CHAPITRE V.
Suite du Théatre de S. Foix.
Avant de quitter cet Auteur, qui a quelque célébrité, jetons un coup d’œil sur la description de Paris, sur laquelle il paroît former des prétentions littéraires. Cette excursion ne sera pas hors-d’œuvre, le théatre y revient souvent, elle achevera de caractériser son esprit, & la licence sur la religion, & les mœurs des Auteurs & amateurs du théatre.
J’y trouve trois cas de conscience proposés avec un air de gravité. S. Foix Casuiste ! ses camarades de la Cornette-blanche en tiront. Ces cas ne sont pas moins singuliers que le rôle qu’il joue. Un Prêtre ayant fait des propositions déshonnêtes à une Dame qui les rejeta, il composa avec elle : Abandonnez-moi au moins votre servante. La Dame obéit à la nécessité, & la servante à sa maîtresse. Un Casuiste trouva que cette aventure donnoit matiere à un cas de conscience, qu’il a traité avec beaucoup de sagacité. Tom. 2. pag. 108. Ce Casuiste si habile étoit sans doute Poisson, principal Acteur dans la farce la Colonie, dont les décisions ne furent pas adoptées par la Police. Au siège de Madrid les Courtisannes combattoient à leur mode pour Philippe V ; celles qui avoient les maux Vénériens alloient la nuit au camp des Portugais, & dans trois semaines six mille Soldats furent infectés, & la plupart en périrent. Je ne sais où il a pris ce fait, ce nombre précis, ces circonstances qui n’ont aucune vrai-semblance. Quoi qu’il en soit, il ajoute : On discuta si ces filles péchèrent en se prostituant, & si leur action n’étoit pas corrigée par l’intention de servir▶ la patrie. Le Docteur qui soutenoit qu’elles n’avoient point péché, discit que puisqu’il est permis de massacrer l’ennemi & d’employer toute sorte de moyens pour l’affoiblir, à plus forte raison est-il permis de le rendre malad. (& pour cela de pécher & de le faire pécher). Il n’est pas nécessaire de dire que ce Docteur Espagnol n’étoit pas Docteur de Salamanque, c’étoit un Docteur de théatre. Nous parlerons bien-tôt du troisieme cas du Marchand d’étoffes & du Comédien.
Il pouvoit faire un quatrieme cas de ce qu’il dit de François I. je ne sais sur quel fondement : Ce mal terrible, dont notre bon Roi François I. pouvoit dire, Et la garde qui veille aux barrieres du Louvre n’en défend pas les Rois, lui fut donné par la femme d’un nommé Lunel. Un Moine Espagnol, Aumônier dans l’armée de Charles V, passant à Paris, se trouva avec ce Lunel, & le vit si irritté de son accident, qu’il espéra d’en faire, & qu’il en fit un fanatique. Votre Roi, lui dit-il, protège le Luthéranisme en Allemagne, & ne tardera pas sans doute à l’introduire en France ; mais en vous vengeant de lui & de votre femme, ◀servez▶ la religion, communiquez lui le mal auquel on n’a pas encore trouvé de remède. Comment le pourrai-je, répondit Lunel, nous ne l’avons ni moi ni ma femme. Mais moi, je l’ai, repliqua le Moine, j’en lève la main, je vous en sais serment ; introduisez-moi la nuit à votre place auprès de votre infidèle, & je vous réponds……. Tom. 5. pag. 189. L’intention de ◀servir▶ la religion ne vaut-elle pas l’intention des Courtisannes de Madrid de ◀servir▶ la patrie, pour justifier l’action de ce Moine ?
Mais s’il n’est pas bon Casuiste, il est du moins courageux guerrier, il loue la valeur jusque dans les femmes, & en donne la gloire à l’amour. Tom. 4. pag. 183. Aucun amant qui ne ◀servît▶ son Roi, aucun guerrier qui ne ◀servît▶ sa dame (c’étoit sa Reine). C’étoit du temps de la Chevalerie. Aujourd’hui leurs Dames sont des filles entretenues ; tant l’esprit philosophique a bien opéré. Ah ! si ma Dame me voyoit, disoit autrefois un François montant à l’assaut ! Diroit-il aujourd’hui, ah ! si ma Danseuse me voyoit ! Sans doute les Actrices sont de vraies Amazonnes ; les aime-t-on moins que les Chevaliers n’aimoient leurs Dames ? Tom. 1. prg. 207. Deux Comédiennes, Marote Beaupré & Catherine les Ursis, se donnèrent rendez-vous sur le théatre du Marais, pour se battre l’épée à la main, & se battirent en effet à la fin de la piece (c’étoit deux rivales qui se disputoient un amant, comme les Chevaliers se disputoient leurs Dames). Sauval, tom. 2. pag. 278. dit qu’il étoit ce jour-là à la comédie. Le Dictionnaire d’Anecdotes, v. Bravoure, rapporte plusieurs traits de la Maupin, Actrice de l’opéra, qui s’est souvent battue en duel, & a remporté la victoire.
Tout cela fait rire, mais ces idées tragiques sur le duel (tom. 3. pag. 193.) passent la raillerie, & donnent dans l’inhumanité. J’établirois dans Paris, dit-il, quatre endroits (il en faudroit bien de pareils dans les villes de province) où tous les dimanches (pour bien sanctifier la fête) on donneroit au public le divertissement d’un duel (n’est-ce pas un divertissement bien amusant ?). Il y auroit un prix en argent & une médaille pour l’heureux champion qui tueroit son adversaire (ne mériteroit-il pas bien une récompense ?). Les aspirans à la gloire de ces combats iroient la veille inscrire leur nom & leurs qualités chez un Commissaire chargé de ce détail, ils tireroient au sort, & lorsque chacun de ces Messieurs auroient su l’athlète auquel il auroit affaire, ils pourroient aller souper tous ensemble comme d’honnêtes gens qui s’égorgeront le lendemain, mais sans se haïr, & seulement parce qu’ils ont du cœur. Et un tel Ecrivain n’est pas aux petites-maisons ! Non : il est fêté sur le théatre, son livre est loué par les Journaux. Est-ce respecter les loix du Prince qui défendent si rigoureusement le duel ? Qu’on ne s’attende pas au reste que ce grand Casuiste fasse aller ses huit champions à confesse pour se préparer à la mort, puisqu’il trouve mauvais, pag. 91. qu’on accorde un Confesseur aux criminels avant de les exécuter. On croyoit, dit-il, avec raison que le refus de la confession étoit une barriere de plus contre le crime, & il se moque de Pierre de Craon, qui dans le repentir de ses crimes avoit peur de mourir sans confession. Quelles horreurs ! Dieu ne veut pas la mort, mais la conversion du pécheur ; il est prêt à lui pardonner jusqu’au dernier soupir. Quel excès de barbarie & d’impiété de lui refuser le secours que Dieu lui offre pour faire une sainte mort, & obtenir le pardon de ses crimes ! C’est le jeter dans le désespoir. L’Auteur est-il Protestant ? du moins en cet endroit & dans cent autres il ne parle pas en Catholique.
Le goût dominant de ce licentieux Ecrivain est de se repaître d’objets impurs, de combattre le célibat, de décrier la continence, de tourner en ridicule le mariage ; il va par-tout ramasser toutes les aventures galantes, pour en régaler ses lecteurs & s’en régaler lui-même. Comme il s’égaie pendant cinq ou six pages (75 & suiv.) sur les filles de joie ! il prétend que c’est un mal nécessaire, qu’on les a souffertes pendant quatre cent ans ; qu’elles faisoient corps, étoient imposées aux taxes, avoient leurs Juges & leurs statuts, célébroient une fête, faisoient une procession solemnelle (l’édifiante procession !) ; qu’on leur abandonna treize rues à Paris, dans chacune desquelles elles avoient un clapier (comme des lapins), qu’elles tâchoient de rendre propres, agréables & commodes. Elles étoient obligées de s’y rendre à dix heures du matin & d’en sortir à six heures du soir en hiver, & à neuf heures en été : défense absolue d’exercer leur métier ailleurs que dans leurs clapiers, même chez elles. On les appeloit Femmes amoureuses, folles de leur corps. Celles qui suivoient la Cour (car ces Officieres y sont nécessaires) étoient tenues de faire le lit du Roi des Ribauts, charge considérable qui avoit sur cette matiere juridiction dans la Maison du Roi & dans tout le royaume (l’empire de ce Prince est bien étendu, il a bien des sujets & des sujettes). Le nombre de ces femmes étoit si grand (& Paris n’étoit pas alors le dixieme de ce qu’il est) qu’un saint personnage qui prêchoit à cheval dans les carrefours, en convertit quatre-vingt, & trois Financiers seulement, à un de ses sermons. L’Auteur rapporte les statuts ridicules de ces filles, dressés, dit-il, par l’Evêque de Paris, où l’on trouve le nom de Dieu mêlé indécemment, & des sermens sous peine de damnation éternelle, la visite de leurs personnes pour constater leur prostitution, &c. Il termine sa dissertation par ces paroles où il y a du vrai : Elles furent abolies en 1560 par l’ordonnance d’Orléans ; leur nombre ne diminua pas, quoique leur profession ne fût plus regardée comme un état ; en leur défendant d’être nulle part, on les obligea de se répandre par-tout. Il finit en disant : Le Docteur Cajet présenta un Mémoire au Parlement pour prouver la nécessité de les rétablir. Après cette apologie digne des Mémoires Turcs, on ne fera plus si amèrement le procès aux villes d’Italie qui tolèrent les Courtisannes. Mais l’Auteur a-t-il pensé qu’il faisoit le portrait des trois théatres ? Voilà les clapiers de Paris, qu’on tâche à l’envi de rendre délicieux & magnifiques. C’est un mal nécessaire, disent les apologistes du théatre ; c’est la seule excuse plausible de la tolérance du Magistrat. Les amoureuses de notre siecle ont leurs statuts qui ne sont pas, il est vrai, dressés par les Evêques, elles ne célèbrent la fête d’aucun Saint & ne font point de procession ; mais quoiqu’elles aient un lieu fixe, elles se répandent par-tout : il n’y a plus de honte à se rendre dans leurs coulisses & à les fêter chez soi.
L’Auteur a du moins la bonne foi de faire sentir l’affinité du théatre avec les clapiers. Pag. 183. tom. 5. Dans la loge voisine, quelle est cette jeune personne qui a tant de diamans, demande une femme ? Vous ne la connoissez pas ! c’est la maîtresse de votre mari. Voilà la maîtresse de ton père, dit un étourdi à un de ses amis. Quelle kirielle de couples amoureux on feroit, si on suivoit ainsi les Actrices & les spectatrices ! P. 181. On voit à nos promenades & autres lieux publics deux sortes de Prêtresses de Vénus, les filles entretenues, & celles qui n’ayant pas encore l’honneur de l’être, ne refusent aucune offrande. Il n’y a pas un demi-siecle qu’on auroit eu de la peine à compter dans Paris cinquante ou soixante filles entretenues, & même par qui l’étoient-elles ? par quelque maltotier ou quelque vieux Seigneur qui étoit bien aise d’avoir un petit ménage ou souper en liberté avec un ou deux amis. Ces filles évitoient l’éclat, alloient simplement vêtues. L’homme né pour être dans le monde, étoit galant, cherchoit à plaire, s’attachoit à d’honnêtes femmes, & tâchoit d’avoir, comme on disoit alors, de bonnes fortunes. Il y avoit là quelque délicatesse. Aujourd’hui on entretient publiquement. Se seroit-on imaginé que la France deviendroit si humble ? Il y a à présent à Paris trois mille filles entretenues (sans compter les Actrices, danseuses, &c. qui sont le modèle des autres). Dans la ville de…… on va plus loin qu’à Paris, on en prend juridiquement le titre, on écrit effrontément dans les pieces du procès, à la requête de … fille entretenue, souvent on y ajoute le nom de l’entreteneur, qui ne s’en fâche pas. Si elle est déférée à la police, elle répond qu’elle s’est comportée selon les loix, en fille entretenue, qu’elle n’a qu’un amant. Ce style légal est fondé sur bon titre. Un arrêt authentique défend aux Magistrats municipaux de se mêler des filles entretenues, & ne leur laisse d’inspection que sur la prostitution publique, que la commodité des entretenues rend assez rare. Cet arrêt fut rendu sur les requisitions d’un des Gens du Roi, qui débuta par là en entrant au Palais. L’histoire du théatre a oublié de faire mention de ce début, & de faire l’éloge de ce débutant.
Rien dans le sanctuaire n’est sacré pour cet Ecrivain, sur-tout si la galanterie s’y trouve mêlée. Page 82. Je ne sais dans quel siecle on a commencé de dire pour louer un Evêque, il a de bonnes mœurs, &c. Cette réflexion est juste, c’est assurément un mince éloge pour un Evêque qui doit être le modèle de toutes les vertus. Mais on voit bien que c’est un trait de satyre, comme c’en seroit un de dire qu’il n’est pas Déiste, qu’il croit à l’Evangile, lui qui doit en être le défenseur & l’Apôtre ; qu’il a de l’humanité, qu’il va au sermon, qu’il entend la messe, lui qui doit être embrasé de charité, annoncer la parole divine, offrir chaque jour le saint Sacrifice. Pag. 62. tom. 5. Les Palamites, ou plutôt Hélicastes, étoient des Moines quiétistes du quatorzieme siecle, qui soutenoient bien des erreurs sur l’essence, la lumiere, l’opération divine, singulierement sur la lumiere qui environna Jesus-Christ à la transfiguration. Ils s’adonnoient à la contemplation, étoient ravis en extase. L’une de leurs pratiques étoit de baisser la tête sur le sein, & de regarder leur nombril. Ils croyoient cette posture propre à leur procurer le recueillement, les visions & les extases ; c’étoit la moindre de leurs erreurs, adoptée du plus petit nombre : c’est la seule qu’il a plu à l’Auteur des Essais de recueillir par préférence, pour s’amuser du spectacle d’un homme qui se regarde le nombril ; sans quoi cette secte obscène, qui fut d’abord éteinte, n’eût pas mérité son attention. La haute faveur de la Cour de Constantinople consiste en ce que l’Empereur la fit condamner dans un Concile ; à quelques imbécilles près qui regardoient leur nombril, cette grande ville, remplie de Palamites ainsi que l’élévation de Grégoire Palamas au siege de Thessalonique en récompense de cette extravagance. Tout cela vient des écarts d’une imagination licentieuse. N. 63. tom. 4. Le Cardinal de Lorraine, pour récompenser l’assassin de l’Amiral de Coligni, le maria avec une de ses bâtardes. Beau présent ! Cette Eminence avoit donc nombre de pareils présens à faire. Cette anecdote est du même pays que le nombril des Palamites. Ce Prélat, homme habile, homme à talens, de la plus haute naissance & de la plus grande réputation, qui soutint avec éclat au Concile de Trente les intérêts de la France dont il étoit chargé, devoit-il être si grossierement calomnié d’après un misérable libelle que Dufresnoi a jugé à propos d’insérer dans son recueil sur la Ligue ? Catherine de Médicis, dit-il, fourbe, inquiette, ambitieuse, superstitieuse, cruelle, se consoloit de son veuvage avec des amans. Je crois qu’une pareille femme pouvoit avoir des irruptions de tempérament (quelle expression ! quelle image !). Mais elle n’étoit ni capable ni certainement digne, de quoi ? devinez, de sentir l’amour. Quel mérite éminent en effet ne faut-il pas avoir pour être digne d’être amoureux ? Qu’ils sont donc grands les Héros & Héroïnes du théatre ! à moins qu’on ne dise qu’ils ont des irruptions de tempéramment. Elles sont violentes, fréquentes, générales. Tom. 2. p. 108. Les femmes n’étoient pas en sureté en passant près des Abbayes. Les Moines qui les enlevoiens, soutenoient un siege plutôt que de rendre leur proie ; & s’ils se voyoient trop pressés, ils portoient sur la brêche des reliques de quelque Saint, & les assaillans pleins de respect se retiroient. Voilà l’origine des châteaux enchantés, des Romanciers. Ne voilà-t-il pas des reliques bien placées & une origine bien claire des châteaux enchantés ? Cet homme est aussi peu sage que peu religieux. Le Duc de Bourgogne, né scélérat, dit-il, p. 191. caressoit au fond du cœur toutes les passions cruelles : il étoit de la nature de son ame de produire des crimes, comme une plante venimeuse produit le poison. Quelle morale horrible ! que devient la liberté, si le crime est dans la nature de l’ame, si l’homme n’est qu’une plante, si l’on disoit, M. de … né libertin, caresse au fond de son cœur les passions impures ; il est de la nature de son ame de produire des obscénités comme une plante venimeuse ! P. 151. Les Ecclésiastiques violoient les filles & femmes de la noblesse, afin qu’il n’y eût plus de nobles, & les Moines mandians de leur parti, vu leur intention, leur en donnoient l’absolution. Cette idée burlesque, & cette décision extravagante, sont apparemment des fruits naturellement produits d’une herbe impure ; ils ne sont surement pas le fruit d’un bon arbre.
C’est l’ennemi déclaré du célibat des Prêtres & des Moines, ou plutôt de toute continence. Pag. 123. Il entasse une foule de lieux communs en faveur du mariage que personne ne conteste : La Cour de Rome, ajoute-t-il, n’a imaginé la loi du célibat ecclésiastique que pour former dans chaque royaume un corps à part, prêt à ◀servir▶ contre la puissance temporelle, & ne reconnoître que le Pape pour souverain. Ce lien formeroit au Pape un corps peu nombreux, si les Ecclésiastiques n’avoient pas plus de goût que lui pour le célibat ; c’est se respecter peu soi-même d’avancer de pareilles absurdités. Il n’y avoit que six Vestales à Rome (il y en a eu jusqu’à quinze), & il y a des milliers de couvens de filles. Ces Couvents, dit-on, sont à la décharge des familles. Mais les Romains faisoient autant d’enfans que nous ; mais ils n’étoient pas comme nous barbares envers leurs enfans (ce sont les enfans qui veulent s’engager souvent malgré les parens). Tout est consterné dans Rome, les Magistrats & le peuple prennent le deuil, les boutiques sont fermées, &c. pourquoi cela ? a-t-on perdu quelque bataille ? Non : c’est qu’une Vestale n’a pas été fidèle à son vœu de chasteté (elles ne faisoient point de vœu). Quoi ! parce que la nature sacrifiée a repris ses droits, parce qu’une fille a cédé à ses désirs & à ceux de son amant, tout un empire regarde cet amourette comme un présage de quelque événement sinistre. Bagatelle ! De tout temps les hommes ont été bien ridicules. Pag. 77. Il fait à propos de rien une longue dissertation pour prouver qu’on ne doit faire la profession religieuse qu’à vingt-cinq ans, qu’un million six cents mille personnes s’exposent à passer leur vie dans le repentir, l’amertume, le désespoir & l’horreur d’un état si précipitamment embrasse. Il ne veut pas qu’on reçoive des novices, mais qu’on donne au Clergé la bien des Religieux, réservant les manses abbatiales pour les cadets de la noblesse, les riches Couvens de filles pour faire des Chapitres de Chanoinesses qui puissent se marier, les autres pour des bourgeoises qui soient Hospitalieres, qui se marient aussi. Je ne sais ce que lui ont fait les Religieux pour se déchaîner contr’eux à tous propos : il faut que la continence soit pour lui un terrible fardeau. Il ne veut pas qu’on parle contre le libertinage, lui qui ne ménage ni Pape ni Roi. Il se déclare le défenseur de Marguerite de Valois, parce qu’elle étoit galante : Parce qu’une femme aura eu des amans & quelque foiblesse, bagatelle ! faut-il la décrier comme on a fait la pauvre Margueritte, femme d’Henri IV ? C’étoit le meilleur cœur, l’ame la plus noble, la plus généreuse, beaucoup d’esprit & de beauté, &c. Il en fait une sainte. Personne n’ignore combien sa vie a été débordée ; mais ce sont des foiblesses si pardonnables, c’est un mérite aux yeux de notre chaste Ecrivain : elle étoit plus digne de sentir l’amour que Catherine de Médicis.
On auroit peine à comprendre son déchaînement contre le mariage, si on ne savoir que c’est là l’esprit & le style du théatre. Tom. 1. pag. 123. Tom. 5. pag. 92. Pendant l’interdit (d’un pays) on ne marie point, les œuvres du mariage sont illicites. Tout cela est faux, il n’y a que la solemnité de la bénédiction nuptiale de supprimée, comme aux veuves qui se remarient, non le mariage. Jamais le devoir du mariage n’a été illicite, jamais aucune censure ni personnelle ni locale n’a séparé le mari de la femme, le père des enfans, selon la règle vulgaire : Utile lex humile, res ignorata necesse. Il continue. La pénitence publique privoit des fonctions matrimoniales. On a quelquefois conseillé, par pénitence ou par dévotion, de s’abstenir pendant quelques jours de l’usage du mariage, pourvu que les deux parties y consentent, comme on ordonne quelques jours d’abstinence ou de jeûne, comme S. Paul le conseilloit aux fideles, comme l’Ange Raphaël le conseilla à Tobie, comme Moyse l’ordonne chaque mois, &c. Cette séparation de quelque jour doit-elle paroître insupportable à un homme qui passe sa vie dans le célibat ? J’avoue qu’un faiseur de farces n’est pas obligé de savoir l’Ecriture & les canons ; mais il doit avoir la prudence de ne point parler de ce qu’il ignore, & de ne pas se jouer de la religion qu’il professe. Mais tout cède au plaisir de s’égayer.
P. 134. p. 177. On défendoit le mariage entre parens jusqu’au septieme degré, & dans la maison des Evêques & des Abbés, & dans les Cloitres des Chapitres, il y avoit une Cour pour les duels entre les plus proches parens ; le Clergé pensoit que le désir de se marier étoit moins honnête que celui de tuer. Cette réflexion est-elle bien placée dans la bouche d’un homme qui veut donner au public le divertissement de quatre duels par semaine, & un prix en récompense à celui qui aura tué son adversaire ? Faire tuer de sens froid quatre hommes par semaine, & peut-être jusqu’à huit, est-ce un jeu bien honnête ? Poursuivons. On donnoit la communion à ceux qui s’alloient battre en duel (cela est faux), & on refusoit les sacremens au mari & à la femme, s’ils ne s’étoient abstenus pendant huit jours du devoir conjugal. Autre mensonge. L’abstention du devoir conjugal n’est pas un précepte rigoureux qui fasse refuser l’absolution ; on la conseille la veille de la communion, d’un commun accord, pour s’y mieux préparer. Mais une nuit de continence est un siecle pour un Derviche qui épouse six filles à la fois pour avoir des suppléantes. Les Evêques affranchissoient le champion qui avoit tué trois hommes, & traitoient d’infamie ceux qui se marioient en troisieme noces (autre fausseté). Trouveroit-il quelque chose d’ingénieux dans cette opposition de trois à trois, de trois morts à trois noces ? L’Eglise appelle œuvre de miséricorde d’épouser une fille déréglée. Un Prêtre au mariage de son frère, fut interdit par son Evêque, pour avoir porté des rubans de noces à la manche, & les Ecclésiastiques parens de ceux qui se battoient en duel portoient des cocardes, des rubans. On méprise le mari d’une femme infidèle, parce que les Chanoines de Lion avoient droit de passer la premiere nuit des noces avec les épousées de leurs serfs, &c. &c. &c. Les Essais sur Paris ne sont qu’un Recueil de traits ridicules destinés à mettre dans des farces de la Foire, qu’on a décoré de ce titre intéressant. Il se moque très-mal-à-propos d’une pratique louable, observée en bien des endroits, de bénir le lit nuptial le jour des noces, & du conseil donné quelquefois aux nouveaux mariés qui ont de la piété, de passer les trois premieres nuits dans la continence. L’Ange Raphaël le donna à Tobie, ce qui fut très-agréable à Dieu, & lui mérita la grace d’être délivré du démon qui avoit fait mourir les sept premiers maris de Sara, qui ne cherchoient dans le mariage que la satisfaction de leurs passions brutales. Mais l’Auteur, qui ne s’embarrasse guère du conseil de l’Ange, & ne craint pas le démon Asmodée, laisse prendre l’essor à son imagination. Il y mêle, je ne sais pourquoi, des traits d’avarice vrais ou faux de quelque Curé de Picardie, & il ignore que les Seigneurs justiciers de ce temps-là prétendoient sur les nouvelles mariées des droits plus indécens & plus sordides que ceux qu’on impute au Clergé. Les traités de féodale en sont pleins. Mais ces Seigneurs n’étoient pas Ecclésiastiques, & il y a un poids & & un poids entre le Clergé & la noblesse. P. 39. A propos de la rue de l’Arbre sec, il compile des traits d’avarice de l’Evêque & des Curés de Paris du seizieme siecle. Quel fruit en tire-t-il ? voudroit-il les appliquer au Prélat & au Clergé du dix-huitieme siecle ? la plus maligne calomnie ne l’oseroit. Au reste il paroît connoître aussi peu les maximes religieuses des Mahométans, ses bons amis, que celles des Catholiques. Les Mahométans, dit-il, pag. 87. jeûnent comme les Chrétiens des huit premiers siecles, ils ne faisoient qu’un repas en vingt-quatre heures. Le jeûne du Ramadan consiste à ne pas manger depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; mais pour se dédommager on passe toute la nuit à table en débauche, jusqu’au lever du soleil. Ce n’est qu’un repas en vingt-quatre heures. M. de S. Foix trouve-t-il ce jeûne bien austère ? Ce ne fut jamais celui des Chrétiens.
P. 125. Il appelle Plutarque le Théologien du Paganisme, & lui fait dire, pour se moquer de l’enfer & du mariage : Vous qui ne vous mariez pas, vous êtes des impies que les démons attendent pour leur faire souffrir des peines éternelles au fond des enfers. Ces expressions Chrétiennes, que Plutarque ne connut jamais, ne sont qu’une dérision. Il se moque par-tout ouvertement de l’excommunication, de l’interdit, des indulgences, qu’il applique aux chenilles, ce qui est contre la vérité. Les paroles de l’Eglise ne sont que des prieres adressées à Dieu pour être délivrés des orages, des insectes, de la grêle, &c. Pag. 96. Parlant du purgatoire, le brevet du Général des Cordeliers, dit-il, qui permet de se faire enterrer en habit de Cordelier, n’est pas une simple politesse, si S. François fait régulierement chaque année une descente en purgatoire, pour en tirer les ames de ceux qui sont morts dans l’habit de son ordre. Une jolie fille, ajoute-t-il, déguisée en homme, fut prise dans le couvent des Cordeliers ; elle servoit Frère Jacques, dit le Cordelier aux belles mains. C’étoit par dévotion que depuis dix ou douze ans elle servoit ces bons Pères en tout honneur ; elle espéroit d’éviter après sa mort un long séjour en purgatoire. Il faut que l’invention de cette anecdote soit nouvelle. Si la Fontaine l’avoit sue, il en auroit fait un conte. P. 81. Les Papes ont profité des troubles, pour forger les foudres (les excommunications) que la superstition & l’ignorance ont rendu si redoutables. C’est une hérésie. Le pouvoir d’excommunier est de droit divin. Le Pape excommunia Vigile, comme hérétique, parce qu’il disoit qu’il y avoit des antipodes. (le fait est faux). P. 73. On agita fort dans un Concile si les femmes étoient des créatures humaines. Quel conte ! Les Evêques firent révolter les villes contre leur Roi légitime, pour se soumettre à Clovis, quoique Payen, parce que leur Roi étoit Arien. Les Evêques, la plupart mariés, faisoient donner à leurs enfans la survivance de l’Evêché. Il falloit une permission du Roi pour entrer dans les Ordres sacrés. On n’étoit damné ou sauvé qu’à proportion du bien ou du mal qu’on faisoit aux Moines, &c. Toutes ces rapsodies sont émaillées de visions les plus folles, de fausses reliques, &c. On ne comprend pas ces excès. P. 215. Les Moines du temps de la Ligue faisoient le jour & la nuit des processions où hommes & femmes, filles & garçons, marchoient pêle mêle avec la plus grande indécence. Cela est contre la vérité. Les Moines n’ont fait qu’une procession du temps de la Ligue, très-ridicule, il est vrai, mais en plein jour, & il n’y avoit ni filles ni femmes. C’est Henri III & ses Pénitens qui faisoient des processions nocturnes & très-indécentes ; les Moines n’y avoient aucune part. Ils en étoient même incommodés. Ce Prince alloit faire station chez eux, les faisoit lever, les assembloit & les prêchoit malgré eux. P. 155. Les Evêques de Cahors quand ils officient ont une épée & des gantelets à côté de l’Autel. Si jamais quelqu’un d’eux reçoit la palme du mortyre, ce ne sera qu’à son corps défendant. Ce fait est de son invention, la conséquence ne lui fait pas honneur ; lui qui porte toujours l’épée, ne sera donc jamais Martyr qu’à son corps défendant. P. 163. S. Bernard promettoit autant d’arpens dans le ciel qu’on en auroit donné sur la terre à son Abbaye. C’est se respecter peu soi-même de faire parler d’une maniere si ridicule un Saint aussi éclairé, aussi désintéressé que S. Bernard, à qui de toutes parts les Princes offroient des Monastères. P. 193. Un Clerc, quelque crime qu’il eût commis, n’étoit jamais condamné qu’à des peines canoniques, aucune puissance n’avoit droit sur sa vie. Il est pourtant certain que dans les grands crimes l’Eglise dégrade les Clercs & les livre au bras séculier qui les condamne à mort.
Voici qui est plus vrai. Tom. 1. p. 205. En 1600 les Comédiens de province obtinrent la permission de s’établir à Paris. Ils ouvrirent leur théatre à l’Hôtel d’Argent. En 1609, à l’occasion de quelque désordre arrivé à cet Hôtel & à celui de Bourgogne, le Juge de la Police sit cette ordonnance : Sur la plainte du Procureur du Roi, que les Comédiens finissent la comédie à des heures indues, & qu’ils exigent des sommes excessives, nous leur avons fait très-expresses inhibitions & défenses de jouer passé quatre heures & demie depuis S. Martin jusqu’au 15 février, & pour cet effet leur enjoignons de commencer à deux heures avec les personnes qu’il y aura ; leur défendons de prendre plus de cinq sols au parterre & dix sols aux loges ; & s’il y a quelque acte à représenter où il y ait plus de frais, il y sera par nous pourvu. Tout a bien changé depuis. Ils quittèrent ensuite ce quartier, & se placerent dans un jeu de paulme, vieille rue du Temple ; on les appela la troupe du Marais.
P. 54. L’Inquisition, en livrant aux bourreaux ceux qu’elle a condamnés, recommande de ne pas répandre le sang ; & pour ne pas le répandre, on les brûle. Les Médecins furent aggrégés à l’Université de Paris : les Chirurgiens en furent exclus, parce que l’Eglise abhorre le sang. Y a-t-il de l’esprit à imaginer de pareilles absurdités ? Les Ecclésiastiques & les Religieux de l’inquisition déclarent l’hérésie du coupable, & le livrent au bras séculier qui le fait brûler. Le Médecin qui ordonne la saignée & l’amputation ne tépand-il pas le sang, aussi-bien que le Chirurgien qui exécute son ordonnance ? Le Médecin ni le Chirurgien ne sont point Ecclésiastiques : il est même défendu aux Ecclésiastiques de se mêler de médecine & de chirurgie ; l’Eglise ne se mêle point de leur réception à l’Université.
P. 56 & 75. Tout ce qu’il dit sur l’Inquisition & sur les Croisades est également faux & indécent. Ce ne sont pas les Moines qui condamnent à mort ni qui l’exécutent, ils ne font que juger de l’hérésie ; c’est la Puissance royale qui est le vrai Tartare, s’il y en a quelqu’un. Ce sont les Princes, & non les Papes, qui ont conduit les armées des Croisés qui ont pillé & ravagé, & attiré tous les bandits. Il convient que Louis VIII se ◀servit▶ de ce prétexte pour avoir part aux dépouilles de son voisin. Voilà un bel éloge du père de S. Louis. S. Louis lui-même ne profita-t-il pas de la dépouille du Comte de Toulouse, dont il fit annexer le comté à la Couronne ? & ne fut-ce pas sous ses yeux à Paris & par son ordre que le fils de Raimond parut la corde au cou dans l’Eglise Notre-Dame ? Jamais a-t-on gagné des indulgences en égorgeant sans distinction d’âge ni de sexe ? Luther même ne l’a pas dit. La vraie origine de l’Inquisition, c’est que S. Louis en demanda l’établissement au Pape & l’établit dans son royaume, comme le rapporte M. de Fleuri, qui savoit mieux l’histoire & pensoit plus religieusement que l’Auteur des Essais. Le Comte de Toulouse étoit bon Catholique. Il étoit Albigeois, c’est-à-dire Manichéen, & favorisoit l’hérésie dans ses Etats ; il avoit fait maltraiter les Prédicateurs que le Pape y avoit envoyé. Il fit abjuration de son hérésie. Un Pape se crut en droit de donner le nouveau monde, parce que les Rois & les peuples y étoient idolâtres. Tout cela est faux. Les Rois d’Espagne & de Portugal se disputant le nouveau monde, prirent le Pape pour arbitre, & le Pape en amiable compositeur partagea le différent par une ligne de démarcation. Un arbitre qui partage un champ entre deux plaideurs, se croit-il en droit de le donner ?
P. 79. Grégoire VII est le premier Pape qui ait osé dire que les Rois étoient ses vassaux & ses tributaires (jamais ni lui ni aucun Pape ne l’a dit), qu’il n’appartenoit qu’au Pape de porter les ornemens impériaux. Les ornemens impériaux sont le globe, l’épée, la couronne fermée. Le Pape porte la thiare, des clefs, une croix. Vit-on jamais S. Pierre vêtu en Empereur ? Belle réflexion ! Comme si pendant trois siecles que les Empereurs étoient idolâtres, & faisoient mourir les Papes, ils avoient pu porter ces ornemens, quand ils en auroient eu le droit ! Il disoit que le Pape devient saint dès l’instant qu’il est élu. Jamais qui que ce soit ne l’a dit ni pensé. Boniface VIII prétendoit qu’il n’y avoit que lui de César ni de Roi des Romains. Et les Papes eux-mêmes couronnoient les Rois des Romains.
P. 82. Je n’ai garde de confondre la Cour de Rome (Cardinaux, Prélats, &c.) avec le Saint Siège Apostolique ; il n’a ni ambition, ni politique, ni intrigue, & jamais il ne peut errer. Voilà donc le Pape toujours saint & infaillible. Sait-il ce qu’il dit ? Grégoire VII est canonisé ; mais les Parlemens se sont opposés à la légende. En supprimant la légende, les Parlemens ont voulu empêcher que les éloges qu’on y fait de ses actions ne fissent penser que les Papes ont droit de déposer les Rois ; mais les Parlemens n’ont jamais prétendu empêcher qu’il ne fût réellement saint, & que les faits rapportés dans sa légende ne fussent véritables, quoiqu’ils les jugent répréhensibles.
P. 260. Il s’érige en Théologien, & se déchaîne contre les Religieux mendians. Il décide ex cathedra que la profession de pauvreté est contraire à la religion & au bon sens ; que Jesus-Christ n’a point demandé l’aumône ; que c’est un vol fait à la nation & aux autres pauvres ; qu’un seul Ordre mendiant coûte trente-quatre millions d’or ; que les Carmes déchaussés de Paris ont cent mille livres de rente, & n’en mendient pas moins, &c. Tout cela ne vaut pas la peine qu’on se mette en frais pour le réfuter. Tom. 4. pag. 8. Autre trait d’injustice. Il y a des milliers de Couvents, & il n’y a qu’une maison pour les Officiers & Soldats estropiés, qui ne fut bâtie qu’en 1671, des siecles après les Religieux. Il est vrai qu’on mettoit un Oblat dans chaque Abbaye, mais quelle petite-ressource pour ceux que la guerre met hors d’état de subsister !
P. 32. Le Religieux contracte dans le cloître une dureté d’ame qui le rend peu compatissant ; il ne soulage les malheureux que par devoir, l’homme du monde les soulage par sentiment. C’est au contraire le riche mondain, l’homme livré à la dissipation, à la bonne chère, qui est insensible & dur. comme le mauvais riche pour Lazare. Il ne paye pas même ses créanciers, ses domestiques ; il se ruine en folles dépenses, il ne songe qu’à son avancement, &c. Les Religieux se consacrent aux Hôpitaux, au service des pestiférés, &c. Quelle injuste déclamation ! Les Hôpitaux sont bien antérieurs aux Religieux mendians ; il s’y nourrit cent fois plus de pauvres qu’il n’y a de Religieux dans toute l’Eglise. Les Soldats estropiés y sont par-tout reçus, & en plus grand nombre qu’aux Invalides. Louis XIV est très-louable sans doute d’avoir érigé ce beau monument à la charité. Il n’en est pas moins vrai que les Hôpitaux ont toujours été & sont encore de toutes parts une ressource pour tous les pauvres, & pour les Soldats eux-mêmes, que les Religieux s’y sont mille fois livrés, que des Ordres entiers, de l’un & de l’autre sexe, s’y consacrent par état & par vœu, ainsi qu’à la rédemption des captifs, à l’instruction de la jeunesse, aux missions de la campagne. Mais la passion est aveugle, l’irréligion est injuste.
Cet Auteur ne respecte pas plus le diadème que la thiare. L’histoire des guerres de l’Angleterre contre la France, qui remplit le troisieme tome, est un tissu de traits la plupart faux ou malignement défigurés, contre les Papes, les Evêques, les Prêtres, les Moines, & contre tous les Princes & Ministres, tant Anglois que François, sur-tout s’ils ont eu quelque respect pour l’Eglise ; car chez lui c’est un crime & une bassesse impardonnable, qui rend méprisables les plus grands Monarques, & il a beau jeu. L’Europe étoit alors pénétrée du plus profond respect pour l’Eglise Romaine, ce qui, joint à l’ignorance du siecle, & à des usages si différens des nôtres, sur-tout de notre irréligion, prête beaucoup à une plume irréligieusement empoisonnée, qui ne cherche qu’à déprimer les choses saintes. Tout cela est assaisonné de toutes les anecdotes galantes qu’il a pu trouver, souvent inventées, & toujours embellies, car chez lui tout roule sur ces pivots. Les Princes contemporains ne sont pas plus épargnés. Leur avarice, leur perfidie, leur cruauté, leur bassesse, les rend encore plus méprisables que les Ecclésiastiques qu’il décrie. A s’en tenir même à ses malins portraits, cet homme dont les comédies annoncent de l’aménité dans le caractère, semble dans cette histoire pétri de fiel, le répand à grands flots sur tout ce qu’il rencontre, & va même le chercher au loin sans nécessité. P. 53. En parlant du mariage incestueux & de l’excommunication du Roi Robert, Aussi-tôt, dit-il, le peuple & les gens de la Cour se séparèrent de leur Roi ; il ne lui resta que deux domestiques, encore faisoient-ils passer par le feu, pour les purifier, les plats où il avoit mangé, les vases où il avoit bu. Cela est vrai. Il veut très-mal-à-propos justifier son mariage, & rapporte des anecdotes ridicules. Par le plus abominable complot, pour l’obliger à se soumettre, & justifier parmi le peuple la terreur des excommunications, un Abbé substitua à la place de l’enfant dont la concubine étoit accouchée, un monstre qui avoit le cou & la tête d’un canard. Voilà, dit l’Abbé, en le lui présentant dans un bassin de vermeil, le fruit de vos amours & le succès de l’anathème. Quand l’Auteur écrivoit ces folies, il venoit sans doute de composer la piece des Parfaits Amans sur des décorations de Calot, trouvées au magazin de la comédie Italienne. Cette piece est un tissu de pareils monstres d’une imagination échauffée. Ce trait, qu’il ne croit pas lui-même, fût-il vrai, il eût dû le taire pour l’honneur du Roi Robert, qui avoit de très-belles qualités, & gouvernoit fort sagement son royaume. Malheureusement ce Prince croyoit à l’Eglise, il étoit pieux ; il étoit donc imbécille, car de tous les temps l’autorité des Ministres de la religion n’est qu’usurpation. Tom. 1. P. 4. Les Prêtres Gaulois (c’est-à-dire François) userent avec tant d’artifice & de souplesse du credit que la religion leur donnoit, qu’ils érigèrent un Tribunal, & devinrent les maîtres absolus des délibérations. Ils en profitèrent pour se faire regarder comme le premier corps de l’Etat, & pour achever d’exercer toute autorité sous le despotisme de la superstition. Les Gaulois sous leurs Prêtres furent subjugués par les Romains ; César dût ses conquêtes aux divisions qu’ils semoient sans cesse entre les villes principales. Mais tandis que les femmes gouvernèrent, ces peuples furent vainqueurs. Leur adorateur sent trop leur ascendant pour douter de leur triomphe. P. 73. tom. 1. S. Boniface, Apôtre d’Allemagne, ne valoit pas mieux que les Druides. Il eut l’adresse de persuader à l’imbécille Pepin le Bref, le premier Roi qui ait été sacré, qu’en se faisant oindre d’une huile sanctifiée, il rendroit sa personne plus auguste & plus respectable. Tous les Rois du monde l’ont cru & se font sacrer à leur maniere depuis que Dieu fit sacrer Saül, David, Salomon & tous les Rois des Juifs. Comment ignore-t-il ce que les enfans savent, que long-temps avant Pepin le Bref, Clovis avoit été sacré par S. Remi ? & comment ne respecte-til pas une cérémonie que tous les Rois de France ont faite ? P. 84. Il tourne en ridicule Charles le Chauve, uniquement parce qu’il respectoit le Clergé. Il préfere un méchant Prince à celui qui s’avilit en se soumettant à l’Eglise. De tous les vices c’est à ses yeux le plus grand. P. 87. Il avance que la maison de Charlemagne a péri parce qu’il força les Saxons à recevoir le baptême, que Witikins a prospéré parce qu’il lui résista. Tout cela pèche contre la vérité. Charlemagne punit des révoltés, ne força point à recevoir le baptême. Witikins se fit volontairement Chrétien ; son élévation & celle de sa maison fut la récompense de sa conversion très-sincère, qui occasionna celle de toute la nation.
C’est un Ecrivain hardi sur l’autorité des Rois, tout courtisan qu’il fait semblant d’être. P. 36. Pour justifier les Anglois sur leur grande charte, qui déprime si fort la royauté, & sur la déposition de leur Roi Jean sans terre, il avance cette doctrine : Le regne d’un Roi foible & méprisable peut quelquefois devenir un bien ; le peuple reprend ses droits & ses franchises, qui ne sont que trop souvent de nulle considération sous des regnes glorieux & pleins de succès. Est-il rien de plus séditieux ? n’est-ce pas dire que les Princes heureux ne sont trop souvent que des tyrans, que le peuple en faisant la loi à ses Rois, quand leur foiblesse le lui permet, ne fait que reprendre ses droits & ses franchises, & même en le déposant, comme Jean sans terre, Charles I, Jacques II, & le foible Childeric ? Les Ultramontains n’en ont jamais tant dit, ils n’ont jamais mis l’autorité entre les mains du peuple, infiniment plus dangereux & plus remuant que les Papes. Cet Auteur très-républicain est-il conséquent ? le peuple a-t-il plus de droit sur les Rois que l’Eglise ? Si les Rois ne sont soumis qu’à Dieu, le sont-ils à leurs sujets, les sujets ont ils des droits & des franchises à reprendre ? Ne voit-il pas que l’un conduit à l’autre ? Il en est le fondement. Le Pape ne prétend pas être le maître des couronnes, & les donner comme son bien ; il ne fait que déclarer que le peuple dans telles circonstances n’est pas tenu d’obéir à son Roi, & en conséquence le délie du serment de fidélité. S’il est des cas où le peuple devienne libre & reprenne ses droits, qui peut empêcher le Pape de le déclarer ? On ne peut donc combattre ce systême ultramontain qu’en refusant ce droit au peuple dans tous les cas. Alors le Pape ne peut déclarer ce qui ne peut être, ni dispenser d’un serment auquel on ne peut cesser d’être tenu. Mais un déclamateur, un libertin n’est pas logicien : saisit-il un systeme ? suit-il des principes & des conséquences ? raisonne-t-il ? voit-il autre chose que la passion ? P. 108. Dans un extrait vrai ou faux de l’interrogatoire de Jean Châtel, il lui fait dire qu’il est permis de tuer le Roi quand il n’est pas approuvé du Pape, & que cette doctrine est commune. L’Auteur ajoute de son chef : Il ne disoit que trop vrai, la plûpart des Ecclésiastiques & presque tous les Religieux l’enseignoient en chaire, au confessionnal & dans leurs theses. Ce fait est absolument faux ; cette doctrine ne fut jamais enseignée : ni Pape ni Concile n’ont jamais permis de tuer les Rois, même déposés par le Pape. Les Auteurs ont dit qu’on pouvoit tuer un tyran qui usurpoit l’autorité souveraine, & ont pris pour exemple César tué par Brutus, Eglon par Aod, Holopherne par Judith. Il n’est point la question du Pape ; il ne s’agit que d’une invasion tyrannique, sans aucun rapport à la-religion. Le Pape a-t-il déposé Charles I, Jacques II, César, Aod ? Il n’y a pas même d’exemple que la déposition, à plus forte raison la simple improbation du Pape, ait fait assassiner aucun Roi. Henri IV étoit réconcilié avec Rome quand on attenta à ses jours ; Henri III n’avoit pas été déposé ni excommunié, &c. Le Concile de Constance, & Martin V, qui le confirma, ont expressément condamné la doctrine abominable de Jean Petit. Que le Pape bien ou mal dépose un Prince, jamais il n’arme une main parricide contre lui ; il le laisse vivre comme un autre. L’assassinat & la déposition sont deux objets très-différens, que jamais l’Eglise n’a unis. Vouloir les lier, & faire dépendre la vie des Rois de l’improbation du Pape, c’est ignorer l’un & l’autre, confondre les raisons d’état avec la religion, & former méchamment & calomnieusement une doctrine monstrueuse pour rendre le Clergé odieux. Mais l’Auteur ne paroît pas assez délié philosophe, ni assez équitable Juge pour faire ce discernement.
Tom. 4. pag. 74. Il fait l’éloge de l’Evêque & des Curés de Paris. Tout le monde y souscrira avec plaisir. Mais il ajoute une sortie indécente contre ceux qui reçoivent les sacremens, entendent la messe & le sermon chez les Religieux, ce qu’il appelle ridiculement friandise spirituelle, & dans leur paroisse viande solide, comme si ce n’étoit pas par-tout même sacrifice, mêmes sacremens, même parole divine. En 1604, dit-il, le jour de la Toussaints, le Curé de S. Paul & plusieurs autres Curés allerent dans les Eglises de Religieux, emportèrent les napes de communion, & fitent une âpre réprimande aux assistans, leur recommandant de venir à la paroisse, déclamèrent fortement contre les Confrairies, & menacèrent d’excommunier ceux qui s’y entôleroient. Ces voies de fait scandaleuses, qui sont de son invention, feroient peu d’honneur aux Curés. Ceux de Paris sont trop sages. Un Curé n’a pas droit d’excommuniet, la menace seroit très-répréhensible ; on n’est obligé d’aller communier à sa paroisse qu’à Pâques, & l’on ne peut empêcher les fidèles de communier chez les Religieux à la Toussaints, ni le reste de l’année. Les paroisses ont leurs Confrairies, aussi bien que les Religieux, en plus grand nombre & plus nombreuses, & pourvu qu’elles soient approuvées, on a droit de s’y enrôler. Qui l’ignore ? L’Auteur a cru divertir en faisant faire aux Curés des lazzi à la façon d’Arlequin.
Tom. 4. pag. 84. Si Corneille & Moliere revenoient de l’autre monde ils seroient bien étonnés de l’éloge qu’on fait d’eux. A qui devons-nous cette gloire, ces chef-d’œuvres d’éloquence, de poësie, de peinture, de sculpture, d’architecture, qui ont illustré le siecle de Louis XIV ? A Corneille, à Moliere. Qui auroit imaginé que Mansard, le Brun, Perraut, Girardon, Coustou, Patru, Bossuet, Fenelon, Bourdaloue, &c. dussent leurs chef-d’œuvres à Corneille & à Moliere ? fut-il jamais d’idée plus folle ? L’entousiasme du théatre fait donc tomber en délire ? Ces deux grands génies ont éclairé des sources qui ont fait entrer plus d’or en France que ne portèrent jamais en Espagne les destructeurs du Mexique & du Pérou. Eclairer des sources qui font entrer l’or, c’est, je l’avoue, un galimathias que je n’entend pas. Tout l’or que le théâtre fait couler en France, en roulant des spectateurs aux Acteurs & Actrices, & de ceux-ci à l’Artisan & au Marchand, étoit dans le royaume. Si quelque étranger venu en France est allé voir le spectacle, si on a vendu à l’étranger des exemplaires de ces deux Poëtes, ce mince objet peut-il être comparé aux trésors du Mexique & du Pérou ? Mais comment le Gouvernement n’a-t-il pas connu ce nouveau genre de finance si considérable, comment ne l’a-t-il pas mis en parti, & n’en a-t-il pas diminué les impôts ? il en valoit bien la peine. Continuons. Dans trois ou quatre mille ans, à peine saura-t-on le nom des autres peuples d’Europe, Anglois, Italiens, Espagnols, Allemands, & on admirera les François, grace à Corneille & à Moliere : Erexi monumentum are perennius, quod nec imber edax, aut aquilo impotens, aut innumerabilis annorum series & fuga temporum, &c. On parle ainsi aux petites maisons ; le théatre en a la réalité, il ne lui manque que le nom. Je cherche dans Paris les statues de Corneille & de Moliere ; où sont-elles, où sont leurs mausolées ? Ces monumens sont dans la tête des amateurs ; les gens sages n’ont pas cru devoir dégrader les lieux publics, C’est bien assez de tolérer le théatre ; faut-il rendre la gloire des grands hommes commune avec des Histrions ? Il est vrai qu’où l’on voit des statues de Momus, de Bacchus, de Vénus, des Satyres, Faunes, Driades, &c. on pourroit on voir des Poëtes dramatiques.
Un autre grand avantage de la comédie, T. 4. pag. 35. c’est que Louis XII, Philippe le Bel, & bien d’autres dans tous les temps, ont fait ◀servir▶ le théatre à la politique, en donnant du ridicule à leurs ennemis. Il a raison. Il autoit pu ajouter que ces armes se sont souvent tournées contre eux-mêmes. Les Comédiens rendirent à Louis XII, en le jouant en sa présence, ce qu’il avoit fait contre le Pape Jules II. Louis XIV a été plusieurs fois satyrisé par Racine. Mais peut-on oublier les premieres loix de la bienséance, jusqu’à parler des Souverains, même ennemis, & à ridiculiser l’Eglise d’une maniere aussi insensée que le fait l’Auteur ? Jules II avoit, dit-il, indignement trompe le Roi ; il eut l’audace de renouveler les extravagantes prétentions de ses prédécesseurs. Ce fougueux Pontife fut joué aux halles de Paris sous le nom de Prince des sots, accompagné de la mère sotte, qui se faisoit passer pour l’Eglise ; elle avoit la thiare en tête & étoit revêtue d’habits pontificaux. Souffriroit-on aujourd’hui, malgré la corruption & l’irréligion du siecle, une pareille mascarade ? Les Evêques attaquoient les Seigneurs François, qui les repoussoient, & les chasserent du théatre après les avoir bien battus. Sur quoi il rapporte une huitaine de vers, aussi maussades qu’indécens & impies. Dans une autre farce intitulée la Procession du Renard, un homme vêtu de la peau d’un renard met un surplis par-dessus, chante l’épître de la messe, comme un simple Clerc, ensuite paroît avec une mitre, enfin avec la thiare, courant après les poules & les croquant, pour signifier les exactions du Pape Boniface VIII, & réjouir Philippe le Bel. A quoi pense l’Auteur, de rapporter, d’approuver, de faire valoir des excès qu’on ne sauroit trop ensevelir dans l’oubli ? Est-ce bien ménager l’honneur des Princes qui les ont soufferts, & l’honneur de l’Ecrivain qui les rapporte & les approuve ? Innocent III, P. 37. n’est pas plus ménagé. Ce Pontife, dit-il, si hardi, si dur, si violent, mais qui devenoit docile à la vue de l’or. Il trouve de l’esprit à lui faire faire un sermon ridicule qu’il conclud, par faire jouer toute son artillerie & tuer l’ame du Roi Louis & telle du Roi Philippe en ricochet. Il doit y avoir dans ce ricochet quelque chose de fin que tout le monde n’entend pas. Il ne manque à cette belle histoire que la vérité. Innocent III a été par ses vertus, ses talens, ses lumieres, son zèle, ses travaux, l’un des grands Papes qu’il y ait eu dans l’Eglise, & son pontificat l’un des plus remarquables, par les grands événemens qui s’y sont passés. Personne n’a été plus ferme à maintenir la foi, les bonnes mœurs, l’ordre & la discipline ecclésiastique, & à rendre justice par lui même à tout le monde plusieurs fois la semaine. Ses décisions, ses lettres recueillies avec soin par Baluze, savamment commentées par Hauteserre, (deux François plus savans qu’un Comédien), & qui font la plus grande & la plus belle partie du droit canonique, sont des oracles de raison & d’équité. Jamais il ne fut soupçonné d’avarice ; ce fut au contraire l’un des plus généreux & des plus équitables Pontifes. Mais un farceur est il Canoniste, est il Historien, est-il Catholique, a-t-il des mœurs ? Si ce Pape a suivi les fausses idées de son siecle sur les prétentions de la Cour de Rome, il ne faut pas plus lui en faire un crime qu’aux mille Evêque qui composerent le concile de Latran qu’il assembla, & à tout le Clergé séculier & régulier de son temps, aux Rois même, & aux plus puissans Princes qui s’y soumirent, comme le Roi de France, le Roi d’Angleterre, le Comte de Toulouse, &c. Les paroles de son prétendu sermon, qu’assurément cet Ecrivain n’a pas vu, ne sont point du tout de son style, plein de noblesse dans ses réponses, plein d’onction dans ses ouvrages de piété ; c’est le style de Poisson, principal Acteur de la Colonie. Clément V, Archevêque de Bordeaux, ensuite Pape, étoit François, ami & créature de Philippe le Bel, qui le fit élire. Aucun Pape n’a été plus que lui dans les intérêts de la France. Il répara ce qu’avoit fait contre elle Boniface VIII, & révoqua les bulles contraires aux droits du Roi : révocation dont tous les savans font usage pour maintenir ses droits. Il porta ses Clémentines en France qu’il n’a jamais quitté, à la tête du Concile de Vienne. Elles y furent unanimement adoptées, elles y sont tous les jours citées dans les Tribunaux, & la plupart sont en effet très-importantes. Il déplut à toute l’Italie, en transportant, à la priere du Roi, le Saint Siège à Avignon, où il demeura quatre-vingt ans, pendant lequel temps tous les Papes furent François. La France gouverna la Cour de Rome. Est-ce bien payer le zèle du plus déclaré partisan de la France, tiré de son sein, placé de sa main ? Est-ce bien ménager l’honneur même de la nation & du Roi, & donner du poids à tout ce qu’il a fait & décidé pour elle, que de le traiter de brigand, de simoniaque, de libertin, d’amoureux de la Comtesse de Périgord (car il faut bien chez l’Auteur que la galanterie règne par-tout), un monstre enfin ? sans avoir même l’équité de penser que les calomnies n’ont été débitées contre lui par des Ecrivains ultramontains, qu’en haine de la translation du Saint Siege. Mais ce qu’il y a de plaisant, S. Foix fait le Jurisconsulte. P. 19. La chicane, dit-il, qui s’introduisit en France par notre commerce avec la Cour de Rome sous Clément V, pullulla merveilleusement, & grossit en moins d’un siecle le nombre des habitans de Paris (ce seroit un service rendu à la capitale). Mais ce trait de pure malignité porte absolument à faux. La jurisprudence canonique est renfermée dans les Décrétales de Grégoire IX & le texte de Boniface VIII, antérieurs à Clément V. Le grand commerce de la France avec la Cour de Rome a commencé avec la seconde race, par l’élévation de Pepin le Bref au trône, & de Charlemagne à l’Empire, & il étoit beaucoup plus grand dans le onzieme, douzieme & treizieme siecles, du temps de S. Bernard, de S. Dominique, de S. François, de S. Louis, que du temps de Clément V. Bien loin que la Cour de Rome ait formé la chicane Françoise, c’est plutôt la France qui a fait naître la chicane Romaine. Quiconque a lu le Droit canonique sait que la plus grande partie des Décrétales & du sexte n’est composée que des réponses des Papes aux consultations des Evêques François, & des décisions sur les proces de France. Mais où l’Auteur a-t-il pu apprendre le Droit ? Est-ce dans son Régiment à Strasbourg, dans son voyage à Constantinople, sur le théatre Italien, ou à l’opéra ?
Apologie du Théatre.
Ce grand Ecrivain, Casuiste, Jurisconsulte, Historien, Poëte, a voulu joindre à tant de couronnes la gloire d’entrer en lice avec le Prince de Conti, Bossuet, le Brun, Rousseau, &c. qui ont combattu le théatre, en faisant son apologie. Mais il a pris un tour nouveau & ingénieux ; il a fait une lettre sous le nom d’un Marchand d’étoffes pour prouver que la profession de Marchand est aussi criminelle que celle de Comédien, & que s’il ne lui est pas permis d’aller à la comédie, il ne lui est pas plus permis de débiter sa marchandise. Cette idée burlesque est enjolivée par des circonstances qui ne le sont pas moins. C’est un Marchand scrupuleux qui pour le soulagement de sa conscience s’adresse à M. de S. Foix, comme à un grave Casuiste, & le prie de lui composer une lettre pour son Curé, où il lui confie toutes les perplexités de sa conscience. L’Auteur, charmé de son chef-d’œuvre de morale, de religion & de sagesse, en fit d’abord présent au public dans les journaux, & pour le transmettre à la postérité l’a depuis revu, corrigé & augmenté, & l’a fait imprimer dans ses Essais historiques, où on n’iroit pas les chercher, à moins qu’on ne prenne ses Essais pour un ouvrage comique avec lequel sa lettre peut très-bien figurer.
Il est d’abord singulier qu’on ait cherché le commerce d’étoffes, l’un des plus innocens, parce que l’on abuse d’une étoffe. Un Marchand de vin, car on s’enivre ; un Guinguéttier, car il se commet bien des désordres dans une guinguette ; un caffé, qui est un rendez-vous de libertins & de médisans ; un Imprimeur, qui imprime tant de choses contre la religion & les mœurs, eussent donné plus beau jeu à la plume de l’apologiste. Tous ces Ouvriers, tous ces Marchands sont dans le même cas, chacun cherche à faire valoir son commerce, & l’on peut abuser de tout ; du Serrurier, on fait de fausses clefs ; du Tailleur, on fait des habits immodestes ; du Peintre & du Sculpteur, on fait des statues & des tableaux très-indécens. En conclud-on que ces métiers sont aussi criminels que celui de Comédien ? On peut avec les mêmes raisons excuser les Courtisannes, les voleurs, les jeux de hasard ; ils font, comme le Marchand, ce qu’ils peuvent pour attirer le monde à leur brélan, à leurs cellules. Il n’est qu’un Comédien qui puisse faire & imprimer des raisonnemens qui pourroient tout au plus former une scène, & même assez froide, au théatre de la Foire.
Pour mettre le Marchand de niveau avec le Comédien, il a l’injustice de présenter un Marchand véritablement coupable & en état de péché mortel par sa conduite. Je mets, dit-il, à l’entrée de ma boutique une femme aimable & des filles jolies, ajustées avec toutes les recherches de la coquetterie, qui préparent le piege dans lequel la plus austère sagesse est tombée plus d’une fois ; des Syrènes enchanteresses, placées à dessein, qui attirent le monde par une physionomie, des regards flatteurs & des propos agréables, en un mot, des Actrices. Qui doute qu’un tel Marchand, qui de sa boutique fait un théatre, ne soit en état de péché, & par conséquent le Comédien qu’il imite ? Ce Marchand ne désire que le luxe ; ses vues & ses projets ne tendent qu’à l’entretenir & à l’exciter par des ressources ingénieuses qui réveillent l’amour propre du citoyen, esclave de la mode, qui l’appauvrit. Il flatte les vices, & souhaite qu’ils croissent & pullulent sans cesse dans l’Europe, & causent la ruine des familles les plus opulentes. Voilà de belles intentions, bien propres à justifier & le Commerçant & l’Acteur ! Qui doute qu’avec des vues si perverses, ordinaires au Comédien, mais que ne connoît pas un Négociant Chrétien, ils ne soient tous les deux très-coupables ? L’Auteur est mauvais logicien. Son apologie prétendue est au contraire la condamnation évidente du théatre ; il a rendu son Marchand le plus méchant qu’il a pu, pour le faire ressembler au Comédien, & il leur fait ainsi le procès, en les défendant. Un Marchand de ce caractère, s’il en existe, est indigne des sacremens, comme le Comédien. La réponse du Curé n’est pas douteuse.
Une autre sorte d’apologie qui ne vaut pas mieux, tom. 4. p. 31. c’est de comparer la comédie aux chansons. Les chansons militaires ou grivoises distraisent, dit-il, délassent l’esprit du Soldat au milieu des fatigues, l’amusent dans ses marches, & entretiennent dans le camp une gaieté martiale & nécessaire. Un Aumônier auroit tors de le défendre. Tout cela est vrai ; quel Aumônier s’en est jamais avisé ? Dans les villes & les campagnes l’Artisan, le Berger, le Laboureur, le Domestique, s’amusent aussi à chanter dans leur travail fort innocemment, pourvu qu’ils ne chantent point des chansons obscènes, & qu’ils n’aient point intention de porter au crime par leurs chansons. Ces désordres ne sont pas plus permis à un Soldat qu’à un Bourgeois, au peuple qu’à un Seigneur. Mais il ajoute, & voici le faux : La comédie n’est pas moins utile, elle adoucit les mœurs, purge les passions (l’amour sans doute, en rendant libertin, & offrant les objets les plus séduisans du libertinage), rend le vice odieux, corrige les travers & les ridicules. C’est dommage qu’elle fasse précisément tout le contraire, qu’elle excite les passions, qu’elle les enflamme, les entretienne, qu’elle fasse aimer le vice, qu’elle en prenne tous les moyens, qu’on passe les heures entieres à produire dans l’ame cette pernicieuse fermentation, comme un Chimiste met les matieres dans un alambic, pour n’en distiller que le vice. Une chanson honnête produit-elle cet effet ? Si elle n’est pas honnête, si elle n’est que la répétition de la comédie, est-elle permise ?
Qu’on ne soit pas surpris que la comédie entre dans le plan d’éducation que propose son apolologiste. P. 34. Que vos enfans, dit-il, lisent & relisent tous les jours Corneille ; interrogez-les, instruisez les sur le détail & les intérêts de chaque scène : Je doute que vous puissiez leur donner une meilleure éducation. Il n’est point d’enfans capables de saisir & de suivre les raisonnemens, les vues, les intérêts de toutes les scènes de Corneille ; cette étude est pour eux une chimère. Mais le pussent-ils, personne ne s’est encore avisé, ni vrai-semblablement ne s’avisera de donner un tel catéchisme aux enfans : il faut être peu sage pour le penser & l’écrire.
L’est on davantage quand on veut en faire des leçons aux Rois ? Elles sont dignes d’un tel maître. P. 30. Il est très-utile qu’un Roi voie souvent la comédie ; elle est l’image de la vie commune, des vices, des vexations des familles, des maux de l’Etat. Là-dessus il rapporte l’autorité du Chancelier de l’Hôpital, qui loue Louis XII de prendre plaisir à voir jouer farces & comédies, même celles qui étoient jouées en grande licence, que lui Chancelier auroit dû défendre. Jamais les farces jouées en grande licence ont-elles dû être permises ? Je ne sais si le Chancelier de l’Hôpital, homme grave & sévère, a tenu ce langage ; mais je sais que l’illustre Daguesseau, un de ses successeurs, vraiment digne de cette grande place, pensoit bien différemment. Il étoit trop religieux, trop vertueux, trop sage, pour imiter un homme dont le principal mérite, qui l’a tant fait louer depuis quelques années, a été d’avoir toléré, favorise, soutenu, professé la religion protestante, ou plutôt de n’avoir pas eu de religion. Mais n’est ce pas le vrai mérite de ce siecle ?
Les Rois auroient bien tort de ne pas aimer éperdument la comédie ; elle fait la gloire & la richesse de leur Etat. Que de millions ont valu à la France Corneille, Moliere, Racine, dit-il avec un enthousiasme que je prie d’écouter sans rire ! On achette leurs ouvrages, on les lit dans toute l’Europe ; grâce à leurs chef-d’œuvres, notre langue est devenue la langue universelle, & notre nation le modelle des autres nations. Tout cela réduit à sa juste valeur signifie qu’on a acheté plusieurs exemplaires des ouvrages de ces Auteurs, qui ont été imprimés en Hollande & en Angleterre ; que quelques Auteurs dramatiques étrangers les ont traduits & pillés, & mis à leur goût ; que quelques Acteurs, danseurs, chanteurs Italiens se sont donnés au théatre de Paris ; que des étrangers qui viennent à Paris, vont au spectacle, car assurément pas un seul n’a fait un voyage exprès pour Corneille, Racine, Moliere. Mais le microscope dramatique grossit terriblement les objets. Et ne diroit-on pas que ces Auteurs sont les seuls qui font honneur à la nation ? Bossuet, Fenelon, Pascal, Cochin, Bourdaloue, Massillon, &c. ne valent-ils pas tous les suppôts de Thalie ?
Il y a pourtant deux choses vraies dans dans cette lettre apologétique, la fin & le commencement. Il la conclud ainsi : Qu’est-ce que la gloire du monde dans cette vie, quand il s’agit de notre salut dans l’autre ? Les amateurs du théatre ont-ils cette vérité devant les yeux ? risqueroient-ils leur salut en le fréquentant ? Il la commence par le portrait de la comédie ; il n’est que trop juste, & se peut-il qu’un homme qui la connoît si bien, en soit le défenseur & le compasiteur ? Dieu ne lui dira-t-il pas : Ex ore tuo te judico, ◀serve nequam. La comédie étale le faste, la magnificence, la vaine gloire du monde, toutes les pompes de Satan ; elle inspire l’orgueil, la jalousie, le goût des ajustemens ; elle est contraire à l’humilité, à la charité, au détachement de soi-même, à l’amour de prochain. Le théatre est un lieu public où pour de l’argent en présente le vice sous les couleurs les plus flatteuses. C’est l’écueil de tous les jeunes gens, parce que les Actrices joignent à des talens séducteurs les charmes dangereux d’une figure que la nature & l’art concourent à rendre intéressante. De là naissent les désirs qui peuvent perdre l’homme le plus vertueux. Que disons-nous de plus dans tout cet ouvrage ? que faut-il de plus pour condamner la comédie ? Que la vérité est puissante ! Elle arrache l’hommage le plus humiliant de la bouche de ses plus grands ennemis, elle les déconcerte au point de les faire parler en sa faveur lors même qu’ils la combattent.