(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE V. De la Parure. » pp. 107-137
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(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE V. De la Parure. » pp. 107-137

CHAPITRE V.
De la Parure.

Henri III & Henri IV, son successeur, forment, par des événemens peut-être uniques le contraste le plus frappant que présente l’histoire. L’un se fait mépriser de tout le monde, & l’autre gagne tous les cœurs. Le premier perd son royaume, & par ses vices & ses foiblesses mérite de le perdre ; le second en fait la conquête par son courage & sa bonté. Celui-là termine la branche de Valois après trois siecles de regne ; celui-ci fait monter sur le trône la branche de Bourbon, qui y fait depuis près de deux siecles la gloire de la France. Henri III pendant vingt années esclave de ses Mignons, livré avec eux à la plus infame débauche, occupé des jeux les plus indécens, & les plus puériles, joua le rôle de l’Actrice la plus dissolue & du plus vil baladin, & plein de l’opinion de sa suffisance méprisoit tous les sages conseils, & plongé dans les plaisirs & l’indolence abandonnoit aux mains les plus méprisables toutes les affaires de ses Etats dans les temps les plus orageux & les plus critiques. Pour se débarrasser du soin de recevoir des Ambassadeurs, il alla demeurer trois mois a Lyon, y passa son temps à acheter, à un prix exhorbitant, des petits chiens, des singes & des perroquets, alors fort rares, & établit avec de gros appointemens une multitude d’hommes & de femmes pour en avoir soin. Il recherchoit avec avidité, & achetoit à grand prix, toutes les mignatures qui se trouvoient dans les vieux manuscrits qu’il en coupoit, & les colloit lui-même à sa chapelle. comme on cole aujourd’hui des découpures. Pendant trois mois qu’il fut Roi de Pologne, s’ennuyant de la gravité Polonoise, il demeura renferme dans son cabinet avec ses Favoris, s’occupant à s’entretenir des galanteries de France, à dépêcher des couriers, à écrire des lettres à ses maîtresses avec son sang qu’il faisoit couler par des piquures, & enfin à mille jeux bruyans & tumultueux, sans s’embarrasser des Grands & des Sénateurs Polonois. Il en partit la nuit en fugitif, pour venir prendre possession du royaume de France à la mort de son frere, & quoique tout y sur dans le trouble & dans le désordre, il s’amusa plusieurs mois dans la route à une multitude de fêtes qu’on lui donna sur son passage. Il alloit en coche (espece de cabriolet) dans les rues de Paris, avec la Reine son épouse, entroit dans les maisons & monastères d’hommes & de filles faire la quête des petits chiens de manchon qu’il aimoit à la folie, prenoit ceux qui lui plaisoient, & les portoit dans un panier pendu à son bras ou en écharpe à son cou. Le plus souvent il couroit les rues avec les jeunes gens dans les marchés & les foires, dansant, chantant, jouant au bilboquet, insultant les passans, entrant chez les bourgeois à l’occasion d’une noce, d’un baptême ou de quelque réjouissance, dont il se faisoit instruire, & y commettant toute sorte de désordres. Il aimoit ses Mignons jusqu’à les baiser & embrasser plus que familierement devant tout le monde, comme l’Empereur Caligula baisoit & embrassoit le sien en plein théatre. Il faisoit leur toilette, les peignoit, les paroit de sa main, décidoit du goût & de la mode de leur parure, n’épargnoit rien pour leur procurer des meubles, des habits, des colifichets magnifiques. Il ne les quittoit ni jours ni nuit ; le jour il vivoit avec eux dans des appartemens écartés, inaccessibles à tout le monde ; la nuit ils couchoient tous dans une espece de dortoir, & il partageoit toujours son lit avec quelqu’un d’eux ; c’étoit une douzaine de petites cellules pratiquées avec des cloisons au-tour d’une vaste salle, ce qui donna à S. Luc la facilité de lui faire peur la nuit avec une sarbacane. Il couroit publiquement la bague vêtu en amazone, faisoit joûte, tournois, ballet & mascarade, ordinairement habillé en femme, découvrant indécemment sa gorge comme elles, étalant ses pendans d’oreilles & son colier de perles. Il donnoit des festins où les femmes servoient habillées en hommes, & la Reine sa mere en revanche lui en donnoit où les Dames de la Cour à demi-nues & les cheveux épars, faisoient le service. Point d’Actrice plus soigneuse que lui de sa parure, il l’emportoit sur l’affeterie de la femme la plus coquette, & sur la puérilité du plus frivole petit-maître. Il couchoit avec des gands d’une peau particuliere pour conserver ses belles mains, & couvroit son visage d’une pâte préparée, avec un masque par-dessus pour maintenir la fraîcheur de son teint & la finesse de sa peau. Il portoit trois colets, deux à fraise, & un renversé. Lui-même gaudronnoit ses chemises & celles de sa femme (on empese aujourd’hui). Ses dépenses étoient énormes, ses impôts accablans, & les murmures des peuples extrêmes. Il faisoit pour ses Favoris les plus énormes dépenses, pourvu qu’ils l’employassent en magnificence. En effet, quoiqu’il fût désespérément brave, frisé & gaudronné, ses Mignons étoient plus braves que lui. Les noces de Joyeuse coûterent douze cents mille écus, & celles de S. Luc autant. Le Roi en fit tous les honneurs, & son frère le Duc d’Alençon en eut tant de honte, qu’il refusa d’y assister. Ces folies occasionnerent une guerre particuliere, dite la guerre des amoureux, dont la galanterie étoit le principe & l’objet, qui fit mettre sur pied & presque périr trois armées, & dont par une paix galante les Calvinistes profiterent. Elles occasionnoient encore de vives & fréquentes querelles entre le Roi & son frere, d’un caractere fort différent. Ses Mignons se moquoient de lui, & l’insultèrent dans un bal. Ils n’épargnoient pas même la Reine mère, qui ne pouvoit souffrir leur désordonnée outrecuidance. Jaloux de leurs parures & de leurs graces, ils se haïssoient mutuellement, jusqu’à se battre trois contre trois en duel. Il en resta trois sur le carreau : le quatrieme mourut quelques jours après. Le Roi le visita dans sa maladie, promit cent mille francs au Médecin, s’il le guérissoit. Il voulut voir les corps morts de Cailux & de Maugiron, les baisa tendrement, fit couper leur blonds cheveux, qu’il garda précieusement, & leur ôta les pendans d’oreille qu’il leur avoit donnés & attachés de ses propres mains. Il leur fit faire de magnifiques obseques, & dresser de superbes mausolées de marbre ; de sorte que quand on en vouloit à quelque Favori, il étoit passé en proverbe de dire, je le ferai tailler en marbre. Au milieu de tant de désordres, soit remords de conscience, soit superstition commune dans ce siecle, ou peut être irréligion, frivolité de caractére, variété d’amusemens, on le vit donner dans des dévotions ridicules. De là, dit l’Auteur de l’Esprit de la Ligue, Tom. 2. L. 5. p. 214. ce mélange bizare de processions & de cavalcades, de pélerinages & de rendez-vous clandestins, de courses nocturnes & de retraites dans des couvens, de conversations licencieuses & & de liaisons avec des Religieux austères. Il se mêloit de toutes les intrigues galantes de la Cour, & se plaisoit à brouiller les amans & les maitresses, & de là il alloit faire assembler les Communautés religieuses en chapitre, & leur faisoit des sermons sur la sainteté de leur état. Il avoit institué des confrairies & des processions de Pénitens, qui depuis furent imitées par la Ligue, & employées contre son successeur. Après avoir quitté un habit efféminé & des parures immodestes, il se mettoit un sac de Pénitent, alloit de nuit & de jour à leur processions, armé d’une discipline dont il faisoit usage, avec un grand chapelet à la ceinture, dont les grains étoient de petites têtes de mort. Il obligeoit les Grands de la Cour, jusqu’au Cardinal de Lorraine & au Duc de Guise, de venir comme lui couvert d’un sac à ces processions, & rioit à gorge déployée des bouffonneries qu’y faisoient ses Mignons, peut-être par son ordre, du moins de son aveu, portoit & marmotoit son gros chapelet jusqu’au bal & dans les parties de débauche, & en lioit les femmes dans le temps qu’il en abusoit. Et tandis qu’il faisoit prendre à ses Favoris & qu’il prenoit lui-même toutes les parures des femmes, il portoit contr’elles les loix somptuaires les plus rigoureuses, faisoit arrêter en pleine rue & traîner en prison celles qui portoient les bijoux & les riches étoffes qu’il avoit défendues. Toutes ces momeries, loin de masquer ses vices, leur donnoient de l’éclat & du ridicule ; on ne l’appeloit que Frère Henri. On afficha à la porte du Louvre cette pasquinade : Frère Henri, par la grâce de sa mère, appelé Roi de France & de Pologne, Concierge du Louvre, Marguillier de S. Germain, Batteleur d’Eglise, Gendre de Colas, Gauderonneur des colets de sa femme & Friseur de ses cheveux, Mercier du Paluis, Visiteur d’étuves, Gardien des quatre mendians, Protecteur des Orphelins, Père conserit des Pénitens. Sa sœur, la Reine de Navarre, disoit de lui : Il n’a du courage que contre les femmes. Faisant le siege d’une ville avec ses Mignons, on lui crioit du haut des murailles : Venez, jeune mignon, qui ne sauriez tenir contre nos femmes, & une vieille femme s’assit sur la brêche, filant tranquillement sa quenouille, & se moquant de lui. Il leva le siege. Ce fut sous son regne que les Comédiens Italiens vinrent en France, & s’y établirent.

Henri IV, son successeur, qui rétablit la France & en mérita toute la tendresse, avoit été dans son enfance nourri avec du pain bis & des gousses d’ail, manquant souvent de linge, allant au froid & au chaud, nuds pieds & nue tête, avec les gens de la campagne ; actif, infatigable, méprisant la mollesse & le luxe, dédaignant le faste & la parure, ne connoissant aucun danger, se jetant au milieu des ennemis dans les combats, à travers une forêt de lances, familier, populaire, compatissant, attentif à tous les besoins des peuples. Quand on lui présenta la toilette, la garderobe, les innombrables bijoux & colifichets du Duc de Joyeuse, qui venoit de périr à la bataille de Coutras, à peine daigna-t-il les regarder, & dit avec dédain : Il ne convient qu’à des Comédiens de tirer vanité de ces miseres ; le véritable ornement d’un Général est le courage, la présence d’esprit dans l’action, & la clémence après la victoire. Quels hommes, mais aussi quelles scènes différentes ! Non, rien ne dégrade plus l’homme, & ne rend plus incapable des actions de vertu d’un sage gouvernement, des fonctions importantes de la royauté, du sacerdoce, de la magistratere, que ce goût efféminé de luxe, de parure, de frivolité : fruit & principe trop ordinaire des plus grands vices, qui énerve l’ame, amollit le cœur, blase le corps, dissipe les biens, fait perdre la confiance, l’estime, le respect de tout le monde, ruine les familles, & porte les plus funestes coups à l’Etat, faisant de l’homme public, du pasteur des ames, du père de famille, une espece de baladin & d’Actrice.

Qu’il me soit permis d’indiquer en passant une réflexion étrangere à notre sujet, mais très-naturelle. La Ligue avec tous ses excès n’a rien d’étonnant dans les circonstances où se trouvoit le royaume depuis trois regnes, & sous un Roi tel qu’Henri III. Cinq grandes batailles, toutes les provinces dévastées par les Huguenots, la Religion Catholique dans le plus grand danger, tous les Princes & grands Seigneurs divisés & soulevés, les troupes étrangères par-tout répandues, la rebellion de la Flandre contre l’Espagne, l’ambition des Guises, les troupes, l’argent, les intrigues de Philippe II, le massacre de la S. Barthelemi, les variations politiques de Catherine de Médicis, le Prince de Condé & le Roi de Navarre après une abjuration solemnelle revenus à la tête des Protestans, des impositions immenses, des profusions énormes, les minorités de deux Rois, les vices abominables & les puérilités inouies du troisieme ; l’effervence des esprits est elle surprenante ? On veut faire tomber sur les Rellgieux cette ligue trop fameuse, & ils y ont en effet joué un rôle & ridicule & tragique. Mais pourquoi dissimuler qu’ils n’y ont été que des Acteurs subalternes que les Princes ont fait agir, qui n’ont paru sur le théatre qu’à la fin de la piece ; que la ligue étoit formée depuis plusieurs années ; qu’elle avoit été adoprée dans les provinces, dans les Parlemens, dans les Etats généraux, par la Sorbonne & les Evêques ; qu’elle avoit le Roi même à sa tête, armé pour la défendre contre l’hérésie, avant qu’aucun Religieux parût sur les rangs ?

Ce seroit une jolie matiere à traiter sur la théatre, que la toilette d’une Actrice, & les aventures des foyers & des coulisses avant, pendant & après la piece. Rien n’en approche que la toilette d’un jeune Abbé Evêque en herbe, entre les mains de son baigneur. La brodeuse, le tailleur, les femmes de chambre empressées à servir la Déesse ; les Dames du monde qui viennent admirer, étudier, copier ce sublime modelle ; une multitude d’amans ou soi-disans qui la contemplent, dont les fadeurs ne peuvent épuiser le détail de ses charmes, lui répettent les vers flatteurs composés à sa gloire, lui appliquent ceux qu’on a adressés à d’autres, qu’on a débité dans les pieces, & lui en débitent de nouveaux ; elle-même en extase devant son miroir, enivrée de sa beauté, qui s’adore elle-même & se préfere à ses rivales, & compte les victoires qu’elle va remporter, les conquêtes qu’elle va faire ; quelquefois aussi transportée de colère, si un ruban n’a pas son pli, si un cheveu n’est pas à sa place, si la coiffeuse a oublié une épingle, &c. donnant ses ordres, lisant ses lettres, parcourant quelque brochure, parlant à ses adorateurs, recevant leur encens, les récompensant d’un souris, d’un coup d’œil, &c. Toutes les femmes, il est vrai, donnent à peu près la même scene à leur toilette ; mais celle d’une Actrice, incomparablement plus variée, plus animée, plus peuplée, plus libre, pourroit fournir bien plus d’incidens, d’intrigues, de portraits, de bons mots. On a essayé quelque chose en ce genre. Dans plusieurs comédies les Acteurs s’entretiennent sur la piece, sur leur conduite, & se disent leurs vérités. Il y en a dans Moliese ; dans le Théatre Italien ; mais il n’en est point sur la toilette d’une Actrice, fonds très-comique & inépuisable, qui fourniroit à plusieurs pieces ; mais la licence y seroit inévitable, si le portrait étoit ressemblant.

Affecter la parure, c’est mal connoître la beauté, & ne pas ménager les intérêts de sa gloire. La vraie beauté de chaque chose n’est que la simple nature sans affectation & sans caprice, l’assortiment, l’harmonie des parties qui la composent, réduites à l’unité. La parure est un assemblage de choses étrangères, arbitraires, de fantaisie, qui n’ont avec le tout & les autres parties qu’une liaison de goût, un arrangement de mode, très-incertain & très-volage, qui plaît dans un endroit & déplaît dans un autre, qui a de la vogue dans un temps & dans un autre temps tombe dans le mépris.

Ces bagatelles, ces petits riens où l’on perd la moitié de la vie, remplissent les femmes & les petits-maîtres de l’idée de leur mérite, mettent en jeu & nourrissent leur amour propre par la continuelle contemplation de leurs graces, étalées dans le plus beau jour. Toutes ces graces, vraies ou factices, cette beauté empruntée qu’on doit au marchand & au baigneur, n’est bonne qu’à suppléer à l’indigence & à la supposer, à couvrir & à montrer des défauts réels. Ce jeu de l’imagination, cet assortiment de pieces de rapport, souvent peu faites l’une pour l’autre, n’est qu’un masque qui déguise la laideur, & quelquefois défigure la véritable beauté. Pourquoi mandier le secours de l’art, si on est belle ? n’est-ce pas déceler son besoin & ses craintes, augmenter l’un & l’autre, & souvent ternir le peu qu’on a de bon ? Il est bien plus glorieux, comme Esther, de ne pas rechercher la parure, que de croire en avoir tant de besoin. Pourquoi ne pas se contenter de la mesure d’agrément que Dieu vous donne, comme de la mesure de richesses & d’élevation ? La recherche de la parure est une sorte d’ambition & d’avarice aussi répréhensible. Pourquoi censurer, & tous les jours remanier, embellir, farder l’ouvrage du Créateur ? En vain y travaillerez-vous, vous ne sauriez, dit l’Evangile, ajouter une coudée à votre taille. Vous vous ferez tort à vous-même : la parure rappellera les infirmités, le plâtre multipliera les rides & précipitera la vieillesse. De quel ridicule ne vous couvririez-vous pas, si vous tentiez de vous rajeunir par des couleurs, & couvrir vos cheveux blancs de rubans & de poudre ? Quel scandale, si dans des états faits pour être saint & pour sanctifier les autres, vous leur donnez les indécens & contagieux exemples de la frivolité, de la vanité, de la mollesse ! Humane capiti cervicem Pictor equinam jungere si velit, & varias inducere plumas ; spectatum admissi risum teneatis ?

Un Aureur qui compose & une femme qui se pare, se ressemblent en bien des choses. Communément ils ne cherchent qu’à plaire, & n’agissent que par vanité ou par intérêt ; mais l’objet & les suites sont bien différens. Un ouvrage d’esprit sur des matieres utiles, même indifférentes, instruit, plaît, amuse, du moins ne corrompt pas. Une femme parée instruit-elle, ne fait-elle que plaire & amuser ? La voit-on, fût-elle une sainte, comme on lit un livre ? n’y cherche-t-on, n’y trouve-t-on que le plaisir de l’esprit ? Disons plutôt qu’elle ressemble à l’Auteur d’un mauvais livre, qui en amusant l’esprit par l’élégance, corrompt le cœur par la liberté, ou à un Peintre de nudités qui outre la beauté de la peinture, souille l’imagination par l’obscénité. Une femme contente de sa toilette seroit bien mortifiée de ne produire que l’effet superficiel d’un bon livre ou d’un bon tableau ; elle veut faire des conquêtes, gagner des cœurs, inspirer des passions, c’est-à-dire, séduire & perdre. Faut-il qu’on s’étudie à préparer le poison, & à le faire boire avec plaisir ? Voilà l’occupation & le but de cet Auteur, de ce Peintre infame, de cet Actrice passionnée vendue à l’iniquité. Il est donc parmi les hommes, il est parmi les Chrétiens, des métiers établis pour corrompre, comme il y a des métiers pour apprendre à tuer, des breteurs, par exemple, des ouvriers en artillerie & en poudre à canon : une toilette est une salle d’armes où l’on s’escrime avec le miroir. Encore même ces ouvriers sont utiles à l’Etat, & les femmes sous les armes lui nuisent. Un soldat défend la patrie, & combat l’ennemi : l’Amazonne déclare la guerre à ses concitoyen., & les blesse mortellement. Que sera-ce d’une troupe d’Actrices ! elles attaquent de front, elles se mettent en embuscade, emploient tour-à-tour la force & la ruse. Le théatre est un arsenal bien fourni de toute sorre d’armes ; une troupe de Comédiens est une armée des plus lestes & des mieux aguerries, chaque représentation est une bataille où de part & d’autre tout est défait, tout tombe sous les coups du péché.

L’Auteur & l’Actrice se ressemblent encore par leur travail & leur succès. Ils mettent, pour ainsi dire, nuit & jour leur esprit dans le pressoir pour en exprimer, l’un en pensées, en sentimens, en rimes, en scènes, en actes, l’autre en habits, en coiffures, en couleur, en attitudes, tout ce qui peut réjouir le spectateur. Ils sont les martyrs du public, & quel public ? la partie de la nation la plus frivole, dont le suffrage mérite moins d’être recherché. Que leur en revient-il ? jalousie, cabale, sifflets, ridicule, mépris, oubli ; fussent-ils favorablement accueillis, leurs lauriers seroient bien-tôt flétris, une nouvelle piece, une nouvelle mode, tournent ailleurs les regards. Depuis le Cardinal de Richelieu il a été fait en France des milliers de pieces de théatre ; on en estime une cinquantaire, tout le reste n’a fait de chez Serci qu’un saut chez l’épicier. Il n’en reste que quelques lignes dans l’Histoire du Théatre de Messieurs Parfait, qui ont bien voulu se donner la fastidieuse & inutile peine de les aller déterrer dans la caverne de l’oubli où elles vont retomber la ligne d’après, & ont fait, aussi-bien que l’Abbé Goujet dans sa bibliotheque, du nom de je ne sais combien d’Auteurs, d’Acteurs & d’Actrices, comme les registres mortuaires d’une paroisse, qui conservent à la postérité le nom de Maître Jacques, Savetier de la rue du Foin. Sur les pieces même qui sont restées au théatre, & qui reparoissent quelquefois quinze ou vingt ans après, l’Auteur a la glorieuse & consolante satisfaction de se dire : J’ai travaillé toute ma vie pour faire gagner de l’argent à une troupe de misérables corrupteurs du public, & à faire commettre bien des péchés à une troupe de spectateurs ; étoit-ce la peine de prendre la plume ? Cum labore in doctrinâ & sollicitudine homini otioso quæsita dimittit, &c. Eccles. 2. La gloire des Actrices les plus célebres est moins durable. Quand une fois la vieillesse, la maladie, la mort, le dégoût du public, ont moissonné ces belles fleurs, on ne peut plus, comme les pieces du vieux Corneille, les remettre sur la scene. Les graces ne s’écrivent point ; une Actrice ne compte pas sur le miracle de la résurrection. Il est vrai qu’en revanche pendant leur printemps la vogue est brillante & les profits honnêtes, & qu’elles n’ont pas besoin de l’embarrassant appareil des habits & des décorations ; un héros leur suffit pour jouer la piece entiere.

Le Prophète Isaïe, 3. iv. fait un détail fort singulier de la toilette des femmes de son temps. Le monde en badinera ; supporte-t-il l’esprit de Dieu qui l’a dicté ? Parce que les filles de Sion se sont élevées, qu’elles ont marché la tête haute, faisant des signes des yeux & des gestes des mains, qu’elles ont mesuré tous leurs pas, & étudié toutes leurs démarches, le Seigneur rendra leur tête chauve, il arrachera tous leurs cheveux. En ce jour le Seigneur leur ôtera leurs chaussures magnifiques, leurs croissans d’or, leurs colliers de perle, leurs brasselets, leurs coiffes, leurs rubans, leurs boucles de cheveux, leurs jarretieres, leurs chaînes d’or, leurs boëtes de parfums, leurs pendans d’oreilles, leurs bagues, leurs pierreries, qui leur pendent sur le front, leurs robes superbes, leurs écharpes, leur linge fin, leurs poinçons de diamans, leurs miroirs, leurs chemises de grand prix, leurs bandeaux, leurs habillemens légers dont elles se couvrent en été ; leurs parfums seront changés en puanteur, leurs ceintures d’or en cordes, leurs cheveux frisés en une tête nue, leurs riches habits en cilice : Eò quod elevatæ sunt, extento colle, nutibus oculorum, &c. Isaïe a-t-il donc vu nos Actrices ? Non : il a vu les Courtisanes de Jérusalem.

Il faut convenir que le démon a bien ses martyrs. Ce détail immense de la toilette, cette attention scrupuleuse de la parure, cette gêne incommode des habits, que des heures entieres, des mains les plus exercées, les yeux les plus pénétrans, peuvent à peine exécuter, seroit un joug insupportable, si la religion l’exigeoit ; le démon mieux servi ne trouve que des victimes dociles qui s’immolent pour lui : Vous avez bien gagné l’enfer (disoit Thomas Motus à une coquette de ce caractere), Dieu vous feroit tort de vous le refuser. Leur santé y court les plus grands risques. Ces femmes dont l’extrême délicatesse, vraie ou affectée, ne peut souffrir la plus légère incommodité, en contractent des infirmités de toute espece. Ni les rigueurs de l’hiver, ni les ardeurs de la canicule, rien n’arrête, rien ne coûte pour plaire. Plus braves que les plus intrépides guerriers, elles exposent sans bouclier la moitié de leur corps à l’intempérie des saisons, à l’inclémence des météores, & de là rentrant chez elles où elles sont le plus à l’abri, elles prennent les plus bizarres précautions. La grossiere villageoise jouit d’une santé inaltérable ; les meurtriers excès de la mollesse, de la volupté, de la parure, abrégent les jours, & accablent de maladies. Enfin les folles & continuelles dépenses de la parure absorbent le plus riche patrimoine. Une Actrice en soutiendroit-elle les profusions, si ses amans n’avoient la générosité d’y pourvoir en se ruinant pour elle ? Elle eût été fort heureuse d’avoir en dot le centieme de ce qu’elle prodigue en parure. Les femmes de condition achettent leurs amans, comme le leur reproche Ezéch. 16. L’Actrice se vend, elle fait d’abord les avances de la parure ; mais outre que c’est du fonds d’autrui, d’ailleurs par un commerce lucratif elle se dédommage avec usure des frais de l’étalage, elle retrouve dix fois le capital & les intérêts. Elle ne trouve pas la récompense de la gêne & de la fatigue ; la nuit dédommage du jour. Meretricibus dantur mercedes, tu dedisti mercedem amatoribus.

Non respicias mulierem multivolam (une coquette, une mondaine), ne fortè incidas in laquee illius. Eccl. Averte faciem à muliere compta (parée). Tout est plein dans l’Ecriture de ces défenses. Cependant, dit-on, les trois femmes les plus célèbres par leur pureté se sont parées. Suzanne étant dans le bain se fit porter des pomades & de l’huile, selon l’usage du pays, oleum & smigmata. Esther, à la vérité, ne voulut pas se parer elle-même ; mais elle se laissa parer par le chef des Eunuques, qui sans doute ne négligea rien dans sa parure : Non quæsivit muliebrem cultum, sed quacumque voluit Eunuchus dedit ei adornatum. Judith se para de son mieux pour plaire à Holopherne. L’Ecriture entre dans le plus grand détail de ses ornemens, & le Seigneur daigna y ajouter un nouvel éclat. Ces exemples sont une foible justification des toilettes des Actrices. Le bain est permis, souvent nécessaire, sur-tout dans les pays chauds. Quoiqu’il puisse servir à l’embellissement, c’étoit plus pour le besoin que pour la parure que Suzanne le prenoit, & toujours seule avec ses filles. Ce n’étoit point une infame Zelis au hain (poëme licentieux dont on a déjà fait deux éditions). C’est par surprise que les vieillards, qui s’étoient cachés dans le jardin, tâchèrent d’attenter à son honneur. Suzanne étoit d’ailleurs si modeste, que quand elle parut devant le peuple, l’Ecriture remarque qu’elle étoit entierement voilée, & que l’incontinence de ses accusateurs lui arracha le voile pour se repaître de sa beauté : Jusserunt ut discooperiretur, erat enim cooperta. Nouvelle preuve combien les nudités sont du goût de la débauche. Une femme chrétienne peut-elle se résoudre à le favoriser ? se flatteroit-elle qu’aucun de ceux qui la verront ne sera dans le goût de ces vieillards ? Esther fut un modele de modestie peut-être unique. On rassemble de tous côtés les plus belles filles pour choisir une épouse au Prince, elles se préparent pendant plusieurs mois avant de paroître devant lui ; chacune emprunte de l’art tout ce qui lui paroît le plus propre à relever ses charmes. La plus haute fortune dépendoit de leurs succès sur le cœur d’Assuérus. Esther seule sans ambition, sans vanité, sans jalousie, ne demande rien, & insensible à tout, n’emploie aucune parure, abandonne tout à Dieu, se contente de ce qu’il plaît à l’Eunuque de lui donner. Dieu bénit sa modestie. La seule qui n’a pas cherché à plaire, est la seule qui plaît : sa simplicité emporte la couronne. Les Actrices elles-mêmes qui jouent le rôle d’Esther dans la tragédie de Racine, imitent-elles sa modestie en la représentant ? emporteroient-elles la couronne au même prix ?

L’exemple de Judith justifie notre sévérité & nos alarmes. Triste & subit effet de la parure. Judith blesse le cœur d’Holopherne. Une passion violente le transporte à la vue de ce qu’on étale à ses yeux ; il donne des fêtes, se livre à la joie, se prépare au dernier crime ; enseveli dans l’ivresse, il reçoit le coup de la mort. Les Holophernes pris aux pieges d’une beauté parée sont-ils rares ? Sans doute on n’en veut point à leur vie, comme cette héroïne dont Dieu arma le bras pour sauver son peuple. Mais porte-t-on moins dans leur ame le coup de la mort éternelle par les péchés qu’on fait commettre ? Rien ne nous oblige d’approuver en entier la conduite de cette femme célebre, peu conforme en bien des choses aux regles austeres que l’Evangile a prescrites depuis. L’Ecriture se borne à louer son courage, sa confiance en Dieu, ses brillans succès, sans s’expliquer sur les moyens qu’elle mit en œuvre pour les ménager. D’abord après la mort de son mari, quoique jeune encore, d’une beauté rare, jouissant d’une grande fortune, & ayant tout ce qu’il faut pour plaire au monde, elle renonce à tous les plaisirs, se sépare de toutes les compagnies, s’ensevelit dans la retraite, se couvre de la cendre & du cilice, passe ses jours dans la priere & le jeûne. Son brillant triomphe, une armée détruite, un Général mis à mort, Béthulie enrichie de ses dépouilles, les applaudissemens, l’admiration, la reconnoissance de toute la nation, que de chaîne pour la retenir dans le monde, & y cueillir les fruits de ses victoires ! Non, elle renonce encore à tout, s’ensevelit de nouveau dans la retraite, d’où elle n’étoit sortie que par l’ordre de Dieu ; le cilice & la cendre redeviennent sa parure, le jeûne & la priere ses délices. Les Actrices qui l’imitent dans le camp d’Holopherne, l’ont-elles suivie, la suivront-elles dans sa retraite ?

Il y eut toujours entre les femmes une émulation de gloire à qui remporteroit le prix de la parure, peut-être encore plus que le prix de la beauté. La beauté ne dépend pas de nous ; mais la parure qui l’embellit & la remplace, est notre ouvrage, le chef-d’œuvre de notre goût ; elle en aiguise les traits, & fournit des armes, qui toutes légères qu’elles sont, ne portent pas moins des coups mortels. Chaque femme, comme un habile Ingénieur, forme son plan, élève ses batteries, ouvre la tranchée, donne l’assaut ; les promenades, les spectacles, les cercles, jusqu’aux Eglises, sont les champs de bataille où ces Héroïnes se battent à outrance. Quel triomphe pour celle qui attire tous les regards ! quel désespoir pour celle qu’on néglige ! Chacune se promet de soutenir sa gloire, & de réparer ses pertes, en inventant quelque nouvelle machine de guerre, & choisissant un meilleur poste ; chaque jour on vient se donner le défi, & qui ne se flatte enfin d’une victoire dont souvent elle seule s’aplaudit ?

Le jour & la nuit se passent à rêver aux opérations de la campagne ; toute l’étendue, la subtilité, la fécondité de leur esprit y est épuisée : Alexandre, César, n’étoient pas plus occupés de leurs conquêtes. On consulte les savans & les gens de goût, coiffeuses, femmes de chambre, amies, petits-maîtres, & cent fois le grand oracle, un miroir fidèle. Quand on croit avoir trouvé quelque nouveau renfort, on respire enfin, & on se console ; on achette tout au plus haut prix, l’ouvrier n’est jamais trop bien payé ; on y prodigue le plus riche patrimoine. Les Pères de l’Eglise appellent la tête d’une femme parée une tour, une forteresse, où regnent toutes les passions, où la vanité, l’impureté, la jalousie commandent, &c.

Je sais que ce goût, plus ancien que le théatre, fut toujours dans la nature. L’Ecriture, qui nous dit qu’une femme s’oublieroit plutôt elle-même que sa parure, nous apprend, comme un acte héroïque, que les femmes Juives dans le désert donnèrent jusqu’à leurs miroirs & leurs pierreries pour l’Arche d’alliance & le Tabernacle, & qu’elles avoient donné pour le veau d’or leurs colliers, leurs pendans d’oreille. Mais peut-on nier que le théatre soit l’école & la salle d’armes où se forment & s’exercent ces redoutables guerrieres, que l’Actrice ne soit le parfait modele, l’habile maître d’escrime qui enseigne à porter les bottes franches, le Général qui commande les troupes, qui fait faire les évolutions, & qui se bat avec plus de courage & de succès ? Là s’étalent les modes, là se donnent les regles, là se forment les projets, là se cueillent les lauriers ou plutôt les myrthes qui ceignent leur front. Point de femme du monde qui ne se pare en Actrice ; jamais le goût & la folie de la parure ne furent portés si loin que depuis le regne brillant du théatre : aucune femme qui y soit plus attachée que celles qui fréquentent les spectacles. Y allât-elle d’abord modeste, la seule fréquentation lui en inspirera la fureur, & avec elle tous les vices qui en sont le principe ou l’effet ; elle y perdra toutes les vertus qui produisent & entretiennent la modestie, & qu’à son tour la modestie forme & entretient. Toutes les vertus tiennent à la modestie par les liens les plus étroits, toutes les passions les détruisent ; le théatre, qui les entretient & les allume toutes, est son plus mortel ennemi. La modestie intérieure regle les cœurs, & l’extérieure regle le corps ; l’une est inutile, & même impossible sans l’autre. La passion renverse tous l’édifice que l’hypocrisie voudroit étayer ; chaque vertu au coutraire lui donne son prix & en reçoit son ornement ; c’est un tissu de pierres précieuses que sa main enchasse & distribue dans un beau jour, elles forment la physionomie de la vertu, pour ainsi dire, la douceur, l’humilité, la patience, la charité, le recueillement, la simplicité, la chasteté, la prudence ; on voit tout d’un coup d’œil sur un visage modeste, il peint de l’abondance du cœur, il développe tout le cœur ; la passion le dérange & le trahit. Voilà le portrait & l’éloge de Moyse : Moysen coronavit in vasis virtutis. Eccli. 24. L’ornement, la modestie des vertus.

L’étude constante & le grand art du théatre est de détruire la modestie, pour faire regner l’air & le feu de toutes les passions. Le visage, les gestes, les allures, la voix, tout le corps d’un Acteur doit être un Prothée, qui change à tout moment pour prendre l’empreinte des divers sentimens de son rôle, emportement, hauteur, &c. sur-tout de l’amour, langueur, tendresse, vivacité, jalousie, &c. C’est précisément le contraire de la modestie, qui tenant tout dans une parfaite modération, prend le ton & rend les traits de toutes les vertus, & singulierement de la chasteté. Ce seroit une erreur de penser que la modestie ne rejette que les grossieretés ; elle exclud jusqu’aux plus légères nuances du vice, sur-tout elle brille par les traits de la pureté la plus délicate, de la pudeur la plus sévère. Je n’examine pas ici le dérangement intérieur que doit opérer, ou plutôt que suppose nécessairement cette expression volontaire, vive, rapide, facile, de toutes les passions, qui caractérise les bons Acteurs, puisqu’on ne peut bien rendre que ce qu’on sent bien. Mais n’eût-il pas dans le cœur ce qu’il s’étudie de représenter, il doit au moins, pour jouer son rôlle, en arborer le masque, & ce masque est l’anéantissement de la modestie. Ce masque d’amour, que ne dit-il pas de la dépravation du cœur qu’il exprime ? Une Actrice qui peint la galanterie, fût-elle la plus chaste du monde (ce qui est impossible), du moins dans le moment qu’elle prend les apparences du vice n’est pas modeste. Toute la parure théatrale assortie à son rôle, montée à l’unisson de ses sentiment, ne l’est pas davantage ; elle l’est moins, puisqu’elle met plus vivement sous les yeux les objets qui imitent les sentimens dépravés, qu’elle parle avant qu’on ait ouvert la bouche, après qu’on a cessé de parler, & pendant qu’on s’entretient d’autre chose, elle joue seule son rôle, elle le joue sur la personne même qui la porte. La vanité & l’impureté qui sont artistement composées, se repaissent de leur ouvrage. Quelque rares, quelque équivoques que soient les suffrages, on en est flatté, & pour plaire on étale, on rehausse tout ce qu’on s’imagine avoir d’appas, on est flatté de son propre suffrage, & celui-ci n’est pas douteux. Quelle Actrice n’est enchantée d’elle-même ? qui l’encense plus agréablement que son miroir ? La chasteté n’y court pas moins de risque : croit-on que les rêveries, les espérances sur l’effet que produisent ses charmes, que la douce & molle impression qu’ils produisent sur elle-même, laissent un cœur bien chaste ? On n’est pas impunément sa propre idole.

Le grand art de la parure a fait naître un procès fort plaisant entre les Perruquiers & les Coëffeurs des Dames. Chacun a donné ses Mémoires ; je ne sais en faveur de qui la Cour a prononcé. Les Dames jusqu’ici n’avoient eu que des Coëffeuses ; les hommes se contentoient d’admirer leurs chef-d’œuvres, & ne troubloient pas leur possession. Ils se sont chargés d’embellir les têtes des femmes, voulant faire de leur art un état séparé, & par un privilege exclusif jouir de tous les honneurs, & borner les Barbiers à parer la tête des hommes. Il semble que le sexe le plus noble devroit l’emporter ; mais rendons-nous justice, le sceptre de la parure est dans les mains du beau sexe ; ce n’est qu’en le copiant, en prenant ses leçons, en tâchant de lui plaire, qu’on approche des graces d’une coëffure élégante. On vit à Toulouse, il y a deux ans, un grand proces entre les Barbiers & les Perruquiers, entre les cheveux de la tête & les poils de la barbe & de la moustache. Les Barbiers prétendoient que les Perruquiers ne devoient point raser, ceux-ci que les Barbiers ne pouvoient peigner, friser & poudrer. Arrêt conforme à leurs prétentions, qui fixe leurs départemens respectifs ; malgré le voisinage de la barbe au toupet de l’oreille, défense de faire des excursions sur les terres l’un de l’autre. Après avoir bien lavé, savonné, rasé la barbe, le Barbier renvoie la tête au Perruquier, & le Perruquier, après avoir fait les boudins, tresses, toupets, boucles, &c. renvoie la barbe au Barbier. Puisque la barbe & la tête, le poil & les cheveux ont différens artistes, il étoit juste que les deux sexes en eussent aussi, & que chaque tête occupât son maître. N’y a-t-il pas des Tailleurs, des Cordonniers d’homme & de femme, pourquoi n’y auroit-il pas des Coëffeurs aussi ? qui des deux aura la préséance ? Les Coëffeurs des Dames traitent le métier des Perruquiers d’art méchanique, & mettent leur profession au rang des arts libéraux ; ils appellent leurs ouvrages des création de génie, des chef-d’œuvres d’invention & de goût. Quels sont les arts libéraux ? La peinture ? ils-sont peintres, ils peignent le visage des Dames. La sculpture ? ils-sont statuaires, ils ornent leur tête. La poësie ? ils sont poëtes, ils y répandent les fleurs & les graces ; un visage est un poëme comique, tragique, lyrique, pastoral. La musique ? ils sont musiciens, ils reglent l’harmonie des couleurs, des rubans, des cheveux ; un beau visage est une jolie ariette, un récitatif pathétique. L’éloquence ? ils sont orateurs ; quelle piece d’éloquence va plus droit au cœur qu’un visage mis dans un beau jour ? Toutes les figures, toutes les passions y sont étalées. C’est un modele au pinceau, au ciseau, au burin, à la verve. Une femme ne se fait peindre, buriner, chanter, qu’après s’être mise dans la meilleure posture, par l’adresse de son Coëffeur. La chevelure de Bérénice ne mérita de monter au rang des constellations qu’après avoir été savamment traitée par un Coëffeur de la rue Quimquempoix. On fait dans ces Mémoires un détail charmant de la grandeur du front, de la rondeur de la face, du ton de la chair, des ombres, des rides, de la vie du teint, de la teinte ardente ou rembrunie des cheveux ; des différentes coëffures, coëffure de l’entrevue, coëffure du mariage, coëffure du lendemain des noces, coëffure de la prude, qui laisse percer les prétentions sans les annoncer, coëffure de la coquette, &c. de la vivacité, de la dignité, du brillant, de la langueur, du maintien. Tout cela demande un tact, une intelligence, un génie pour lequel il faut être né. En vain à la toilette un médiocre baigneur pense de la coëffure atteindre la hauteur, s’il ne sent point du ciel l’influence secrette, dans son génie étroit il est toujours captif. J’ai cru d’abord que c’étoit une plaisanterie dans le goût de l’Abbé Coyer, pour tourner en ridicule la folie de la parure. Le Mercure de mars 1769 donne ce procès pour sérieux de la part des plaideurs ; il ne peut l’être pour les Avocats & les Juges. On finit par une réflexion fort juste. Il faut que l’artiste (le Coëffeur) respecte son ouvrage, que placé si près de son service il ne perde pas de vue l’intervalle qu’établit la différence des états, qu’il ait assez de goût pour sentir les impressions que son art doit faire, & assez de prudence pour le regarder comme étranger à lui, c’est-à-dire qu’il sache tenter les autres, & résister à la tentation ; on ne dit pas assez de religion & de vertu, la religion & la vertu ne voudroient ni courir, ni faire courir ce risque. Qu’est-ce aux yeux de la religion qu’un homme occupé les heures entieres à la toilette d’une femme, & une femme en cet état entre les mains d’un homme ? un mari, un pere, peuvent-ils le permettre ? Mais pourquoi se faire servir par des hommes ? parce que ce sont des hommes. Les hommes à leur tout se feront servir par des femmes. Les Princes Mahométans & idolâtres le font bien dans tout l’Orient.

Les femmes ne manquent pas de prétextes pour justifier leur goût dominant, les Actrices encore moins, ou plutôt elles ne s’en embarrassent guere. Ressortissent-elles à quelque Tribunal ? ont-elles d’autre maître que la passion ? C’est la mode, dit-on, il faut la suivre. Eh ! qui l’établit, cette mode ? n’en sont-elles pas les arbitres, les inventrices ? Ce sont elles dont l’inépuisable fécondité crée, diversifie, combine, embellit la parure. Le théatre coëffe & habille toutes les femmes du monde, & tous les hommes efféminés. Que ne mettent-elles la modestie & la décence à la mode ? Elles y réussiroient ; la nécessité de paroître au grand jour, sous toute sorte d’habits, assortis à leurs divers rôles, les oblige de chercher, d’essayer dans chacun ce qui peut plaire davantage. Cette étude continuelle donne un jeu à l’imagination, & fait trouver des manieres innombrables de se montrer sous des aspects favorables. De là cette inconstance, cette bizarrerie d’habillement & de coëffure. Tout ce qu’on a mis en œuvre, & dans tous les siecles & dans toutes les nations, passe en revue sur la scène, & se répand rapidement dans le beau monde. Je sais que les femmes Françoises sont naturellement frivoles & volages sur leur parure ; mais jamais les excès ne furent aussi-loin que depuis que le spectacle a mis sur le trône ces maîtresses, ces oracles, ces modeles de parures. Leur regne fatal fait plus de changemens, plus de folies, plus d’indécence dans un an, que le caractere de la nation n’en feroit dans un siecle. Et comment une femme qui a vu applaudie, admirée la parure de l’Actrice, ne s’empressera pas de l’imiter, dans l’espérance du même succès ? La toilette n’est aujourd’hui que la copie du théatre.

On veut s’établir, on cherche un époux, & c’est par là qu’ils se prennent. Une Actrice cherche-t-elle un mari, ou un amant ? est-ce un probleme ? à moins que ce ne soit un Comédien peu délicat sur la décence qui se laisse prendre à cet appât, ou quelqu’un de ces maris de commande qui font le dénouement de la comédie. Ce foible moyen, plus payen que chrétien, de ménager un établissement, ne réussit, ni du côté de Dieu, on l’offense ; ni dans le monde, on s’y décrie ; ni dans l’esprit d’un amant, on s’y rend suspect. Que lui apporte-t-on ? une virginité équivoque & flétrie. Que lui promet-on ? la coquetterie est-elle une caution bien sûre de fidélité ? La modestie est le garant & le gardien de la vertu autant que la licence y répand de justes ombrages. On n’est guere plus content de soi-même ; il faudra perdre dans le mariage cette habitude & ce goût de dissipation, ou se préparer bien des revers. Un si vif désir d’être femme annonce-t-il une vierge ? promet-il une Lucrece ? on a eu bien des maris en désir ; quand on en cherche avec tant d’ardeur on en aura bien d’autres Réussît-on par ces moyens honteux, quel triste succès ! que prépare un mari si libertin & si foible ? Un amant un jour homme sage, un homme sûr, capable de rendre heureuse celle qui les méprise, mérite seul la préférence. La conduite qu’on tenoit dans le célibat ne présage que trop celle qu’on tiendra dans le mariage. Se gênera-t-on quand on sera maîtresse, s’étant si peu gênée quand on avoit tout à ménager ? Quelle préparation à un sacrement qui est l’image de l’union de Dieu avec son Eglise ! la licence conduit-elle à la vertu, & le crime à la paix & à la félicité ? Bien loin d’étaler ses charmes, Rebecca se couvrit de son voile dès qu’elle apperçut l’époux qui lui étoit destiné. C’est à Dieu qu’il faut demander, c’ost de sa main qu’il faut recevoir un mari ou une femme selon son cœur, si l’on veut que le mariage soit heureux. L’immodestie le mettra-t-il dans nos intérêts ? ne semble-t-il pas qu’on prenne le démon pour médiateur ? On commence par faire des coupables, & les premiers liens qui unissent sont les liens de la débauche. Ils seront bien-tôt brisés ; la beauté se flétrira, la possession dégoûtera, & l’amour criminel s’éteindra. Un amour vertueux, plus durable, les resserre, les multiplie avec l’estime & la bénédiction du ciel qu’il attire : Divitia à parentibus à Domino datur uxor prudens. Une femme agréable à Dieu & aux hommes par ses vertus est un présent du ciel, c’est obtenir grace sur grace : une femme immodeste, méprisable au ciel & à la terre, entasse, commet & fait commettre crime sur crime : Gratia super gratiam mulier pudorata & sancta. Ayez recours à la priere, soyez modeste & pieuse ; celui qui institua le mariage pour le secours & la consolation mutuelle, vous donnera un mari & le bénira. Craignez tout, si la passion le choisit, si le péché le négocie ; gagnez l’estime qui dure, méprisez un fol amour aussi facilement évanoui que formé. Il y a bien de la différence d’une maîtresse à une épouse ; on s’amuse de la facilité de l’une, on la redoute dans l’autre, si l’on est raisonnable ; & que veut-on faire d’un mari, s’il ne l’est pas ? On aime la modestie, la douceur, la beauté naturelle sans affeterie. La passion se plait à la licence des nudités, la sagesse les condamne. Le même principe de débauche les fait montrer & regarder. Si on ne les voit pas impunément, peut-on innocemment en faire l’étalage ? La piété en détourne les yeux, & la piété les voile. Aveugle prudence de la chair, on se soucie peu de plaire à Dieu, pourvu qu’on plaise aux hommes, & Dieu permet qu’on déplaise même aux hommes par les efforts qu’on fait pour eux. A quel de ces deux portraits une Actrice voudra-t-elle se reconnoître ?

Quelque goût qu’une fille ait pour le mariage, aucune n’avoue qu’elle cherche un mari. Elle prétend au contraire fierement que c’est elle qu’on recherche. Pourquoi donc ce soin de plaire, cette parure, cette indécence ? pourquoi inspirer & faire soupçonner qu’on ressent des désirs qu’on ne veut pas avouer ? pourquoi s’étaler commee une marchandise, & presque comme un esclave qu’en bien des endroits on mène au marché, se faire acheter par des péchés, & enfin être traitée comme on le mérite ? On veut plaire à son mari, dit-on, & on s’en fait gloire. Pourquoi donc se montrer ainsi à tout le monde ? On veut donc plaire à tout le monde, aussi-bien qu’à son mari. Le même objet doit exciter dans les autres cœurs les mêmes sentimens, & les sentimens d’un mari sont-ils permis à tout le monde ? Est il bien vrai que le mari veuille qu’on prodigue son bien à tous les yeux, & qu’on le lui offre à tout moment à lui-même ? Un mari sage & chrétien, affligé de l’immodestie de sa femme, est trop intéressé à son honneur & à sa vertu, pour vouloir qu’elle se décrie chez les gens de bien par les apparences du vice, & qu’elle s’y expose elle-même en l’inspirant. A-t-il besoin, a-t-il envie qu’elle lui dévoile ses charmes ? les ignore-t-il ? n’en est-il pas le maître ? n’en sera-t-il pas fatigué & rassasié ? Il aime mieux qu’on lui réserve ce qui n’est que pour lui. Sa bonté, sa politesse, peuvent pour le bien de la paix lui faire tolérer cette indiscrétion & ces écarts. Il ne les blâme pas moins, & c’est mal servir son goût que de se les permettre. Le voulût-il, on devroit s’y refuser ; doit-on obéir jusqu’au péché, jusqu’au scandale, perdre les ames pour lui plaire ? Mais qui peut tomber dans ces folies ? Un Comédien qui veut faire un commerce infame de sa femme, une Actrice qui ne rougit pas de s’y prêter. Heureux, dit l’Apocalyse, qui garde avec soin ses habits, pour n’avoir pas la confusion de montrer sa nudité : Beatus qui vigilat, custodit vestimenta sua, ne nudus ambulet. Une Actrice peu honteuse, fonde là-dessus sa gloire & ses espérances. Si les femmes y avoient de la répugance, obéiroient-elles avec tant de promptitude & de facilité ? Elles ne savent que trop résister à leurs maris, & ne faire que ce qu’il leur plaît. Il s’en faut bien qu’il faille les y forcer, le goût & le penchant les entraînent. Cependant c’est leur intérêt, elles perdent à se trop montrer, La modestie embellit la beauté, la réserve la rend plus piquante. Elles perdent auprès de leurs maris. La réserve donne un air de nouveauté ; l’habitude émousse les traits & affadit les graces. Leur est-il même utile d’attiser si fort la concupiscence de leurs maris par le spectacle perpétuel de ce qui l’enflamme ? C’est entretenir leur libertinage, allumer leur soif, les exposer ou à abuser de la liberté du mariage, ou à chercher ailleurs à éteindre un feu qu’on a trop soufflé. La véritable gloire d’une femme est dans la vertu, non dans la beauté, moins encore dans la parure & l’indécence. Que les femmes, dit l’Apôtre, ne paroissent qu’avec des habits modestes, non avec l’or, l’argent, les nudités, les pierres précieuses, les cheveux frisés, les riches étoffes ; que la pudeur & la chasteté soient leur ornement, que tout y respire la sainteté : In habitu honesto, non in tortis crinibus, auro, margaritis, ostendentes pietatem, &c.

Ne dites pas, mes parens m’y obligent. Quelques Comédiens peuvent vouloir perdre de bonne heure leurs enfans, quelques mondaines, éleves du théatre, peuvent donner une mauvaise éducation ; mais rarement les parens font une loi de la grande parure ; soit modestie, soit économie, l’excès, l’affectation ne viennent guere que de la jeunesse. Auroient-ils droit de prescrire l’indécence ? devroit-on leur obéir ? on sait bien quand on veut leur arracher le consentement. Si de bonne foi on vouloit suivre les loix de la pudeur, que ne feroit on pas par les prieres, les larmes, les amis, la résistance, pour ne pas se charger du scandale de l’immodestie ? Ne vaut-il pas mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ? Dieu n’est-il pas le premier pere ? Mais la vanité, la corruption des enfans, la mauvaise compagnie qui les séduit, trop d’intelligence avec les parens, en allant bien plus loin, leur arraché, malgré eux, des dépenses aussi folles que pernicieuses à leurs ames, & ruineuses pour leur fortune. La dépense de la parure elle-même très-considérable, qui ruine la plupart des maisons, en entraîne bien d’autres. Tout le reste de la maison doit y répondre, logement, meubles, équipages, domestiques, sous peine du plus grand ridicule. Quel contraste ! le faste, & l’indigence ! des vêtemens superbes, & une chaumiere ! l’or & l’argent sur la personne, & les plus vils travaux dans les mains ! des airs de Prince, & à peine un morceau de pain sur la table. Cependant faut-il perdre les frais de la parure ? Ils seroient perdus avec ses semblables, avec des compagnies pieuses, modestes, qui connoissent trop cette Princesse de théatre pour ne pas en mépriser le fastueux essor. On en va recueillir les fruits dans le monde, aux spectacles, aux promenades, où bien-tôt on n’est pas moins méprisé. Cependant tout vaque dans le ménage. A-t-on le loisir de penser à ses affaires, à son mari, à ses enfans, à ses domestiques ? La toilette occupe trop ; le goût, les préparatifs & la jouissance de son triomphe absorbent toute l’attention & tout le temps : Qui altam facit domum quærit ruinosa. Cent familles dans le monde en sont la démonstration, sur tout les Actrices. Les profits de leur beauté sont énormes, & elles meurent misérables. Entretenues comme des Reines, comblées de présens, brillant avec le plus grand éclat, & trop heureuses enfin d’obtenir une modique pension de retraite, elles rentrent dans la plus obscure indigence, avec toute la honte du crime & toute la confusion de son inutilité. L’opulence où le vice les fit vivre, fond entre leurs mains, évanouie en parures & en fêtes, & passant dé leurs têtes chez le frippier, à peine sauvent-elles des débris de leurs graces de quoi acheter des haillons.

Mais c’est la mode, dit-on. Je ne sais que trop quel en est ici le funeste empire, & je ne sais pas moins quel en est le ridicule & le désordre. Les choses les plus saintes n’en sont pas exemptes. La voila cette Actrice portant la scene dans l’Eglise, qui y joue le même rôle que sur le théatre, assise sur l’Autel de son fauteuil, elle prend la place de Dieu, elle étale ses ornemens & ses graces, se présente à l’adoration de tout le monde, attire tous les regards, s’attache tous les cœurs, reçoit tous les hommages ; on ne pense qu’à elle, on n’admire, on ne loue, on n’encense qu’elle, hélas ! quelquefois jusqu’aux colonnes, aux Ministres de l’Eglise, dont en se moquant d’eux elle a l’insolence de triompher comme de la plus brillante victoire, & d’en insulter la religion affligée & la piété scandalisée. On s’armeroit contre des brigands impies qui viendroient à main armée piller l’Eglise, & on souffre le brigandage d’une femme mondaine, qui armée des traits bien plus meurtriers de l’immodestie, vient jusqu’aux pieds du trône du Tout-puissant lui enlexer des trésors bien plus précieux, l’adoration & l’amour de tous les cœurs ! In Templo sedet, osteudens se tanquam sit Deus, & tollitur supra omne quod dicitur Deus. La contagion gagne le Sanctuaire. Qui peut voir sans gémir les Ministres des Autels disputer de parure, de mollesse, de vanité avec les Actrices ? Mais puisqu’on les voit au théatre, on ne sera pas surpris de leur en voir prendre l’esprit & le ton. Cet esprit se répand dans le Cloître ; combien de Religieuses ont leur toilette, & couvrent d’un voile le linge le plus fin, l’étoffe la plus précieuse, l’arrangement le plus galant ! Au lieu d’en donner de l’horreur à leurs élèves, elles ont soin de les initier dans les mysteres de l’art, & d’en déployer sur leur parure toutes les finesses. La régularité des Communautés en souffre, & le monde s’en autorise, & les élèves y portent des leçons faciles à prendre, difficiles à oublier, qui favorisent toutes les passions, & que toutes les passions favorisent. Du moins le jour de la vêture faut-il se revêtir de luxe pour y renoncer, & se couvrir des ornemens les plus riches pour faire vœu de pauvreté. Ce spectacle n’est-il pas aussi ridicule qu’indécent ? Vos ipsi judicate decet mulierem non velatam orare. Quel coup mortel à la piété ! une femme livrée à la parure prie-t-elle ? en a-t-elle le temps ? y pense-t-elle ? sait-elle prier ? le veut-elle ? a-t-elle les dispositions nécessaires pour le bien faire ? Paîtrie d’orgueil, elle croit faire honneur à Dieu, comme au Prince, de venir parée dans son Temple. Elle empêche les autres de prier. L’Eglise est un rendez-vous ; elle s’y forme un cercle, sa dissipation dissipe, ses nudités séduisent, ses gestes & ses regards distraisent. Est-ce là l’image de Jesus-Christ que nous devons imiter, l’image de Jesus-Christ que nous devons exprimer, le temple du Saint-Esprit que nous devons orner, la bonne odeur de Jesus-Christ que nous devons répandre ? On lit le cœur sur le visage. Que lit-on sur celui d’une Actrice ? la frivolité, la vanité, l’immodestie, une payenne, non une Chrétienne. Sa réputation même est entamée, non-seulement chez les femmes que la jalousie de parure & de beauté rend entr’elles les plus impitoyables censeurs & les plus cruelles ennemies, mais tout le monde pense qu’on chercheroit vainement la vertu sous les livrées du vice. Qui est assez dupe pour confondre la parure avec le mérite, & trouver beau ce qui a besoin de tant d’ornemens étrangers ? Il n’y a ni bizarrerie ni ridicule à être modeste ; le déshonneur n’est que dans le vice, & l’honneur dans la vertu. Les autres péchés sont l’effet rapide, souvent imprévu, de la tentation & de la surprise. Ici c’est une vanité, une impureté réfléchie, rafinée, continuelle, que rien n’excuse. Imitez la modestie de Jesus-Christ, elle ravissoit tous les cœurs, elle peignoit sa divinité. S. Paul nous exhorte à toutes les vertus par la modestie de Jesus-Christ : Per modestiam Christi. Dieu voit la vôtre, il est présent par-tout. Que votre modestie édifie donc tout le monde : Modestia vestra nota sit omnibus, Dominus enim propè est.