CHAPITRE III.
Immodestie des Actrices.
S. Bazile fait leur portrait d’après nature (Serm. du Luxe) : Des femmes lascives, qui ont perdu la crainte de Dieu & secoué le joug de Jesus-Christ, ne faisant aucun cas des feux de l’enfer, méprisant Dieu & les Anges ; elles ôtent avec impudicité de dessus leur tête le voile sacré de la modestie, regardant les hommes avec impudence, couvertes d’habits somptueux, leurs cheveux étalés, l’air dissolu, le ris lascif, leurs pieds dans l’agitation folle de la danse, provoquant l’incontinence, corrompant la jeunesse, souillant l’air par des chants efféminés, la terre par des danses luxurieuses, toujours environnée de libertins, &c. Lascivæ, Dei timoris oblitæ, capita honestis velaminibus impudicè detegentes, impudentes dissusæ comas, pedibus gestientes, oculo petuclo, risu lascivo, juventutis intemperantiam in se provocantes, aërem cantibus, terram pedibus, meretriciè saltantibus contaminentes, &c. Ne diroit-on pas que ce saint Père avoit à peindre la N … ? Tous les temps se ressemblent en matiere de vice. Les Actrices du dix-huitieme siecle sont les dignes héritieres de celles du quatrieme ; Paris vaut bien Constantinople : les sentimens, les œuvres se transmettent de main en main. Les nôtres même enchérissent ; c’est ici sur-tout qu’Horace diroit :
Ætas parentum pejor avis tulit nos nequiores,Mox daturos progeniem vitiosiorem.
Quand on condamne l’immodestie des femmes, ne parle-t-on que de cette licence grossiere du théatre payen, dont l’histoire a conservé la mémoire comme d’un phénomène de corruption, sous l’empire de Caligula, de Néron, d’Héliogabale, &c. lorsqu’un peuple brutal, connoissant bien le caréctère des Comédiennes, les méprisoit assez pour les faire dépouiller en plein théatre, ordre qu’elles exécutoient avec joie, & souvent se faisoient donner, nudentur mimæ ne parle-t-on que de l’état où, comme des animaux, vivent les Sauvages de l’Amerique & les Negres de la Guinée, qu’un soleil toujours brûlant force de chercher toute sorte de soulagement ? Cet excès d’indécence n’est pas à craindre, & n’eut jamais besoin de reforme. Indépendamment de la religion & de la pudeur naturelle qui en firent toujours un devoir, la honte d’une telle situation feroit rougir l’humanité, trahiroit la pruderie, alarmeroit la vertu, dégraderoit la dignité, deconcerteroit l’orgueil, les besoins, les infirmités, le travail, la propreté, l’intempérie des saisons, l’aiguillon des insectes, &c. en feroient une nécessité, & la vanité se feroit un intérêt d’en relever l’éclat, & d’en cacher les difformités par la parure ; & que deviendroient alors les minces titres de ceux dont quelques aunes d’étoffe font la grandeur & le mérite ? Ce seroit s’abuser étrangement de ne faire tomber les anathèmes que sur un désordre qui n’exista jamais. L’Eglise qui condamne l’immodestie, la vertu qui la redoute, le sage gouvernement qui la proscrit, la conscience timorée qui en a horreur, l’éducation honnête qui en éloigne, n’ont jamais eu en vue que la licence des femmes qui découvre autre chose que le visage & les mains, & devient de plus en plus répréhensible à mesure qu’elle dévoile davantage.
L’immodestie du théatre n’est ni obscure, ni douteuse, ni médiocre, ni passagère ; l’univers en est témoin depuis vingt siecles ; les Actrices s’en font gloire, & les spectateurs courent s’en repaître. Elles en reçoivent les éloges avec complaisance, & on les leur prodigue avec intérêt ; elles sont ingénieuses & attentives à se placer dans le point de vue le plus favorable, & inépuisables en moyens de ne laisser rien échapper de leurs graces, & les curieux à n’en rien perdre. Leurs portraits ne sont pas moins exacts à les mettre dans leur vrai jour, & les amateurs à en orner leurs cabinets, leurs écrans, leurs tabatieres ; leurs estampes, par-tout répandues, trop fidèles à rendre la vérité, font baisser les yeux à l’innocence & les font ouvrir avec avidité au libertinage. C’est encore pis dans leurs cellules. Sans s’embarrasser des témoins en grand nombre, & de toute espèce qui les y assiegent, qu’elles y invitent, elles s’habillent & déshabillent, se parent, se font servir sans précaution, l’affectent, s’en font un jeu, un mérite ; moins retenues que la Diane de la fable, qui cherchoit des bois écartés, ne souffroit avec elle que ses compagnes, chassa honteusement une d’elles qui s’étoit oubliée, & punit cruellement le malheureux Actéon, sous les yeux de qui le hasard l’avoit faite tomber. Jetons un voile sur ces horreurs ; bornons-nous à la licence dont on n’ose être l’apologiste que parce qu’on l’aime.
L’indécence des femmes qui y paroissent, est un des plus grands & des plus inséparables dangers du spectacle. Ne fût-ce qu’un moment▶, fût-on dans le lieu saint, ne regardât-on qu’une femme vertueuse & modeste, la plus haute vertu craint & doit craindre le coup d’œil : Oculus meus deprædatus est animam meam. Il ne fallut qu’un regard sur une femme immodeste pour faire du plus saint des Rois un adultère & un assassin. David condamne ses yeux coupables à des larmes intarissables : Exitus aquarum deduxerunt oculi mei. Un regard suffit au jugement de Dieu pour rendre aussi digne de châtiment que si on avoit commis le crime : Qui viderit, jam machatus est. Et on croira pouvoir impunément contempler des Actrices ! car ce n’est pas en passant, comme dans les rues, ce sont les heures entieres qu’on fixe ses yeux & son cœur sur une foule de Comédiennes, danseuses, chanteuses, figurantes, spectatrices vicieuses, immodestes, impudentes, dissolues, armées de tout ce que la parure, l’attitude, le geste, ont de plus recherché & de plus séduisant, qui ne montrent, ne représentent, ne respirent que le vice. Et on pourra boire à longs traits le poison de la volupté dont elles présentent la coupe, sans tomber dans l’ivresse & le délire ! Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error ! On pourroit impunément les heures entieres avoir l’esprit & le cœur attaché à des intrigues amoureuses, toujours souillé par des images, ému par les sentimens les plus vifs, l’imagination toujours remplie de beauté, de plaisir, d’obstacles, de succès, l’oreille frappée de discours galans, & de sons tendres & harmonieux, toute l’ame occupée de situations attendrissantes & délicieuses, & au milieu de tous ces pieges, les objets les plus immodestes continuellement sous les yeux, sans être séduit par l’erreur, & entraîné par la passion, sans apprendre à cette école à mépriser, à braver la pudeur qui retient, la loi qui défend, le remords qui trouble, le péché qui effraie, en entendant cent fois dire & redire, chanter avec grace, débiter avec assurance, déclamer avec feu, exécuter avec goût cette morale anti-chrétienne, si conforme à la nature, canonisée dans le monde, si agréable à un cœur corrompu, qui fait du crime un mérite, de la résistance un ridicule, de la volupté un besoin, de la passion une nécessité ! Mais le théatre fût-il aussi purgé qu’on le dit des discours & de la morale licencieuse, le seul aspect de tant de femmes immodestes en seroit l’écueil le plus redoutable. Un grain de sable suffit quelquefois pour briser les plus grands vaisseaux. Foibles barques, qui voguez avec tant de témérité au milieu d’une mer si orageuse, semée de tant d’écueils, échapperiez-vous au naufrage ? Hélas ! vous l’aimez, vous le désirez, vous y courez ; je vois déjà la mer couverte de vos débris.
O oculi ! ô scopuli titulo meliore vocati !Heu quibus allisa tot periere rates.Non tot inexpletis fera faucibus unda Malea,Scyllaque veliferas hausit avara trabes.
Qu’on vienne nous parler de l’amour Platonique, si différent du penchant naturel & physique des deux sexes l’un pour l’autre, de cet amour moral, le seul que Madame la Marquise de Lambert s’imagine avoir ressenti, & dont elle fait un portrait si ingénieux, si subtil & si sublime, qu’il échappe à nos regards (Métaphis. de l’amour), de ce goût épuré de la matiere, borné à l’estime, au devoir, à l’admiration, qui n’a pour objet que le mérite, le caractère, la beauté, l’esprit, la vertu. Je n’en conteste point la possibilité, j’en loue la perfection ; on le doit à Dieu, si digne & seul digne d’être aimé pour lui-même. C’est la parfaite charité. On a cette espèce d’admiration pour les Saints, pour les Héros, pour les grands génies qu’on ne voit pas Mais dans l’état de corruption où nous a plongé le péché originel, cet amour pur, dégagé de la chair & du sang, d’un sexe à l’autre, est bien rare, s’il n’est une chimère, sur tout dans le rafinement & l’excès où cette Dame philosophe le porte. Il ne sert communément que de prétexte pour couvrir le phisique, le vrai but de tous ces beaux sentimens, & il y conduit immanquablement. L’esprit ne va pas immédiatement à l’esprit, il n’y va que par l’entremise des sens, & s’ils trouvent sur leur pas quelque être matériel de leur goût, l’esprit est pris au piege, comme l’oiseau, par l’appas du plaisir. Mais cette pureté des sentimens fût-elle possible dans une vie retirée, dans un cloître, elle ne l’est pas dans le grand monde, où les objets séduisans, les discours licencieux, les exemples contagieux du vice, les principes empoisonnés de la morale, détruisent à tous momens jusqu’aux traits de la vertu la plus médiocre. Les discours artificieux du serpent ébranlèrent la premiere femme dans le Paradis terrestre, la vue d’un fruit délicieux acheva de perdre son innocence : Pulchrum visu & ad vescendum suave. Surtout cet amour pur à la Dom Quichotte est impraticable dans la société des Dulcinées de la comédie, dans le goûr & la fréquentation du théatre. L’amour pur, qui est à la pointe de l’esprit devant une gorge découverte, une Actrice parée, une danseuse de l’opéra ; un amour alambiqué dans les foyers, les coulisses, les cellules, les loges est un délire. L’eût-on d’ailleurs, on transformeroit bien-tôt le spirituel en corporel très-grossier. Une Actrice éteindroit tous les feux de Platon pour allumer les siens. Que cette idole seroit insipide après avoir vu la Sallé & la Dangeville ! qu’après la délicieuse vivacité de tant de mouvemens la fade tranquillité de cet amour spéculatif seroit ennuyeuse ! On a beau vanter les délices de la campagne, les plaisirs de la solitude, la volupté d’un repas frugal, le murmure d’un ruisseau, la mélodie des rossignols, un homme étourdi du tumulte de la ville & de la Cour, enivré du plaisir du jeu, de la table, du spectacle, entraîné par les amusemens & le torrent des affaires, peut-il soutenir les horreurs d’un désert ? Il peut encore moins supporter la solitude de son cœur, le poids accablant des besoins de ses vices ; la grace seule peut opérer ce prodige, elle l’a opéré dans les autres de la Thébaïde ; tout le naturalisme, le platonisme, j’ose dire le pélagianisme de Madame de Lambert, n’y tiendra pas une semaine. Elle-même a toujours vécu dans le monde, quoi-qu’avec beaucoup de décence & une compagnie choisie. Tous ces grands noms d’amour dégagé des sens, ne sont que de belles paroles, des paradoxes brillans, qui quand ils auroient quelque chose de réel, vont s’évanouir au théatre.
Donnons en passant quelque coup de pinceau au portrait de cette Dame célèbre : il ne sera pas étranger à notre sujet. C’étoit une femme de beaucoup d’esprit. Elle montra beaucoup de courage dans les adversités, & de dextérité dans les affaires. Les Avis à son fils & à sa fille, sous un air empesé, peut-être trop sententieux, sont pleins de sagesse ; mais elle n’est pas suspecte de bigoterie. Croiroit-on que dans une longue instruction d’une mère chrétienne à son fils & à sa fille il n’y ait pas un mot de dévotion, d’exercice de piété, de sacremens, de prieres, de recours à la grace de Dieu, de foi, de charité, &c. ? Ce n’est qu’un esprit fort, un Philosophe stoïcien, un Théiste. Elle parle une fois de Dieu en deux ou trois lignes. Tout n’est que vertu morale, loi naturelle, pur pélagianisme, qui attribue tout à la force de la volonté & de la raison, & trouve tout en soi-même : éducation toute profane, où le christianisme n’entre pour rien. Il n’y a pas de Philosophe payen qui n’en dit autant. Epictete, Seneque, Marc-Antoine, sont beaucoup plus religieux à leur maniere ; ils ont par-tout recours à la protection, à la présence de leurs Dieux. Elle est éprise des Essais de Montagne, livre qu’une éducation chrétienne ne mettra jamais entre les mains de la jeunesse ; les obscénités, l’irréligion, l’égoïsme, la liberté des pensées & des expressions sur les choses les plus respectables, lui feroient acheter trop cherement quelques traits frappans, quelques termes énergiques, quelques naïvetés réjouissantes, que le vice fait dévorer avec avidité & prononcer avec enthousiasme, mais qui n’auroient pas dû chez une femme si sage être mis au rang des livres classiques d’une fille.
Tous ces traits en bien & en mal doivent donner du poids à son suffrage contre le théatre. Elle en est l’ennemie déclarée, & de tout ce qui tient à lui. C’est pourtant une femme, & une femme du monde, qui instruit des femmes du monde. L’Italien, dit-elle, me paroît dangereux ; c’est la langue de l’amour : les Auteurs Italiens sont peu châtiés. La poësie a des inconvéniens. J’aurois pourtant peine à interdire la lecture des belles tragédies de Corneille (car il s’en faut bien que toutes le soient). Mais souvent les meilleures donnent des leçons de vertu, & laissent l’impression du vice. Vous portez votre ennemi au milieu de vous : tenez une conduite qui vous réponde de vous-même. Fuyez les spectacles, les représentations passionnées : il ne faut point voir ce qu’on ne veut pas sentir ; la musique, la poësie, tout cela est du train de la volupté. Faites des lectures solides qui fortifient la raison. Il faut passer légèrement sur le tableau de la volupté : elle est à craindre dans le temps où l’on conspire contre elle : il faut s’en défier lors même qu’on la pleure. On ne peut lire sans danger la peinture si vive de l’état de son cœur que S. Augustin fait dans ses Confessions. Jamais Casuiste ne porta la rigueur si loin. Elle condamne jusqu’à la comédie des Femmes savantes de Moliere, & au roman de Dom Quichotte pour une raison profonde & très-vraie : La honte n’est plus pour le vice ; elle se garde pour le ridicule. Son pouvoir s’étend plus loin qu’on ne pense : il est dangereux de le répandre sur ce qui est bon. L’imagination une fois frappée ne voit plus que lui. Le livre de Dom Quichotte a perdu la monarchie d’Espagne Le ridicule qu’il a répandu sur la valeur, que cette nation possédoit dans un degré si éminent, en a amelli & énervé le courage. Moliere en France a fait le même désordre par sa comédie des Femmes savantes. Depuis ce temps-là on a attaché presque autant de honte au savoir des femmes qu’au vice qui leur sont le plus défendus. Lorsqu’elles se sont vues attaquées sur des amusemens innocens, elles ont compris que honte pour honte il falloit choisir ceux qui leur rendoient davantage : elles se sont livrées au plaisir. Après un arrêt prononcé par une bouche si respectable, oseroit-on faire grace à des ouvrages qui paroissent le plus la mériter ?
Cet épisode n’est ni indifférent ni déplacé. Revenons à notre sujet. Le premier sentiment qu’éprouva l’homme après son péché, ce fut la honte de sa nudité, & la premiere démarche fut de chercher à se couvrir. Est-il étonnant que coupables comme lui, ses enfans cherchent à voiler leur faute ? Mais aussi mal adroits dans leurs mesures & leurs excuses, ils se cachent sous quelques feuilles qui servent plus à montrer qu’à adoucir leur confusion. La pudeur fut donc la premiere loi imposée au pécheur, dont il sentit si bien la nécessité qu’il se l’imposa lui-même. Ses yeux à peine ouverts lui firent appercevoir le désordre & redouter le danger de la concupiscence dans ses plus puissans attraits. Il essaya de se dérober aux yeux de Dieu : effort bien inutile, Dieu voit tout, & ne voit dans le corps humain que son ouvrage, dont sa sainteté infinie ne peut être souillée : Timui te, eo quòd nudus essem, & abscondi me. Châtiment juste, pénitence utile : Dieu approuva la sagesse des précautions que prit & qu’enseigne le premier pécheur à tous ses enfans. Il lui donna des habits de peau, dont il est vrai-semblable que les Patriarches ont conservé & transmis la forme au peuple Juif. On ne peut douter qu’elle ne fût très-modeste. Dieu ne lui donna pas des habits dans l’état d’innocence : les passions soumises ne faisoient courir aucun risque ; le péché faisant naître les dangers, força d’élever la barrière de la modestie. Sa loi est d’autant plus indispensable, que la révolte de la chair fait tous les jours plus de ravage. Si Adam & Eve, seuls dans le monde, & unis par le mariage, ont dû se respecter & se craindre, sera-t-il permis d’étaler aux yeux du public, sur un théatre, des objets que la sainteté du paradis terrestre ne dispensa pas de cacher ?
J’ose même en appeler à la conscience ; malgré l’endurcissement où l’habitude & le mauvais exemple ont pu jeter, il n’y a pas de femme, il n’y a point de Comédienne, c’est tout dire, à qui la vue d’elle même ne cause des remords. Elle ne se pare, ne se montre qu’après avoir cent fois résisté à la grace. Son premier mouvement, malgré elle, est de se couvrir décemment : tout ce qui l’approche alors la déconcerte, elle ne voit les yeux de personne se fixer sur elle, sans y soupçonner des pensées, des désirs, des crimes, qu’elle s’attribue, dont elle se moque, si on ne lui plaît pas, ou dont elle s’applaudit par un nouveau péché, si on a le malheur de lui plaire, elle ne les voit pas se tourner sur quelqu’autre sans en être jalouse. Cent fois elle se dit que Dieu est offensé, & que c’est par sa faute, cent fois des restes de réligion, des retours de pudeur, lui font le procès sur son impudence ; & si jamais Dieu lui fait la grace de se convertir, ce sera le premier article de sa douleur, de sa confession & de sa réforme. Qu’au milieu même de la licence quelque personne respectable se présente, elle en rougira, fera des excuses, se couvrira ; elle n’osera paroître devant des femmes respectables, devant son père, devant ses enfans : tant la vertu se fait rendre justice par ses ennemis même.
Toute la religion s’élève contre cette indécence ; elle condamne la vanité & la mollesse, défend l’impureté, déteste le scandale, en interdit les occasions ; elle prêche l’humilité, la charité, la mortification ; elle ne veut plaire qu’à Dieu, être la bonne odeur de Notre-Seigneur, & respecter sa présence ; elle méprise la beauté du corps, les pompes du monde, les flatteries du libertinage. Est-il de ligne dans l’Evangile qui ne lance la foudre sur des empoisonneuses publiques qui, après avoir perdu les mœurs, ne cherchent qu’à les faire perdre à tout le monde ? Non, le Dieu de sainteté ne peut souffrir rien d’impur : le démon au contraire en triomphe ; la licence est le fruit de sa victoire, & lui en prépare mille autres. La crainte de Dieu, commencement de la sagesse, est inséparable de la modestie, qui en est le fruit : qui craint Dieu oseroit-il se montrer dans un état que la bienséance désavoue ? Que votre modestie soit connue de tous, dit S. Paul, car le Seigneur vous voit. Ce n’est pas moins pour lui que pour les hommes. La modestie est une crainte religieuse des moindres choses qui peuvent blesser ou exposer la pureté : la crainte de Dieu est une sorte de modestie qui s’observe sur tout ce qui peut lui déplaire. Rien de plus modeste que la crainte, de plus timide que la modestie : rien au contraire de plus ferme, de plus aguerri qu’une Comédienne, rien aussi de plus immodeste.
Mais, dit-elle, je suis habillée comme à la Cour & à la ville. Cette apologie est foible dans le Christianisme. Dieu & le monde sont des ennemis irréconciliables, vous ne pouvez les servir tous deux ; ce que l’un goûte, l’autre le réprouve ; le suffrage de l’un décide de la condamnation de l’autre. Que faut-il de plus pour prononcer la vôtre au tribunal de l’Evangile, que l’aveu que vous faites de suivre le monde ? Mais non cette apologie porte à faux à tous égards. 1.° Les Actrices, par-tout sans pudeur, paroissent dans les provinces avec aussi peu de retenue. Il est pourtant de notoriété publique que le plus grand nombre des femmes en province est assez décemment vêtu. 2.° Le grand nombre l’est encore à Paris. Sans doute on y voit des femmes mondaines qui ne connoissent point de loi ; leur nombre est petit, la plûpart des femmes dans toutes les conditions se respectent. 3.° On se respecte à la Cour, & les plus grandes Princesses ne se distinguent pas moins par la vertu que par la naissance. Vous ne voyez que la petite société que vous fréquentez & qui vous ressemble, que vous prenez pour l’univers. Que l’univers seroit petit, qu’il seroit à plaindre, s’il étoit renfermé dans l’enceinte de la comédie ! & s’il est de l’indécence dans le monde, c’est de là qu’elle vient, c’est là que l’exemple apprend à secouer le joug, & de proche en proche la contagion se répand. Ce qui fréquente le spectacle est presque toujours immodeste, & tout ce qui est immodeste y court pour y figurer : on n’oseroit pas même y paroître couvert, on y seroit ridicule, la pudeur y est déplacée. On en voit, il est vrai, jusqu’au pied des Autels insulter au Dieu de sainteté, forcer l’asyle de la religion, tendre des pieges à l’innocence, & faire triompher le démon jusque sur le trône de la Divinité ; les Anges frémissent d’horreur, les ames pures en tremblent. Mais ce ne sont guère que celles qui en ont pris l’habitude au théatre, qui ne veulent pas voir la foudre prête à les écraser. Quand je vous vois entrer dans nos Eglises, leur disoit S. Chrysostome, où allez-vous, qui êtes-vous ? vous êtes une Actrice qui monte sur la scène : An saltatura scenica ad Ecclesiam pergis ? 1. Tim. 2.
Mais c’est pour plaire que vous vous étalez. Sans doute, comme un Marchand qui étale sa marchandise. Que vous êtes à plaindre, si vous trouvez des acheteurs ! qu’ils sont à plaindre s’ils en font l’emplette ! Vous vous trompez dans vos prétentions : de qui espérez-vous le suffrage ? ce n’est pas de Dieu, il en est vivement offensé : est-ce des gens de bien ? ils détournent les yeux, & sont indignés : des gens du monde ? ils y sont accoutumés, & méprisent ce qui est si commun : des libertins ? ils s’en repaissent, en abusent, & se moquent de la personne qui se prodigue à leur curiosité. Les gens sages peuvent-ils ne pas censurer une conduite si suspecte ? les plus indulgens ne peuvent qu’en blâmer du moins l’imprudence & le danger. Pour les autres femmes, les graces de leurs rivales excitent leur jalousie ; trop occupées d’elles-mêmes pour prodiguer leur encens à des charmes étrangers, elles n’y pensent que pour les éclipser. Les uns & les autres combleroient d’éloges une retenue édifiante qui fait l’honneur & la gloire du sexe. Une Actrice est-elle jalouse de cet honneur & de cette gloire ? Si un trop funeste succès fait tomber, selon vos desseins, quelqu’un dans vos pieges, pouvez-vous ne pas rougir d’une si honteuse victoire ? est-ce donc sur le crime que vous voulez élever l’infame édifice de votre réputation ? Versez des larmes sur les lauriers impurs, cueillis par la main du désordre. Quelle honte, d’avoir le vice pour approbateur ! quel garant de complicité ! pouvez-vous en être flattée ?
C’est mal jouer son rôle, même pour le monde. Les nudités trahissent la pruderie & la fierté. Vous prétendez qu’on vous recherche, vous faites la difficile & la renchérie ; à peine daignez-vous recevoir les hommages de vos adorateurs. Y pensez-vous ? & qui est la dupe de cette pudeur de commande, de ces rebuts apparens, tandis que par votre étalage vous cherchez, vous sollicitez, vous poursuivez, vous séduisez les cœurs ? J’en appelle de l’affectation à l’indécence : celle-ci plus sincere dévoile votre ame, en dévoilant votre corps. Il n’y a pas un cheveu sur cette tête si artistement arrangée, un coup de pinceau sur ce visage, un pli dans cette robe, un filet dans cette gaze, qui ne soit un piege tendu. Qu’est-ce donc qu’une enseigne qui invite tous les passans, un cri qui appelle tout le monde ? C’est vous qui faites toutes les avances. Est-ce donc l’oiseau, est-ce le cerf, qui cherchent le chasseur & lui tendent des filets ? n’est-ce pas le chasseur qui fait tous ses efforts pour les prendre ? Que vos airs sont déplacés, & vous fiéent mal ! Continuellement occupés à jeter l’hameçon, vous dites que le poisson vient vous surprendre ? Vous courez de maison en maison, vous vous montrez dans les promenades, au bal, à l’Eglise, vous montez sur le théatre, vous vous offrez à tous les yeux, & vous nous croyez assez dupe pour admirer en vous une vestale qui ne cherche qu’à se défendre des téméraires aggresseurs. Vous ne pouvez vous couvrir des prétextes ordinaires du luxe : la naissance ou la dignité ont-elles jamais autorisé une Actrice ? la licence est-elle un titre de noblesse ? de quel rang est-elle la prérogative ? L’or, l’argent, les pierreries, fussent-ils de votre état, la licence n’entrera jamais dans le nombre de vos droits. En quoi vous distingue-t-elle ? la plus vile roturiere est faite comme vous, souvent mieux que vous. L’indécence ne distingue que les Courtisannes & les Comédiennes, chez qui, d’intelligence avec le cœur, le vice perce à travers la gaze. C’est ménager votre honneur, que de vous interdire ces scandales. Vous croyez montrer des graces, & vous offrez des horreurs. La modestie de l’extérieur eût été la livrée de la vertu ; la licence fait éclater la corruption qui en est le principe, & l’impudence qui en est le fruit.
Tout le monde n’est pas, dit-on, si sévère ; des nations entieres depuis des siecles ne se font aucun scrupule de la liberté que vous condamnez. Mais pense-t-on que l’Evangile est la vérité, & non la coutume ; que pour damner, Dieu consulte la loi, & non la coutume ; & qu’un Chrétien, qui a renoncé aux pompes du monde, n’est pas justifié par la coutume ? Celle-ci est plus ancienne qu’on ne pense, elle remonte bien plus haut que le Christianisme : le Paganisme l’a introduite, & les nations idolâtres l’ont conservée : est-ce en faire l’apologie ? Les Actrices la maintiennent : est-ce en faire l’éloge ? On ne la voit pas chez les nations Chrétiennes ; le commun des femmes s’y habille modestement. Les Courtisannes & les Actrices seules s’en dispensent : sont-elles Chrétiennes ? Chez les Payens mêmes les femmes raisonnables s’en font un devoir : Valere Maxime rapporte que le Consul P. Servilius répudia sa femme pour l’avoir trouvée sans voile dans la rue. Les Courtisannes & les Actrices passeroient-elles pour raisonnables chez les Payens même ? Une coutume plus ancienne encore, c’est celle de la modestie. Les voiles des femmes sont de la plus haute antiquité, & du plus constant usage. Rebecca voyant de loin son époux, se couvrit promptement de son voile : le Roi Abimelech en donna un à Sara. Les présens qu’on fait aux Comédiennes sont bien d’une autre espèce ; que feroient-elles d’un voile ? Dans tout l’Orient une femme ne sort de chez elle que voilée : Ces femmes Payennes vous jugeront, dit Tertullien ; elles cachent si bien leur visage qu’elles ne laissent qu’un œil ouvert : Uno oculo liberato contentæ sunt dimidiâ luce frui quàm faciem prostituere. Quelle des deux jugera-t-on Chrétienne & sage, la Syrienne voilée, ou l’Actrice découverte, voulût-on opposer coutume à coutume, & la prendre pour arbitre ? Voilà un témoignage en faveur de la vertu plus nombreux & plus respectable que celui qu’on cite en faveur du vice. Entre ces deux coutumes la femme de bien n’hésitera pas dans son choix ; la Courtisanne & l’Actrice hésiteront aussi peu dans le leur : chacune prendra parti selon son goût. On avoit à Constantinople la coutume de parer indécemment les nouvelles mariées le jour de leur noce, comme si la joie de la fête eût dispensé de toutes les loix. S. Chrysostôme s’élève fortement contre une si pernicieuse licence : mal à propos m’opposez-vous l’usage, c’est trop d’avoir commis ce crime une fois : Nec semel quidem faciendum. C’est ce qui doit faire encore plus couler mes larmes. Le mal est donc bien grand, puisque le démon l’a fait passer en coutume. Vous l’avez trouvée établie : c’est un grand malheur, pourquoi la perpétuez-vous ? vous rougissez de l’introduire, rougissez de la maintenir. Rompez courageusement la chaîne qui vous rend esclave : vous ne serez pas moins coupable envers la postérité de lui transmettre ce funeste héritage, que l’ont été vos ancêtres de l’avoir fait passer dans vos mains. La durée criminelle n’en rend les suites que plus à craindre : Dieu se lasse enfin de tant de crimes, vous touchez de plus près à la punition que ceux qui vous ont ouvert la toute, & c’est peut-être sur vous que va éclater la juste colère.
C’est une défaite ordinaire des apologistes du théatre, qu’on en a banni les discours licencieux. Nous en parlons ailleurs. Je le suppose vrai pour ce ◀moment▶. Mais ne parle-t-on qu’avec des paroles articulées ? les yeux ne parlent-ils pas ? La physionomie les gestes, les inflexions de la voix, ne sont-ils pas éloquens, dit Quintillien ? Ipsæ manus loquuntur. Les nudités sont-elles donc muettes ? que ne disent-elles pas aux yeux & au cœur, & plus énergiquement que toutes les paroles ? Ne seroit-ce pas un discours licencieux, que la description de la gorge ? n’en est-ce pas un plus obscène de la montrer ? Eh ! que peindroit le discours le plus détaillé & le plus grossier, que ce qu’on montre, & cent fois moins vivement qu’on ne le peint en le montrant ? Segniùs irritant animos. Quelle honnête femme pourroit en parler, & elle ose le montrer ! quelle honnête femme souffriroit qu’on l’en entretînt, & elle souffre qu’on le regarde, elle l’offre à tous les regards ! Le discours le plus libre est moins dangereux, il ne peint qu’à l’esprit, il demande du temps & de l’attention, il s’envole, il choque le plus souvent, ou on fait semblant de s’en choquer. La nudité peint aux yeux, elle subsiste ; un regard suffit, & on en peut jeter mille ; elle attire, elle plaît, on s’en repaît sans être apperçu ; on ne peut parler continuellement, & à tout le monde, & tout le monde voit, & voit sans cesse ; nulle fatigue ni à voir, ni à se faire voir. Si la licence des discours corrompt les bonnes mœurs, combien plus les corrompt la licence des nudités ! Une statue, un tableau sans drapperie, dit S. Chrysostome, est le siege du démon, combien doit l’être un corps animé ! le démon y triomphe, il s’élance dans les cœurs par tous les traits que l’immodestie lui porte : Figurâ nudâ dæmon assidet. In Psal. 113.
Eh ! qu’a-t-on besoin du théatre de dire des grossieretés ? on les y expose. Qu’a-t-on besoin du secours des oreilles ? on entre plus facilement par les yeux. Une femme découverte est plus persuasive que toutes les scènes de Regnard. Quel rôle plus facile à apprendre & à jouer ? Il ne faut ni mémoire, ni exercice ; on se montre & tout est fait. On ne souffre pas au théatre, dit-on, des tableaux indécens. Supposons-le ainsi. Mais est-il de tableau dans l’Arétin ou les Carraches, qui allume plus rapidement l’incendie qu’une femme immodeste ? Quelle contradiction ! une honnête femme ne souffrira pas qu’on lui fasse connoître des désirs & des pensées impures, elle s’offense d’en être l’objet, & par son indécence elle les fait volontairement naître, elle en présente la matiere & l’amorce ! elle repousse les entreprises, & invite à les faire ! elle regarderoit comme une insulte qu’on lui demandât de se laisser voir, & elle va au-devant de la curiosité, la réveille, & la satisfait ! Sur quoi roulent ordinairement les éloges des libertins, leurs regards criminels, leurs impudiques attentats, quel est le coup d’essai de leurs libertés indécentes, & le premier anneau de la chaîne qu’ourdit l’enfer, que l’éclat, la couleur, la forme de ces funestes écueils de la pureté ? Tel est le langage des impies dans le livre de la Sagesse : Enivrons-nous de ces objets voluptueux : Inebriemur uberibus. Il n’est point de mauvais livre, de piece licencieuse, qui dans les séduisantes comparaisons des lys & de la neige, n’en trace le dangereux tableau : qui en ignore les pernicieux effets ? Toutes les femmes qui ne se montrent que pour les produire, seroient inconsolables de ne trouver que des yeux distraits ou modestes, des cœurs insensibles ou vertueux. Ne sont-ce pas les libertins qui les cherchent pour s’en repaître, les gens de bien qui les fuient pour s’en garantir ? Toutes les femmes immodestes ne disent-elles pas, ou grossierement dans leurs transports, ou artificieusement par leurs démarches, comme l’Epouse des Cantiques : Venez, vous serez possesseur de ce que vous voyez : Dabo tibi ubera mea. Et l’adultère, comme l’Epoux, ne protestent-ils pas dans leur épanchement innocent ou criminel qu’on les ravit & les enchante ? Meliora sunt ubera tua vino. Le Saint-Esprit a ainsi voulu peindre sous les traits d’un amour profane les chastes libertés de l’amour conjugal, & les saintes délices de l’amour divin. Malheur à l’impie qui les profane par ses scandaleuses applications. Hélas ! ces allusions criminelles ne vérifient que trop le danger & le crime des indécences que je combats : la sainte Ecriture même devient dangereuse.
Mais, dit-on, combien de femmes dans leur maison, combien d’enfans, & même des personnes avancées en âge, dans des Communautés Religieuses, qu’on souffre habillées comme nous ! En fait-on mieux ? sont-ce des exemples à donner ou à suivre ? quelle éducation pour des enfans ! quels principes ! quelles habitudes ! & quel compte rendront à Dieu des supérieurs négligens qui les laissent prendre à une jeunesse qu’ils sont chargés de former à la vertu ! C’est introduire la licence dans l’asyle de la pureté, & devenir tentatrices de celles qui quittèrent le siecle pour n’être point tentées, enlever à Dieu des cœurs qui lui furent consacrés, & rappeler au monde des vierges qui y ont renoncé, ébranler leur vocation, inspirer des regrets, affoiblir la pudeur, faire gémir sous le joug de la clôture & de la règle. La liberté de sa propre maison ne dispense pas plus de la modestie. Craignez, voilez-vous, dit Tertullien, pour vos enfans, si vous êtes mère ; pour vos frères, si vous êtes sœur ; pour vos domestiques, si vous êtes maîtresse : ni âge ni qualité n’exempte de tentation & de chûte, la parenté même, par l’affection naturelle, la prépare & la facilite : Vela corpus, si mater, propter filios ; si soror, propter fratres ; si domina, propter servos ; omnes in [te ætates] periclitantur. L’exemple des mondaines qui s’oublient jusque dans le cloître, ne justifie donc pas les Actrices, & l’on est inexcusable d’imiter les Actrices jusques dans le cloître. Mais le nombre est petit de ces Communautés si peu attentives, de ces femmes si peu réservées, & l’immodestie du théatre cherche en vain dans la multitude des coupables un prétexte qui l’autorise.
S. Jérôme reproche à Jovinien (L. 2.) de répandre son hérésie par les armes de quelques Amazonnes qu’il a séduites, & qui par leur immodestie séduisent les hommes, & lui font des sectateurs. Ce n’est que pour des hérésies de cœur que nos Actrices, nouvelles Amazonnes du démon, vont par les attraits de l’indécence empoisonner tous les cœurs : Habet in castris Amazonnas, viros ad libidinem provocantes, mammâ exortâ, & bracchie nudo. Quand je les vois s’avancer sur la scène, il me semble voir les athlettes à Rome venir sur l’arène. Elles sont dans un état très-semblable ; elles entrent, comme eux, dans le dessein de combattre ; mais elles attaquent plus dangereusement. Chaque athlette ne luttoit que contre un adversaire ; chaque Actrice fait la guerre à tous les spectateurs ; ce n’est pas au corps, c’est à l’ame qu’elle livre l’assaut. Elle réunit toutes les manieres différentes de se battre. Quelle fierté, ou plutôt quelle impudence ! Elle dit dans son cœur comme César, & ne dit que trop vrai : Je suis venue, on m’a vue, j’ai vaincu ; mais c’est par mes graces que je triomphe, je ne dois rien qu’à moi-même. Voyez ces gestes & ces attitudes. Ce ne sont pas, il est vrai, ces violentes agitations des gladiateurs, que la fureur animoit ; c’est la molle volupté qui met ici en jeu tous les ressorts. Mais les coups qu’ils portent au cœur ne sont pas moins rapides, ni les blessures moins profondes. La trompette appeloit les uns dans la lice, quelque branche de laurier les couronnoit : l’orchestre y fait entrer les autres, & les hommages de la passion les couronnent. Elles attaquent, elles se défendent ; c’est un combat réglé. Mais non, elles ne se défendent pas ; si elles en font un ◀moment le semblant, ce n’est que pour mieux animer le combat, & être plus agréablement vaincues & mieux payées. Se défendroient-elles sérieusement ? elles n’attaquent que pour se faire vaincre. Dans ce combat la défaite de l’aggresseur est certaine, elle l’annonce, & le promet elle-même par l’attaque. Mais aussi sa défaite fait sa victoire, elle est couronnée de la main du vainqueur, & son vainqueur est son esclave. On défendoit aux anciens athlètes de porter des habits, pour éviter toute supercherie, & ne rien laisser qu’à la vigueur & à l’adresse : l’artifice & le grand avantage des nouveaux athletes est de s’en dépouiller, contre toutes les loix qui le leur défendent. Les anciens pour se rendre plus forts s’abstenoient de tous les plaisirs ; les nouveaux s’y livrent pour avoir plus de force ; c’est en les goûtant, qu’ils s’aguerrissent ; en les faisant goûter, qu’ils triomphent. La mollesse qui désarme les autres, fait la vigueur de ceux-ci.
Mais enfin c’est la faute des hommes d’être si foibles. Non : ce n’est pas leur faute d’être foibles, mais la vôtre de vous rendre dangereuses. Leur faute est de s’exposer, malgré leur foiblesse : s’ils étoient sages, ils n’iroient pas à la comédie. Quel honneur pour vous, qu’on ne puisse se sauver qu’en vous fuyant ! La belle excuse ! voilà précisément ce qui vous condamne. Plus ils sont foibles, plus la charité vous ordonne de les épargner : vous pourriez être moins précautionnée, s’ils étoient insensibles ; vos indiscrétions seroient sans conséquence. Mais comment vous pardonner de leur tendre des pieges où vous savez qu’ils seront pris ? Mais vous, êtes-vous une héroïne sans foiblesse ? le sexe le plus fragile, le plus aisé à séduire, qui aime, qui cherche à être séduit, est-il donc invincible ? Sans vouloir ici fouiller dans votre cœur, la complaisance que vous avez en vos charmes, est déjà une grande foiblesse : les étaleriez-vous, si vous ne comptiez sur leur pouvoir ? Que vous en êtes éprise, puisque malgré la religion, la raison, la nature, vous ne pouvez vous résoudre à les tenir cachés ! Devez-vous être surprise qu’on y soit sensible ? combien seriez-vous étonnée qu’on ne le fût pas ? Ne craignez-vous pas qu’on vous rende le mal que vous faites ? Cet homme gagné va vous attaquer ; vous l’avez charmé par les yeux, il vous enchante par les oreilles ; vos indécences l’ont blessé, ses flatteries, ses poursuites, ses entreprises vous perdront ; vous l’avez exposé à vos traits, vous vous livrez aux siens ; il allume dans votre cœur le feu dont vous le consumez ; refuserez-vous de sa main un poison que vous lui avez servi ? vous cueillirez les fruits que vous avez semé. Ne tentez pesonne, si vous ne voulez être tentée ; sachez que ce qui les tente est ce qui les engage à vous tenter. Mais réflexions perdues, ce qui alarmeroit une femme pieuse est l’objet des désirs & des espérances d’une Actrice ; elle appelle cette armée d’ennemis, elle leur foutnit des armes, elle anime le combat, elle se jette dans la mêlée, elle triomphe dans la déroute.
Mais non, dit-elle courageusement, je me sens assez forte pour résister à tout. Une Actrice tient-elle ce langage ? Non : si elle se connoît, elle ne le tient pas à quelqu’un qui la connoisse, Fût-elle un prodige de chasteté, son indécence la rendroit suspecte aux yeux de tout le monde, & à ses propres yeux ; la confiance en sa vertu la lui seroit perdre, la présomption fait négliger toutes les mesures ; plus on s’expose au danger, moins on est en état d’en sortir avec succès. On mérite d’être abandonné de Dieu, & en effet il abandonne. Qui aime le péril y périra, à plus forte raison qui le cherche, qui le fait naître. Est-on plus fort que ceux qu’on expose, & n’est-ce pas déjà une chûte que de les exposer, de s’exposer soi-même ? Qu’on est près du crime quand on en offre le poison ! On participe toujours aux fautes qu’on fait faire ; favoriser inspirer l’impureté, est-ce être bien chaste ? Le premier péché est celui du scandale : toutes les loix condamnent à payer le dommage l’imprudent qui par hasard auroit mis le feu à la maison de son voisin. Le prochain doit-il être victime de son imprudence ? la droiture prétendue de son intention est-elle un dédommagement ? Quel compte à rendre à Dieu, d’allumer tant de feux, non par hasard, mais de dessein prémédité ! Le prochain eût-il résisté à l’occasion, on est inexcusable de l’avoir mise : il est innocent, mais vous êtes coupable ; il n’a pas tenu à vous qu’il ne le devînt : Et si culpâ vacas invidiâ non liberaberis. Le démon est-il moins démon quand on lui résiste ? le loup est-il moins loup quand il ne peut enlever la brebis ? Nous devons tous nous édifier par nos exemples. Dira-t-on que les nudités édifient, qu’elles inspirent, fassent goûter & pratiquer la vertu ? Autant qu’une femme modeste, qui respecte le public, en impose aux plus libertins par sa présence, autant une Comédienne leve toutes les barrieres par son innocence. On doit, selon S. Paul, éviter jusqu’à l’apparence du mal : Ab omni specie malâ abstinete vos. Or quelle idée édifiante fait naître l’aspect d’une Actrice ? sont-ce là les couleurs de la vertu, les allures de l’innocence ? Eh ! quelles sont donc les livrées du vice, les dehors de la corruption ? Quel œil assez perçant & assez indulgent pour démêler, pour deviner la piété sous l’épais nuage qui la défigure ! Le jugement qui condamne, on le dit faux ; mais est-il téméraire ? Distinguez-vous donc des femmes de mauvaise vie, ou ne trouvez pas mauvais qu’on s’y méprenne.
Fussiez-vous à l’abri des hommes, n’êtes-vous pas sous les yeux des Anges, sous les yeux de Dieu, sous vos propres yeux ? La plus profonde solitude ne vous dérobe pas à ces respectables témoins. Craignez-vous, respectez-vous du moins vous-même. On ne se voit pas impunément : l’occasion, le piege, la facilité, le crime, un coup d’œil vous sait trouver tout dans votre immodestie. La véritable pureté ne craint rien tant que ses propres regards : Vera virginitas nil magis timet quàm se ipsam : Oculos suos pati non vult, confugit ad velamentum. Tertull. de vel. Virg. Chaque femme est sa premiere idolâtre : elle adore sa beauté avec plus de complaisance que tous ses amans, elle se tend le premier piege, le premier péché se commet dans son cœur, elle tombe la premiere dans l’abyme où elle entraîne. Une femme qui se trouve belle (eh ! qui ne s’en croit pas ?) ne se regarde jamais à découvert impunément. Sans doute personne ne fera d’exception pour les Actrices : chacune sa premiere admiratrice, sa premiere amante, réunit dans ses yeux & dans son cœur tous les yeux & tous les cœurs du parterre, & brûle elle seule sur son autel plus d’encens que tous les spectateurs ensemble.
Que tout changera de face au jugement & dans l’enfer ! Ces mêmes nudités dont vous vous applaudissez seront la matiere de votre confusion & de vos remords, lorsque le livre des consciences ouvert vous fera voir tous les péchés que vous avez commis, tous ceux que vous avez voulu, & tous ceux que vous avez fait commettre par vos immodesties. Elles vous font aujourd’hui des amans, elles vous feront un jour des bourreaux, lorsque damnés avec vous, & par vous, ils vous reprocheront à jamais les coups mortels que vous portâtes à leurs ames, & que transportés de rage ils vous maudiront, vous déchireront, vous fouleront aux pieds, & que ces mêmes membres, ce même corps qui ont été l’instrument de la lubricité & le théatre du scandale, deviendront le théatre & l’instrument du supplice : Per quæ peccavit, per hæc punietur. Est-ce une morale outrée ? n’est-il pas de foi qu’on pèche en regardant avec complaisance une femme ? Si quis viderit mulierem, &c. Eh ! qui peut plus sûrement, plus promptement produire cet effet, que la vue des nudités ? Sera-t-on donc innocent en les exposant aux regards de tout le monde ? Quels pieges ! si on se damne en s’y laissant prendre, ne se damne-t-on point en les tendant ? la premiere cause du crime est-elle plus excusable que la victime qu’elle a immolée ! Malheur à vous qui étalez, qui employez vos membres pour servir à la corruption, dit S. Paul : Exhibuistis (avez montré) membra vestra servire immunditiæ & iniquitati. Rom. 6. Les inconvéniens de la nudité sont une suite du péché, & le péché à son tour est une suite de la nudité : l’indécence en est la fille & la mère trop féconde. Je sais qu’on n’est pas le maître d’empêcher les regards & les pensées ; mais on doit avec le plus grand soin éviter d’en forurnir l’occasion. Vous êtes le Temple du Saint Esprit : ce n’est pas assez de ne pas vous profaner vous-même, ne vous exposez pas à la profanaion ; conservez non-seulement votre chasteté, mais encore celle des autres, & ne contribuez jamais à la leur faire perdre : la vertu seroit déjà perdue, en lui faisant courir ces risques.
Mais on laisse la liberté de montrer le visage ; les objets qu’on veut faire cacher ne sont pas moins attrayans que le feu des yeux & les traits délicats d’une belle physionomie. Sans doute il seroit à souhaiter qu’on observât encore la louable coutume, aussi ancienne que le monde, observée chez presque tous les peuples, dont S. Paul fait une loi dans l’Eglise, que les femmes ne parussent en public que voilées. Mais si l’usage contraire a prévalu parmi nous, faut-il en passer les bornes & anéantir les loix de la modestie ? La raison de la différence est sensible. Le visage distingue & fait connoître les hommes ; il est absolument nécessaire de pouvoir faire ce discernement. Le reste du corps ne distingue point ; il est inutile de le découvrir. Quelque engageans que soient les agrémens du visage, il porte son antidote ; une sage modestie, une prudente gravité en imposent ; la vertu s’y peint avec les traits les plus respectables, l’ame se montre toute entiere sur ce miroir ; elle inspire l’estime, la crainte, le respect ; elle édifie, elle gagne, arrête, refuse, défend, exerce une sorte d’empire : un coup d’œil suffit pour déconcerter les plus téméraires & étouffer tous les sentimens corrompus que la beauté pourroit faire naître. Le visage, sur lequel le Seigneur a gravé mille traits de ressemblance, peut servir d’instrument à sa grace pour instruire, toucher, animer les cœurs. Une fille sage & modeste élève par sa modestie des barrieres que le libertin n’ose franchir, & annonce une vertu qu’il n’ose ni attaquer ni révoquer en doute. La providence a si bien ménagé les choses, qu’un beau visage, s’il n’est défiguré par l’immodestie, excite plutôt la surprise de l’admiration que la corruption de la sensualité. Mais le sein ne dit rien à l’esprit, & n’impose point au cœur ; il ne présente ni gravité, ni modestie, ni autorité, ni sagesse ; il n’offre qu’un objet sensuel, qui n’est bon, s’il est découvert, qu’à faire naître des pensées déshonnêtes, de mauvais désirs, des impressions criminelles, & enivrer de volupté. Faut-il apprendre ces vérités à des Actrices, & que cherchent-elles, en se découvrant, qu’à répandre le poison de la volupté ? Dans le portrait hideux que fait Ezechiel de la coupable Jérusalem, il la compare à une femme immodestement parée, qui s’offre à tous les regards pour séduire ; il appelle la vie le temps de ses amours, là saison des crimes : Nuda confusione plena, tempus amorum, tempus tuum. S. Cyprien déclare que quelque innocente qu’elle se flatre d’être, la meurtriere de la chasteté dans les autres ne peut passer pour chaste elle-même : Si somptuosiùs comas te, & oculos juventutis allicias, etsi ipsa non pereas, alios perdis, gladium & venenum es illis, excusari non potes ut casta. Cyprian, de Hab. Virg.
Mais l’Ecriture ne condamne point les nudités. Qui le dit ? des Actrices & leurs amans. Voilà des docteurs d’un grand poids, qui s’embarrassent bien des canons & de la bible, qui ignorent des vérités plus claires que le jour, que leurs adversaires croient comme les autres, & savent mieux par leur expérience, leurs desseins & leur succès. Il y a quatre degrés dans le péché, y consentir, le commettre, y perséverer, l’excuser. Ce dernier y met le comble. Tout se pardonne quand il est reconnu, & réparé par la pénitence. Mais s’aveugler jusqu’à méconnoître & justifier sa malice, s’en faire un trophée, blasphemer la sainteté de Dieu qui le condamne, sa justice qui le punit, se préparer la liberté de pécher sans remords, applanir aux autres la toute du crime, les y engager, en vouloir faire disparoître l’horreur, s’en déclarer l’apologiste, c’est une malice consommée, c’est un péché contre le Saint Esprit qui ne se pardonne pas, c’est le péché d’un Auteur, d’un Acteur, d’un amateur du théatre, qui contre toutes les loix, contre ses lumieres, contre son expérience, commet, fait commettre, a l’impudence de vouloir justifier un péché dont tout lui démontre & dont il connoît lui-même l’énormité : Tergens es suum, dicit, quid feci ?
L’indécence des statues, des tableaux, des décorations, des bas reliefs, & au théatre, & aux loges, n’est que la suite & la copie de celle des Actrices. Elle seule devroit suffire pour interdire aux Chrétiens l’entrée d’une salle de spectacle : le péché étalé de toutes parts feroit tomber les ames les plus pures. Cette indécence a passé du théatre dans les maisons des amateurs ; par-tout les tapisseries, les portraits, les tableaux, les estampes mettent sous les yeux les objets les plus lascifs, & pourroient servir de décorations. On n’a pas besoin d’en chercher d’autres pour dresser les théatres de société.