CHAPITRE II.
De la Danse.
Il s’est formé de toutes parts en France une multitude d’académies de toute espèce, la langue Françoise, les arts, les sciences, médailles, inscriptions, belles-lettres, architecture, sculpture, peinture, agriculture, art de monter à cheval & de dresser les chevaux, &c. On en a établi pour tout, jusqu’à la musique & à la danse. Du moins ces Académies ont un objet utile ; mais qui se seroit attendu qu’on érigeroit des corps académiques pour apprendre à danser & à dire des chansons, objets les plus frivoles, de pur amusement, d’ailleurs très-dangereux pour les mœurs, & par eux-mêmes, & par les agrémens qu’il donnent au théatre, l’école publique la plus pernicieuse du vice ? Il s’est aussi formé une Académie de parure. Un Coëffeur de Paris, Baigneur des Dames, a fait annoncer dans les Gazettes qu’il a fondé chez lui, outre un riche magasin de toute sorte de coëffures, une vraie Académie de toilette, où il y a trois Professeuses de coëffure, la plus belle, la médiocre, la commune, qui en donnent des leçons, en font des expériences (& y mêlent de pieux sermons aux femmes en les coëffant). On y instruit encore les Baigneurs & les Baigneuses ; on monte d’une classe à l’autre, on y prend des dégrés, jusqu’au doctorat, comme à l’Université. Ce n’est point une plaisanterie, c’est un fait connu de tout Paris. L’Académie de musique n’est autre chose que l’opéra, qui s’est donné ce nom brillant, & par là un air scientifique. L’académie de danse fut établie en 1661, par lettres patentes bien & duement enregistrées, le nombre des Académiciens est fixé à treize, ils ont le privilège exclusif de montrer à danser par eux-mêmes ou par leurs associés honoraires, droit de committimus & autres privilèges accordés aux Officiers commensaux de la Maison du Roi.
Je m’étonne que le corps de la comédie Françoise, & après lui les Italiens, les théatres de province, les théatres de société, & le corps des Maîtres à danser, ne se soient aussi décorés du nom d’Académie dramatique, Académie de Thalie, de Terpsichore, &c. & n’aient à leur suite, aussi-bien que l’opéra qu’ils valent bien, un corps de danseurs en titre. Ils ont quelque chose d’équivalent, peut-être mieux. En 1758 on établit un prix dramatique, à l’imitation des prix académiques, pour la piece de théatre que le public auroit jugé la meilleure. Ce prix est une médaille d’or du grand module, le type représente le buste du Roi, avec la légende Artium parens. On lit dans l’exerque ces mots : Dramatis præmium instit. ann. 1758. Sur le revers Apollon tenant une couronne de laurier d’une main, & un rouleau de l’autre, où sont écrits ces trois noms, Corneille, Racine, Moliere, & au-tour de la médaille, Et qui pascuntur ab illis. Virgil. Peu de temps après ils se mirent noblement sur le pied des maisons de Prince, ce que n’ont pas les Académies. Chaque théatre a son conseil bien pensionné, sans compter l’entrée gratuite au spectacle, & le revenant bon des faveurs des Actrices. Ce conseil est composé de trois Avocats au Parlement, un au Conseil, un Procureur au Parlement, un au Châtelet, un Commissaire & un Notaire, qui s’assemblent régulierement pour traiter des affaires graves & importantes du corps. Les Actionnaires de … n’ont point de conseil établi, plusieurs sont dans les charges, & n’en ont pas besoin. Les Comédiens François crurent avoir trouvé le moment favorable, & présentèrent▶ au Roi une requête tendante à obtenir l’état de citoyen, & à faire confirmer les lettres patentes de Louis XIII, qu’ils disoient le leur avoir accordé. Cette affaire de la derniere importance fut portée au Conseil des Dépêches ; on se moqua d’eux, on répondit que les lettres patentes n’ayant point été abrogées, ils pouvoient les faire réimprimer. Elles n’ont jamais été enregistrées depuis plus d’un siecle, elles sont devenues caduques, elles ne donnent rien en effet, pourquoi en demander le renouvellement, si elles existent ? il n’y a qu’à en user.
Ce goût d’Académie de Terpsichore a passé le Rhin. Fréron (Lett. 8. 1762.) nous apprend qu’un nommé Bouqueton, nom François, a fondé à Manheim, sous les yeux de l’Electeur Palatin, une Académie de danse, comme celle de Paris, où la protection & les présens, dit-il, n’ont aucun crédit (ce Mattre à danser est un vrai phénomène). Son Académie est composée de soixante jeunes figurans & figurantes, les mieux faits qu’il peut trouver, & sans doute les plus chastes, dont l’assemblage dans la même salle, & les danses continuelles, ne sauroient éfleurer l’inaltérable innocence. Les ballets de ce savant & pieux Maître sont des sermons très instructifs. L’histoire & la fable y sont toutes rournées du côté de la morale. Ce sont des pantomimes, des représentations vives de toutes les vertus. C’est Télémaque fuyant Eucharis & l’isle de Calipso, jeté dans la mer par Mentor, &c. Et pour faire mieux goûter cette morale, les mouvemens pittoresques, les gestes expressifs, les attitudes vraies & naturelles des plus jolies danseuses, forment les tableaux les plus attendrissans. Que de conversions doivent opérer ces charmantes prédicatrices ! quelle dévotion elles doivent inspirer au Maître & aux élèves, qui par dévotion encore imitent en cadence par symmétrie, ces gestes, ces attitudes, ces mouvemens célestes ! Ovide, qui n’étoit pas tout-à-fait si dévot que l’ex-Jesuite, pensoit plus grossierement : Enervant animos Citharæ cantusque lyrœque, & vox & numeris brachia mota suis. de Remed. Amor. où pour un remède à l’amour il exhorte de fuir la danse & les danseuses.
La danse est un art véritable, il mérite des académies, aussi-bien que les autres exercices du corps, l’art de monter à cheval, de faire des armes, de jouer des instrumens ; il n’est malheureusement que trop agréable & une source intarissable de péchés. Il faut d’abord former les pas, & ils sont sans nombre, régler les attitudes du corps, les gestes, les regards ; cela seul feroit un art. Pour des figures, la multitude en est infinie ; symmétriser les figures, & entr’elles & avec leurs correspondantes, quand plusieurs personnes dansent ensemble, quel labyrinthe ! mêler & combiner tontes ces choses pour en faire un tableau, exprimer une passion & peindre un caractère, représenter l’agitation du public à l’occasion d’un évenement qui l’intéresse, assortir tous les traits qui caractérisent le personnage, la profession, la passion, l’événement, jusqu’aux habits & au costume, chacun à sa place propre & ses attributs, & s’en servit avec grace, le Matelot a la rame, le Soldat son épée, le Berger sa houlette, le Roi son sceptre, la Furie ses torches. Il seroit ridicule de faire danser un paysan en habit de Magistrat, une danse gaie en habit de furies, un Turc en habit de François, un Romain sous l’habit d’un Italien. Tout cela doit suivre la mesure, agir en cadence, entrer dans le goût, le mouvement d’un air, avec l’oreille la plus exacte & la plus prompte. De là un nombre infini de danses, pour toutes les passions, l’amour, la tendresse, la colère, la fureur, la joie, la tristesse, le désespoir ; pour toutes les nations, Turcs, Chinois, Sauvages, Maures, Indiens ; pour tous les états, les sexes, les âges, les enfans, les vieillards, les femmes, Soldats, Matelots, Esclaves, Bergers. Danses nobles pour les grands ; grossieres, pour le peuple ; vives, légères pour la jeunesse. Danses pour les cieux, des Dieux, des Héros, des Génies, des Fées ; pour les enfers, Démons, Furies, Magiciens. Les anciens avoient leurs Pyrhiques, leurs Saliens, leurs Corybantes, ils leur attribuoient des miracles, qui ne sont pas sans vrai-semblance ; car il est vrai que la danse affecte infiniment, & produit toute sorte de mouvemens dans l’ame.
Je ne pense pas que la danse parmi nous, quelque parfaite qu’elle fût, excitât les passions violente qu’elle excitoit, aussi-bien que la musique, chez les Grecs & les Romains, où en voyant les Furies, les Soldats, Ajax, Hercule en fureur, on couroit aux armes, on poussoit des cris, la multitude fuyoit, les femmes accouchoient au théatre. Notre caractère est plus doux & plus modéré ; le gouvernement plus absolu contient bien mieux les hommes ; la politesse, la religion les adoucissent, l’habitude affoiblit l’impression. Mais pour les passions molles & voluptueuses, où l’ame se livre aux funestes délices de l’impureté, à la dissipation, à la frivolité, perd la pudeur, la religion, la charité, il n’est pas douteux que le théatre & la danse, analogues au caractère nationnal, montés sur ce ton, établis & entretenus dans ces vues, par des personnes plongées dans le désordre, exercées à exciter les passions, les peignant, les embellissant, les réalisant, étalant, offrant l’objet avec toutes ses graces au premier qui en veut, se piquant, se faisant gloire de produire ces malheureux effets, il n’est pas douteux que le théatre & la danse théatrale ne fassent dans tous les cœurs les plus grands ravages.
On a trouvé le moyen d’écrire cet immense détail, & ces règles innombrables. Les livres de Choregraphie ou d’Orcherographie, comme on les a quelquefois appelés, à la faveur de quelques lignes, tracent les pas, les gestes, les figures, comme on marque les tons, les demi-tons, jusqu’aux soupirs dans la musique. On a disputé sur l’inventeur de ces caractères. L’affaire fut plaidée au Parlement de Paris. Beauchamps obtint un arrêt qui lui assuroit la gloire de l’invention. On peut y appliquer ces vers célèbres de Brebœuf : De là nous est venu cet art ingénieux d’écrire tous les pas & de danser aux yeux, donner du mouvement & du corps aux figures (ou sur la musique), d’écrire tous les tons & de chanter aux yeux. Mais cet art est assurément bien frivole : Turpe est difficiles habere nugas. Tel est l’ouvrage très-superficiel de Cahusac sur la danse ; c’est un recueil de traits, d’anecdores amusantes sur la danse, où quelquefois même oubliant la décence & les égards dus aux choses saintes, il les tourne en ridicule, comme quand il fait donner un bal à Philippe II par le Concile de Trente, & le Legat du Pape qui y présidoit en fait l’ouverture.
Cet art n’est pas seulement frivole, il est extrêmement dangereux. 1.° C’est une déclamation, un langage très-énergique, très-animé, très-insinuant. Si donc on l’emploie pour peindre, pour inspirer la passion, combien n’est-il pas dangereux ? 2.° C’est un étalage du corps humain dans tous les points de vue. Si donc la danse l’expose sous un aspect séduisant, est-elle innocente, laisse-t-elle innocent ? Telle est la danse théatrale, c’est l’art porté à la perfection ; elle étale, toutes les graces du corps, elle peint toutes les passions du cœur, elle parle tout le langage de l’amour ; chaque danse est une scène pantomime qui dit tout ce qu’on veut, c’est une sorte de toilette où l’on se montre dans le jour le plus favorable. Si à tout cela on joint la musique, les décorations, les paroles, autre sorte de tableau qui fait corps avec la danse, est-il de feu criminel qu’elle ne puisse & ne doive allumer ? La nature même rend maître & grand maître dans l’art de peindre par la danse. Les Sauvages savent y représenter tous les progrès de leurs amours, & toutes les opérations de leurs guerres, la découverte de l’ennemi, l’approche du camp, le combat, la victoire. Les Nègres de la Guinée, les plus stupides des hommes, ont inventé des danses les plus expressives, entr’autres une appelée Kalenda, où par les gestes les plus lubriques ils représentent toutes les infamies de la volupté. Leurs maîtres Chrétiens n’ont pu réussir à l’abolir. Parmi nous le théatre semble l’avoir adoptée. Un Pantomime (Mercur. décembre 1766) peint une chasse de Faunes contre les Nymphes de Diane, que poursuit l’audace de ces Faunes. D’Auberval & la Dallard y exécutent si parfaitement un pas de deux, figurant le tendre empressement d’un Faune pour une Nymphe afflgée du penchant qui l’entraîne, résistant à ce penchant, fuyant celui qui en est l’objet, lui résistant d’abord avec fermeté, cédant enfin à l’un & à l’autre (quel édifiant tableau !). Tout cela est rendu avec tant d’énergie, & par des personnes si supérieures, qu’il est perpétuellement applaudi. On est forcé de faire grace au peu de décence (au scandale) de voir toute cette action (ce crime) se passer en présence des autres Nymphes (& du parterre) & des autres Chasseurs, spectateurs attentifs de l’événement. Les Payens faisoient-ils rien de plus ? Et la danse est chaste ! & le théatre est épuré !
Le grand art de la coquetterie est sur-tout d’exposer aux yeux toutes les graces du corps dans le jour le plus favorable, par le choix, la variété, l’harmonie des situations, des attitudes, des gestes, des couleurs, des jours, des habits, de toute la parure. Voilà ce qu’on essaie de mille manieres, ce qu’on étudie devant un miroir, ce que font ces innombrables artisans occupés à l’ornement du corps, plus nombreux peut-être que pour les besoins de la vie. Quelque variété, quelque activité qu’y jette le désir de plaire, tout cela est borné dans la société, assez lent & assez uniforme ; l’effet dépend beaucoup du hasard. On passeroit pour fou, si pour se déployer dans toutes les faces on alloit, venoit, revenoit, couroit, s’agitoit, se tournoit, cabrioloit, traçoit des figures, diversifioit, compassoit, multiplioit les mouvemens, suivoit une cadence réguliere & harmonieuses. Que de graces perdues par un peu d’inaction & cette fade décence qui supprime tant d’heureuses situations ! Voilà ce que fait la danse ; elle ramasse tout, fait tout valoir ; c’est la coquetterie parfaite. Bien plus, dans la société, quoiqu’on puisse être en contraste avec d’autres, plus ou moins belle, & gagner dans la comparaison, dans la société on ne figure proprement avec personne ; mais dans la danse théatrale on est plusieurs ensemble qui se cherchant, se fuyant, s’entrelassant, symmétrisant, étalant à la fois plusieurs corps avec leurs beautés, se donnent un jour mutuel par leur opposition ou leur rapport, & les font circuler rapidement. Chacun en passant lance son trait, & enfonce profondément celui des autres ; c’est un corps d’armée qui agit à la fois sur le cœur, que de blessures ! quelle ivresse ! quel transport ! Et pour y mettre le comble, ajoutez aux agrémens naturels du corps exposés, comme un Marchand étale sa marchandise, l’art de la parure la plus recherchée, l’indécence des nudités les plus dangereuses, la douceur de l’harmonie la plus attendrissante, l’éclat du théatre le plus brillant, la situation passionnée où laissent les scènes qui ont précédé, & l’art des personnes les plus exercées porté au plus haut point. Il n’est pas possible que dans ce coup d’œil enchanteur, si soutenu, si répété, si bien préparé, l’homme le plus chaste, le plus indifférent, ne tombe dans le désordre.
Riccoboni, dans sa Réformation du Théatre (p. 115.), donne pour cinquieme règle & des plus importantes, de ne laisser jamais danser les femmes sur le théatre. La comédie la plus libre, dit-il, est mille fois moins dangereuse que la danse des femmes sur la scène ; j’espère que les personnes raisonnables seront de mon sentiment. Il se plaint beaucoup de l’indécence des habits, & il soutient que la décence exige que les femmes ne laissent voir précisément que leur visage & leurs mains, encore même ont-elles soin de porter des gands. C’est pourtant un Comédien célèbre, qui pendant quarante ans a fait le métier avec applaudissement, qui déclare qu’il ne parle que d’après l’expérience, & avoue de bonne foi qu’en montant sur la scène il a toujours gémi de son indécence & désiré de la quitter, qu’il seroit à propos qu’on supprimât tout-à-fait le théatre ; mais que ne pouvant l’espérer, il faut du moins travailler à sa réformation, qu’il juge absolument nécessaire.
Le grand art, le vrai succès, le chef-d’œuvre du théatre, est de transformer le spectateur en secret Acteur, qui joue au-dedans de lui-même les passions qu’il voit jouer. Des couleurs mortes sur un tableau, les traits inanimés d’une statue, peuvent allumer des feux dangereux, jusqu’à rendre Pigmalion amoureux d’un bloc de marbre qu’il a travaillé. Le théatre connoît & a représenté cette fable, il en sent & fait sentir la vérité & la moralité ; que sera-ce des passions réelles, des traits de flamme, des mouvemens lascifs ? En peignant si fortement, en réalisant les mêmes objets à qui la peinture & la sculpture donnent une sorte de vie, ne jetteront-ils aucune étincelle ? Les mêmes pièges tendus à la vertu se trouvent dans les décorations, la plupart très-indécentes. La toile prépare à la piece, & quelle statue est aussi séduisante qu’une danseuse ? & quel tableau est aussi attendrissant qu’une scène de Racine, aussi piquant que les obscénités de Moliere, que les pas de deux, de trois, de quatre des Lani, des Allard ? Que sont des Actrices, que sont des danseuses ? des victimes de la passion, des esclaves de la volupté, exercées à l’inspirer, payées pour la faire goûter, ne respirant, ne travaillant qu’à l’allumer, des maîtresses d’impureté, qui en débitent, assaisonnent, pratiquent & font pratiquer les leçons. Aussi les danseuses sont communément la partie du spectacle la plus dangereuse, la plus recherchée, la plus remplie de filles perdues, beaucoup plus même que les grandes Actrices chez qui l’étude & l’exercice de leurs rôles, souvent même des rôles sérieux, nobles, décens, vertueux, font une diversion nécessaire. La danseuse, qui n’a autre chose à faire, est toute concentrée dans l’expression de la passion, le goût du crime & la vue de l’objet. Qu’on lise les portraits répandus dans tous les livres théatraux de cette danseuse qui s’avance sur la scène, des bras qu’elle déploie, de sa taille, de sa tête, du moëlleux de ses mouvemens, la Vestris, la Dupré, la Dangeville, &c. la seule annonce fait le portrait de la volupté, c’est Vénus elle-même, c’est le crime. Le théatre est le Temple de Gnide, l’Isle de Cythère ; toutes les occupations, toutes les fêtes de Paphos sont des danses. Est-il de personne passionnée qui ne les aime éperdument, qui n’attende avec impatience, qui ne voie avec transport dans une piece les intermèdes dansés ?
Ce n’est pas connoître la danse de la regarder seulement comme une suite réguliere des pas cadencés, qui amusent par leur légèreté, leur adresse, leur force, leur régularité, telle qu’elle est dans la grossiereté du peuple, ou la simplicité d’un enfant qui exprime la joie, ou dans un Maître qui apprend à danser ; ce n’est que la partie méchanique. L’art de la danse dans sa juste idée, est l’art de peindre & d’exciter les passions, & d’en ◀présenter▶ les objets par les mouvemens du corps, c’est la volupté en action, le cœur en mouvement, comme la peinture représente par les couleurs, la musique par les sons. C’est ce qui causa le crime & le malheur d’Hérode ; une danseuse fit perdre la vie au plus grand, au plus saint des enfans des hommes. Combien cependant la danse de la fille d’Hérodias étoit-elle moins dangereuse que nos danses de théatre ! Ce fut une fois, dans une fête, pendant un repas de cérémonie, & assez peu de temps ; la scène la répette tous les jours, les heures entieres, on en est uniquement occupé. C’étoit une fille seule ; ici c’est une foule de danseurs & de danseuses, qui figurent ensemble, se mêlent & s’entrelassent. Ce n’étoit pas l’objet des amours du Prince, c’étoit sa niece, & la parenté, sur-tout dans les ascendans, écarte l’idée du crime ; on la fait venir dans la salle du repas, comme tous les jours dans les familles on fait danser un enfant pour s’amuser & le faire briller ; une jeune Princesse, sans doute bien élevée & décente, qui n’étoit point exercée à tendre des pieges à la vertu, & ne prétendoit pas à la conquête de son vieux oncle au préjudice de sa mere, si neuve, si simple, que ne sachant que demander, elle va consulter sa mère, court répéter ses paroles, reçoit la tête de Jean-Baptiste, & la lui donne. Quelle comparaison avec les graces, les artifices, la licence d’une Actrice ! Cependant Hérode en est hors de lui-même, il jure de donner tout ce que lui demandera la danseuse qui l’a enchanté ; & pour lui plaire, il commet un crime : la tête du saint Précurseur est la récompense d’une danseuse.
Un des plus grands dangers des danses théatrales, c’est le mélange des deux sexes ; chacun y développe ses propres beautés, & agit sur les autres danseurs & sur les spectateurs de toute espèce. Ces deux genres de beautés, à qui la nature donne des rapports si marqués & si vifs, se prêtent par leur concours un secours mutuel qui les rend plus séduisantes, & conduit à leur union, dont elles offrent l’image licentieuse : image qu’on charge encore par des vis-à-vis, des regards, des langueurs, des épanchemens, des vivacités, qui la mettent sous les yeux par toutes les allures de la passion, & en font un tableau vivant. Les danses des Israélites, qu’on cite tant pour justifier les nôtres par l’exemple du peuple de Dieu, étoient plus décentes : nul mélange de sexe. La sœur de Moyse, après le passage de la mer Rouge, dansa à la tête des femmes ; les femmes seules vinrent en dansant à la rencontre de David vainqueur de Goliath ; la fille de Jephté vient avec ses compagnes au-devant de son père ; les filles que les Benjamites enlèverent, comme les Romains enlèverent les Sabines pour les épouser, étoient seules ; les hommes auroient-ils souffert cet enlèvement sans résistance ? David dansoit devant l’arche avec les hommes ; Moyse à la tête des hommes fit la fête, les danses, les cantiques, séparément de sa sœur (il n’est pas dit qu’il y dansa). Connoît-on en France, souffriroit-on cette séparation des sexes, même dans l’intérieur des familles ? Elle seroit ridicule, elle feroit tomber toutes les danses, & avec elles bien-tôt le spectacle même. On n’y cherche que la volupté ; ce mélange en est la coupe qui fait boire le poison jusqu’à la lie. Il faut par-tout des femmes. Rien ne peint mieux le goût François que le compliment fait par une Actrice pour prévenir favorablement le public dans une piece composée par une femme, qui quoique médiocre ne put à ce titre manquer de réussir. On ne dit que ces quatre vers :
Par de longs complimens on vient pour vous séduireEt pour mendier des succès :Je n’ai que deux mots à vous dire,L’Auteur est femme, & vous êtes François.
La danse d’un sexe est pour l’autre le plaisir le plus vif & la tentation la plus délicate. S’il n’y avoit que des hommes au spectacle, on y feroit danser des femmes ; s’il n’y avoit que des femmes, on y feroit danser des hommes. Leur mélange satisfait tous les spectateurs, & donne encore plus de jeu aux attraits de l’un & de l’autre. Juvénal en fait en deux mots le plus affreux portrait : Molli saltante batillo tuscia appia gannit. Horace reproche à son siecle, comme un des plus grands désordres, qu’on obligeât les femmes de danser dans les fêtes, festis matrona moveri jussa diebus, à plus forte raison qu’on les y exerçât de bonne heure, & qu’on appelât belle éducation, comme aujourd’hui on en fait une partie essentielle, d’enseigner aux enfans ces molles attitudes, ces mouvemens lascifs, qu’ils ne goûtent déjà que trop. Ignorans dans tout le reste, sur-tout pour la religion, dont ils n’ont pas les premiers élémens, faut-il être surpris qu’ils soient initiés dans les sombres mystéres du vice ? Motus doveri gaudet Ionios. La plupart des danses & des contredanses, des figures, des positions, des pas symmétriques, qui les composent, ne sont que des peintures de lubricité. Ce fameux Poëte en prévoit le prompt effet & les funestes suites : Jam tunc & incestos amores de tenero meditatur unque. D’abord les femmes rougissoient de donner leur personne en spectacle ; c’étoit un reste de pudeur, comme parmi nous elles sont embarrassées la premiere fois qu’elles s’y montrent, elles ne sont pas encore aguerries : Inter erit satyris paulum pudibunda proterris. Bien-tôt elles s’y apprivoisent si bien, qu’elles s’y naturalisent, & en sont leurs délices, y passent, sans se lasser, les heures, les jours & les nuits. La vanité & la volupté y sont également flattées, elles aiment la danse plus que les hommes, y réussissent communément mieux, y montrent plus de légèreté, de goût, de finesse, d’élégance, souvent même plus qu’il ne convient à une honnête femme, selon la remarque de Salluste : Saltat elegantiùs quam necesse est probæ. Elles devroient rougir de danser si bien. Scipion le second Africain, parlant contre une loi de Cracchus, se plaint qu’on donne une si mauvaise éducation aux enfans : Docentur præstigias in honestas cum sambuca, plaustris eunt in ludum histrionum, discunt saltare quæ majores ingenuis probet ducier voluerunt. Si Saluste & Scipion venoient au bal & à la comédie, que penseroient-ils de la vertu des femmes ? S’ils étoient instruits de la sainteté, de la modestie de la loi chrétienne, que penseroient-ils de leur religion ? à combien d’elles adresseroient-ils ces paroles : Vous dansez trop bien pour une honnête femme : Saltas elegantiùs quam necesse est probæ.
Le sieur Dorat a fait un Poëme sur la déclamation, dont le quatrieme chant roule sur la danse. Il est précédé d’une préface qui a fourni au Mercure de janvier 1769 des traits singuliers où la religion & les mœurs sont peu respectées : Le ballet solemnel que Moyse fit exécuter après le passage de la mer rouge, &c. Les termes de théatre sont une dérision de Moyse & de l’Ecriture ; le peuple dansa de joie après sa délivrance, Moyse composa un cantique sublime, qui est un chef-d’œuvre. Quelle adresse dans la législation, de lier les amusemens du peuple au maintien du culte ! La religion chrétienne est trop mal-adroite pour faire cette liaison, elle n’a jamais pensé que les mystères pussent être des amusemens. Dans l’Afrique les Prêtres firent moins de mal que par-tout ailleurs, parce qu’ils intriguoient moins & dansoient davantage. Les Prêtres font donc du mal par-tout, par-tout ils sont intriguans ; pourquoi ? devinez : parce qu’ils ne dansent pas assez. C’est l’esprit de législation du Maître à danser, du Bourgeois Gentilhomme. Les danses nuptiales des Romains formoient un tableau complet des groupes lascifs que représente à l’imagination la premiere nuit de l’hymen. Je ne sais où il a trouvé ce fait : il contredit l’histoire, qui nous montre les mariages chez les Romains comme des actes de religion très-décens. Ce ne peut être que dans la lie du règne des Empereurs. Mais c’est là le véritable portrait des danses théatrales ; les gestes, les attitudes, les entrelassemens des danseurs & des danseuses font à tous momens des groupes lascifs. Voilà le danger de la danse & de tous les bals, c’est une suite & comme une galerie mouvante d’objets, de figures, de situations lascives, variées d’une infinité de manieres. L’Auteur du Mercure trouve mauvais qu’on mette l’hymen à côté du lascif par deux raisons très-fausses ; pour donner le change, par un air de pruderie, il prétend que le mot lascif emporte une chaleur & un emportement physique, & que le mariage est ordinairement tiede & indifférent. L’un & l’autre est faux. Lascif est en général tout ce qui porte à l’impureté, tableaux lascifs, chansons lascives, paroles lascives, gestes lascifs, indépendamment de l’emportement & de la chaleur, comme un coup d’épée, un poison n’est pas moins meurtrier pour être donné tranquillement. L’exposition du crime dans un Médecin, dans un Casuiste, peut être très-lascive, quoique très-froide. Un tableau, un détail de l’usage du mariage seroit très-lascif, quoique tiede, selon l’Auteur, & c’est ce qu’on a tant reproché à Sanchès, quoique son style soit très-froid. Il est faux que les maris & les femmes soient tous indifférens ; mais le fussent-ils, la vue de ce qui se passe dans le mariage seroit très-lascive & très-dangereuse. Les danses ajoutant la chaleur & l’emportement à tout ce qu’elles ◀présentent▶ d’indécent, n’en sont donc que plus lascives, dans les principes même du Mercure. Choreas, disoit Gerson, in Domini 3. difficile sine diversis peccatis agitari, & omnia peccata in choreis comitti. L’hymen, ajoute-t-on, a tant d’épithètes désavantageuses, qu’on doit le tenir quitte de celle-ci. Le mariage, ce sacrement respectable, cette union sainte, établie de Dieu même, n’a d’épithêtes désavantageuses, bizarres, ridicules, si propres à en dégoûter toute la jeunesse, que celles que le théatre lui donne, parce qu’on l’y profane, & qu’on ne l’envisage que du mauvais côté qu’on lui prête, pour s’en jouer, & c’est un des grands désordres du théatre.
Mahomet voyant que l’on dansoit dans les Eglises, fit danser dans les Mosquées : il étoit plein de génie. En voilà sans doute un beau trait, mais il porte à faux. On n’a jamais dansé dans les Eglises d’Orient où étoit Mahomet, ni dans l’Occident jusqu’aux siecles d’ignorance, long-temps après Mahomet, & jamais avec l’approbation de l’Eglise. C’étoient des foux ou des enfans qui faisoient ces fêtes. Les Prêtres ou les Religieux imbécilles qui se prêtoient à ces extravagances, furent toujours blâmés, & heureusement elles sont enfin abolies. L’Eglise l’a si peu approuvé dans les Eglises, qu’elle les a condamnées même dans les noces. Concil. Afric. C. 27. Vocat saltationes sceleratissimus. Item Carthagin. L. 61. Non oportet Christianos ad nuptias cantare vel saltare, sed castè conversari, sicut decet. Discipulos Christi. Concil. Laodic. Volumus publicas saltationes de nudio tolli sub pœna anathematis. Concil. Constantin. Exterminanda omninò irreligiosa consuetudo quam vulgus per Sanctorum solemnitates agit ; populique debent divina attendere, saltationibus & turpibus invigilant cantibus. Concil. Tolet. 3. &c. Les danses Mahométanes ont une origine & des règles bien différentes. Les femmes n’y paroissent jamais, & les laïques ne s’y mêlent point ; ce sont des Prêtres & les Dervis, leurs Religieux, qui dansent à titre de pénitence, en mémoire d’un fameux de leurs saints qui pirouetta pendant quinze jours sans interruption. Ils pirouettent aussi long-temps qu’ils peuvent, jusqu’à ce qu’ils tombent de lassitude, & celui qui tient le plus long-tems est le plus parfait. Ces danses religieuses ne sont que des traits de force & de fureur. Les femmes toujours enfermées, ne dansent, ne donnent des spectacles que dans le serrail. Pour satisfaire la lubricité du Prince, elles y développent toutes leurs graces, lui ◀présentent▶ toute sorte de groupes lascifs. Telles sont nos danses de théatre, plus dangereuses même & plus criminelles ; les femmes y sont mêlées avec les hommes, & dansent aux yeux du public. Au serrail il n’y a que des femmes, & un seul homme de spectateur, qui même est leur mari, ce que leur religion leur permet, & ce qu’anathématisent & l’Evangile & nos loix.
La danse, & c’est là un de ses plus beaux titres, étoit l’amusement favori d’Henri IV. C’est un fort petit éloge de la danse. Henri IV a été Protestant presque toute sa vie : est-ce une apologie de la religion Protestante ? La galanterie fut son amusement favori : est-ce une justification de l’incontinence ? Le caractère de bonté de ce Prince, sa valeur, son courage, sa politique même, n’influent en rien sur son amour pour la danse. Un tyran, un lâche, un stupide, peuvent l’aimer aussi-bien & plus qu’un bon Prince ; c’est une affaire de tempéramment, d’éducation, de climat. Tout danse dans le Béarn, où ce Prince passa sa jeunesse, c’est le goût général du pays. Henri IV lui-même, dans un âge mur, & devenu Roi de France, ne dansoit plus. Louis XIV son petit-fils, plus grand que lui en bien des choses, aussi foible en bien d’autres, mais moins populaire, fit d’abord, comme son ayeul, son amusement favori de la danse, des fêtes, des ballets. Il se corrigea de cette foiblesse en entendant quelque vers de la tragédie de Britannicus, où Racine en faisoit sentir l’indécence dans la personne de Néron. L’Empereur Albert disoit : Le chant est l’exercice des hommes, la danse celui des femmes. Il se moquoit des prétendus braves de la Cour, qui se disant des Césars & des Hercules, passoient leur vie à jouer ou à danser avec les femmes. L’Empereur Frédéric disoit, j’aimerois mieux avoir la fievre que danser : La danse est une véritable fievre. Alphonse, Roi de Castille, se moquoit de la légèreté des François qui aiment la danse à l’excès. Gallos potissimùm leves qui saltationis insania se oblectant. Ayant vu danser beaucoup une Dame, nous allons entendre l’oracle, dit-il, voilà la Prêtresse en fureur sur le trépied. Ayant une fois dansé par complaisance pour l’Empereur & l’Impératrice, dans une fête qu’il leur donnoit, il disoit ensuite : il faut quelquefois faire des folies pour les grands : Pro magnis aliquando insanire necesse. Ces traits sont rapportés par Æneas Silvius, L. 4. in vitâ Alphonsi. Le Roi de Sicione Clistene ayant mis sa fille au concours, & la promettant au plus digne, plusieurs partis se ◀présentèrent pour la disputer. Tylandre, le plus apparent, ayant beaucoup dansé, le Roi lui dit : Vous dansez trop bien pour ma fille, votre danse a rompu votre mariage : De saltasti matrimonium. La danse, disoit Cicéron pro Murena, n’est qu’un fruit de la débauche ; un homme sobre ne danse pas : Intempestivi convivii, delitiarum comes, saltatio, nemo saltat sobrius, nisi fortè insanit. Aristote, dans sa politique, L. 1. C. ult. bannit la danse comme contraire au bien de la république. Croira-t-on que le grand S. Jérome assure que sa plus violente tentation dans son désert étoit le souvenir des danses des Dames Romaines qu’il avoit vu ? Epist. ad Eustochium.
Le caractère des airs de danse de Rameau, dit encore Dorat, est une harmonie si impérieuse & si déterminante, qu’on n’y tient pas. Cela est vrai ; tout air de danse entraîne naurellement à danser. Il n’est pas moins vrai que la danse, jointe à l’harmonie, est si impérieuse, si déterminante à la volupté, que le plus saint n’y tient pas. La danse peint tout, le désespoir, la colère, les transports, la joie des amans. Cela est vrai encore ; mais ces tableaux si ressemblans, tracés par des femmes parées, belles, exercées, peu décentes, sur tout passionnées, complaisantes, sont-ils bien chastes, rendent-ils chaste le spectateur ?
Voilà les principaux traits de la préface ; nous nous y bornons, nous n’avons garde d’entrer dans le détail des tableaux très-peu gazés ; des traits voluptueux & très-séduisans dont le chant sur la danse est rempli, ou plutôt dont il n’est qu’un tissu. Peu d’ouvrages plus dangereux ; l’harmonie des vers, la gaieté, la finesse de la poësie, ne l’excusent pas aux yeux des gens de bien, qui en redoutent d’autant plus le poison, qu’il est plus ingénieusement préparé & plus agréablement servi. Il ne s’en cache pas, il s’en fait un mérite, & conclud ainsi :
Amour, si dans mes vers je t’ai marqué mon zèle,A la postérité porte-le sur ton aîle ;Dieu charmant, tous les arts te doivent leur beautéEt tous leurs traits divers ; c’est toi que j’ai chanté.
Qu’on juge de l’indécence & du danger de la danse de théatre par ce trait de la Sallé, l’une des meilleures danseuses qui aient paru à l’opéra. C’est Cahusac qui le rapporte, comme un chef-d’œuvre de l’art qu’on ne peut trop admirer, dans son Traité de la danse. Dans une piece où elle dansoit, elle imagina, & eut l’art de placer une action épisodique d’un Sultan dans son serrail (il faut que cette Sallé ait l’imagination bien lascive pour créer & placer de pareils épisodes). Elle y paroissoit au milieu de ses rivales, avec les graces & les désirs d’une jeune Odalisque, qui a des desseins sur le cœur de son maître. La danse étoit formée de toutes les attitudes qui peuvent peindre la passion (la belle danse !). Elle s’animoit par degrés, on lisoit dans ses expressions une suite de sentimens ; elle étoit tour-à-tour flottante entre la crainte & l’espérance (la belle gradation !). Mais le moment où le Sultan a jeté le mouchoir à la favorite ; son visage, ses regards, tout son maintien prenoit rapidement une forme nouvelle, elle s’arrachoit du théatre avec le désespoir & l’excès d’accablement des ames vives & tendres. Cette suite d’agaceries, ces sentimens si vifs, ces prétentions sur le cœur ; voilà ce qu’on applaudit, & qu’on donne pour modèle & pour chef-d’œuvre de la danse du théatre. Il en coûte peu à une danseuse de jouer tout naturellement un rôle qui lui est si familier ; mais on sent bien aussi que ce chef-d’œuvre de l’art n’est ni un tableau ni une leçon de vertu. C’est le vice même paré de tous ses attraits. Quel effet doivent produire sur tous les spectateurs, transportés dans le centre de la volupté, des traits si licencieux & si séduisans ! quel effet sur les autres danseuses qui concourent à former le tableau, sur le Sultan si vivement attaqué, sur l’Odalisque même si ingénieuse & si amoureuse, en faisant le choix de celle qui plaît le plus après tous ces préludes ! On n’excuse que trop dans les cœurs les désordres d’un Sultan réel. Les entrechats de la Camargo, les balancemens de la Vestris, les attitudes de la Prevôt, en un mot toutes les infamies de la danse théatrale, laissent-elles respirer la vertu ? Quel crime, quelle honte pour ces misérables esclaves du vice, de n’employer qu’à perdre les ames & se perdre elles-mêmes, les graces qu’elles ont malheureusement pour elles & pour le public, reçues avec profusion de la nature ! Cahusac, qui rapporte & admire ces prétendus efforts de génie, convient de bonne foi que ce n’est rien moins qu’un prodige de chasteté.
Le fameux Bussi Rabutin, l’homme du monde le moins suspect de rigorisme, qui a le mieux connu les foiblesses du cœur humain, & le ton de la bonne compagnie, parle ainsi du bal : J’ai toujours cru le bal dangereux ; ce n’est pas seulement la religion qui me le fait croire, mais encore mon expérience. Quoique le témoignage des Saints Pères soit bien fort, je crois que sur ce chapitre celui d’un courtisan doit être d’un plus grand poids. Il y a des gens qui y courent moins de risque que d’autres ; cependant les tempérammens les plus froids s’y échauffent. Ce ne sont d’ordinaire que de jeunes gens qui composent ces assemblées, lesquels ont assez de peine à résister aux tentations dans la solitude, à plus forte raison dans ces lieux là où les objets, les flambeaux, les violons, & l’agitation de la danse échaufferoient des Anachorètes. Les vieilles gens, qui pourroient aller au bal sans intéresser leur conscience, y seroient ridicules, & les jeunes gens ne peuvent y aller sans s’exposer à de grands périls. Ainsi je tiens qu’il ne faut pas aller au bal quand on est Chrétien, & les Directeurs feroient leur devoir, s’ils exigeoient de leurs pénitens qu’ils n’y allassent jamais.
Le Poëme des Saisons s’exprime ainsi sur le bal :
Entrez dans ce sallon ou de bruyans ProthéesEchangent en riant leurs formes empruntées,Où la nuit le tumulte & les masques trompeursFont naître à chaque instant d’agréables erreurs ;Là le maintien décent, la froide retenue,N’imposent point de gêne à la joie ingénue ;Là le luxe, les rangs, les âges confondus,Suivent, en se jouant, la Folie & Momus.
Le jeune Poëte croit en faire l’éloge ; la sagesse en conclud sa condamnation ; la parole de Dieu en est le garant : Cum saltatrice ne assiduus sis, ne pereas in efficucia illius, virginem ne conspicias, ne scandaliseris in decore illius, propter speciem mulieris multi pereunt. Eccles. 9.