(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE IX. Spectacles de la Religion. » pp. 180-195
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE IX. Spectacles de la Religion. » pp. 180-195

CHAPITRE IX.
Spectacles de la Religion.

La Religion chrétienne n’est pas cruelle : elle ne se plaît pas à affliger l’homme inutilement. Elle lui prêche la mortification & la pénitence, pour le rendre à jamais heureux. Elle répand mille douceurs. Elle interdit les plaisirs criminels qui le perdent, elle en fait goûter d’innocens bien plus solides & plus purs, elle substitue plaisirs à plaisirs, spectacle à spectacle. Tout est plein dans l’Écriture des consolations spirituelles que Dieu promet à ses serviteurs : Venez à moi, & je vous soulagerai : Mon joug est doux, & mon fardeau léger : Venez, & voyez combien le Seigneur est doux : L’accomplissement de la loi est plus délicieux que le miel le plus exquis : Le cœur qui m’aime est dans une fête continuelle, tandis qu’il n’y a aucune paix à espérer pour l’impie. Ainsi tous les Peres, en condamnant les jeux du théatre, offrent au Chrétien des plaisirs d’un ordre bien supérieur. Quels tableaux nous trace leur plume élégante de la beauté de l’univers, de la lumiere des astres, de la richesse des campagnes, des profondeurs de l’océan ! Les plus brillantes décorations n’en sont qu’une ombre légère. Quels tableaux de la Divinité, des merveilles de sa sagesse, de la profusion de ses bienfaits, des arrangemens de sa providence, de l’éternité, de l’immensité de son être ! Quels tableaux d’un Dieu incarné, de sa sainteté, de ses actions, de ses miracles, de sa puissance, des tendresses de son amour, de la rigueur de ses souffrances, de la gloire de sa résurrection, du zèle de ses Apôtres, de la constance de ses Martyrs, de la multitude de ses Saints, de la perpétuité de son Église, de la sublimité de sa morale, de la profondeur de ses mystères ! L’histoire profane elle-même, dans la vicissitude de ses révolutions, la variété de ses évenemens, les sciences dans leurs découvertes, leurs démonstrations, &c. tout offre à l’esprit & au cœur de l’homme des théatres bien plus dignes de lui que ceux que la vertu lui interdit.

Si vous ne pouvez vous passer de plaisir, dit Tertullien (C. 21.), n’êtes-vous pas ingrats de dédaigner ces délices pures que Dieu vous offre ? Qu’y a-t-il de plus délicieux que l’amour de Dieu, la connoissance de la vérité, la paix de la conscience, une vie pleine de bonnes œuvres, une mort tranquille & sainte, le mépris même de la volupté, les victoires remportées sur soi-même, l’union avec Dieu, & le bonheur de lui obéir & de lui plaire ? Voilà les délices, les spectacles des Chrétiens, saints, durables, accordés gratuitement. Voyez dans les révolutions des siecles une image du cirque, attendez le terme de la consommation, intéressez-vous aux triomphes de la foi, à la gloire de l’Église, cueillez les palmes des Martyrs, éveillez-vous à la trompette de l’Ange. Si vous aimez les ouvrages d’esprit, lisez les livres des Écritures, vous y verrez une science, une éloquence, une poësie, bien supérieures à tous les Poëtes tragiques & comiques. Ce ne sont point des fables, mais des vérités.

Quel plus beau spectacle, dit Tertullien (C. 30), que le dernier avénement de ce Seigneur triomphant, la joie des Anges, la résurrection des Saints, le règne des Justes, la nouvelle Jérusalem ! Ce jugement si peu attendu, si méprisé, lorsque ce monde si ancien & tant de fois renouvelé, sera consumé par le feu, quel spectacle, quel transport, quel ravissement ! Quoi ! tant de Princes que leurs apothéoses montroient dans le ciel, gémissent dans les enfers avec Jupiter lui-même & ses adorateurs ! ces persécuteurs du nom de Dieu sont consumés dans des flammes mille fois plus ardentes que celles qu’ils avoient allumées pour les Martyrs ! ces sages, ces philosophes, qui enseignoient que l’ame n’est pas immortelle, livrés aux mêmes feux avec leurs disciples ! ces Poëtes tragiques & comiques, palpitant d’effroi, non au tribunal de Minos & de Rhadamante, mais à celui de Jesus-Christ ! les Acteurs poussant des cris plus perçans que sur le théatre ! les Comédiens plus dissous par la force du feu que par la dissolution de leurs mœurs & de leurs gestes ! Le voilà, leur dirai-je, ce fils de Charpentier, cet homme possédé du Démon, que le traître Judas vous vendoit, que vous avez fait mourir sur une croix. Pour voir ce grand spectacle, vous n’avez pas besoin de Consul & de théatre. Quelle doit être cette gloire que l’œil n’a jamais vûe, que l’oreille n’a point entendue, que l’esprit de l’homme ne sauroit comprendre ! Le cirque, l’arenne, le théatre, l’amphithéatre, n’en approcheront jamais.

Dieu se plaît, pour ainsi dire, à prendre le pinceau pour former à nos yeux des traits dont n’approchèrent jamais les crayons de Raphaël & de Michel-Ange. Ramassez toutes les forces de votre génie, disoit-il aux impies ennemis de Job, couvrez-vous de vos plus riches habits, & venez disputer avec moi, formez des machines qui opèrent des merveilles semblables aux miennes. Où étiez-vous quand j’ai creusé les mers, mesuré l’étendue, posé les fondemens de la terre ? où est la base de l’univers ? qui en supporte la pierre angulaire ? Etes-vous descendu dans les abymes de la mer ? faites-vous jouer ses innombrables habitans au milieu des flots ? avez vous bâti l’enceinte de ses rivages, pour l’envelopper, comme on enveloppe de langes un enfant dans le berceau ? avez-vous compté les grains de sable qui les couvrent ? avez-vous dit aux tempêtes : vous irez vous y briser ? avez-vous ordonné à l’aurore de s’élancer du sein des ténèbres, & d’ouvrir la barriere du jour ? avez-vous frayé la route des astres, & leur avez-vous défendu de s’en écarter ? est-ce à vous que le soleil obéit depuis tant de siecles ? connoissez-vous le séjour de la lumiere & des ténèbres, le palais du jour & de la nuit, & qui les fait tour à tour éclorre & disparoître, pour éclairer le monde & le plonger dans l’obscurité ? êtes-vous entré dans les trésors de la neige & de la grêle ? qui est le pere de la pluie ? qui enfante les goûtes de la rosée, & trace sur chacune au lever du soleil les riches couleurs de l’arc-en-ciel ? De quel sein sont donc sorties la gelée & la glace ? avez-vous imposé des loix aux cieux ? en entretenez-vous l’harmonie ? Est-ce par vos soins que l’étoile du matin se lève & se couche ? la foudre, l’éclair, le tonnerre, entendent-ils votre voix, & après avoir volé à l’exécution de vos ordres, viennent-ils à vos pieds vous offrir leurs services ? Qui a couvert les oiseaux de plumes, les poissons d’écailles ? par quelle force l’aigle plane-t-il au-dessus des nues, & d’un vol rapide fond-il sur sa proie ? avez-vous inspiré au cheval son ardeur martiale, la férocité au tigre & au lion, la douceur à l’agneau & à la colombe ? &c.

Un autre spectacle bien digne de vos regards, dit le même Père, c’est l’histoire de la Religion. Ouvrez les divines Écritures, vous y verrez un Dieu créant le monde d’une parole, & ce monde défiguré par le péché, le châtiment des impies, la récompense des justes, la mer ouvrant ses abymes pour faire passer un peuple à pied sec, & les rochers amollissant leur sein pour lui fournir des sources d’eau vive, les nuées faisant tomber du ciel un aliment délicieux pour le nourrir, le Jourdain qui arrête ses ondes pour lui ouvrir l’entrée de la terre promise. Vous verrez dans la religion Chrétienne, la foi combattre le fer & le feu, vaincre & adoucir les bêtes féroces, & à la fin des siecles la résurrection générale des morts, & le démon qui avoit triomphé du monde entier, mordant la poussiere aux pieds du Sauveur. Que ce spectacle est beau, qu’il est agréable, qu’il est utile ! voir l’objet de ses espérances & de son, bonheur ! Quàm decorum, quàm jucundum spectaculum, quàm necessarium in tueri spem & salutem tuam ! Vous n’avez besoin pour le voir, ni des yeux du corps, ni des largesses d’un Consul. C’est celui qui est avant tout, au-dessus de tout, & auteur de tout, qui le donne : Non exhibet Consul, sed qui est ante omnia, & super omnia, & ex quo omnia, quod etiam luminibus videtur amissis.

La religion Judaïque, quoiqu’elle ne fût que le préliminaire & la figure de la religion Chrétienne, n’offre pas moins de merveilles. Peut-être sont-elles plus frappantes & à la portée des hommes. Ses livres embrassent l’histoire de tous les siecles, remontent au premier instant où une parole toute puissante fit sortir du néant le ciel & la terre. La scène tragique y va puiser ses plus beaux traits. Eh quoi de plus généreux en effet que le sacrifice d’Abraham, de plus attendrissant que la reconnoissance des frères de Joseph, de plus héroïque que la patience de Job, de plus brillant que l’élevation d’Esther & de Judith, de plus étonnant que la punition d’Athalie & les triomphes des Machabées, de plus pompeux que le temple du vrai Dieu & les cérémonies de son culte, la magnificence, la sagesse, la gloire de Salomon ? Vous faut-il des prodiges dans le ciel & sur la terre, pete tibi signum à Deo. L’histoire & la fable, la chimère & la réalité réunies ont-elles enfanté quelque chose qui égale le soleil arrêté à la voix de Josué, ou rétrogradant à la priere d’Isaïe ; la mer Rouge ouverte, ou le Jourdain suspendant & amoncelant ses eaux jusqu’aux nues, pour faire passer à pied sec deux millions d’hommes ; les rochers amollis d’un coup de baguette, qui bien mieux que l’urne des fleuves versent des sources d’eau vive ; des nuées lumineuses & fécondes, qui tracent une toute dans le désert par une colonne de feu, & chargent tous les jours la table de tout un peuple d’un aliment délicieux ? Quelle décoration, que les visions des Prophètes ! quelle rapidité d’images, quelle variété d’objets, quelle sublimité de signification ! Quel Peintre, quel machiniste rendra Ézéchiel, Daniel, l’Apocalipse ? Voilà les livres qu’il faut lire, les ouvrages qu’il faut méditer. Quel poëme, quel roman, aussi capable de plaire, de toucher, de frapper, d’instruire, d’élever l’ame, d’attendrir le cœur, d’éclaiter l’esprit, d’inspirer des sentimens nobles, de donner des idées sublimes ! Quel Poëte (fût-il Corneille), quel Orateur approche de l’élévation, du style, de la grandeur des pensées, de la sagesse des maximes, de la force des expressions, de la douceur, de l’insinuation, du naturel même & de la belle simplicité qui font le caractère du langage céleste de celui dont les levres font couler le lait & le miel !

Vous faut-il des spectacles, dit S. Cyprien, sans attendre ceux que l’heureuse éternité doit étaler à vos yeux, le monde vous offre le plus admirable. Contemplez ce bel astre qui répand la lumiere, & se levant & se couchant, nous donne tour à tour les jours & les nuits ; cet astre qui préside à la nuit, & qui par ses différentes phases nous enseigne le cours & la mesure des temps ; ces armées d’étoiles qui du plus haut des cieux brillent d’un si vif éclat ; cette terre avec ses montagnes, suspendue au milieu des airs avec un si juste équilibre ; ces fleuves intarissables, ce vaste océan avec ses immenses rivages, & l’harmonie merveilleuse qui unit constamment tous ces corps ; cette atmosphère de l’air qui pénètre tout par sa subtilité, & entretient tout par sa fécondité, qui tantôt rassemblant ses vapeurs en forme des nuées, & verse des pluies abondantes, tantôt les dissipant ménage la serénité d’un beau jour. Chacune de ces vastes régions a ses habitans. L’oiseau vole dans le vague de l’air, le poisson se joue dans les abymes, l’homme cueille les fruits de la terre. Que tous ces ouvrages d’une main divine, & mille autres aussi admirables, sont dignes de la contemplation d’un Chrétien ! Tous les théatres présente-t-ils rien de pareil ? Hæc sint Christiani spectacula quod theatrum istis operibus poterit comparari.

Qu’y a-t-il en effet de plus beau que le spectacle de la nature, jusques dans ses moindres objets ? M. Pluche, M. Fenelon, Louis de Grenade, & cent autres, en ont rempli des volumes, & loin d’en épuiser les merveilles, les ont à peine ébauchées. Ils s’en sont tous servis pour élever l’homme à son Dieu, & lui démontrer l’existence de l’Auteur infiniment sage qui a combiné, qui conserve, qui fait agir tant de ressorts. Que dis-je ! toutes les sciences humaines ne roulent que sur ces merveilleux objets. Qu’étudie l’Astronome dans les cieux, le Navigateur sur les mers, le Botaniste dans les plantes, le Médecin dans la structure des corps, le Physicien dans les systêmes, Réaumur dans les insectes, &c. ? l’ouvrage de Dieu qui se peint dans la nature. Le théatre en est-il une ombre légère ? Les beaux arts en tirent toutes leurs beautés. La peinture, la sculpture, la poësie, ne travaillent que sur la nature, & leurs plus beaux morceaux ne sont que les portraits les plus ressemblans qu’elles en savent tracer. Le théatre lui-même s’en pare. Ses plus brillantes décorations sont celles où la nature est la mieux rendue. Mais, hélas ! quelles images puériles ! se peut-il qu’on s’en fasse & un plaisir & un honneur ? Ne nous laissons pas extasier comme des enfans, avec des poupées. Qu’est-ce qu’une boule qui roule sur un plancher pour imiter le tonnerre, quelque poignée de résine enflammée pour contrefaire la foudre & les éclairs, une trappe qui s’ouvre, un homme qui s’enfonce & qui est reçû sur des matelas pour ne pas s’écraser en tombant dans l’enfer, des cordes & des poulies qui enlèvent une Actrice en l’air sur un char attelé avec des chevaux de carton, un monstre de toile qui va dévorer Andromède, un homme qui fort de derriere la toile couvert d’un linceul, qui fait le revenant, que sais-je ? Qu’on examine toutes ces machines, ce sont des jeux d’enfant. Il faut être imbécille pour s’amuser de ces niaiseries. En imposé-je ? Qu’on passe derriere le théatre, on verra l’attelier des miracles & la fabrique des prodiges, encore même souvent le parterre voit & entend les célestes contre-poids, les merveilleux cordages de ces opérations divines. Tous les joujous ne sont pas au berceau.

S. Chrysostome & S. Augustin ont la même pensée sur ce fameux passage de S. Paul : Nous sommes devenus un spectacle au monde, aux Anges & aux hommes : Spectaculum facti sumus. 1. Cor. 4. Vous pouvez faire mieux que de voir le spectacle ; donnez-le vous-même aux Anges & aux hommes : Spectare vis, esto spectaculum. Les hommes vous insultent, les Anges vous louent ; il en est même parmi les Anges spectateurs de bons & de mauvais, les uns applaudissent à la bonne vie qui irrite les autres, de même que parmi les hommes il est des méchans qui se moquent de la vertu, & des gens de bien qui s’en édifient. La prospérité & l’adversité peuvent également servir à combattre mes ennemis. Je sais être supérieur & à l’assaut de la douleur, & à la séduction du plaisir : Utrisque conflicter, prosperis si non corrumpor, adversis si non frangor. S. Chrysostome (Hom. 17. ad Rom.) prétend que le ciel & la terre forment deux théatres, & se donnent mutuellement le spectacle ; le ciel, par les graces qu’il répand, le bonheur & la gloire auxquels il invite ; la terre, par les hommages qu’elle offre & la vertu qu’elle pratique. Spectateurs des couronnes qui nous attendent, nous avons dans Dieu & ses Anges des spectateurs favorables des combats qui nous les méritent.

C’est au jour du jugement que paroîtra dans tout son jour le contraste de ces deux grands spectacles ; le Juge des vivans & des morts, assis sur son tribunal, porté sur un nuage, environné de ses Anges, qui prononcera l’arrêt de la destinée éternelle du monde ; les hommes & les démons rampans à ses pieds, les hommes eux-mêmes séparés les uns des autres, les bons à la droite, les méchans à la gauche, se maudissent mutuellement, opposant les vertus aux vices, confondant les vices par les vertus ; le grand spectacle de l’ouverture du livre des consciences, qui en développera les plus secrets replis ; le ciel recevant en triomphe ses heureux habitans ; l’enfer ouvrant ses abîmes, & engloutissant pêle mêle tous les damnés ; l’un & l’autre fermé sans retour, & présentant un hommage éternel à la justice & à la bonté divine, par les supplices & les récompenses. Que l’Académie de Musique réunisse toutes ses grandeurs, le grand Quinaut, le grand Lulli, le grand Pécour, le grand Batistin, le grand Servandoni, & les grands mots du grand Mercure, & qu’on ose mettre en parallelle leurs puériles croquis, avec l’immense, l’éternel spectacle que nous offre l’Évangile.

Ce mot de spectacle, si commun du temps de S. Paul, se trouve par-tout dans ce double sens. Sénèque dit qu’un homme de bien luttant contre l’adversité est un grand spectacle pour Dieu : Magnum Deo spectaculum homo cum fortuna compositus. Cicéron dit aussi : La vertu & la conscience sont le plus beau théatre de l’homme : Nullum theatrum virtute & conscientia majus (Tuscul. q. 2.). S. Jérôme l’applique à S. Paule, Thomas Morus, Edmon Campien sur l’échafaut se l’appliquoient à eux-mêmes. Ce mot de théatre que quelques Commentateurs de S. Paul emploient au lieu de spectacle, est moins juste. L’Apôtre fait allusion aux combats des gladiateurs & des bêtes féroces dans l’amphithéatre, & leur compare les Martyrs que souvent on y exposoit, & qui toûjours combattant contre les bourreaux & leurs passions, donnoient par leur courage un pareil spectacle (Consc. ibid. C. 9.). Il compare les efforts des gens vertueux à ceux des gens qui couroient dans la lice pour obtenir la couronne, & dont un seul la remportoit : Qui in stadio currunt, omnes quidem currunt, unus accipit bravium. Ce qui est différent du théatre, où on ne court, ni ne combat, ni ne dispute le prix à personne. Voilà les beaux spectacles de vertu dont on ne sauroit trop s’occuper.

Voulez-vous des spectacles bien plus dignes de vous, comparez la religion chrétienne & la mithologie payenne. Là, un Jupiter adultère qui lance la foudre ; ici, le vrai Dieu qui enseigne la charité & condamne le vice : Jovem adulterantem, Christum charitatem docentem. L’un, incestueux, a pour femme Junon, sa sœur ; l’autre a pour mère une vierge. Tous vos Dieux & vos Déesses sont des débauchés & des corrupteurs. Nos Héros se distinguent par la pureté de leurs mœurs. Susanne résiste à d’infames vieillards, Joseph se refuse aux poursuites d’une femme impudique, Jean-Baptiste souffre le martyre pour la pureté. Sur le théatre on aime le vice, parmi nous on aime Dieu : Hîc per castam Susannam, castumque Joseph, mors conteritur, Deus amatur. Eh que sont dans vos spectacles ces tours de force, ces tours d’adresse, en comparaison de nos miracles ? Vous admirez un danseur de corde, admirez Pierre marchant sur les eaux : Stupor ingeritur hominem in fune ambulantem, magnum miraculum Petrum mare pedibus conculcantem. Que signifie cette multitude innombrable de Divinités, dont le nombre décelle la foiblesse ? En leur partageant le terrein & les fonctions, vous mettez des bornes à leur bonté & à leur puissance, vous assignez l’époque de leur naissance, & le crime qui les mit au jour. Quelles sont misérables & ridicules ! La sage Pallas naît du cerveau de Jupiter par un coup de hache, & Bacchus de sa cuisse, Vénus de l’écume de la mer. Des Bacchantes furieuses, des Satyres effrontés, Silène Dieu des ivrognes, Mercure des voleurs ; & vos théatres retentissent de leurs éloges, vos poëmes ne roulent que sur leurs aventures ! Vous croyez une poësie divine quand vous avez enchassé dans vos vers quelqu’un de ces noms burlesques qui ne présentent à l’esprit que des folies & des crimes. Ah ! plûtôt contemplez, adorez, aimez un Dieu qui ne connoît point de bornes à son empire, de taches dans sa sainteté, de nuages dans sa sagesse, de termes dans sa durée, qui marche sur l’aîle des vents & la cime des ondes, qui porte l’univers dans sa main, devant qui toutes les créatures sont comme si elles n’étoient pas.

L’extérieur même de notre sainte religion peut occuper aussi agréablement que saintement une ame fidelle. La magnificence de nos temples, la majesté de nos cérémonies, la régularité de nos offices, la dignité de nos Ministres, la mélodie de nos cantiques, le pathétique de nos sermons, ne valent-ils pas ces bruyans orchestres, ces ridicules pantomimes, ces chants efféminés, ces danses lubriques, ces décorations licencieuses, ces Actrices immodestes, ces accens passionnés, ces attitudes voluptueuses, dont tout le mérite est d’allumer la passion, de nourrir le vice, d’amuser la frivolité, de fournir le modelle au luxe, l’attrait à la volupté, la facilité au crime, la voie à l’endurcissement, le goût de l’irréligion ? Consultez votre cœur, quand vous allez à l’office divin ou au spectacle, à quel des deux vous conduit la vertu ? quand vous vous mêlez aux spectateurs ou au peuple fidèle, dans quel des deux se répand l’onction de la grace ? quand vous venez de la messe ou de la comédie, quel des deux excite les remords ou comble de consolation votre conscience ? quand vous vous rappelez un sermon ou une scène, quel des deux vous fait espérer le paradis ou craindre l’enfer ? Mais comment faire cette comparaison ? il faudroit remonter aux années où l’on avoit le trésor de l’innocence, où l’on aimoit & pratiquoit la vertu ; & pour des Acteurs & des amateurs, c’est remonter au siecle passé. Les gens vertueux, assidus dans nos temples, vont-ils au spectacle ? les amateurs vont-ils au service divin & aux instructions, ou si le hasard, la curiosité, peut-être quelque mauvais dessein, les y conduit, qu’y font-ils, que s’ennuyer, détourner tous les autres, & y scandaliser ? Ce sont des goûts si différens, si opposés ; la piété & le vice, la messe & la scène, les chants de Lulli & les pseaumes de David, l’idole de Dagon & l’arche d’alliance, sont-ils faits pour être unis ? Non hene stant uno craxque Venus que loco.

S. Augustin, parlant aux Catéchumènes (L. 2. C. 1.), leur dit : Fuyez les spectacles, ces cavernes du démon, pour n’en être pas vaincu : Fugite spectacula, caveas diaboli. S’il vous faut réjouir par des spectacles, occupez-vous de ceux que vous fournit l’Église, aussi innocens qu’agréables, qui nourriront votre foi & votre piété. Que voyez-vous dans le cirque ? des cochers qui courent, un peuple qui en est furieux. Voyez dans la religion une multitude de malades guéris par miracle ; & si vous écoûtez la raison & l’intérêt de votre salut, jugez de ce qui doit vous donner plus de joie, un cheval qui court, ou un malade guéri. N’avons-nous pas dans les divines Écritures le char & les chevaux de feu qui enlèverent Élie, bien plus merveilleux que tous ceux du cirque, & plus utiles, puisqu’ils le conduisirent au terme du bonheur : Habemus nostrum aurigam Prophetam Eliam qui quadrigâ igneâ tantùm cucurrit, ut metas apprehenderet cœli. La seule vie de ce grand Prophète, ainsi que celle de son successeur Élisée, fournissent plus d’idées véritablement grandes que tous les théatres du monde ; ce feu qui tombe du ciel sur la victime & sur ses ennemis, cette pluie refusée pendant trois ans, qui tout à coup inonde les campagnes ; cette vision sur la montagne du Carmel ; ce courage à faire aux Rois de la part de Dieu les plus vifs reproches, & à leur prédire les plus grands malheurs ; cette chûte affreuse de la maison d’Achab & de l’Actrice Reine Jézabel ; ces résurrections des enfans de deux veuves ; cette victoire incroyable sur les Rois de Sirie ; ce siege de Jérusalem, où des plus horribles excès de la famine on passe dans un instant à la plus grande abondance, &c. Je défie tous les Corneilles, quelque grands qu’on les dise, d’imaginer de si brillans spectacles, ni de composer des ouvrages qui approchent de la beauté des Écritures.

Combien Dieu est-il admirable dans ses Saints ! quel zèle dans ses Apôtres, qui parcourent la terre pour annoncer sa divine parole ! quelle constance dans ses Martyrs, qui sur les roues & les échafauts versent leur sang pour la défense de la vérité ! quel courage dans les Pères de l’Église pour annoncer sur les toîts avec tous les traits de l’éloquence les vérités les plus combattues & les loix les plus sévères ; ces Anachorettes qui étonnent les déserts dans leur pénitence ; ces Vierges qui édifient & le monde dont elles fuyent les dangers, & le cloître dont elles embrassent la rigueur, par la délicatesse de leur pureté. J’ose dire que la vie des Saints, même humainement, est le livre le plus agréable, aussi-bien que le plus utile à lire, & les événemens qu’elle rapporte les plus intéressans à méditer. Mais il faux pour les goûter que le vice n’ait pas intérêt à écarter les leçons & les exemples de vertu qui le condamnent : Mirabilis Deus in Sanctis suis. Qu’allez-vous donc chercher au théatre, au risque de votre salut, vous à qui la religion, avec la promesse & le moyen d’acquérir un bonheur éternel, offre le plaisir & la paix, l’héroïsme & l’élévation, la grandeur & l’éclat, l’éloquence & les graces, les sentimens & les objets, d’une maniere plus excellente que ne feront jamais tous les spectacles du monde ?

Suétone (in August.) rapporte qu’un Ambassadeur de quelque peuple barbare ayant assisté aux spectacles, & vû la fureur avec laquelle les Romains y couroient, demanda fort sérieusement : Ces hommes n’ont-ils point des femmes, des enfans, des amis, des maisons de campagne, des exercices du corps, qui puissent les amuser, sans recourir à ces objets imaginaires ? En ébranlant un moment les organes, ils ne peuvent faire goûter qu’un plaisir rapide qui passe avec l’ébranlement qui l’a causé & laisse l’ame dans la langueur & l’ennui. On auroit pû lui répondre : Ces hommes n’ont point de femmes, ils entretiennent des Actrices ; ils n’ont point d’enfans, ils sont célibataires ; ils n’ont point d’amis, ils se lient avec des compagnons de débauche ; ils n’ont point de campagne, ils la voient peinte dans des décorations ; ils n’ont point d’exercices, ils regardent des danseurs, &c. Dieu a suffisamment pourvû aux besoins de l’homme ; pourquoi l’homme ne se borne-t-il à jouir innocemment & avec action des dons de son Créateur ? Il lui a formé une compagne aimable, semblable à lui, qu’il lui a unie par des liens indissolubles ; il lui fait naître d’autres lui-même qui lui font tous les jours goûter les douceurs de la société, les charmes de la tendresse & du respect ; il peut avec des amis vertueux, par un commerce de sentimens, de services & de plaisirs, goûter des délices pures & innocentes ; des exercices honnêtes, un travail conforme à son goût & selon ses talens, n’est pas moins utile à sa santé qu’amusant & récréatif ; la campagne lui déploie ses richesses, & paye avec usure le soin qu’il prend de la cultiver, les arbres lui présentent des fruits, les prairies font éclorre des fleurs, les troupeaux font couler des ruisseaux de lait, il peut déclarer une guerre innocente aux habitans de l’air. Cette multitude d’objets charmans, dont la peinture cent & cent fois retracée répand des graces toûjours nouvelles & toûjours riantes dans les chefs-d’œuvre de la poësie & de la peinture, & jusques sur le théatre, dont elle forme les plus agréables fêtes, n’a pas besoin, pour nous charmer, du tumulte & du fard de la scène : Beatus ille qui procul negotiis, paterna rura bobus exercet suis. Dieu n’a point élevé des théatres pour rendre les hommes heureux dans le paradis terrestre, où tous les biens étoient réunis ; on n’y jouoit point de comédies, à moins qu’on ne donne pour une piece dramatique la tragique scène qui perdit l’homme, & qui fut le modelle de toutes les autres, par la séduction & ses effets. Si on ne peut être heureux qu’au spectacle, le genre humain est bien à plaindre ; il n’y a pas la millieme partie qui le fréquente. Dans les grandes villes, où il est le plus brillant, à Paris même, qui est la capitale de la frivolité & du vice, comme elle l’est du royaume, il n’y en a pas la centieme. Qui a donc pû persuader à une poignée d’hommes oisifs & vicieux, embarrassés de leur loisir & de leur personne, blasés, dégoûtés & languissans par leurs excès, & leur donner la confiance de s’imaginer qu’ils persuaderoient au monde, ce que leur propre expérience & celle de tous les siecles dément, qae le théatre est le souverain bonheur, le centre du plaisir, l’unique félicité de la vie ?