CHAPITRE IV.
Extrait des Lettres de M. Clément.
Cet Auteur, homme d’esprit, a donné plusieurs pieces de théatre, qui n’ont point réussi. Les feuilles périodiques, sous le nom de Lettres, qu’il fit paroître pendant deux ans, & qu’on a recueillies en deux volumes après sa mort, ont eu plus de succès. Quoiqu’il n’y ait rien d’approfondi, & que les loix de la décence y soient souvent violées, un style léger & saillant, une critique fine, amusante, & ordinairement juste, en sont tout le mérite. Cet ouvrage est devenu rare, & vrai-semblablement n’aura pas les-honneurs d’une seconde édition ; nous allons en extraire divers traits qui regardent le théatre, qu’on ne trouveroit pas ailleurs : ils serviront à en faire le portrait, sur-tout du côté de la galanterie, qui est le sujet de ce livre.
Lett. 1. Les vrais Comédiens sont rares, tout le monde se mêle de leur métier▶ ; outre le théatre des petits appartemens à Versailles, il y en a un à Sceaux chez la Duchesse du Maine, un magnifique à S. Cloud chez le Duc d’Orléans, & plus de vingt dans tous les coins & recoins, & environs de Paris. C’est la fievre des Abdérites qui les faisoit courir les rues en récitant des lambeaux de tragédies. Si c’est une folie, elle est au moins riante & sociable ; elle forme des fêtes, des amusemens de toute espèce. Vous jugez bien que la plupart de ces troupes prennent plus de plaisir qu’elles n’en donnent. Il y en a pourtant de bonnes. M. de Voltaire & Madame du Châtelet ont fait long-temps les honneurs de celle de Sceaux ; il y a plu des impromptus à verse. Lett. 26. Le Prince de … a donné ce carnaval deux bals par semaine, l’un paré, l’autre masqué. Le goût, la magnificence, la variété, l’ordre & l’agréable désordre brilloient à l’envi dans ces assemblées, où se trouvoit l’élite de la Cour & de la ville. On avoit admis aux bals masqués une douzaine des plus jolies filles de par le monde, pour animer la conversation, & relever la vertu des Duchesses par le contraste. Les bals continueront jusqu’à la mi-carême, à moins que l’Archevêque n’y mette obstacle ; mais on s’arrange, on priera les Dames à souper, il se trouvera là quelqu’un qui jouera par hasard un menuet, on le dansera, il surviendra d’autres violons par hasard encore, & petit à petit, sans scandale, l’assemblée deviendra bal, Lett. 41. Le Duc de … a donné l’opéra chez lui, il y a joué de fort bonne grâce, & chanté avec goût. Les autres rôles ont été remplis par deux filles, dont l’une est Sultane favorite, & des Acteurs de Paris. La salle est grande & bien ornée. Il n’y avoit pas une honnête femme, mais toutes les plus jolies filles de la ville ; le théatre bien éclairé & décoré, les habits galans, l’orchestre excellente. Il n’y a pas de représentation qui ne coûte au Duc 4000 livres, il en donne plusieurs par an, sans compter les pensions qu’il fait aux Actrices (le théatre public n’est pas si mal composé, ni si pernicieux que les théatres de société).
Lett. 70. Les filles de l’opéra ont tenu un concile dans les coulisses (la Coupée y présidoit), pour instituer une confrairie où n’entreroient que les miladis de l’ordre qui auroient 40000 livres en pierreries. Une jeune & très-jolie débutante a demandé grâce d’un quart, en produisant cependant des lettres d’un Sous-fermier, d’un Duc & Pair, & de deux Conseillers au Parlement, qui lui donnent les espérances les plus prochaines, & même la certitude d’avoir bien-tôt ce qui lui manque. Mais après un long débat, mêlé d’injures délicates, & de quelques coups de pied, il a été décidé, à la pluralité des voix, qu’elle ne seroit admise en attendant qu’à titre de complaisance. Mais le ◀métier▶ est bon, elle aura bien-tôt son contingent. C’est ainsi que dans le Sénat & l’Ordre des Chevaliers Romains il falloit tant de sesterces pour être admis ; à Venise, à Gènes, parmi les nobles, tant de ducats, &c. Or le ◀métier▶ d’Actrice n’est pas moins noble, jusqu’à ses nuits sont bien payées, 40000 livres en fus les pierreries ! Lett. 88. C’en est fait, Uranie se raccommode avec la fortune. Il n’y a que les Actrices qui soient mieux payées que les Savans. Le Roi de Prusse fait de grosses pensions à MM. d’Argens, Maupertuis, Polnits, Algarotti ; mais la danseuse Barbarini en a plus elle seule que ces quatre Savans ensemble ; les biens & les honneurs pleuvent en Espagne sur la Farinelli, en France sur la Clairon, &c.
Lett. 29. La petite Gogo (la Boismenard) débuta d’abord à l’opéra, mais la vie trop indécente de ses compagnes blessoit, disoit-elle, sa délicatesse ; elle a passé à la Comédie Françoise, où elle trouvera des mœurs & cet air de dignité convenable à des Princesses qui ont du goût pour le plaisir. Avec cet assaisonnement, elle a tout ce qu’il faut pour inspirer de grandes passions : aussi s’en promet-elle de gros profits. Lett. 94. Un beau soir que la N … n’avoit point à danser à l’opéra, ne sachant que faire, a fait la plus jolie petite créature du monde, & n’en est que plus ingambe dans le pas de deux (elle accoucha dans les coulisses). Lett. 108. Il faut que les filles de l’opéra aient été inoculées (de la petite vérole sans doute) : en voilà plusieurs qui nous manquent. Les figurantes sur-tout & les danseuses formoient une guirlande de jolis minois qui représentoient parfaitement les Hourris du paradis de Mahomet. Quel vuide affreux ! je n’y comprends rien. La Coupée ne chante plus ; lui seroit-il survenu quelque embarras ? & où seroit à son âge celui de la Clairon qui se rend si rare ? & la Brillant, &c. Il n’est bruit que du brillant début de la Hus, digne élève de la Clairon, peut-être sa fille. C’est la plus jolie figure, un cœur qui sent, une voix qui touche, un visage qui peint. Mais c’est une imitation trop parfaite de sa maîtresse ou de sa mère en l’art, & dans le désir de plaire au théatre & ailleurs. Lett. 95. Qu’est-ce que cette Actrice qui vient d’épouser un Financier, après en avoir reçu plus de 20000 livres de rente avant sa noce, sans compter une maison avec ses meubles de 130000 livres ? C’est apparemment pour rentrer dans son bien qu’il fait ce mariage, ou pour le plaisir de s’approprier des enfans qu’on lui dispute, ou pour avoir la permission de voir la Princesse tous les jours, car le premier bail n’étoit que pour trois fois la semaine.
Lett. 27. L’Abbé de Voisenon vient de donner (juillet 1750) le Réveil de Thalie au théatre Italien, où on l’a jouée avec succès. La scène du tragicomique tremblant qu’on ne réveille la mère, qu’il a l’art de tenir si bien endormie, est presque la seule où il ait dû la réveiller. (Il n’y a pas apparence qu’aucun Evêque soit allé chercher un Ecclésiastique au théatre Italien pour en faire son Grand Vicaire ou lui donner des bénéfices, il en a pourtant ; ni pour le charger de quelque sermon, il a pourtant prêché. L’Académie est allée l’y chercher pour en faire son Prédicateur, & le mettre au nombre des quarante. C’est dommage que le feu Archevêque de Sens ne se soit trouvé Directeur lors de sa réception. Le beau chapitre qu’il lui auroit fait dans sa réponse à son discours de réception ! On se souvient encore de la belle morale que le Prélat fit à Marivaux sur ses romans. Quel vaste champ n’eût pas fourni à son zèle un Ecclésiastique qui fait des comédies ! Ce Prélat avoit des mœurs & une science qui lui donnoient droit de tout dire sans craindre de récrimination). Lett. 60. L’Abbé l’Attaignant, autre Ecclésiastique, a rendu de grands services à l’Eglise, car il a fait deux volumes de chansons. Les meilleurs Chansonniers de l’antiquité, Horace, Catulle, Anacréon, n’auroient pas mieux fait. C’est une abondance, une gentillesse, une galanterie, un enjouement, un air d’homme du monde & d’homme de plaisir, que vous aimeriez sûrement. Cet Abbé a le talent (ecclésiastique) de chanter les chansons aussi agréablement qu’il les compose. Ce sont de vraies filles de joie, mais bien nées, avec qui l’on peut souper sans indécence. En voici une des plus canoniques : Cupidon à la guinguette ayant perdu son carquois, vit cette ébauche imparfaite du Peintre encor sous ses doigts : Prenons, dit-il, cette image, pour ranger les cœurs sous mes loix il n’en faut pas davantage.
Lett. 11. Il fait une analyse grotesque de Bucephale, piece peut-être la plus absurde qui ait jamais été faite. C’est la blessure & la mort de ce cheval célèbre, & il suppose qu’Alexandre en est amoureux, que Statire sa femme en est jalouse, qu’elle le fait empoisonner par son Médecin :
Fais-lui manger la mort dans un boisseau d’avoine.
Le Médecin s’en défend d’abord, mais se rend ensuite :
Que j’insulte le Roi jusqu’en son écurie !
Il meurt enfin ce cheval si chéri,
Qui suspend le destin du Conquerant du monde.
Alexandre en meurt de désespoir :
O ciel ! de quels combats mon cœur est agité !Ma gloire, mon amour, mon cheval & mon frère !
On attribue cette absurdité à un nommé Rousseau, homme inconnu, portant un nom célebre. Il importe fort peu de le connoître,
Lett. 11. Il plut au Comédien Grandval, en 1751, de composer & de faire jouer une piece digne de lui, intitulée Gasparibout. C’est un tissu d’obscénités depuis le commencement jusqu’à la fin (dont on donne des leçons aux femmes). Il y a des traits plaisans, jusqu’à lui avoir fait pardonner les obscénités par nos Dames aux chastes oreilles, à moins que ce ne soient les obscénités mêmes qui aient fait passer les plates plaisanteries.
Lett. 95. Le Marquis du Rozet vient de faire jouer la comédie la Méchante C’est une fille hautaine qui ne se plaît que dans le désordre qu’elle cause & les ridicules qu’elle donne, jouant des tours & faisant des noirceurs à tout venant. Elle pèche contre les mœurs, elle est pleine d’indécences & d’allusions satyriques. Elle n’a pas réussi, mais ce n’est pas par là ; on lui eût tout pardonné : qui s’embarrasse des mœurs & de la décence ?
Lett. 95. L’Auteur, sans doute pour plaisanter, paroît faire grand cas de l’Opéra des Gueux, qu’on a fait passer d’Angleterre en France. C’est la plus dégoûtante rapsodie, composée de tout ce qu’il y a de plus bas : voleurs en prison, leurs enfans mendiant à la taverne, mœurs & conversations analogues, &c. A la corde on pend mon cher mari, Manon y pend aussi, dit une Actrice. Il passe condamnation sur quelques détail absolument choquans. Mais, dit-on, c’est une des meilleures pieces qui aient jamais paru (pour former les mœurs des femmes), & où regne l’horreur du bas & les étroites bienséances qu’on s’est malheureusement prescrites depuis quelque temps qui ont énervé & anéanti la vraie comédie. Ici la fable est simple. Un Capitaine de voleurs en est le héros. Il est pris par la trahison de deux filles de joie, & condamné au dernier supplice. Il a sa grace : tout le monde s’intéresse pour lui. Il le mérite, car il est tendre pour ses maîtresses. Qui peut l’empêcher d’aimer la bonne amie qu’il a épousée sans flambeau, qui est bien la meilleure créature, qui ne le peut quitter, & entortille le fil de ses jours à la corde des siens ? Quoi de mieux entendu que l’équitable contrat de société entre le Geolier & le Receleur, leur rivalité de délicatesse sur l’honneur de leur ◀métier▶, sans préjudice du sincère dessein de se vendre l’un l’autre à la premiere occasion ! Il y a, dit-on, de bonnes plaisanteries. En voici quelques-unes : Sais-tu, ma fille, ce que c’est que le mariage ? Crois-tu que nous eussions jamais si doucement vécu ensemble ta mère & moi, si nous avions été mariés … Tu me viens toujours lanterner le meurtre. A-t-on jamais regardé de plus mauvais œil un honnête homme pour en avoir tué un autre ? Le meurtre est un crime d’un aussi bon aloi qu’un autre. Il y a cent traits de cette force & d’une aussi bonne morale. Les apologistes du théatre n’en font voir que l’écorce dans quelque piece châtiée. Fode parietem, vous trouverez des abominations : & vous laissez ouverte à vos femmes & à vos filles cette caverne pleine de serpens !
Madame du Noyer (L. 2. p. 14.) rapporte quelques anecdotes qui peuvent figurer ici. La comédie & l’opéra vont toujours leur train, & fournissent des maîtresses à nos Princes. N. a choisi la Raisin. Cette Comédienne a entierement supplanté la Marquise du Roure, que le Roi a exilée. Le pauvre Comte d’Estrades voudroit bien pouvoir chasser dans les plaisirs de N. mais il n’y a pas moyen, il a fallu décamper d’auprès de la Raisin. La Florence, danseuse de l’opéra, a fait la conquête du Duc d … qui n’a jamais eu du goût pour sa femme. Le Grand Prieur & Fanchon Moreau font toujours la même vie à Vichi. Le Duc de Valentinois, qui a l’une des plus aimables femmes de la Cour, la néglige pour la petite Dufort, aatre danseuse de l’opéra. Tant on est dans le goût des filles de théatre. Les Italiens se sont ressentis de la mauvaise humeur de Madame de Maintenon. On les a chassés pour avoit joué la fausse Prude, où elle s’est reconnue. Tout Paris regrette cette perte, qui a pensé être suivie de celle de la comédie Françoise & de l’opéra, tant la ferveur de notre nouvel Archevêque (le Cardinal de Noailles : M. de Harlay en avoit un peu moins) le mène loin. Les filles de joie l’en ont remercié par une jolie requête qu’elles lui ont présentée, comptant qu’elles auront bien plus de pratique dès qu’il n’y aura plus de spectacle pour amuser tant de gens désœuvrés (c’est ici jalousie de ◀métier▶ entre les Actrices & les femmes de mauvaise vie). Elles lui offrent un tribut pour les pauvres. Il a fait quartier aux Comédiens François & à l’opéra, moyennant un subside qu’on exige sur chaque place en faveur des pauvres, qui par là ont intérêt qu’il y aille bien du monde. Ainsi les Prédicateurs n’osent plus crier contre.
Lett. 94. L’opéra comique a repris enfin les vaudevilles après huit ans de silence. Il est fort joliment monté. Les Actrices & les Danseuses sont jeunes, jolies, & d’une vertu éprouvée. La salle étoit si pleine, il y avoit tant de coups d’œil à rendre, tant de gens à qui parler ! Les Comédiennes de la troupe Françoise disent que ce spectacle gâte les mœurs (elles les réforment). Qu’est-ce que cela me fait à moi, dit Mad. de … ? mes mœurs sont incorruptibles.
Lett. 86. Je condamne dans les pieces les portraits de la débauche. Mais c’est la faute de nos mœurs & de notre goût. Soit dit pour la justification de nos théatres. Un Peintre à portrait crayonne l’objet qu’il a devant les yeux : un amateur qui voit le portrait ressemblant, s’en amuse & loue le peintre. Lett. 81. Je ne me laisse pas subjuguer par le Jansenisme de goût, cette petite bienséance, plus précieuse que modeste, qui tue la joie, & laisse vivre le libertinage que Moliere auroit proscrit & sifflé. Car sachez que les pieces de Moliere ne se jouent actuellement que parce qu’elles sont déjà au théatre, & qu’elles seroient refusées à la police, si elles avoient à y être présentées. Rien cependant de plus commun que les pieces de Moliere, point de modelle plus imité, plus préconisé. Quel doit être un théatre que la police ne souffriroit pas, si elle l’examinoit ! Pourquoi le souffre-t-elle ? Lett. 7. On soupçonne Freron d’être l’auteur des Amours de Vénus & d’Adonis. C’est sans doute une calomnie : son indécence la rend indigne d’un Ex-jésuite. La vocation, le noviciat, l’éducation, la profession supposent une vertu que cet ouvrage démentiroit. Lett. 19. Tous les portraits des Actrices, danseuses, figurantes, &c. qu’on trouve de toutes parts dans les livres & sur les stampes, n’annoncent que la volupté : tein, taille, traits, fraîcheur, &c. on n’y voit que ce qui flatte la sensualité & l’excite. Lett. 29. Qu’est-ce que l’opéra ? Voltaire va vous l’apprendre : C’est un palais magique, où les beaux vers, la danse, la musique, l’art plus heureux de séduire les cœurs, de cent plaisirs font un plaisir unique. Quel elixir pour les bonnes mœurs !
Lett. 12. La Péruvienne de Boissi est une aventure mise en vers d’une fille étrangère extrêmement belle qui parut quelques jours à Paris & fut courue avec fureur, mais qui, toujours sage & pieuse, aima mieux retourner dans sa province & se faire religieuse, que de faire dans le monde la fortune brillante que ses charmes lui promettoient. Il intitula la piece : La Beauté du jour ou la Fille à l’enchère. Ce seul titre étoit une calomnie, sans compter quantité de traits licencieux. La police défendit cette piece. Boissi ne voulant perdre ni ses bons mots, ni les profits de la représentation, changea le titre de la farce & l’appela la Péruvienne, rhabilla quelque scène, y sema des vaudevilles, & la fit jouer. Ces vaudevilles rapportent plus que les meilleurs sujets (ils ont fait la fortune du gros Panard). Ce n’est pas du côté de la belle gloire que l’Auteur paroît avoir envisagé cette affaire. Cet Ecrivain, assez médiocre, suit en cela l’usage de tous les dramatiques : Auteurs & Acteurs, la bourse & le plaisir sont leur belle gloire. Cette jeune & belle étrangère fut fort heureuse de n’avoir pas été à la comédie, elle y auroit perdu sa vocation. En voici un exemple. Une jeune personne élevée dans un couvent, avec beaucoup de piété, revient dans sa famille. On la mène aussi-tôt à la comédie ; on y représentoit Zaïre, piece noble, dont le langage est décent. Cette représentation lui fait deviner le secret de son cœur, c’est-à-dire qu’elle se trouve un grand fonds de sensibilité. Des ce moment son goût pour le cloître se dissipe & s’évanouit. Tel est l’effet de la comédie dans les ames les plus innocentes. Elle exalte ce germe de concupiscence que la vertu réprime. Il y en a peu qui l’ignorent entierement, mais il n’y en a aucune à qui le théatre ne le dévoile ou ne donne des forces. Freron, 1763. Lett. 5. Extrait de Lettres trouvées.
Lett. 83. Un fameux Antiquaire Italien, M. Zanetti, parmi les bustes & médailles qu’il avoit ramassées, s’étoit avisé de faire faire une suite de portraits burlesquement chargés pour les traits, la figure, le maintien de tous les Acteurs & Actrices qui avoient représenté depuis cinquante ans sur les cinq théatres publics de Venise. Voilà de quoi figurer avec une suite d’Empereurs & d’Impératrices, ou servir de pendant aux grotesques de Calot. On donnoit depuis long-temps à Paris sur le Pont-neuf les estampes de ces graves personnages, Arlequin, Scaramouche, Pierrot, Colombine, une danseuse, &c. Mais il nous manquoit une suite de ces grands hommes, de ces illustres vestales ; il faut en illustrer le siecle, au grand profit des bonnes mœurs. Le Mercure de janvier 1767 annonce comme une nouvelle intéressante, une suite d’estampes, qui sont le portrait en grand des Acteurs & des Actrices, à 30 sols pieces, & à 6 livres en cadre doré. Il y en a beaucoup dont l’original coûte moins ; mais il y en a d’excessivement chères. On a même poussé l’art, selon le Courier d’Avignon, 9 juillet 1765, jusqu’à peindre dans une bague une scène de théâtre d’une maniere très-expressive & très-distincte. Le beau diaman ! On y voit le ballet de la nouvelle École des femmes, où l’himen, l’amour, & onze Acteurs sont très-reconnoissables. On fait même changer deux ou trois fois la scene, & dans une bague montée en bascule, on peut fournir bien plus de changemens. Ainsi en regardant sa bague, on est à la comédie ; & en la faisant tourner, on verra successivement une piece entiere. Cette idée s’étendra, on la portera sur des tabatieres, des pommes de canne, des boutons d’habit, des éventails. Plusieurs dévots de Thalie en ont orné leurs oratoires, les ruelles de leur lit. Le premier objet qu’ils voient en se levant, le dernier en se couchant, c’est une jolie Actrice ; ils lui adressent leurs prieres avec plus de ferveur qu’à Dieu. Autrefois les bonnes gens y mettoient les images des Saints, aujourd’hui ce sont des Actrices. Ne sont-ce pas leurs divinités ? C’est là leur religion, leur paradis. Peut-on vivre sans le théatre ? Il faut du moins en avoir l’image, être toujours à la comédie : y passera-t-on l’éternité ?
Lett. 105. Ho-çà, réveillez-vous. Voici du très-nouveau & très-curieux, une anecdote de l’Opéra de Suse, du temps d’Assuérus, qui justifie les soupçons de quelques Savans, que le goût pour les filles de théatre est aussi ancien que le théatre même (qui en doute ? il est l’enfant du vice, & tous les jours il en est le pere). L’original de cette histoire se trouve dans le Talmud. C’est un conte très-obscène d’une danseuse que quelqu’un vit dans le palais des enchantemens, (à l’opéra), & dont il devint amoureux, appliqué au temps d’Esther & de Vasti, & au palais d’Assuérus. C’est ainsi que par un commentaire plein de blasphemes on a profané le livre des Cantiques, & par une très-grande impiété, il est raconté dans le style des Prophètes & des livres historiaux de l’Ecriture, pour faire le portrait satyrique d’une je ne sais quelle fille de l’opéra, de l’orchestre, & de la musique de Lulli. Tout cela est plat. Ce mauvais cadre, fort mal rempli, n’annonce que malignité, obscénité, irréligion. Telle fut d’abord la comédie nouvelle des Moissonneurs, une parodie licencieuse du livre de Ruth, de l’histoire de Boos, qui mérita la censure d’un grand Archevêque. Elle a été corrigée ; on en a fait disparoître toute allusion à l’Ecriture, & on y a répandu une bonne morale. Ce désordre arrive presque toujours quand le théatre ose porter ses mains sacrilèges sur les choses saintes, ce qui a fait défendre absolument chez les Protestans toutes les pieces tirées de l’Ecriture. Voyez le premier chapitre. L’intention peut quelquefois avoir été bonne : qui voudroit en attribuer de mauvaises aux Jesuites, à Saint-Cir, à Racine converti ? Mais on a beau faire, la religion y perd toujours, & bien-tôt des cœurs dépravés portant la corruption dans la carriere qu’ils trouvent ouverte, tournent en dérision les choses les plus sacrées, & font trouver le crime dans les plus pures. Les anciens mysteres que jouoient les Confrères de la Passion, dictés par une sincère piété, furent d’abord des actes publics de religion, ils étoient représentés sous l’autorité, & en présence des Magistrats dont la vertu ne peut être suspecte1. Tout y étoit traité avec une simplicité & une sorte de familiarité absolument contraire à nos idées. Telle étoit l’innocence & l’ignorance du siecle, tout étoit spectacle pour un peuple grossier, qui voyoit dans les Eglises les cérémonies du service divin mêlées de spectacle. On ne célébroit pas seulement les fêtes, on les représentoit. Trois Prêtres habillés en Rois, conduits par une figure d’étoile qui paroissoit à la voûte, alloient à une crêche, où ils offroient des dons à un enfant. De là le peuple couroit au théatre, il y retrouvoit les mêmes sujets. C’étoit renouveler la fête. Leur foi étoit fortifiée par l’habitude qu’ils contractoient avec les objets. N’avons-nous pas à regretter ces temps de simplicité où l’on ne raisonnoit pas, où l’on croyoit ? (aujourd’hui on raisonne, on ne croit pas). Bien-tôt cet esprit de piété s’évanouir, ces actes de religion devinrent des crimes. On y mêla tant de licence qu’ils devinrent des comédies ; il fallut les proscrire. Mais la comédie subsista, s’embellit, devint tous les jours plus profane & plus licencieuse. On ne bannit que ce qu’il y avoit de saint, on ne laissa subsister que le mauvais, qu’on para de toute la pompe du luxe le plus rafiné, & de tous les attraits du vice les plus séduisans. Mercure d’avril 1768.
Lett. 85. Le Mahomet de Volaire a été arrêté à la quatrieme représentation ; mais les intrigues de la cabale dévote n’ont pas empêché le Pape d’écrire à l’Auteur une lettre flatteuse sur le mérite littéraire de cette piece hardie. Sur quoi quelque malin supposant que le Poëte canonisé tout vis avoit obtenu la permission de la remettre au théatre, voici l’annonce qui courut les rues en attendant la représentation.
Messieurs et Dames,
Vous êtes avertis que le grand Mahomet, qui avoit été banni de France, s’étant rendu à Rome pour y gagner le Jubilé, a été absous par Notre Saint Pere le Pape. Il est revenu en cette capitale, où il opérera des merveilles que l’esprit ne comprendra point, mais qui n’en seront pas moins admirables pour tous ceux qui les considereront avec les yeux de la foi. La liste des miracles qu’il doit faire se trouve chez sa niece, la veuve Denis. Le convulsionnaire le Kain continuera pour lui ses exercices. Le Censeur du théatre, M. Crebillon pere, n’a tenu compte du bref du Pape, & a refusé son approbation. Puisse-t-il être excommunié par la premiere poste de Rome ! Que les honnêtes gens ont peine à vivre !
Il n’est rien de plus insolent que ces affiches, ni de plus hardi que la piece ; la Religion, l’Eglise, la Monarchie, tout y est foulé aux pieds. Jamais le Pape n’a donné la moindre ligne d’approbation. Le Marquis de Chimene fit jouer en 1753 une tragédie de sa façon, où il avoit attiré la plus brillante compagnie, appelée Epicharis ou la mort de Néron. Il y disoit, en parlant du poignard : La ressource du peuple, & la raison des Rois. Ce vers en fut retranché par la police. Lett. 106. Il n’eût pas été souffert à Londres, où cependant les Rois adorés le matin, sont des tyrans le soir. La tragédie de Guillaume Sell du sieur le Mierre, a été retirée pour de pareilles raisons ; elle est trop républicaine. L’Auteur aime les révolutions, les conjurations, les élans de la liberté & de l’indépendance : sujets peu propres à réussir, dit Voltaire, quoique fort dans son goût. Lett. 102. Quel intérêt si grand peut on me faire prendre au salut de Rome sauvée, piece de Voltaire ? Une ville, une république, cela est bien vague ; le cœur ne connoît que les individus. Ah ! mais il faut envisager la patrie, c’est un beau nom :
Ce fanatisme usé des siecles héroïques,Se conserve, il est vrai, dans les ames stoïques.
Mais malheureusement les ames des trois quarts & demi des Acteurs & des spectateurs sont toutes épicuriennes. Rien n’affecte dans une piece par l’intérêt de l’état, mais par quelque personnage qu’on a rendu ou cher ou odieux. C’est cependant un Philosophe qui ne cesse de crier : Le patriotisme ! le patriotisme !
Lett. 73. Il y a eu guerre à la comédie Françoise dans la chambre du Conseil, entre M. l’Attaignant, qui avoit fait recevoir la comédie le Fat à l’Aréopage (c’est le portrait d’un Magistrat Comédien), & Marmontel, qui avoit donné la tragédie d’Egyptus. M. l’Attaignant est Conseiller au Parlement, frere de l’Abbé chansonnier qui a donné deux volumes de chansons. Ne font-ils pas bien leur ◀métier l’un & l’autre ? Le cothurne vouloit passer avant le brodequin ; mais la robe prétendoit le pas sur l’épée, sur-tout celle de Marmontel, arborée depuis deux jours, qui n’avoit versé le sang de personne : Cedant arma togæ. Après bien des contestations le Magistrat a eu l’honneur sur le nouveau Gentilhomme : il a été joué le premier, & le premier sifflé. Son émule a eu son tour. Ils le méritent autant que leurs pieces. Rien n’approche des cabales, des intrigues, des persécutions, des dégoûts auxquels sont sans cesse exposés les Auteurs dramatiques. Il faut avoir de grands besoins pour acheter à ce prix un vingt troisieme dans les représentations : sifflets, critiques, parodies, traits malins, on en feroit des volumes. Les meilleures pieces passent par ces épreuves, tandis que les plus mauvaises sont quelquefois prônées à l’excès. Les Comédiens avant de recevoir la piece, les spectateurs dans le temps de la représentation, les cotteries, les caffés, les soupers, les écrits après qu’elle a été représentée, tout le monde quand elle est imprimée, c’est l’histoire de tous les jours. L’histoire du théatre n’est que le détail de ses tracasseries. C’est avec les Comédiens eux-mêmes qu’on essuie les plus rudes coups quand on leur présente une piece nouvelle : les grands airs, la hauteur, le dédain, l’arrogance des uns, les railleries, la malignité, les chicanes des autres, les lenteurs, les grandes occupations, les distractions, les répétitions, &c. il faut plus de temps, de travail, de peine pour la faire recevoir que pour la composer, à moins qu’on ne fasse précéder les présens. Que faire ? A Rome les Auteurs faisoient vivre les Comédiens, en France les Comédiens font vivre les Auteurs. Lett. 30. Quand on jouoit Zaïre Voltaire y faisoit des changemens à chaque représentation. Les Comédiens ne vouloient pas en faire usage, & ne daignoient pas l’écouter : il glissoit les corrections par la serrure, on ne les lisoit pas. Un jour qu’ils faisoient entr’eux un grand repas, arrive un pâté de perdrix de la part de quelqu’un qui ne se nommoit pas. Le pâté fut reçu aux plus vives acclamations, & ouvert avec la curiosité qu’on apporte à une piece nouvelle. Quelle agréable surprise ! chaque perdrix tenoit dans son bec autant de billets qui renfermoient les vers qu’il falloit changer. Pour le coup les corrections furent acceptées. Ces Messieurs aiment les corrections aux perdrix.
Lett. 113. Lisez, épluchez les pieces de Racine avec un Italien. Quelle différence d’impression ! combien de fois l’un sera avec raison peu touché, peut-être choqué de ce qu’admirera l’autre ! C’est mettre le François à la question, que d’examiner sérieusement Racine, qu’un François ne fait que sentir. A quoi se réduiroient les vers de Crebillon mis à pareille épreuve, ceux du grand Corneille lui-même, & de son petit frère Thomas ? La Mothe, Campistron, Voltaire, tous nos dramatiques, dégagés du clinquant, se réduiroient à bien peu de chose. L’Abbe d’Olivet, Prêtre, & long-temps Jésuite, vient de donner une nouvelle édition de ses Remarques grammaticales sur Racine. Cet ouvrage, médiocre, minutieux en bien des choses, fort indulgent en d’autres, a pourtant son utilité. Il fait remarquer plus de deux cents fautes de langage dans un des livres qui passe pour le mieux écrit. Il y en a bien davantage sur des objets plus importans que la grammaire, sur le plan, la conduite, les sentimens, la vrai-semblance, &c. On seroit étonné si ses tragédies, analysées & décomposées, étoient mises dans le creuser de la critique. Il n’y a qu’un cœur tendre & voluptueux qui puisse les admirer. Il ne connoît de perfection que les mouvemens de la tendresse : la satisfaction couvre tous les défauts, & donne tout le mérite. Mais ce qui m’étonne dans le Doyen de l’Académie, c’est qu’il veuille mettre Racine entre les mains des jeunes gens, & en faire un livre classique. C’est vouloir empoisonner la jeunesse. Racine est l’Auteur le plus passionné, le plus séduisant, le plus propre à gâter le cœur, sur-tout des jeunes gens & des filles. On ne sauroit leur donner de plus mauvaises leçons que ses tragédies. Ses œuvres sont un cours complet de galanterie, non pas grossiere, elle en seroit moins dangereuse, mais la plus fine, la plus artisée, la plus insinuante, qui conduit également au crime. Cet amour mystique de la beauté des femmes, qui ne pense jamais à l’impureté, est une chimère que ceux-mêmes qui le préconisent, ne croient pas. Donneroit-on pour livre classique les Contes de la Fontaine ? Ils sont aussi-bien écrits que ses Fables, qu’on fait apprendre aux enfans, aussi-bien & mieux écrits en leur genre que les Tragédies de Racine : leur lecture est moins dangéreuse que l’étude de ses tragédies. Les Jésuites, quoique amateurs du théatre, ne pensoient pas de même ; ils ne les souffroient pas à leurs écoliers, ils les interdisoient à leurs pénitens. Racine lui-même, qui les arrosoit de ses larmes, qui les arrachoit à ses enfans, dont la femme n’a jamais voulu, ni les voir représenter, ni les entendre lire, Racine étoit bien éloigné d’en faire un livre classique : absurdité qu’un homme sage ne sauroit avancer.
Lett. 89. L’Empereur Justinien étoit un Prince méprisable, qui vendoit les loix à tout venant, au gré d’une fille de théatre qu’il avoit épousée, l’Impératrice Théodore, dit Procope, auteur suspect, qui n’a fait qu’une satyre. Il faut en rabattre, j’en conviens ; mais le fait est vrai. Théodore étoit une fille de théatre, & une prostituée, que Justinien eut la bassesse d’épouser avant d’être Empereur, & qui lui fit faire plusieurs loix en faveur des femmes, & il a même la foiblesse de l’avouer. Étoit-ce un trait de galanterie ? L. Assiduis mulierem querelis inquietati statuimus. C. de Pigner. C’est toujours une sottise. Le théatre en fait faire bien d’autres, Lett. 99. Dans les Mémoires de Milord Bolinbroke on trouve ces mots remarquables : Le luxe est avide, nourrissez-le. Plus il est nourri, plus sa profusion augmente. L’indigence est la suite de la profusion, la vénalité celle de l’indigence, l’esclavage celle de la vénalité, & le théatre entretient le luxe. Juges des suites. Le luxe d’une nation est un des plus grands ressorts du despotisme ; mais il n’agit que lentement, & de proche en proche. Lett. 10. M. de la Place, dans sa tragédie de Jeanne d’Arcq, dit des Anglois :
Chez ce peuple rebelle à l’absolu pouvoirLe Héros du matin n’est qu’un tyran le soir.
Lett. 52. Riccoboni, dans son Art du Théatre, bon ouvrage dans son genre, avance un paradoxe. L’expression, dit-il, est l’adresse (ce terme n’est pas juste) avec laquelle on fait sentir au spectateur les mouvemens dont on paroît pénétré ; mais si on a le malheur de ressentir véritablement ce qu’on veut exprimer, on est hors d’état de jouer. Si dans un endroit d’attendrissement on se laisse emporter au sentiment du rôle, le cœur se trouvera resserré, le gosier s’embarrassera de sanglots, & il sera impossible de dire un seul mot sans des hoquets ridicules. Cette idée est contraire au principe d’Horace, généralement reçu : Si vis me flere, dolendum est prius ipsi tibi. Il y a pourtant quelque chose de vrai. L’Auteur doit se posséder jusques dans les plus vifs mouvemens, ce que ne fait pas un homme emporté par une passion réelle, qui ne sait ce, qu’il dit & ce qu’il fait. L’Acteur est un cocher qui tient les rênes de ses chevaux lors même qu’il les fait aller à toute bride : l’homme passionné est le cheval lui-même emporté par son feu, sans réflexion. Un Comédien est un menteur réfléchi, qui doit conduire artistement son mensonge.
Lett. 44. On attendoit des miracles du Zoroastre de Cahusac. La ville de Paris a depuis quelque mois la direction de l’opéra. M. le Prevôt des Marchands a fait pour quarante mille livres de dépense extraordinaire (digne emploi des deniers de la ville). Habits, décorations, machines, tout y est neuf : il n’y a que les Actrices qui ne le sont pas entierement.
Lett. 19. Chanson sur la Semiramis de Voltaire :
Blasphemes nouveaux,
Sentimens dévots,
Des Etats généraux,
Des brides à veaux,
Nouveau rêve,
Sacre, glaive,
Billet, cassette, bordereau,
Oracle, faux miracle,
Loge de Bedeau,
Palais & tombeau,
Tous les diables en l’air,
Une nuit, un éclair,
Fantome du Festin de Pierre,
Grand tonnerre,
Des cris sous terre,
Meurtre, trahison,
Inceste, poison ;
Que dites-vous, amis,
De ce salmigondis
De la Semiramis ?
Cette critique est juste. Le coloris de cette piece est grand & beau ; mais on y a mis toutes ces choses. Toute la magie y est entassée, on est accablé d’incidens. Cette critique me fait souvenir de celle de la Berenice de Racine que fait Me. du Noyer, Tom. 4. Lett. 42. Il y a trop à recoudre à cette piece, car il y a bien des déchirures : les Acteurs se plaignent si souvent qu’on les déchire ! C’est que dans la vérité nos Auteurs lyriques & tragiques, ainsi que nos Poëtes champêtres, ne savent qu’un certain nombre de mots & de pensées qu’ils tournent, retournent, déplacent, arrangent, répettent sans cesse. Les prairies, les ruisseaux, les oiseaux, &c. voilà toute la pastorale : les chaînes, les fureurs, mourir, adorer, &c. c’est toute la romancie, tout l’opéra, c’est Melpomene entiere. Lett. 24. La Semiramis de Voltaire jouir des titres les plus brillans. Le Roi a fait la dépense de la décoration, qui a coûté dix mille livres, en considération de Madame la Dauphine, pour qui la piece avoir été faite. Aux frais d’un grand Roi, pour une Dauphine ! Au reste Semiramis est une grande Reine, le Roi des Parthes un grand Roi : un grand Poëte en est l’auteur. Cette piece, qui a bien des défauts, est écrite avec élévation. La versification en est brillante & harmonieuse. La grande Actrice Clairon y a joué un grand rôle. Le Machiniste, qui y fait plusieurs fois rouler le tonnerre, lui crioit du haut du ciel : Voulez-vous le coup long, ou sec & brusque ? (Jupiter est galant, il tonne au gré des Déesses) Comme celui de Me. Dumesnil, répondit-elle. Après ce dialogue, que tout le monde entendit, le tonnerre ne fut pas bien effrayant. Croiroit-on qu’au milieu de tant de noblesse on fit payer à l’entrée, comme à la piece la plus roturiere ?
Lett. 16. M. Crebillon fut long-temps soupçonné, & non sans quelque fondement, de devoir ses pieces à un Chartreux de ses amis, plus bel esprit que lui, & qui dans le sombre de ses tragédies répand l’empreinte de la tristesse que donne une profonde solitude. Il a cessé de travailler depuis la mort de ce Chartreux, & a passé vingt-cinq ans à annoncer, à composer, à enfanter Catilina, sa derniere piece, assez peu digne des autres, qui fut d’abord bien reçue par égard pour son nom, mais qui depuis est tombée, & ne mérite guere de se relever. D’où vient la réputation d’un homme qui a si peu travaillé, & qui, à tout prendre dans la somme totale de son mérite, est fort médiocre ? Il étoit l’ami, le protégé, je ne sais trop pourquoi de Me. de …. En pouvoit-on moins attendre de l’arbitre de la fortune ? Le Mercure de Janvier 1765 rapporte une lettre du Marquis de Marigny à Crebillon le fils. La voici. Depuis les premiers ordres que le Roi a donnés pour faire ériger à M. votre pere un témoignage éclatant de la protection dont Sa Majesté honore les hommes célèbres (c’étoit un mausolée dans l’Eglise où il est enterré), elle a considéré que le Temple des Muses étoit le lieu le plus convenable pour conserver la mémoire de leurs plus chers favoris, elle a ordonné en conséquence que le monument destiné à perpétuer la mémoire de M. Crebillon seroit placé dans la Bibliotheque du Roi à Paris. A Versailles, 1 juin 1765. Je ne sais si les réflexions qu’on a faites dans le livre précédent sur l’indécence d’un monument si profane dans l’Eglise en a fait changer la destination ; mais ce changement étoit indispensable. On peut dire des pieces de Crebillon ce que Voltaire disoit de sa Semiramis dans une dissertation au Cardinal Quirini. Les Grecs si passionnés pour la liberté, qui ont dit si souvent qu’on ne peut penser avec hauteur que dans les Républiques, apprendroient à parler dignement de la liberté dans quelques pieces de nos jours (Catilina, Mahomet, Brutus), quoique écrites dans le sein d’une Monarchie. Les Auteurs semblent des républicains forcenés : je présume que leurs sentimens sont plus monarchiques.