(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE VIII. Comédie du Tartuffe. » pp. 161-179
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE VIII. Comédie du Tartuffe. » pp. 161-179

CHAPITRE VIII.
Comédie du Tartuffe.

Aucune comédie n’a eu autant de célébrité que le Tartuffe de Moliere. Ce mot lui-même est devenu un proverbe. Dès qu’elle parut, elle surprit par sa nouveauté, étonna par sa témérité, révolta par son impiété & sa licence. Le théatre n’avoit encore attaqué que des ridicules : ici il attaqua la vertu même, sous le masque d’une fausse dévotion, avec lequel il défiguroit tous les gens de bien, décourageoit tous ceux qui voudroient la pratiquer, par la crainte du ridicule, donnoit des armes à tous ses ennemis, par les ombrages qu’il répandoit sur elle, rendoit méprisables les choses les plus saintes, par le soupçon des vices cachés, & autorisoit la licence de sa conduite, en traitant de cagotterie la modestie & la retenue. Cette piece, que bien des gens donnent pour un chef-d’œuvre, louée & blâmée précisément par la même raison, parce qu’elle aattaque la religion & les mœurs, a éprouvé bien des vicissitudes. Plusieurs fois défendue & permise, elle est enfin demeurée au théatre, & quoique moins courue depuis qu’on a la liberté de la jouer, elle est toûjours un vrai scandale. Elle a des beautés du côté littéraire, des portraits finement tracés, des vers heureux, des scènes bien filées, une intrigue bien nouée. Elle a de grands défauts, de plattes bouffonneries, des vers foibles & forcés, des caractères outrés, un dénouement peu naturel & sans vrai-semblance, des constructions louches. C’est à tout prendre un ouvrage médiocre, & sans le goût du libertinage & de l’irréligion qui a fait sa fortune, elle ne seroit pas sortie de la foule de trente autres poëmes qui ont autant & mieux mérité les lauriers poëtiques sans les obtenir. Nous nous bornons ici à son indécence. Je soutiens que c’est une des pieces les plus indécentes qui aient jamais paru.

1.° Le personnage de Dorine servante, est très-indécent, non seulement par la longueur de quatre cens vers, qui en fait un des principaux de la piece, ce qui est contre son état, mais parce qu’elle se mêle de tout, entre dans toutes les conversations, & parle à tout le monde avec une insolence outrageante, malgré les défenses réitérées de ses maîtres, & les menaces de la battre : Vous êtes forte en gueule & fort impertinente. Si l’on eût voulu faire une comédie de la Servante insolente ou le Maître imbécille, ce rôle eût été à sa place : ce qui ne réussiroit qu’à la foire. Ce caractère est trop bas, & absolument déplacé dans l’Imposteur. A une ou deux scènes près, où ses naïvetés donnent quelque agréable coup de pinceau, cet excès dans un domestique est inutile & sans vrai-semblance entre des gens riches & de condition, comme on le dit :

Des carosses sans cesse à la porte plantés.
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure.
Mon carosse à la porte, avec mille louis.

Des gens de cet état ne se laissent pas insolemment gourmander par une servante. Mais Moliere, qui avoit la bassesse de se laisser gouverner par la sienne, a pris des sottises pour des gentillesses.

2.° C’est une grande indécence, ou plûtôt un crime, qu’un fils parle à son père ou à sa mère de la maniere la plus insolente, & le père à son fils avec le plus grand emportement. L’un résiste en face, l’autre menace de coups de bâton, chasse de la maison, donne sa malédiction. Moliere a cru sans doute ce trait fort brillant. Il le répette dans l’Avare, comme si c’eût été dommage de perdre un si bon mot & de si bons exemples donnés à la jeunesse :

   Non, voyez-vous, ma mère,
Il n’est père ni rien qui puisse m’obliger.
   A tout coup je m’emporte.
Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.
Que la foudre sur l’heure achève mes destins.
Qu’on me traite par-tout du plus grand des faquins,
S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête.
Vous me feriez damner, ma mère, je vous di…
C’est tenir un propos de sens bien dépourvû.
   Faut-il vous le rabattre
Aux oreilles cent fois, & crier comme quatre ?
   J’enrage.
Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère …

C’est donc la leçon qu’on donne aux enfans dans une piece faite pour enseigner la vraie piété & démasquer la fausse. Quelle école, qui mène à la vertu par le crime !

3.° C’est une indécence, même entre gens de la lie du peuple, & à plus forte raison entre gens qui ont de la naissance & de l’éducation, que ces injures des halles, ces termes grossiers dont toute cette piece est farcie, coquin, fat, fou, sot, garniment, diable, peste, Dieu me damne, la fondre m’écrase, &c. Si Moliere appelle cela de l’esprit, les crocheteurs en ont autant & plus que lui. Que fait ce bas jargon au fond de la piece ? Il ne caractérise ni le principal personnage ni les autres. Ces traits maussades & dégoûtans décellent la stérilité d’un Poëte qui a si souvent besoin de ces vilaines chevilles pour achever son vers, ou la bassesse de son caractère qui le trahit si vilainement.

4.° Quoi de plus indécent que les plattes bouffonneries dont cette piece est misérablement semée ! Deux amans accordés, pour un mot dit ironiquement se querellent, se dédaignent, se fuient, se recherchent, comme des enfans qui boudent, & se raccommodent sottement par l’entremise d’une Servante qui leur prend les mains & les leur met l’une dans l’autre : Boutez-là, Lucas & Perronelle. Un maître est interrompu à tout propos par sa servante ; il veut lui donner un soufflet, & la manque ; veut la faire parler, elle se taît, dit qu’elle a parlé à soi-même. Est-ce là du plaisant & du fin ? il n’appartient qu’au fagotier Médecin & à sa femme. Voilà ce que Boileau appelle, faire grimacer les figures,

Quitter pour le bouffon l’agréable & le fin,
Et sans honte à Térence allier Tabarin.

Et cependant cette servante si plattement bouffonne, dit souvent de beaux vers, d’un tour, d’une élévation fort au-dessus de son état, qui font un contraste avec sa bassesse & ses plattitudes, & couvre l’Auteur de ridicule : Servetur adimum qualis ab incapto processerit, & sibi constet.

5.° C’est une indécence scandaleuse qu’une femme mariée fasse les plus impudentes & les plus séduisantes avances pour faire tomber dans le péché un homme dont elle connoît la foiblesse, sous prétexte de le démasquer. Aucun prétexte ne peut l’excuser. Il y a là deux péchés mortels, même dans la morale la plus relâchée ; 1.° de paroître consentir positivement au péché, ne fut-on pas dans le dessein de le commettre ; 2.° de faire positivement tout ce qui peut y faire tomber un autre. Je dis positivement, car il peut y avoir des cas, quoique rares & critiques, où l’on laisse croire & agir sans y contribuer en rien : Se habere merè passivè. Un maître, un père, sans faire semblant de rien, examine si son domestique le vole, si sa fille a une intrigue. Mais appeler le galant, l’attaquer, le flatter, exciter ses désirs, lui promettre toute sûreté, dire qu’on se rend, qu’on lui accorde tout, fermer les portes, regarder de tous côtés pour commettre l’adultère sans risque ; quelle leçon pour les femmes & les filles ! quelle morale ! Qu’eût-on dit de Buzembaum, s’il l’eût enseignée ? Et en venant d’applaudir au Tartuffe, comme à une piece qui enseigne la vraie vertu & démasque la fausse, on fera brûler Buzembaum ! Ce n’est pas ici un scélérat qui parle, c’est une femme d’honneur qu’on fait parler & agir, une mère dans sa famille, qu’on fait instruire ses enfans, & employer la séduction & le crime pour favoriser leur mariage. J’ose dire que dans cette scène abominable Elmire est plus coupable que Tartuffe, puisque c’est elle qui le cherche, l’agace, lui offre tout, le conduit pas à pas avec un artifice dont le plus vertueux auroit peine à se défendre, aux sentimens, aux désirs, aux entreprises les plus criminelles. Et ce grand maître du vice ne voit pas qu’il manque son but, en diminuant la faute du Tartuffe par le piege séduisant que lui tend une femme impudente, qui est sûre de le faire succomber, & faisant contraster avec lui un crime plus grand que le sien.

6.° La maniere dont cette femme le tente, est une nouvelle indécence. C’est une trahison tramée par un tissu de mensonges & un acquiescement si mulé à toute la morale scélérate qu’on met dans la bouche de l’Imposteur, ce qui n’est pas moins un renoncement à sa religion qu’à son devoir. Elmire est une tartuffe, une hypocrite de crime, comme Tartuffe un hypocrite de vertu ; ce qui n’est pas tolérable, même par jeu, même pour une bonne fin : Non sunt facienda mala ut eveniant bona, sur-tout dans un genre de vice où la seule perspective est dangereuse, les approches insoûtenables, le regard, le désir un crime devant Dieu : Qui viderit ad concupiscendum, jam mæchatus est in corde. Je ne sais quelle de ces deux hypocrisies est la plus criminelle. Du moins est-il certain que la vertu qui se couvre des livrées du vice, se détruit elle-même & cesse d’être vertu, & que dans la société l’hypocrisie est moins pernicieuse que le vice déclaré. Une prude corrompra moins de gens qu’une courtisanne. Ce personnage d’Elmire est d’une noirceur, d’une bassesse, d’une infamie dont le théatre fournit peu d’exemples. Quelle mère ! quelle femme ! quelle maîtresse de séduction ! Qu’on apprenne cette scène par cœur, on aura la leçon toute faite, & son carquois bien fourni, sans avoir besoin de la plate bouffonnerie d’un Orgon sous une table, comme le maître de Scapin dans un sac.

7.° Cet Orgon lui-même est un personnage indécent, que son imbécillité & ses vices rendent méprisable, quoiqu’on le fasse souvent parler avec esprit & de bon sens, & qu’on le dise zélé pour appuyer les droits du Roi (service qu’il est difficille de comprendre). Cet homme est imbécille jusqu’à s’enthousiasmer d’un gueux, d’un inconnu, parce qu’il le voit à l’Église baiser la terre à tous momens, ce qui devoit le faire passer pour fou. Il le prend chez lui avec son garçon, l’y garde malgré sa famille, lui donne sa fille & tout son bien ; au préjudice de son fils unique, chasse pour lui son fils de sa maison, se laisse gourmander par sa servante, &c. Il est vicieux jusqu’à favoriser un rebelle, un criminel d’État, lui garder des papiers de la derniere conséquence, contre le service du Roi, vouloir faire un parjure pour le nier, au lieu de l’aller déclarer, comme on en a fait sonner si haut l’obligation contre les Casuistes, jusqu’à vouloir faire révéler les confessions. Les honnêtes gens à la Moliere ne sont pas si scrupuleux. C’est encore un emporté, un furieux, un jureur, qui parle à son fils, à son frère, à sa mère, à sa servante, comme un crocheteur ; une ame basse, qui insulte son ennemi vaincu, veut donner des coups de poing aux Huissiers, laisse tendre des pieges par sa propre femme, au risque de son honneur, & certainement au mépris de toutes les bienséances, à un homme qu’il croit un saint, pour le tenter d’adultère, & se cacher sous une table pour en être témoin. A quoi sert dans la piece un personnage si révoltant, qu’à diminuer l’horreur qu’on veut inspirer pour Tartuffe, en la partageant avec le maître de la maison ?

8.° Les autres personnages ne sont ni moins déplacés, ni moins indécens. La Servante, qui doit n’avoir rien à faire dans le ménage, puisque elle est constamment sur le théatre, dans seize scènes les plus longues, sur trente qu’en a la piece, est une insolente qui insulte tout le monde, une intrigante qui se mêle de tout, une confidente de très-mauvais conseil. Laurent, valet de Tartuffe, n’est qu’un figurant, qui ne dit mot, & ne sert à rien, si ce n’est à faire tomber le Poëte en contradiction, en donnant pour un gueux, dont l’habit ne vaut pas six deniers, un homme qui pourtant avoit de quoi entretenir un domestique. C’est dommage qu’on ne tire aucun parti de ce domestique, qui supposé hypocrite, comme son maître, pouvoit avoir des scènes très-plaisantes & très-propres à peindre le Héros, avec Dorine & le reste de la maison. Damis, le fils, n’est qu’un étourdi, un fou, un emporté, qui ne respecte ni père, ni mère, ni grand’mère, & ne garde aucune bien-séance. Les deux amans transis, Marianne & Valère, viennent dans une scène aussi fastidieuse que longue, se bouder sottement pour rien, comme des enfans, & se livrer ensuite aussi sottement à une servante bouffonne qui se moque d’eux & n’avance de rien leurs amours. La vieille Pernelle n’est qu’une radoteuse, babillarde & méchante, qui drappe & maltraite tout le monde. Il n’y a pas jusqu’au Sergent Loyal, qui ne se montre ingrat & malhonnête, en venant chasser de chez lui un homme à qui il dit :

Toute votre maison m’a toûjours été chère,
Et je fus serviteur de Monsieur votre père.

Cléante est le seul raisonnable : encore, comme le lui reproche la vieille, & même son frère, il a des manieres de vivre très-peu chrétiennes. Il semble que Moliere n’ait choisi tous ses personnages que pour adoucir l’odieux de Tartuffe, en l’associant à des gens qui sans faire métier & marchandise de dévotion, valent, chacun à sa maniere, tout aussi peu que lui. On auroit bien mieux réussi, en plaçant l’Imposteur dans une famille composée de gens sages & vertueux.

9.° Moliere porte la maladresse jusqu’à joindre à tous les traits qui rendent Tartuffe odieux, des circonstances qui en diminuent la noirceur. On lui donne la fille de la maison en mariage, mais ce n’est point lui qui l’a demandée, au contraire il dit à sa mère :

Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire.

On lui fait encore donation de tous les biens, & ce n’est pas lui non plus qui a rien demandé ; il veut même sortir de la maison, & ne plus voir la femme. C’est Orgon seul qui fait tout, de lui-même, le retient dans la maison, & l’oblige à voir familierement sa femme. Tartuffe ne fait qu’accepter les biens, & profiter de sa bonne fortune. Rien n’insinue dans la piece qu’il en eût eu la pensée, & dans le fond elle étoit trop peu vraisemblable, pour lui tomber dans l’esprit : il faut prêter à Orgon un degré d’imbécillité & de fureur incroyable. Tout cela ne caractérise point l’hypocrisie de la dévotion : combien de flatteurs, de gens d’intrigue, de frippons de toute espèce, qui sans être dévots, ni s’en dire, mais plûtôt en affectant l’irréligion & le libettinage, & flattant des passions honteuses, non seulement acceptent ce que peu de gens refuseroient, mais extorquent, par toute sorte de voies, des mariages, des donations, des successions, volent même ceux qu’ils ont trompés ! Pour un flatteur qui emploie l’extérieur de la piété, il en est vingt qui emploient celui du vice. Tartuffe dans la suite est un ingrat qui veut dépouiller son bienfaiteur ; mais c’est un homme poussé à bout par la perfidie la plus noire & de la personne qu’il aime, qui l’appelle & fait semblant de l’aimer pour le tenter & le perdre, & de celui qu’il a le mieux servi, qui l’estimoit le plus, & qui par le plus bas artifice se rend complice de la trahison. Ce n’est point là de l’hypocrisie, ce n’est que vengeance. L’honnête homme, comme le scélérat, en feroit autant dans les premiers momens d’une si juste colère. Pour la proposition d’adultère, depuis quand fait-elle le caractère exclusif du dévot ? tous les adultères sont-ils des dévots ? tous ceux que Moliere met sur la scène dans ses autres pieces, sont-ils des dévots ? Moliere lui-même, entretenant la D… la N… la Bejart, & épousant sa fille, sans s’embarrasser de la consanguinité, ni même de la très-vrai-semblable paternité, étoit-il aussi un dévot ? Væ tibi, væ nigræ, dicebat cucabus ollæ. Quant à la mauvaise morale de Tartuffe, demandez aux déistes, aux gens sans religion, aux mondains qui se moquent de la piété, & qui débitent une morale si pure, au Dictionnaire de Baile, au livre de l’Esprit, &c. s’ils sont aussi des dévots.

10.° La conduite & le langage qu’on fait tenir à Tartuffe, sont de la plus scandaleuse indécence. C’est un scandale d’exposer le vice en action, même pour le blâmer, sur-tout l’irréligion & l’impureté. Pour bien instruire, il ne faut qu’indiquer légèrement le mal, & donner des leçons & des exemples de vertu. Les conversations licentieuses sont toûjours dangereuses à entendre ; inutiles aux gens de bien, qui détestent le crime, elles ne peuvent que les révolter & les affliger ; pernicieuses aux méchans, elles les confirment & les réjouissent ; funestes, elles ébranlent les gens indifférens, leur apprennent le péché, les familiarisent avec lui : Corrumpunt bonos mores colloquia prava, même celles des méchans. Faut-il prononcer des juremens & des blasphêmes, pour en corriger ? des médisances inspireront-elles la charité ? Le beau moyen d’éviter l’impureté, que d’exposer des actions sales ; & d’enseigner la vérité, que d’embellir l’erreur & faire valoir des sophismes ! C’est égarer pour redresser, abattre pour relever, obscurcir pour éclairer, souiller pour laver, empoisonner pour guérir. C’est le scandale commun à toutes les comédies : on commence par enseigner, offrir, mettre en action le péché, pour en venir au foible & tardif correctif de quelque mot de vertu, qui ne réparera jamais le coup mortel qu’ont porté au fond du cœur les attraits & les embellissemens du vice, & à la vertu le ridicule & les ombrages répandus sur ceux qui la pratiquent, dont on engourdit le zèle, énerve les bons exemples, détruit le crédit, affoiblit les exhortations, & empêche par respect humain d’embrasser les exercices. Le Tartuffe n’a converti aucun hypocrite ; il les a même favorisés, en leur apprenant à mieux cacher leur jeu. Il a fait une infinité de libertins, a perverti une infinité de gens de bien.

11.° La maniere dont parle Tartuffe est d’une indécence scandaleuse. Il mêle avec une sorte de sacrilège le sacré & le profane, en appliquant au vice les expressions consacrées à la vertu. S’il aime Elmire, c’est avec ferveur ; s’il la caresse, c’est par excès de zèle. Les attraits du ciel réfléchis brillent en elle. Elle règne sur son intérieur, & elle est son espoir, sa quiétude, sa béatitude. Ses appas sont célestes, sa splendeur plus qu’humaine, ses regards divins, sa douceur ineffable. Il a pour elle de la dévotion, elle forme en lui de la foi, &c. Peut-on plus indignement abuser & se moquer du langage de la piété, & la rendre plus méprisable, que de la confondre avec le vice ? la charité & l’amour adultère ne sont-ils que la même chose ? Tartuffe débite ses sentimens, fait des propositions, des caresses, des entreprises infames, montre les désirs, les passions, les transports les plus criminels, auxquels, après quelque minauderie, qui attise encore le feu, la femme acquiesce en entier, & le conduit enfin au moment de l’exécution. A moins de consommer le crime en plein théatre, ce que le paganisme le plus débordé n’a jamais fait, on ne peut porter le scandale plus loin. M. Bossuet (sur la Coméd.) avoit-il tort de dire : Pour avancer qu’aujourd’hui la comédie n’a rien de contraire aux bonnes mœurs, il faut donc que nous passions pour honnêtes les impiétés & les infamies dont sont pleines les comédies de Moliere, qui remplit tous les théatres des plus grossieres équivoque dont on ait jamais souillé les oreilles des Chrétiens.

12.° Rien de plus impie, de plus infame, de plus scandaleux, que les sentimens & les principes qu’on prête à Tartuffe dans les deux scènes les plus intéressantes de la piece, qui en sont proprement tout le nœud. Premier principe. L’inévitable nécessité de la passion dans les gens les plus pieux, à cause de la foiblesse humaine & de la délectation supérieure du plaisir :

Mon sein n’enferme point un cœur qui soit de pierre.
Mais, Madame après tout, je ne suis pas un ange,
Et pour être dévot, on n’en est pas moins homme,
Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, & ne raisonne pas.
De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinoit mon cœur.

L’hérésie de l’impossibilité de la vertu, & de la nécessité du vice, fut toûjours l’excuse du pécheur. 2. principe. L’art de sanctifier le crime & de s’en faire un mérite :

L’amour qui nous attache aux beautés éternelles,
N’étouffe point en nous l’amour des temporelles :
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent sur vos pareilles,
Et je n’ai pû vous voir parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’un ardent amour sentir mon cœur atteint.

3.° L’inutilité de la défiance & de la fuite, que la religion, la raison & l’expérience recommandent :

D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrette
Ne fût du noir esprit qu’une surprise adroite,

(qu’est-ce qu’un esprit blanc ou noir ?)

Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut ;
Mais cette passion peut n’être point coupable,
Et je puis l’ajuster avecque la pudeur.

4.° L’inutilité de la résistance & de tous les moyens que la religion enseigne pour vaincre la tentation :

De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinoit mon cœur,
Elle surmonta tout, jeûnes, prieres, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.

Voilà toute la piece du Comte de Comminge. Tout ce qui se passe à la Trappe n’est que le développement & la preuve de ces deux vers dans les maisons les plus austères ; tous les Moines ne sont que des tartuffes (V. L. 4. C. 1.). 5.° La promesse du secret & sa conservation dans le crime :

Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
On n’a nulle disgrace à craindre de ma part,
Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret.
Ce soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée.
De l’amour sans scandale, & du plaisir sans peur.
Non, le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
Et ce n’est point pécher que pécher en silence.

Voilà de quoi rassurer une jeunesse timide qui craint pour son honneur, & de quoi faire bien des célibataires qui sans être dévots goûtant des plaisirs sans peur, rendront la débauche inutile, & ne feront aucun aucun mal, puisqu’il n’y a de péché que dans le scandale. On sair par cœur cette morale, & on la pratique sans scandale. 6.° Enfin comme malgré tous les adoucissemens de cette morale de théatre, & toutes les précautions de la discrétion & de la débauche, l’horreur du crime peut encore donner des remords, Moliere lève tous les scrupules par la direction d’intention :

Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur :

(c’est-à-dire ne sont qu’un épouventail, dit Elmire, la prétendue honête femme). On lui répond :

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules :
Le ciel défend de vrai certains contentemens,
Mais on trouve avec lui des accommodemens.

(Ce n’est qu’ici, qu’enfin rougissant de ces honteux excès, on met en note, c’est un scélérat qui parle. Tout le reste est trop bon pour avoir besoin de correctif)

Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,

(On voit par là que les besoins physiques & l’usage qu’on en fait en morale sont plus anciens que Marmontel & les autres apologistes du théatre. Cette doctrine est même plus ancienne que l’oracle Moliere, elle remonte à Onan. Moliere y ajoûte un adoucissement de sa façon).

Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.

Volà certainement une excellente école pour la religion & les mœurs !

Je prends le mal sur moi, je vous réponds de tout.

N’y a-t-il que les dévots qui tiennent cette conduite & ce langage ? Demandez-le aux Actrices : elles sont si dévotes !

13.° C’est une indécence inexcusable que l’indifférence avec laquelle écoute les plus grandes infamies, & débite les maximes les plus fausses & les plus dangereuses à son mari & à ses enfans, une femme & une mère qu’on veut donner pour modelle. Je ne parle pas de la scène abominable où elle entend avec complaisance & consent à exécuter toute sorte d’horreurs. Je parle d’une scène antérieure, où Tartuffe se découvre pour la premiere fois, & où il n’est pas question de masquer la vertu pour démasquer le vice. Il fait beau voir cette honnête personne écouter nonchalamment dans quatre-vingt vers les plus honteuses déclarations, entremêlées de plusieurs libertés criminelles, & se contenter de dire d’un air indifférent :

D’autres prendroient cela d’autre façon peut-être ;
Mais ma discrétion veut se faire paroître.
Je ne redirai point l’affaire à mon époux.

Jamais la vertu insolemment attaquée ne fut si tranquille & si indulgente. Qu’elle est peu intraitable quand elle est si peu émue sur la perte d’un trésor si fragile & si précieux, & qu’en souffrant, d’un air aisé & en riant, les plus coupables attentats, elle enhardit, elle invite, elle fait tout espérer, & se met soi-même dans le plus grand danger ! Convient-il qu’une mère devant Marianne sa fille, sa servante & son mari, traite de cagoterie & tourne en ridicule le zèle, la délicatesse, les rigueurs de celles à qui on manque si ouvertement de respect ? C’est bien applanir la voie aux amans que de rendre les femmes si commodes, & que disent de plus dans le monde ceux qui se plaignent des résistances de la vertu ?

Faut-il que notre honneur se gendarme si fort,
Que le feu dans les yeux & l’injure à la bouche …
Pour moi de tels propos je me ris simplement,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l’honneur est armé de griffes & de dents.
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse.

Il n’y a point de galant qui n’applaudisse à cette morale, & avec elle ne puisse se promettre tout.

14.° Combien d’autres indécences ! Une servante dévergondée qui vient avec la gorge découverte (comme sont toutes les Actrices), à qui on représente & on a raison de représenter qu’elle devroit être plus modeste, & qui répond avec une impudence cynique (théatrale) :

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression.
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte ;
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,
Et je vous verrois nud du haut jusques en bas,
Que toute votre chair ne me tenteroit pas.

On lui fait de même autoriser par les armes du ridicule les parures indécentes :

Il vient nous sermoner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge & nos mouches.

Le théatre a beau rire, il ne justifiera jamais les nudités, le fard, les parures recherchées ; il perdra les ames en inspirant ce goût, s’en faisant un jeu, un honneur, un agrément nécessaire :

Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.

On tourne encore en ridicule les exercices de pénitence & les bonnes œuvres :

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toûjours le ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.

Austérité, priere, aumône, tout au théatre est cagoterie. N’est-ce pas un édifiant portrait de la pudeur des femmes ?

Que le cœur d’une femme est mal connu de vous,
Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre,
Lorsque si foiblement on le voit se défendre !
Toûjours notre pudeur combat dans ces momens,
On trouve à l’avouer toûjours un peu de honte ;
On s’en défend d’abord, mais de l’air qu’on s’y prend,
On fait connoître assez que notre cœur se rend ;
Qu’à nos vœux par honneur notre bouche s’oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.

Voilà de quoi encourager les plus timides. N’est-ce pas une belle & édifiante leçon pour une femme ?

Il faut que je consente à vous tout accorder.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence ;
La faute assurément n’en doit pas être à moi.

C’est pourtant elle qui l’a attaqué. L’utile & édifiant conseil à une fille à qui on ne veut pas donner son amant !

Sachez que d’une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Non, elle n’en fera qu’un sot, je vous assure,
Et que son ascendant, Monsieur, l’emportera.
Si j’étois en sa place, un homme assurément
Ne m’épouseroit pas de force impunément,
Et je lui ferois voir bien-tôt après la fête
Qu’une femme a toûjours une vengeance prête.

Mais n’en voilà que trop sur une piece monstrueuse dans l’ordre des bonnes mœurs, où on semble avoir voulu ramasser & mettre sous les yeux tout ce qui est capable de les corrompre. Il est surprenant qu’elle soit tolérée.

Finissons par quelques réflexions littéraires sur le style. Vous le traitez d’un semblable langage : traiter d’un langage ! Qui brûlant & priant demandent chaque jour : qu’est-ce que cela signifie ? Votre homme n’est pas de ce modelle : être d’un modelle ! Aux menaces d’un fourbe on ne doit dormir point : quel vers ! Signifier l’exploit d’une ordonnance : qu’est-ce que c’est ? Quel conseil on doit vous faire élire : faire élire un conseil ! Je suis appris à souffrir : quelle expression ! De ce devoir la juste violence : quel terme ! Il a vers vous détesté son ingratitude : quelle construction ! Renoncer à l’injuste pouvoir qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir : un pouvoir qui veut enrichir un espoir ! Toute cette piece si vantée est pleine de phrases les plus louches, de termes grossiers, d’idées triviales, de répétitions, de mauvais mots, de rimes fausses, de tours vicieux, de fautes de poësies, &c. de caractères outrés :

De chaque caractère il passe les limites.

Expression fausse dans la bouche de Cléante, personne ne passe les limites de son caractère, qu’autant qu’il affecte de les passer ; mais vraie par rapport au Poëte ou au Peintre qui outre les choses. Valère, qui au commencement de la piece est un imbécille, & à la fin un honnête homme, un homme d’esprit, qui offre généreusement son carrosse & mille louis, déclare qu’il a appris par un crime l’ordre donné contre Orgon. Son ami, dit-il,

A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l’on doit aux affaires d’État.

Tout est scélérat dans cette piece ; on ne combat l’hypocrisie que par des trahisons. Valère dit que Tartuffe a remis au Roi la cassette importante où sont les papiers d’un criminel d’État, & la scène suivante l’Exempt dit :

   De tous ces papiers
Le Roi veut qu’en vos mains on dépouille le traître.

Peut-on le dépouiller de ce qu’il n’a plus ? Qu’est-ce que dépouiller quelqu’un entre les mains d’un autre ? est-ce à dire qu’on remettra entre les mains d’Orgon les papiers dont on dépouille Tartuffe ? Cette idée, tout-à-fait louche, est sans vrai-semblance : le Roi fait-il rendre aux criminels d’État les papiers importans qu’on leur a surpris ? On fait faire à Orgon une donation de tous ses biens, & puis on lui fait dire qu’il donneroit cent louis de ce qui lui demeure, & l’Huissier ne lui demande que la maison, il lui laisse les meubles jusqu’au moindre ustencile, & se contredit un moment après : De vos biens désormais il est maître. Orgon porte à Marianne un contrat de mariage tout passé sans elle, comme si on pouvoit la marier sans qu’elle y soit :

Je porte ici de quoi vous faire rire (le contrat).

Apparemment Orgon se marie pour elle. Le contrat de mariage & la donation doivent être le même acte. Peut-il tomber dans l’esprit que dans le même temps on marie sa fille, & on donne son bien à son gendre, qu’en vûe du mariage ! Or une donation contractuelle n’a lieu qu’autant que le mariage est exécuté ; comment l’Huissier peut-il venir saisir le bien donné, avant le mariage ? Moliere, dit-on, avoit étudié en droit & suivi le barreau. Il a donc fait l’un & l’autre en Comédien. Conciliez ces deux choses : Signifier l’exploit d’une ordonnance, & ce n’est rien seulement qu’une sommation, un ordre de vuider. Une sommation n’est pas un ordre ; la partie somme, le Juge ordonne. Et quelle ordonnance y a-t-il à porter avant la sommation ? Le Juge n’agit qu’en cas de résistance. Il s’est trahi lui-même par un trait de l’équité suprême, s’est découvert au Prince un fourbe renommé : Quel galimatias ! Est-ce par un trait de l’équité du Prince que Tartuffe s’est découvert ? Un fourbe renommé dont toute la vie est un détail (la vie un détail !) d’actions toutes noires, dont on composeroit des volumes d’histoires, a-t-il pû échapper à toute une famille intéressée & attentive à le démasquer ? Un homme si rusé a-t-il dû dès la premiere fois, sans aucune précaution, découvrir tout son cœur à une femme sur laquelle il ne peut pas compter ? & après avoir été surpris par le fils, déféré au mari, abandonné par la femme, peut-il un quart d’heure après donner, comme un sot, dans le piege grossier qu’on lui tend ? La femme a beau dire, on est dupe de ce qu’on aime ; ce n’est ni si promptement, ni dans un si grand intérêt, ni après avoir été pris, ni dans un homme si arrificieux. La servante raisonnoit mieux : Son esprit est rusé, & mal aisé à surprendre. Il n’y a pour le temps de l’action aucune vrai-semblance. L’Huissier arrive sur le tard, comme il dit lui-même. L’action n’a pû commencer que sur la fin de la matinée ; car dès la premiere scène la belle-mère & le frère, qui ne logent pas dans la maison, se trouvent rassemblés pour attendre Orgon qui arrive de la campagne, la femme & la fille sont toutes parées, & l’amant arrive bien-tôt après, ainsi qu’Orgon. Tout cela ne se passe pas à cinq heures du matin. De sorte qu’en supprimant le dîner, à peine y a-t-il cinq à six heures. Que d’affaires pour si peu de temps ! Outre les cinq actes dont chacun emporte son heure, & les intermèdes des deux premiers, qui demandent bien du temps, il faut après le troisieme, qu’Orgon aille chez un Notaire passer une donation & un contrat de mariage ; qu’après le quatrieme Tartuffe aille parler au Roi, lui apporte la cassette, & en obtienne aussi-tôt audience, un ordre & un Exempt pour venir chez Orgon ; qu’il ait une expédition de la donation, pour la présenter au Juge, & en obtenir une ordonnance ; qu’il ait un Huissier, la fasse copier & signifier. On ne peut être servi plus promptement. Quand il auroit le Roi & tout ce monde dans l’anti-chambre, il ne pourroit manœuvrer plus diligemment. Moliere a arrêté le soleil pour alonger le jour, d’autant mieux que dès le commencement du quatrieme acte Tartuffe dit à Cléante : Il est trois heures & demie. Toute l’action se passe dans une salle basse, on y fait descendre Tartuffe ; cependant Elmire veut qu’il ouvre la porte, pour voir si son mari n’est pas dans la galerie. Qui vit jamais une galerie à rez-de-chaussée, à côté d’une salle basse ? Mais il faut trouver des rimes, & ces rimes font faire mille fautes, &c. On ne finiroit point, s’il falloit épuiser le détail de celles dont cette comédie est farcie en tout genre, sur-tout en matiere de mœurs & de décence. C’est peut-être ce que le théatre a jamais enfanté de plus mauvais. L’irréligion & le libertinage peuvent seuls avoir assez de mauvais goût & assez d’impudence pour y applaudir.