certain que les Romains n’aimoient point la danse, qu’elle ne fut en vogue que sous le regne des Empereurs, & que dans les beaux jours de la République toutes les personnes sages la regardoient comme une puérilité & une extravagance. Leur sagesse, leur gravité, leur amour de la décence, ne s’accommodoient pas de ces agitations frivoles, si contraires à cet esprit, à cette majesté de gouvernement qui caractérisoit ce peuple célèbre. Ce ne fut qu’après la destruction de la République que se répandit avec la corruption des mœurs la contagion de la danse, qui dans la lie de l’empire fut portée aux plus grands excès. Laroche-Flavin, des Parlemens, L. 8. C. 44. nous apprend que les mercuriales du Parlement de Toulouse ◀défendent▶ la danse à tous les Magistrats, si ce n’est le jour de leurs noces, comme une chose indigne de leur caractère.
2.° La sainteté du lieu. La destination des Eglises à la gloire de Dieu, la majesté de son trône, la sainteté des mystères qu’on y célèbre, l’attention, le recueillement, la modestie qui doivent y regner, permettroient-elles ces folies ? danseroit-on à la salle d’audience des Parlemens en présence des Juges ? L’abus qui dans les siecles d’ignorance permettoit de danser dans les Eglises, est un excès d’indécence incroyable. David dansa devant l’Arche, mais c’étoit dans les rues ; dansa-t-il dans le sanctuaire ? Jamais Salomon son fils ne pensa à célébrer par des danses la fête de la dédicace, qui dura pourtant près d’un mois. Il en est de même des Cimetieres. Clem. de celebrat. missar. Je crois même que le respect pour le lieu saint doit éloigner les danseurs des lieux circonvoisins des Eglises. Pour les Monastères, faut-il avertir les Religieux que les danses y sont absolument déplacées ? On ne les souffre pas à S. Sulpice, même dans les pieces dont on y tolère la représentation. A la Visitation, aux Bénédictins, &c. on ne permet pas aux Pensionnaires, de l’un ou de l’autre sexe, d’apprendre à danser ; ailleurs un Religieux, une Religieuse, sont présens aux leçons, & veillent sur le Maître à danser, qui très-souvent entremetteur d’une intrigue, porte les lettres, les paroles, les présens. Un Maître de musique, quoique aussi peu scrupuleux, est moins à craindre, on prend leçon à travers une grille ; il faut sortir pour danser. Cette Religieuse ne sera-t-elle jamais distraite, ni trompée, ni peut-être complice ? Eh quel emploi pour une Religieuse d’assister à des leçons de danse ! quel danger de se rappeler le souvenir de ce qu’elle a quitté dans le monde & de le regretter, de se laisser attendrir par toutes les graces que la danse déploie dans le maître & dans les élèves !
3.° La sainteté du temps. Il est absolument ◀défendu▶ par les Canons & par les ordonnances d’Orléans & de Blois, de faire des danses les jours de fête & de dimanche, & les Parlemens accordent leur protection aux Curés & aux Magistrats municipaux pour faire exécuter ces sages loix, & en punir les infracteurs, & je ne sais pourquoi ils souffrent les bals & les spectacles les jours de fête. Rien n’est plus opposé à leur sanctification, par le temps qu’on y emploie, par les péchés qui s’y commettent, & par les innombrables travaux serviles qu’exigent les préparatifs de ces fêtes criminelles. Un usage toléré borne mal à propos ces loix au temps du service divin ; on ferme les yeux sur ce qui se passe après les offices, comme si toute la journée n’étoit pas consacrée à Dieu, & destinée à de bonnes œuvres ; comme si les préparatifs n’emportoient pas le temps du service, & n’empêchoient pas même d’y aller. Les œuvres serviles, défendues dans toute la journée, sont moins dangereuses, moins opposées à la sainteté du jour. Les Conciles, d’après S. Augustin, déclarent qu’il vaudroit mieux labourer que danser, filer la laine qu’aller au bal : Melius arare quàm saltare, & lanam pensiture quàm choreas ducere. Le temps du Carême, de l’Avent, qui ne respirent que la pénitence, doivent-ils être employés aux excès d’une joie insensée ?
4.° Les danses publiques dans les paroisses les jours de la fête locale, sont l’objet du zèle des Pasteurs, ordinairement assez inutile : le torrent l’emporte sur toutes les digues. Ils tonnent dans les chaires, ils sévissent au confessionnal, ils intéressent les Seigneurs, ils imploront le secours des Magistrats, quelquefois en viennent à des moyens indiscrets pour empêcher le désordre, & rarement réussissent-ils. Ce zèle est juste ; il est certain que ces danses sont l’occasion prochaine de mille péchés. Les chansons dissolues qui s’y chantent, les libertés qui s’y prennent, le peu de modestie des filles, la licence des garçons, la durée des ces divertissemens, qui quelquefois sont prolongés les jours entiers & portés dans toutes les rues par des troupes d’insensés qui les courent en sautant, la rapidité, la grossiereté, la bizarerie de leurs mouvemens, l’accablante fatigue qu’ils se donnent, les maladies qui en sont la suite, l’ivresse & la fureur dont ils paroissent agités, & celles où ils tombent en effet dans des parties de débauche & de cabaret, qui en sont inséparables, les querelles, les batteries, les juremens, les blasphèmes, qui en sont l’accompagnement ordinaire, le dérangement de leurs affaires, la cessation de leur travail, les mécontentemens domestiques, &c. C’est avec raison qu’un Pasteur pieux & éclairé s’élève de toutes ses forces contre ces bacchanales qui rappellent toute la fureur des Orgies, les folies des Bacchantes, l’indécence des Saturnales, & toute la licence du Paganisme dans ses fêtes infames. C’est ici la fête du Veau d’or. Moyse descendant de la montagne vit avec indignation le peuple dansant au-tour de l’idole. Dans le transport de son zèle il brise les Tables de la Loi qu’il avoit entre les mains, court réduire en cendre cet ouvrage de la superstition & du crime, & fait passer au fil de l’épée des milliers de ces danseurs : Vidit vitulum & choros, & iratus valde, &c.
L’un des grands crimes de la danse, ainsi que du théatre, car leur société, leur complicité, leur affection mutuelle sont parfaites, c’est qu’elle est ordinairement la profanation du mariage, & avant qu’on le contracte, & après qu’il est contracté, & le jour même des noces. Combien de filles se flattent d’y plaire aux hommes, espèrent d’y trouver un époux ! Les jeunes gens, quoiqu’en petit nombre, s’y laissent quelquefois prendre, & le bal est le médiateur bien suspect & bien dangereux d’un établissement d’où dépend le bonheur ou le malheur de la vie. Ces événemens sont pourtant rares, on va au bal pour se divertir, non pour se marier. Il est plus rare encore que les mariages qui s’y font, soient jamais heureux ; ce n’est pas là que se rendent les gens sages : & quel est l’homme sage qui n’aime mieux épouser une fille modeste, retenue, pieuse, qu’une danseuse, fût-elle aussi légère que la Camargo, aussi voluptueuse que la Sallé ? Et si quelqu’un est assez aveugle sur ses intérêts pour lui donner la préférence, ce n’est pas, dit S. Augustin, un mari raisonnable, c’est un esclave de la volupté : Non amator conjugii, sed libidinis servus. Le Sage nous apprend, aussi-bien que l’expérience, que le mariage n’est heureux qu’autant qu’il est béni du ciel, & contracté entre des personnes religieuses & prudentes. Donnez votre fille à un homme sensé : Homini sensato da illam. C’est de la main de Dieu qu’il faut recevoir une fille prudente : A Domino datur uxor prudens. A ces traits personne ne connoîtra un danseur & une danseuse. Est-ce donc en sautant, courant, cabriolant que s’annonce une mère de famille, attentive à son domestique, soigneuse de l’éducation de ses enfans ; un père de famille exact à ses devoirs, vigilant sur ses affaires ? Le bal en est-il un bon garant ? Est-ce là, dit S. Paul, se marier dans le Seigneur ? Nubat in Domino. Ces pensées, ces désirs mauvais, ces péchés sans nombre, qui en ont préparé les voies, doivent-ils bien attirer les bénédictions du ciel après le mariage ? C’est au bal, c’est au théatre que se tendent des pieges à la fidélité conjugale, qu’on apprend à en mépriser le lien, à se jouer d’un époux, & que se trouvent les écueils où la vertu fait un triste naufrage. Ce n’est pas sans raison que des maris vigilans sur la conservation de ce précieux trésor, ont pris les plus vives alarmes. La danse a répandu le poison sur le reste de leurs jours & sur ceux de leur famille.
Pour le jour des noces, qui ne sait que les danses sont la plus grande partie de la solemnité, depuis le Prince jusqu’au dernier villageois ? Ce n’est pas l’exemple que nous offre l’Ecriture dans une foule de mariages qu’elle rapporte de tous les anciens Patriarches. Jamais dans le détail qu’elle en fait, il ne fut question de danse. On ne dira pas qu’aux noces de Cana, où se trouva le Sauveur avec sa Mère & ses Disciples, & où il fit son premier miracle, on se soit avisé de danser. Ce mariage a été donné pour modéle aux Chrétiens. Il fut honoré de la présence de Dieu, & comblé de ses bénédictions. En élevant l’union de l’homme & de la femme à la dignité de sacrement, Dieu en a-t-il voulu, dit S. Chrysostome, établit le triomphe du démon ? Mysterium Dei peragis an diaboli ? Car peut-on se dissimuler que par-tout où règnent les excès, les passions, les impuretés, ce ne soit le temple & la fête du démon ? Absint saltationes impudicitia, triumphus diaboli, ut Deo Christiana nascetur soboles. Aug. de Nupt. Ce ne sont pas seulement les danseurs, c’est comme dans tout péché celui qui y participe, qui se rend coupable, & les violons & les chanteurs qui par leurs airs dirigent la danse, & ceux qui prêtent leurs maisons ou leurs habits ; les pères, les maîtres qui le permettent à leurs inférieurs ; & les Magistrats & gens en place qui les tolèrent, & les Pasteurs qui n’instruisent pas leur peuple ; ceux qui engagent, qui conseillent, qui applaudissent, qui regardent. Les Conciles ont imposé des pénitences publiques de trois ans à ceux qui dansoient les jours de fête au-devant les Eglises, & S. Charles ordonne aux Confesseurs, d’après S. Chrysostome, de donner pour pénitence aux danseurs de faire chaque semaine à certains jours demi-heure de méditation sur les vœux du baptême, d’en renouveler l’engagement, & de renoncer aux pompes du démon, aux mouvemens de la chair & du démon qui se trouvent dans la danse. Les jeunes gens, les gens du monde sont dans une si grande ignorance, une si fausse conscience, un préjugé si aveugle, que bien loin de traiter la danse de péché, ils se font un honneur, un mérite, un devoir d’en fréquenter, d’en tenir les assemblées, & d’y paroître avec tout l’éclat & toutes les graces qu’ils peuvent se donner. Les gens de bien, dans l’impossibilité de dissiper ces ténèbres, & de corriger ces abus, sont réduits à gémir en secret, & à prior pour les aveugles qu’ils ne peuvent dessiller.
Le bal, quoique plus régulier, ne vaut pas mieux que ces rustiques désordres ; le danger même y est plus grand. La nuit & les masques donnent la plus grande liberté ; la nuit cout est facile, tout est impuni sous le masque, tout est séduisant au flambeau. Attirés par les violons, les invitations, la célébrité, on y vient de tous côtés. Tout y est reçu, & en a si bien la liberté, que si quelqu’un est refusé, il seroit en droit de forcer les portes. Eh qui sont ces gens déguisés, ramassés au hasard, que le plaisir attire, qui en font des rendez-vous, qui y forment les plus criminelles intrigues, qui sont-ils ? la lie du peuple, ou la lie du vice. Je ne parle pas des désordres de toute espece & sans nombre qui s’y commettent, folles dépenses en habits, en décorations, en rafraîchissemens ; dérangement des domestiques, des enfans, des voisins ; jalousies, vivacités, querelles, filouteries, insultes, diffamations de bien des gens, indécences de certaines mascarades impies, satyriques, scandaleuses ; parties de plaisir, qui précèdent ou qui suivent, &c. C’est un des objets qui méritent le plus la sévérité de la police. Je me renferme dans le prochain & inévitable danger pour les bonnes mœurs, dans le bal d’ailleurs le plus tranquille, le mieux composé. S. François de Sales disoit avec raison : Semblables aux champignons, les meilleurs ne valent rien. Si vous êtes forcé d’y aller, & combien faut-il que la nécessité soit pressante, demeurez-y peu, tenez vous-y dans la plus grande modestie, préparez vous-y par la méditation sur la mort, le jugement & l’enfer. Réparez au retour, par le jeûne, le cilice & la cendre, les fautes que sans doute vous y avez commises : trop heureux si elles ne sont que vénielles ! L’amant de Laure, le fameux Pétrarque, dit du bal, qu’il connoissoit bien : C’est le préliminaire du crime, Chorea præludium Veneris. Les mains, les yeux, la voix, y ont une entiere liberté : Liberæ ibi manus, liberi oculi, libera voces. Le mouvement des pieds, la mollesse du chant, le mélange des scènes ; voilà les ennemis de la pudeur, les amis du crime, les attraits de l’impudicité, les sceaux de la licence : Hestes pudicitiæ, amici libidinum, stimuli scelerum, sacramenta licentiæ.
Tous les siecles se ressemblent dans l’amour du plaisir. Sans avoir des Dupré, des Lani, des Vestris, on tenoit le bal du temps de Job (21), & on se damnoit en dansant : les dangers & les crimes de la danse sont de tous les temps. Leurs enfans vont en foule, comme des troupeaux, dansant & bondissant : Egrediuntur quasi greges, infantes eorum exultant lusibus. Il ont en main la timballe & la harpe ; ils se réjouissent au son de l’orgue, ils passent leurs jours dans le plaisir, & tombent dans un moment en enfer : Ducunt in bonis dies suos, & in puncto ad inferos descendunt. Les Chrétiens, bien plus coupables, y détruisent l’œuvre de leur rédemption, & foulent les sacremens aux pieds. Ils ont dans leur baptême renoncé au démon, à la chair & au monde : peut-on s’y rengager plus authentiquement, en arboter plus hautement les pompes, en suivre plus aveuglément les suggestions ? A même temps qu’ils reçurent l’onction du saint chrême, que la croix fut arborée sur leur front, le Saint Esprit dans la confirmation prit possession de leur ame : qu’on cherche dans ce bal les dons du Saint Esprit, & à travers l’impudence & la folie l’onction sainte & le signe de la croix. Il fut absous dans la pénitence ; ses larmes, ses regrets touchêrent le cœur de Dieu, sa confession obtint sa grace : à quels traits sur ce théatre, dans cette danse, reconnoîtrez-vous un pénitent ? à la folle joie, à ses courses insensées, à ses transports, à ses péchés sans nombre ? Il fut nourri du corps & du sang d’un Dieu qui sanctifia son corps & son ame : vous n’y verrez qu’un corps de péché, un cœur paîtri de corruption, un esprit rempli d’images impures. Les Chrétiens sont des Prêtres qui avec le Ministre offrent à Dieu la victime sainte, & s’immolent eux-mêmes en holocauste : on ne voit ici que des Prêtres du Démon ; la salle est leur sanctuaire, le jour de l’assemblée est leur fête ; de toutes parts, sur des autels dressés par le vice, s’immolent les victimes de la pudeur. Et où respecte-t-on moins le mariage qu’au spectacle & au bal ? On y viole ses loix, on en méprise les sacrés liens, on poursuit, on séduit, on profane par des infidélités criantes les personnes qui y sont consacrées. A quoi serviroit-il de parler de l’extrême-onction ? dans ces lieux infortunés se prépare-t-on à la mort, y pense-t-on ? songe-t-on à expier les péchés commis par tous nos sens, puisqu’on ne cherche qu’à les y satisfaire, & à commettre de nouveaux péchés ?
Isaïe (C. 13.) pour peindre l’affreux débordement de Babylonne, & son épouventable punition, la fait voir renversée de fond en comble, couverte de ronces, livrée aux bêtes féroces, qui y dansent ; il y met des animaux de toute espèce, des serpens, des hyboux, des monstres aquatiques, &c. ainsi que dans le C. 34. où il fait une description pareille des malheurs de l’Idumée. Il place dans les palais somptueux, dans les lieux destinés à la volupté (l’opéra, le théatre, par exemple) des monstres qu’il appelle Syrènes, & les animaux velus qui dansent, pisori saltabunt, & les chouettes qui chantent de concert, ululæ respondebant, ce que Vatable entend des Faunes & des Satyres, & d’autres des singes, des boucs, des chats sauvages, &c. Quoi qu’il en soit, cette multitude d’animaux qui dansent au milieu des ruines d’une ville superbe, font une image affreuse. Elle l’est de plus d’une façon, non-seulement par la désolation de cette grande ville, devenue le repaire des animaux, mais parce que ces animaux représentent les mœurs, les crimes, la vie débordée de ses habitans, bêtes féroces que le vice rendoit plus méprisables que les bêtes : Replebuntur domus eorum draconibus, habitabunt strutiones, pisori saltabunt, & Syrenes indelubris voluptatis. Les Saints font de la danse une image plus affreuse, ils disent qu’elle tourne en dérision la passion de Jesus-Christ. Les couronnes de fleurs, les parures de la tête, insultent à la couronne d’épines ; la confusion dont on le couvrit en lui ôtant ses habits, condamne la vanité de l’étalage des nôtres. Que les couleurs empruntées dont on peint le visage, que les baisers qu’on y reçoit, sont différens des crachats qui souillèrent le sien, des soufflets qui le meurtrirent ! Par ces baisers impurs on ne renouvelle que trop le crime du traître qui le trahit par un baiser. Ses pieds sont cloués à la croix ; ceux des danseurs s’agitent, courent, voltigent : ses mains sont ouvertes pour répandre des graces, ses bras étendus pour embrasser le pécheur ; que font ces mains, quels embrassemens cherchent ces bras étendus en croix sur le théatre ? Ces coliers, ces bracelets sont de nouvelles chaînes qui lient Jesus-Christ. Le bruit, le tumulte, les chants efféminés, les discours licentieux, les mauvaises chansons, sont bien plus insupportables à son oreille que les injures des bourreaux : Rursùm erucifigentes in semetipsis filium Dei, & ostentui habentes.
Les bals ne furent d’abord que des assemblées passagères, destinées à célébrer quelque fête, à donner quelque divertissement, formées au hasard de ceux qui vouloient s’y trouver, où l’on dansoit toute sorte de danses, selon la fantaisie des danseurs. Notre siecle en a fait un spectacle régulier & suivi, que donne un corps de danseurs, où tout le monde est reçu en payant. C’est un spectacle tout en danses, qui dure toute la nuit, & ne donne aucune peine, ni aux Auteurs pour composer des pieces, ni aux Acteurs pour jouer des rôles ; il n’y a aucun dessein, aucune suite. La salle en est magnifique ; tableaux, marbre, bronze doré, tapis les plus riches, & rideaux de velours en crépines & galons d’or, lustres de cristal, girandoles, statues, colonnes, pilastres, plafonds peints à fresque, sur-tout glaces sans nombre artistement placées pour répéter dans toutes les faces les nudités & les graces des danseurs & des spectateurs, le tout accompagné de la musique la plus brillante, une forêt de bougies, & aux environs une infinité de lampions, pots à feu, &c. C’est le parterre même de l’opéra, que par une machine ingénieuse on élève tout à la fois à la hauteur du théatre, pour ne faire qu’une piece de plein pied, & qu’en suite la même machine remet à sa place. C’est un palais enchanté ; les Fées n’en faisoient pas davantage. Il est certain que les plus grands Princes n’ont pas de plus riche appartement. Quel dommage que cette énorme dépense n’ait pas été mieux employée ! Il en coûte six livres d’entrée, ce qui sur des milliers de personnes qui y vont, fait dans le cours de l’année des sommes immenses. Ces bals furent un ouvrage de la régence de M. le Duc d’Orléans ; ils commencèrent le 7 janvier 1718 : ils durent environ trois mois, deux fois la semaine, au profit de l’Opéra. La comédie Françoise obtint du même Prince une pareille permission ; l’Opéra en fut jaloux, & réussit à la faire révoquer. Les Italiens, l’Opéra comique en firent de même ; Grandval Comédien en donna aussi quelques-unes à son profit. Ils sont tombés quelque temps après ; l’Opéra seul s’est soutenu. Voilà un chef-d’œuvre de tentation. Est-il possible à la foiblesse humaine de voir ce luxe, ces objets, ces mouvemens, cette multitude de personnes, sans perdre son innocence, ou se confirmer dans le crime ? ne doit-on pas craindre les malédictions du ciel, annoncées par le Prophète ? Les filles de Sion se sont élevées, ont marché la tête haute, fait des signes des yeux & des gestes, mesuré leurs pas, marché en cadence : Plaudebant pedibus compositæ. (Isai. 3.) J’arracherai leurs cheveux, je jetterai leur chaussure, leurs colliers, leurs bracelets, leurs pierreries, leurs pendans d’oreille, leurs rubans, leurs bagues, leurs miroirs, leurs boëtes de parfums, &c. Leurs parfums seront changes en puanteur, leur ceinture en une corde, leurs riches robes en un cilice, leurs cheveux frisés en une tête chauve : Erit pro odore fator, pro crine crispato calvilium.
Je ne parle pas des bals masqués ; ils n’ont rien de particulier, ce sont des bals où l’on vient en masque, & cette matiere reviendra dans la suite. Les ballets méritent quelque attention. On ne sait ce que c’est ; ce sont des spectacles monstrueux, où avec une dépense énorme, une magnificence bizarre, sans dessein & sans goût, on mêloit, entassoit, prodiguoit tout ce qu’on pouvoit imaginer de frappant, de galant, de grotesque, le ciel, la terre, les enfers, les dieux, les démons, les fées, les nations, les êtres moraux, les êtres physiques, les astres, les montagnes, les animaux. Les Princes, les Princesses y dansoient déguisés de mille manieres, représentoient le soleil, la lune, Jupiter, Mercure, Vénus. On chantoit pour chacun quelques vers à leur louange, qui faisoient allusion à leur déguisement & à leur rang. Dans le nombre infini qu’on en a donné dans toute l’Europe pendant près d’un siecle qu’a duré leur regne, sur quoi le P. Menestrier Jésuite a fait un gros livre assez frivole, il s’en est trouvé d’assez ingénieux. Cahusac fait la description de quelques-uns. Tout le reste mérite l’oubli total où il est tombé. La danse en fit toujours le fonds, on y dansoit toujours, tout y dansoit ; les pierres au son de la lyre venoient en cadence élever des murailles, & les arbres former des forêts. Outre le ridicule de la plûpart de ces productions, il y avoit de l’indécence de laisser en spectacle les personnes du plus haut rang, en les faisant danser quelquefois même avec les Acteurs. Louis XIV, à qui pour le distraire du gouvernement, le Cardinal Mazarin faisoit goûter tous les plaisirs, rougit de s’être permis celui-ci.
S. Augustin compare une assemblée de danseurs à un marché où le Démon fait un grand commerce. Chacun y apporte sa marchandise, on l’y étale, on l’y fait valoir, on l’y livre ; les emplettes s’y font à vil prix ; c’est même un marché d’esclaves, comme il s’en tient dans l’Orient, où l’on expose les hommes en vente ; on y vend les ames pour un moment de plaisir, avec cette différence malheureuse, que bien loin d’en gémir, elles aiment leur esclavage, courent se livrer à leur tyran, & se forgent à elles-mêmes leurs chaînes : Saltationes sunt dæmoniorum comercia. Semblable encore, dit-il, à Esaü, qui vendit son droit d’aînesse pour une poignée de lentilles, on vend pour rien son Dieu, son éternité ; & comme lui doublement aveugle, & sur le prix de ce que l’on perd, & sur la vilité de ce qu’on reçoit, on n’est point touché, on s’applaudit même de sa folie : Parvipendens quòd primogenita vendidisset.
Outre les différentes circonstances qui peuvent se trouver ou ne se trouver pas dans la danse, il est évident que toute assemblée de danseurs doit être une occasion prochaine de péché, parce qu’elle l’offre, le facilite, y invite, y mène, y force presque. La disposition avec laquelle on s’y rend, y suffiroit seule ; c’est un esprit de dissipation livré au plaisir, qui ne cherche qu’à le goûter & le faire goûter aux autres ; toutes les portes du cœur sont ouvertes pour le recevoir, toutes les pensées, tous les désirs vont au-devant de lui pour le trouver ; le cœur tout entier le saisit pour en jouir. Cette disposition criminelle ne fait que s’accroître durant tout l’exercice ; elle subsiste après qu’il est fini, par le souvenir qu’on en conserve ; le projet, les arrangemens pour une fête nouvelle, les loix même de la danse en présentent les plus riantes avenues, & engagent à tout ; la modestie y est déplacée, l’austère retenue en est bannie, la sévérité, la gravité ridicules. Les baisers, les attouchemens des mains, les vis-à-vis, &c. entrent même dans la composition de plusieurs danses. La facilité de se trouver, de se parler, de se donner des marques de tendresse, l’espèce de voile dont la foule, le tumulte, la confusion, le spectacle, couvrent tout le monde, cette espèce de labyrinthe où tout s’égare & se retrouve, excite les plus indifférens, enhardit les plus timides, aguerrit les plus stupides, corromproit les plus vertueux. C’est un cercle de péchés dans lequel roulent les impies : In circuitu impii ambulant. Sans doute le caractère des personnes y met bien des nuances différentes ; la grossiereté du peuple, la familiarité de la bourgeoisie, la politesse des grands, la régularité de la composition théatrale, doivent beaucoup diversifier la scène. Mais c’est toujours le poison du vice diversement apprêté, c’est toujours la même foiblesse humaine dans ceux qui s’en nourrissent, peut-être plus grande encore dans ceux pour qui on fait les apprêts les plus somptueux : Tactus & joci principia sunt morientis virginitatis. Hieron. Les corps humains, dit S. François de Sales, ressemblent à des verres fragiles & à des fruits ; ils ne peuvent se toucher, s’agiter, sans risquer de se briser, de se meurtrir. La danse est cette agitation dangereuse, d’où la vertu ne revient jamais entiere, & où le vice achève de se briser : Manus mulieris vincula sunt, qui placet Deo effugit illas, peccator rapitur ab ea. Eccl. 7.
Le fameux passage du Cantique, Ma bien ainée est comme le lys entre les épines, s’explique de deux manieres. Les épines qui environnent le lys de la pureté, peuvent la déchirer ou la ◀défendre▶ ; l’austérité des règles, la vigilance des supérieurs, la modestie, la mortification, les exercices de piété sont des épines utiles qui ◀défendent cette fleur ; les occasions qui perdent, le monde qui assiege, les attraits qui séduisent, sont des épines qui la déchirent. Les assemblées de danse réunissent ces deux choses, elles écartent ce qui sauve, elles rassemblent ce qui perd. Où est dans un bal le supérieur qui veille sur le danger, l’autorité qui le repousse, la modestie qui le fuit ? & où fut-on jamais plus assiegé, plus pressé par l’ennemi, plus invité par l’occasion, plus engagé par les attraits du plaisir, que dans un bal, que sur le théatre ? Quelques saints Pères comparent les troupes des Acteurs ou des danseurs aux renarde que Samson rassembla, auxquels il attacha des flambeaux allumés, & qu’il lâcha dans les moissons des Philistins, où ils réduisirent tout en cendres. Les artifices du démon sont bien représentés par les renards, le feu de la volupté par les flambeaux allumés, l’étendue du mal par le ravage immense de toute la moisson qui fut consumée, qui annonce le feu éternel. Voici un trait qui les caractérise ; il ne vient pas d’une main suspecte. Le Mercure de septembre 1769 (art. de l’Opéra) distingue les danses vives & voluptueuses (dans le langage reçu voluptueux est le sinonime gazé de licentieux). Après la description d’un ballet très-voluptueux il dit : Graces, élégance, délicatesse, intérêt, gaieté, tout est réuni dans ce poëme délicieux. Le ballet est exécuté par Madame Guimard avec toutes les graces qui accompagnent ses pas. Mesdames Alard & Ascelin inspirent tous les plaisirs qui sont attachés sur les leurs, & qui succèdent agréablement à ceux d’un autre genre qu’ont fait éprouver Madame Rosalie dans le rôle de l’Amour, & M. l’Arrivé dans celui d’Anacréon. Dans le portrait d’une danseuse il dit, p. 174. (sans doute pour prouver la modestie de ses habits). Elle a la taille élégante & bien proportionnée, & ses jambes brillantes ; elle met beaucoup d’élégance dans ses pas. L’énergie de ces portraits n’est difficile à saisir, ni au vice ni à la vertu, non plus que la justification du théatre, dont ils font l’éloge.
Quand on avance hardiment qu’il ne se passe rien que d’innocent dans la danse, ne diroit-on pas qu’il s’agit d’une danse de marionnettes insensibles à tout, & pour qui tout est insensible, qui n’ont ni des yeux pour jeter de mauvais regards, ni de langue pour dire de mauvaises paroles, ni d’oreilles pour les entendre, ni de mains pour prendre des libertés criminelles, ni desprit pour avoir de mauvaises pensées, ni de cœur pour former de mauvais desirs ? Qui peut douter que les circonstances n’en fassent un péché ? qui peut douter encore qu’elles n’en soient presqu’inséparables, qu’elles ne se réunissent toutes sur le théatre ? N’en éprouvassiez-vous pas les funestes effets, pouvez-vous douter que vous ne les produisiez sur bien d’autres, que vous n’en fassiez courir le risque ? qui vous répond de leur fermeté dans le danger, de leur victoire dans la tentation ? Leurs regards, leurs discours, leurs gestes, leurs attaques laissent-ils leur défaite douteuse ? Vos désirs, votre dessein, vos efforts, votre secrette assurance d’avoir plu, laissent-ils douter de vos pièges ? votre immodestie, vos parures, votre légèreté, votre gaieté, vos prévenances laissent-elles douter de la facilité du succès ? Excuseriez-vous quelqu’une de ces œuvres d’iniquité ? les mauvais regards, les discours licencieux, les désirs, les pensées d’impureté, les libertés, le scandale, l’occasion donnée du péché, ne sont-ils pas dans les principes du Christianisme de véritables péchés ?
L’impureté n’est pas le seul péché qui s’y commette, il n’en est presque d’aucune espèce dont ces criminels exercices ne soient les suites. La vanité, le désir de plaire, l’estime de soi-même, l’étalage de ses graces, des habits & des parures, au-dessus même de sa condition, n’est-ce pas de l’orgueil ? La jalousie contre ceux, qui brillent davantage & nous éclipsent, qui font plus de conquêtes & nous enlèvent les nôtres, qu’est-ce donc si ce n’est pas de l’envie ? les repas qui précèdent, qui suivent, qui interrompent, font-ils exempts de gourmandise, même quelquefois des plus grands excès ? & n’est-ce pas après ces excès que se font les plus grandes folies ? est-il rare d’y voir des querelles, des emportemens, des violences, souvent des blessures, quelquefois des meurtres ? Cette colère est-elle excusable ? La négligence de tous ses devoirs, pour se préparer, pour assister à ces fêtes, l’impuissance où l’on se met de les remplir au retour, le dérangement des heures, des affaires, la nécessité d’un long repos pour se rétablir, le dégoût du travail, &c. la paresse ne produit-elle pas tous ces mauvais fruits ? Les parens n’ont-ils pas à se plaindre que pour fournir aux folles dépenses qu’entraînent ces funestes divertissemens, on emprunte, on leur arrache, on leur vole ce qui est nécessaire à l’entretien de leur famille, au payement de leurs dettes ? Si ce n’est pas avarice, c’est prodigalité, c’est injustice. L’un vaut-il mieux que l’autre ? Quand on invite à quelque bal, disent les Saints, c’est le Démon qui rassemble son armée ; les danseurs & les masques sont les soldats qui combattent sous ses drapeaux ; les nudités, les parures, les regards, les libertés sont les armes qu’on emploie ; les instrumens sont les trompettes & tambours qui sonnent la charge ; les danses sont la mêlée ; les péchés qui s’y commettent, sont les blessés & les morts, le champ de bataille en est couvert. Il est aisé de voir qui remporte la victoire.
Mais vous n’êtes pas des Religieux, dites-vous, pour vous refuser à tous les plaisirs. Est-il bien vrai que vous ne le soyiez pas ? Votre règle est l’Evangile, vos vœux du baptême sont votre profession, Jesus-Christ votre Supérieur & votre modelle. L’état religieux n’est que la pratique plus parfaite de vos engagemens, soutenue de tous les secours, de toutes les précautions qu’une piété industrieuse peut ménager. N’êtes-vous pas obligé à travailler à votre perfection ? n’y avez-vous pas le même intérêt éternel de châtiment ou de récompense ? Mais non, vous n’êtes pas Religieux, votre conduite ne le dit que trop : nouvelle raison de veiller sur vous-même ; l’habit religieux répand plus d’indécence sur ces excès, mais n’en augmente pas, en diminue même le danger. Un Religieux seroit mieux préparé, combattroit avec plus d’avantage, guériroit ses blessures avec plus de facilité ; c’est un soldat aguerri contre les passions, formé par l’exercice des vertus, encouragé par un grand nombre de victoires déjà remportées, qui connoît la force de l’ennemi, démêle ses ruses, évite ses embuscades ; & s’il est blessé dans la mêlée, comme il seroit bien difficile qu’il ne le fût tôt ou tard, il a des ressources, des Supérieurs, des remèdes. Mais vous, vout êtes un homme foible, malade, cent fois vaincu, qui ne savez ni ne voulez vaincre, qui aimez votre défaite, qui ne savez ni ne voulez manier les armées, ou plutôt les prenez contre vous-même, qui vous jetez en téméraire au milieu des coups, qui donnez des forces à vos adversaires, les invitez à vous attaquer, applaudissez à leur triomphe, les aimez davantage quand ils vous ont perdus : Væ soli, quia cùm ceciderit non habet sublevantem se : Si dormierint duo fovebuntur mutuo : Funiculus triplex difficilè rumpitur.
S. Charles, dans son traité contre la comédie & la danse, fait (C. 16.), à l’exemple de S. Augustin, la confession d’un péché de sa jeunesse avec ses condisciples : Nous contraignîmes, dit-il, un Philosophe fort modeste, & d’un jugement solide, d’aller au bal avec nous. Après avoir vu tout ce qui se passoit dans cette assemblée, il fut saisi d’étonnement, & nous dit : Ces folies sont une invention du diable pour corrompre les mœurs & perdre les hommes. Ce mot de folie a été employé par Cicéron : Nemo saltat, nisi insanit. Il ne doit pas surprendre. A n’envisager la danse qu’en Philosophe par les lumieres de la raison, c’est une folie. Cet exercice fût-il innocent, ne s’y mêlât-il pas des circonstances criminelles, ce qui est impossible, les excès qu’on y commet, le temps qu’on y perd, la peine qu’on y prend, l’argent qu’on y dépense, la passion avec laquelle on s’y livre, non-seulement sont des péchés, mais encore aux yeux de la raison des traits insensés & ridicules. Qui l’ignore ? Les heures entieres, les jours & les nuits s’y passent ; les affaires vaquent, les études souffrent, tout en est dérangé ; la fatigue est extrême, les dépenses énormes, & pour ceux qui donnent le bal, & pour ceux qui s’y rendent. Cet argent ne seroit-il pas plus utilement employé à soulager les pauvres, à payer ses dettes, à élever sa famille ? peut-on sagement l’aimer avec passion, s’en occuper sans cesse, se faire une affaire bien sérieuse d’aller, venir, sauter, pirouetter, remuer ses pieds & ses mains, s’agitter comme une espèce de convulsionnaire, comme un malade que la fievre jette dans le délire ? Sans doute les combinaisons de ces mouvemens sur la cadence d’un ait peuvent former un jeu, & amuser un moment, comme les échecs, les cartes, la course de bague ; mais au-delà de ces bornes c’est une extravagance. Le jeu, dit le proverbe, ne vaut pas la chandelle, c’est-à-dire, l’objet ne mérite pas cet attachement. Quel fruit en revient-il ? y acquiert-on quelque perfection ? y pratique-t-on quelque vertu ? y étend-on ses connoissances ? y forme-t-on son esprit & son cœur ? Quel service y rend-on à l’Etat, à sa patrie, à sa famille ? Et s’il est vrai, selon S. Paul, que soit que nous mangions, buvions, ou quelque autre chose que nous fassions, nous devons tout rapporter à la gloire de Dieu, quel rapport peut y avoir la danse ? On peut, on doit lui offrir un délassement honnête & modéré. Mais ces mouvemens délassent-ils ? les pieges du démon, l’aliment des vices, l’occasion du péché, sont-ils des délassemens ? Faire un art d’un jeu frivole, payer des maîtres pour l’apprendre, y consacrer une partie de sa vie & de son bien, est-ce chercher un remède à la foiblesse humaine, ou plutôt se nourrir de poison & augmenter sa foiblesse. L’homme a tant d’affaires importantes, de devoirs à remplir, de péchés à expier, de bonnes œuvres à faire, de pièges à éviter, d’ennemis à combattre, peut-il passer les jours à cabrioler ? & si c’est un père de famille, un homme en place, un homme avancé en âge, quel comble de ridicule ! Un Maître à danser peut s’en faire un métier pour gagner sa vie, comme de toute autre folie qui amuse le peuple, il y trouve son intérêt. Mais pour tout autre qui n’a pas ce vil & mécanique intérêt, ce qu’il fait au-delà d’un amusement, d’un instant, ne peut être dicté que par la passion ou la folie. C’est bien là le prestige, la fascination de la bagatelle, qui efface le goût & l’idée du bien : Fascinatio nagacitatis obscurat bona. Sap. C. 4.
Ce ne sont pas seulement ceux qui dansent, tous ceux qui composent l’assemblée semblent aussi dans le délire. Quelle confusion, quelle agitation, quel tumulte ! le coup d’archet met tout en mouvement, on n’écoute pas même le coup d’archet, on va, on vient, on entre, on sort, on s’agite, on se mêle, on se prend, on se quitte : Amictus corporis, risus dentium, ingressus hominis, ennuntiant de illo. Dan ces innombrables conversations qui de toutes parts se forment, on parle, on crie, on commence, on s’interrompt, on n’écoute pas, on ne sait ce qu’on dit, on ne dit que des sottises ; des ris immodérés se font entendre pour rien, un masque, un faux pas, une allure gauche, sans savoir pourquoi : Fatuus in risu exaltat vocem suam : Sapiens vix tacitè ridet : Va vobis qui ridetis, quia lugebitis. Qu’avec la lanterne de Diogène on cherche un homme dans ces nombreuses assemblées, qu’on y cherche de la modestie, de la sagesse, de la retenue, de la religion, y en trouvera-t-on la moindre trace ? Habitus mentis in corpore cernitur, corporis motus est animi vox. La trouvera-t-on dans ces masques qui n’ont employé toute leur imagination qu’à se défigurer ridiculement, dans ces yeux égarés, dans ces têtes mouvantes, dans ces bras agités, dans ces pieds sans consistance, ces propos interrompus, ces réflexions, ces demandes, ces réponses impertinentes ? Corpus difforme fit saliendo, quantò magis anima ? Trop heureux encore, si des passions, des vices, des péchés innombrables n’y apportoient une folie bien plus déplorable, dont on gémira éternellement ! y a-t-il de plus grande folie que de se damner ?