(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE VII. Suite de l’Indécence. » pp. 138-160
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE VII. Suite de l’Indécence. » pp. 138-160

CHAPITRE VII.
Suite de l’Indécence.

On fit un crime au fameux Archevêque de Cambrai de quelques expressions tendres, quoique très-mesurées, qui lui avoient échappé dans son Telemaque, ouvrage immortel, qui ne respire que la vertu. Les épigrammes coururent, les comparaisons injurieuses avec son prétendu molinosisme, fournirent des pointes, &c. Eh quelle comparaison cependant de dix ou douze lignes avec des volumes de pieces galantes ! Laïs condamne Lucrèce. Quel reproche ne s’est pas fait Racine, quelle pénitence ne s’est-il pas imposée pour la composition de ses tragédies, écrites cependant avec la plus grande décence, si la décence ne consiste qu’à éviter les grossieretés ; mais dont l’insinuante tendresse a séduit & séduira une infinité de cœurs ! Les plus saints monastères n’en sont pas exempts, si par malheur son théatre s’y glisse. Gresset l’a vivement peint dans un mot, dans le dérangement d’une jeune Religieuse qui faisoit son oraison dans Racine. Rien de mieux contrasté & réellement plus opposé que l’oraison & Racine, c’est-à-dire la religion & le théatre. Celui de ce fameux Poëte est un des livres le plus dangereux ; la douceur, le naturel, l’élégance du style, la délicatesse des sentimens, la violence de l’amour, sous des expressions nobles & décentes, font avaler le poison à longs traits, & jette dans une sorte d’ivresse. C’est un parfum exquis, mais empoisonné ; on le flaire avec délices, on en demeure tout embaumé, &, sans y penser, mortellement atteint. Virgile, le plus sage des Poëtes Latins, peint si vivement, quoique décemment & même en le condamnant, l’amour de Didon, même en vûe d’un mariage, que S. Augustin s’accuse dans ses confessions, d’en avoir été touché jusqu’aux larmes, seulement en le lisant, & senti le feu de l’impureté s’allumer dans son cœur ; & l’on voudra faire croire que le même événement joué cent fois sur tous les théatres, peint avec les mêmes couleurs, avec tous les vers de Virgile qu’on se fait honneur de traduire, embelli par la décoration, la danse, la musique, l’action, la parure, la modestie des Actrices, fait moins d’impression sur des spectateurs tous bien inférieurs en sévérité, & la plûpart plus corrompus dans leurs mœurs, que ne le fut jamais Augustin ! Ad populum phaleras.

C’est un reproche qu’on fait bien ou mal aux Missionnaires, aux Confesseurs, aux Casuistes, aux livres d’examen de conscience, d’enseigner le vice par le détail trop circonstancié des péchés. Cela peut arriver quelquefois, & on ne manque pas de donner cet avis aux jeunes Prêtres de parler avec beaucoup de discrétion. Mais enfin soyons équitables, la comédie n’enseigne-t-elle pas aux valets de tromper leurs maîtres, aux femmes de se jouer de leurs maris, aux enfans de désobéir à leurs parens ? n’enseigne-t-elle aucune intrigue ? n’inspire-t-elle aucune passion ? n’emploie-t-elle aucune expression licencieuse ? Jamais le Missionnaire le plus indécent, l’examen le plus détaillé, le Casuiste le plus naïf, Sanchès lui-même, qu’on a tant frondé, n’ont fait autant de mal que Moliere, Ghérardi, Dancourt, &c. Ces grossieretés écrites en Latin, sans sel, d’un style barbare, chargées de citations, sont à peine lûes une fois dans la vie par quelque Ecclésiastique, non pour s’amuser, mais pour s’instruire de la décision de quelque cas. Tous ces livres ne parlent des péchés que pour les condamner. Les pieces de théatre sont écrites en François, d’un style léger & piquant, ne se lisent que pour s’amuser, ne présentent les passions que pour les faire goûter, ne sont entre les mains de tout le monde & sur la scène que pour être assaisonnées de tout l’agrément de la représentation. On a bonne grace de crier contre les Missionnaires & d’aplaudir aux Comédiens, de condamner les Casuistes & de fréquenter les Italiens, de n’oser-lire un examen de conscience & d’apprendre Moliere par cœur : Clodius accusat machos, Catilina cethegos.

On en trouvera une nouvelle démonstration dans le cours complet de galanterie, composé de plus de deux cens opéra, où l’on ne présente, n’enseigne, ne conseille autre chose que la passion, dans tous les points de vûe imaginables. Voici un trait frappant de l’excès de la licence. Danchet composa en 1712, & fit mettre en musique par Campra l’opéra les Amours adultères de Vénus & de Mars. On les fait paroître sur la scène au moment précis où après bien des préludes licencieux ils vont derriere la toile commettre le crime, & chantent ensemble en y allant : Livrons notre ame aux transports les plus doux, aimons-nous à jamais. Une troupe de Dieux & de peuples qui sont à leur suite, applaudissent à cette belle œuvre, la célèbrent par leurs chants, & disent : Venez, tendres amours, couronnez ces amans, & régnez avec eux : plaisirs, assemblez-vous, &c. Tous les autres Dieux les regardent curieusement envient le sort des amans, se moquent du mari joué (Vulcain), & lui conseillent d’en faire autant de son côté. Sa femme le fait enivrer par Silène, & lui fait croire que tout ce qu’il a vû n’est qu’un songe qu’il a eu dans le sommeil.

Quand elle trahit ma tendresse.
Je vois de son parti tous les Dieux se ranger.
Quel Dieu n’eût souhaité de l’être au même prix !
Mars aura les mêmes plaisirs
Sans avoir la peine de feindre.
A l’amant chacun porte envie,
Et rit des fureurs de l’époux.
Il faut en rire, il faut en rire.
Lorsque l’épouse est infidèle,
L’époux doit l’être à son tour.
Des reproches si vains touchent peu les mortels :
Faudra-t-il qu’un Dieu soit moins sage ?

Voilà qui donne une juste idée de l’opéra : il nous la donne lui-même dans le prologue :

De ce séjour heureux la tristesse est bannie,
Le devoir n’y fait point sentir sa tyrannie,
Le penchant du plaisir y tient lieu de raison.

J’ajoûte un mot à cette belle morale :

Si c’est là respecter les mœurs & la décence,
Qu’est-ce donc que les outrager ?

Quand on vante si fort la modestie actuelle de la scène, on a sans doute oublié les dernieres pieces données à l’Hôtel, où l’on fait paroître un Sérail sur le théatre. Mais je crois qu’aujourd’hui on ne s’embarrasse guère d’en faire l’apologie, soit qu’on ait noblement secoué le joug de la décence, ou qu’on désespère d’y réussir, ou qu’on pense qu’il suffît d’interdire les termes de harangère, qui d’ailleurs n’ont aucun sel. Je parle ici à ceux qui sont encore assez bourgeois pour rougir de quelque chose. Moliere, dans le Bourgeois Gentilhomme, avoit donné l’idée de faire agir & parler des Turcs pour élever aux dignités un homme infatué de noblesse ; mais il n’y parut que des hommes qui ne disoient rien d’indécent. Racine étendit cette idée, & dans Bajazet fit paroître des Sultannes amoureuses, mais avec dignité, & qui n’avoient que des vûes de mariage, encore même leurs projets étoient traversés par l’indifférence du Prince, l’intrigue du Visir, les horreurs & les risques d’une conjuration, qui par des diversions continuelles émoussoient les traits d’une passion si agitée. Quelques autres Poëtes ont pris des sujets chez les Mahométans, ils ont eu peu de succès ; ils ont écrit d’un style noble, & n’ont étalé que des combats de sentimens, comme dans Racine. Aujourd’hui on s’est mis plus à l’aise, on franchit sans ménagement toutes les barrieres. On a vû dans plusieurs pieces, dont le Mercure en 1764 a fait l’extrait avec complaisance, on a vû sur le théatre une troupe de Sultannes au-tour du Prince (les plus jolies Actrices, les plus éveillées, très-propres à jouer leur rôle d’après nature), dans l’habillement du sérail, pour suivre le costume, ce qui n’est rien moins qu’un habit de vierge. Là, dans le sein de la volupté, elles font au Sultan toutes les agaceries dont elles peuvent s’aviser pour le divertir, & dansent des danses lubriques, que le Mercure lui même appelle voluptueuses, sur des airs très-voluptueux. Sur quoi dans un autre endroit il célèbre poëtiquement l’Actrice la Hus, très bonne Sultanne, par des vers qui ne font l’éloge de la modestie ni du Poëte ni de la Favorite :

Diane & ses jeunes compagnes,
N’ont jamais dans leur jeux mis tant de volupté.

Sans recourir aux synonimes de l’Abbé Girard, personne n’ignore quel est dans la religion & la morale le synonime de volupté, de voluptueuse ; & sans faire tort aux Actrices Payennes, on peut en sûreté de conscience accorder la palme aux Actrices Françoises.

Dans la comédie-ballet les Hommes, de M. de Saint-Foix, homme d’esprit, mais qui ne donne pas ces drames ingénieux pour des leçons de chasteté, on voit beaucoup de statues à demi nues d’hommes & de femmes que Prométhée anime avec le flambeau dérobé à Jupiter, dont la flamme s’insinue & leur donne la vie. Cette idée pourroit bien faire entendre que l’ame n’est qu’une matiere déliée, une espèce de feu épuré, Mens ignea terrenæ fæcis exuta, comme disoit la these de l’Abbé Prades. Je crois cependant que l’Auteur n’a pas eu cette intention ; mais la pudeur ne lui pardonne pas la suite de ce spectacle. Les hommes & les femmes sont à peine animés, qu’ils courent brutalement l’un vers l’autre, s’embrassent, se font mille caresses, comme les satyres les plus lascifs. Dans une autre scène, la folie recommence le même jeu (il est digne d’elle), & anime d’autres statues d’hommes & de femmes. Les hommes dont tous les sens sont frappés à la vûe des femmes (quelle image), courent brusquement à elles avec tout le feu des désirs (voilà l’Arétin). Aussi ont-ils une ame spirituelle, libre, raisonnable ; l’homme n’a que l’instinct pour le plaisir : c’est tout l’homme. Quatre petits Amours viennent leur reprocher leurs manieres vives & brusques (on devroit dire leur débordement & leur impudence), & leur enseigner comment il faut s’y prendre pour plaire & se faire aimer (belle leçon de vertu ! docteurs graves pour l’enseigner ! c’est apparemment un traité d’éducation, matiere à la mode que le Poëte va nous donner). Les hommes, bien instruits à cette école, se mettent aux genoux des femmes, qui les enchaînent avec des guirlandes. Tout se termine par un cantique digne de la fête, de l’Auteur, des Acteurs, & certainement des Actrices :

Chantons, célébrons la folie ;
La gaieté vole sur ses pas,
La volupté naît dans ses bras (image modeste),
Et le plaisir lui doit la vie.

Dira-t-on que c’est mauvaise humeur de ne pas citer cette piece si courue, en preuve de la réforme du théatre, & de la pureté des mœurs qui y règne ?

Cette idée, prise de la fable de Promethée, n’est pas nouvelle sur le théatre. C’est ici plus qu’ailleurs qu’on peut assurer avec la Bruyere que tout est dit. Ce n’est que le prologue alongé de l’opéra de Tyton & de l’Aurore. Cet opéra fut composé par trois Abbés, & sans forcer le texte, on peut dire que l’Évangile n’a pas parlé d’eux, en disant : Quand vous serez deux ou trois assemblés en mon nom, je serai au milieu de vous. On y trouve le même systême, on n’y connoît que des esprits de feu qui animent des statues en secouant leur flambeau, pour leur donner une ame de feu, dans le goût aussi de l’Abbé Prades, mens ignea terrenæ fæcis exuta, la même pureté de mœurs :

C’est à l’amour, c’est aux tendres désirs,
C’est aux graces, c’est aux plaisirs,
De vous donner un nouvel être :
Destinez-leur vos plus beaux jours :
Vous en sentirez mieux de quel prix est la vie.

Nos Poëtes ecclésiastiques n’ont pas puisé dans les canons cette doctrine & cette morale. Le nouvel opéra l’embellit, en l’alongeant par un plus grand développement d’indécence. L’Auteur est, à la vérité, laïque ; mais n’est-il pas Chrétien ?

Dans une piece tirée des Contes soi-disant moraux de Marmontel, où le Poëte, apparemment peu fécond, rapporte mot pour mot le conte Annete & Lubin, deux paysans cousins germains : circonstance peu nécessaire, & qui n’est mise que pour fronder la loi de l’Église, qui défend le mariage entre parens, & sa bonté, qui accorde quelquefois la dispense de cet empêchement, Annete & Lubin se trouvent seuls à la campagne, sur le théatre & dans le livre, & prennent toute sorte de libertés criminelles. Dans une autre scène le Seigneur & le Notaire du village, ou plûtôt les Auteurs pour se satisfaire, & pour plaire aux spectateurs & aux lecteurs, remettent ce beau tableau sous les yeux, & en sont faire aux deux Bergers ingénument tout le détail, & à chacune de ces libertés ils répettent, & le chœur après eux, cet honnête refrein : Ouida, guia pas du mal à ça. Ce sont encore là des preuves de décence & des titres en faveur du théatre, pour ne pas rougir de ces infamies & de cent autres de ce caractère, pour en soûtenir la représentation, pour en louer les Auteurs, applaudir aux Actrices qui ont le talent de les réaliser, & en charger les nouvelles publiques. Pour oser les composer, les imprimer, les représenter, il faut, comme le navigateur d’Horace, avoir un trible airain sur le cœur & sur le visage, & braver la mer la plus orageuse dans la barque la plus fragile : Illi robur & as triplex erat qui fragilem truci commisit pellage ratem. Ou bien il faut penser, comme l’Auteur de l’apologie du théatre, que l’incontinence est un besoin physique & périodique, qu’on ne peut s’empêcher de satisfaire, & dont on doit aussi peu s’embarrasser que du manger & du boire. Est-ce encore là de la réforme du théatre ? Il seroit aisé de trouver chaque année de pareils monumens de la décence qu’il a acquise. Nous nous bornons à ceux ci, sortis d’une bonne main, offerts au public depuis deux jours, applaudis & préconisés : ils font parfaitement l’état actuel de la scene Françoise & de la pureté des mœurs qui y règne.

Il y règne encore, comme ailleurs, une sorte d’hypocrisie. A la Cour on est plus réservé & plus respectueux. Plus le Prince est pieux, & plus on s’observe : ce seroit faire mal sa cour de prendre l’essor du vice. Paris est plus libre, Versailles ne souffriroit pas le théatre de la Foire & les parades des Boulevards. En province, selon l’expression de Montagne, on a les coudées plus franches. Dans les petites villes la dissolution théatrale ne connoît point de bornes : c’est le goût de la populace. Le caractère des Magistrats l’arrête, ou lui laisse le champ libre. Tous les Auteurs, tous les Comédiens ne sont pas également effrontés ; quelques-uns ont de l’éducation & de la politesse, ils ont reçu des principes de religion & de vertu, qui se perdent bien-tôt, à la vérité, mais qui pourtant, comme l’accent, le ton de voix, la démarche, laissent échapper quelque nuance de modestie. Tous les loups ne sont pas également feéroces, ni tous les serpens aussi venimeux ; mais quoique adoucis & apprivoisés, ce sont toûjours des serpens & des loups. Fou qui s’y fie. Il en est ainsi des temps & des lieux. Tous les peuples ne sont pas également vicieux, ni tous les lieux aussi grossiers. L’urbanité, la modestie, le sérieux, la gravité, ne sont pas tout-à-fait bannies de dessus la terre, & les Comédiens, accoûtumés à jouer toute sorte de rôles, ont intérêt de se conformer au goût dominant. Voilà leur unique vertu, l’hypocrisie. Les excès des Iroquois & des Nègres ; si ces peuples avoient des théatres, ne seroient pas supportables en France, comme leurs chants & leurs danses ne le sont pas : la naïveté grossiere de nos ancêtres révolteroit leurs descendans, comme leurs vertugadins & leurs grot canons : le libertin le plus déclaré ne s’accommoderoit pas des gros mots de la Place Maubert. Mais avec tous ces différens goûts les passions sont toûjours les mêmes : la nature n’est pas moins foible, ni l’amour du plaisir moins vif, ni la volupté moins séduisante. Elle en est même plus insinuante, en se conformant au goût des spectateurs. Et n’est-ce pas l’artifice ordinaire de tous les séducteurs, de se plier aux inclinations de ceux qu’ils veulent gagner ? Un amant Iroquois seroit peu redoutable à des Françoises, & je doute qu’un petit-maître François fît bien des conquêtes à la Chine. Le vice est un Comédien, c’est-à-dire un imposteur : il se déguise sous les habits & les façons du jour ; il est servi chez les grands avec respect dans une coupe d’or, chez les petits familierement dans une écuelle de terre. En est-il moins vice ? Tout est soumis à l’empire de la mode, jusqu’au péché. Il est des vices, des passions, des excès de mode, comme des équipages & des meubles. C’est ce qui fait leur fortune. Le théatre, souple & accommodant, pour se mettre en vogue, changera tous les jours de masque. Les romans, les discours, les chansons, les allures, tout en prend l’empreinte. Sont-ils moins à craindre, parce qu’on y est poli, léger, élégant ? Les anathêmes de l’Évangile, les exhortations des Prédicateurs, les réflexions des livres pieux, ne portent donc plus qu’à faux, & ce n’est pas sans doute pour le dix-huitieme siecle qu’un Dieu a dit de fuir le monde ; car enfin le monde est aussi réformé que le théatre. C’est même la politesse qui règne dans le monde, qui s’est introduite sur la scène. Tout peut donc sans risque se livrer au monde. Le changement de quelque mot rend inutile le zèle de la religion.

Raisonnement ridicule ; faux dans le fait, le théatre n’est point épuré ; faux dans la conséquence, les discours licencieux, les seuls dont on dit qu’il est corrigé, fussent-ils réellement suprimés, il n’en seroit pas moins dangereux. De quoi l’a-t-on donc purgé ? ne met-on pas dans la bouche des Acteurs, sous prétexte d’imiter la réalité, toutes les invectives des harangeres, pendart, coquin, gueux, maraut, frippon, &c. ? Moliere & tous les comiques en sont pleins. Toutes les imprécations, juremens, emportemens, tout ce jargon diabollque qu’on n’oseroit proférer, si l’on avoit des principes d’honnêteté, n’y sont-ils pas familiers ? Les anciens comiques avoient leurs juremens, Hercule, Jupiter, Dii te perdant ; ne traitons-nous pas aussi insolemment notre Dieu ? tous ces quolibets, ces propos de halles, ces expressions basses, ces vilains termes, s’en fait-on scrupule ? Est il sort utile d’apprendre ces beaux dictons ? doit-il être fort agréable de les entendre, quand on a des mœurs ? Ceux qui ont la dégoûtante habitude de s’en servir, ne se rendent-ils pas méprisables ? & ce sera une beauté, parce qu’on les vomira sur la scène ! N’en prend-on pas même l’habitude en les entendant fréquemment ? La scène les a d’abord empruntés de la populace, elle les rend au public avec usure, & les ennoblit sans doute. Un amateur du théatre enchasse fréquemment ces pierres précieuses dans ces discours, il y est monté sur ce ton, on le reconnoît à ces termes ordinaires, il s’en fait gloire ; il l’appelle réforme, décence, pureté de style.

Voici une preuve singuliere de l’impression que font ces termes de jurement, sur-tout quand on y mêle le nom de Dieu. Quand l’Ambassadeur Turc, Saïd Effendi, vit représenter à Paris le Bourgeois Gentilhomme, & cette cérémonie ridicule dans laquelle on le fait Turc, quand il entendit prononcer le nom sacré de Dieu (Hou) avec dérision & des postures extravagantes, il regarda ce divertissement comme la profanation la plus abominable (Philosophie de l’Histoire, C. 22.). Ce livre impie, si justement condamné par le Clergé de France, n’est pas suspect de cagotisme ; mais les premiers principes de la religion natutelle apprennent aux plus impies même à ne prononcer le nom de Dieu qu’avec respect, & à frémir quand on l’entend à tout propos profaner sur le théatre & dans le monde. Au reste, c’est avec raison que cet Auteur, tout amateur qu’il est, se moque de la farce du Bourgeois Gentilhomme. Le Roi & toute la Cour la méprisa, elle ne se releva que par quelque mot obligeant que Louis XIV dit pour consoler Moliere, qu’un si mauvais succès avoit découragé. Il y a quelques scènes ingénieuses & divertissantes ; mais le caractère outré & imbécille du Bourgeois, qui n’exista jamais ; la scène copiée du Tartuffe, où Nicole & Covielle se fuient & se poursuivent ; la cérémonie Turque, copiée dans le Malade imaginaire, pour la réception d’un Médecin, &c. sont de pures arlequinades & de vraies extravagances.

Non, les Apologistes ont beau dire, le théatre n’est point changé, il est toûjours dans le même état, si même il n’a empiré ; les Actrices n’ont jamais été plus immodestes dans la représentation, ni plus dérangées dans leur conduite ; la compagnie qui s’y rend, est toûjours aussi libertine. Jamais on n’a ni plus vivement peint, ni plus pernicieusement autorisé les passions. L’art de corrompre les cœurs est porté à la plus haute perfection. Il y a même des prix fondés, comme dans les Académies, pour celui qui y fera les plus heureuses découvertes, bien-tôt on y donnera le degré de Docteur, la licence y est déjà établie ; la morale y est toûjours aussi corrompue, les choses saintes aussi peu respectées. Quel compte doit-on donc renir à la comédie d’une pruderie de paroles qui n’est que le sauf-conduit & la gaze légère de ses mauvaises mœurs, parce que les grossieretés étant passées de mode, elle est obligée, pour n’être pas choquante, de donner un coup de rabot à ses termes, hypocryte vernis d’obscénité, dont le tartuffe se dédommage par la plus grande dépravation, & dont il secoue le joug toutes les fois qu’il trouve jour à s’en débarrasser ? Je sais qu’il est quelques pieces où les passions sont traitées décemment, & justement condamnées ; mais leur nombre est si petit, elles sont si rarement représentées, si froidement accueillies, qu’on ne doit les compter pour rien ; encore même faut-il se consoler de la contrainte, par quelque farce dont la licence satisfasse le goût du spectateur & de l’Acteur. C’est le vrai sel du théatre.

Tous ceux qui entreprennent la défense du théatre sur la prétendue décence, trompeurs ou duppes, prennent le change ou veulent le donner. Ils accordent d’abord que les pieces obscènes & impies ne sont pas permises, que les Acteurs pèchent en les jouant, les Auteurs en les composant, les spectateurs en les regardant, les Magistrats en les tolérant, les parens & les maîtres en y laissant aller leurs enfans & leurs domestiques. Ce n’est donc plus qu’une question pratique de fait sur les degrés d’obscénité, de libertinage, sur les nuances d’équivoque & de tentation. Il est même convenu que dans le doute si la piece est licencieuse, si on est foible, si on succombera au danger, on doit s’en abstenir. Il n’est jamais permis de s’exposer librement au péril dans une chose qui n’est pas nécessaire, tout est relatif & personnel en matiere de tentation. Il est sans doute impossible de fixer avec précision la dose du poison qui donnera la mort ; mais chacun doit consulter son tempérament, sonder sa conscience, examiner ses foiblesses, le flambeau de la foi, de la raison & de l’expérience à la main, & ne pas tenter des épreuves où son salut court un risque certain. Ces vérités n’ont jamais été ni pû être révoquées en doute. Ce sont les premiers principes de la morale, on ne fait point grace en y sousscrivant. Les libertins, les Comédiens même parlent comme nous ; jamais ils n’ont avancé que l’obscénité & l’impiété fussent permises, ils ont toûjours prétendu que leurs pieces en étoient exemptes. Les Casuistes auroient bien inutilement distingué, limité, excepté, pour nous apprendre qu’il est jour à midi. Cela seul devroit décider tout homme de bonne foi. Est-il quelqu’un dans le monde qui puisse se dissimuler que le spectacle est au moins mi-parti de bien & de mal, de bonne & de mauvaise compagnie, de bons & de mauvais exemples, d’objets édifians & d’objets dangereux ? est-il quelqu’un à qui l’expérience & la connoissance du théatre n’ait dit cent fois, il est moralement impossible de le fréquenter sans pécher, il est même impossible qu’on ne franchisse les bornes de la plus indulgente décence ? La modestie fournit trop peu, plaît peu, embarrasse ; la licence fournit beaucoup, frappe agréablement, rapidement, long-temps. Un Acteur qui en est plein, & qui veut plaire, peut-il toûjours forcer son penchant & ne jamais s’échapper ?

La vertu se renferme-t-elle dans ces bornes étroites ? la modestie se contente-t-elle de dire, n’allez pas sans habits, comme les Nègres de la Guinée & les Caraïbes de l’Amérique, & toute justice est remplie ? les gazes légères, les nudités du sein, le fard, les parures recherchées, l’attitude, les gestes, les chants lascifs, &c. sont des choses indifférentes, dont on s’occupe sans risque. A ce prix la réforme du théatre est certaine, elle édifieroit les Caraïbes & les Nègres. On s’abuse sur le mot d’obscénité, ou plûtôt on s’en joue. N’y a-t-il donc d’obscène que les peintures cyniques d’Ausone, de Regnier, de Rabelais, d’Ovide, de Petrone, de Martial ? les peintures animées des passions, leur justification & leur analyse, les objets & les leçons, le goût & le sentiment du crime, les termes équivoques qui la laissent entrevoir, &c. sont un langage très chaste ! Il n’y a donc plus d’obscénité dans le monde. La politesse interdit ces propos grossiers (qui pourtant se réfugient encore dans plusieurs comédie) la langue Françoise les proscrit, ils sont méprises des honnêtes gens. Que trouve-t-on de grossier dans les romans de Scuderi, la Calprenede, la Fayete, Villedieu ? Il est peu de romans où ne regne la décence d’expression. Je dis plus les contes de Bocace, de la Fontaine, de la Reine de Navarre, si justement condamnés, ne sont pas obscenes en ce sens, tout y est voilé & déguisé, & la Fontaine a voulu justifier par là dans sa préface ce qui dans la suite lui fit verser tant de larmes. Combien de pieces de théatre qui ne sont que quelqu’un de ces contes mis en action, dans les termes mêmes de l’Auteur ? C’est assurément bien reculer les limites de la modestie, & lâcher la bride au libertinage, de ne proscrire que le langage des crocheteurs. Il seroit aisé par un recueil de ces traits prétendus décens, & qui sont sans nombre, de faire des extraits du théatre qui seroient le livre le plus infame. Mais à Dieu ne plaise que nous souillions cet ouvrage par de pareilles preuves, superflues d’ailleurs pour tout homme de bonne foi qui aime la chasteté ! Dans les principes de la religion & de la vertu on appelle licencieux, on craint comme dangereux, tout discours qui fait naître des idées impures, quoique voilé de termes équivoques, à moins que la nécessité n’oblige à les tenir, comme les Médecins, les Confesseurs, &c. S. Paul, qui défend même de nommer l’impureté, ne nominetur, ne proscrit-il que les grossieretés ? encore même les entend-on dans la bouche des Arlequins & des Sganarelles. Le Saint Esprit, qui dit que les paroles mauvaises corrompent les mœurs, ne parle-t-il que des discours grossiers, que les honnêtes gens n’entendent jamais ? Ce ne sont pas les leçons du Fils d’une Vierge que la seule proposition d’être mère de Dieu troubla : Turbata est in sermone ejus. La gaze légère qui pique la curiosité & laisse tout-entrevoir, le sel ingénieux qui plaît & enfonce le trait plus avant, en mettant en apparence les droits de la modestie à couvert, rassurent la pudeur que la licence eût révolté, & met à son aise le libertinage que la pudeur eût combattu. C’est un corsaire qui arbore le pavillon ami pour venir sans résistance à l’abordage, c’est une amorce où la simplicité du poisson se laisse prendre, & où le cœur corrompu aime à être pris. Une fausse sécurité endort, on en est plûtôt dans le piege. La scène est une femme de mauvaise vie qui fait la prude pour cacher son jeu, & par l’appas d’une modestie superficielle séduit l’ame innocente, qui l’eût repoussée, si on l’eût attaquée ce visage découvert. Qui voudroit laisser tenir à sa femme, à sa fille, les conversations du théatre, tout épuré qu’on le dit ? Le théatre même se rend justice. Dans combien de pieces voit on un Acteur caché, qui a tout entendu, montrer la plus vive & la plus juste indignation d’un entretien qu’on n’auroit osé tenir devant lui, tout innocent qu’on veut le faire croire ?

Une autre sorte d’indécence que l’habitude ne nous permet pas de sentir, c’est le mélange des deux sexes dans les spectateurs, dans les acteurs, dans les rôles. Dans les premiers temps des Républiques Grecques & Romaines les femmes n’étoient point admises aux spectacles. La corruption des mœurs leur en ouvrit les portes, & les y fit venir en foule ; mais un reste de décence leur y fit assigner des places distinguées & une entrée différente. Chez toutes les nations le mélange des hommes & des femmes dans les lieux publics, même dans les Temples, n’est pas souffert. Nos ancêtres n’y étoient pas moins opposés. Il est encore des provinces en France où chaque sexe a sa place marquée dans l’Église, & on avoit établi cet usage dans toutes les missions sauvages du Canada. Cette séparation, si convenable, seroit ridicule à Paris, où l’on se fait une fausse politesse de mêler par-tout les femmes, jusques dans les endroits où elles ont le plus de liberté, & souvent le plus d’intrigues. Voyez cette salle de spectacle, soit que le hasard les rassemble (& en quelle compagnie ne risque-t-on pas de tomber ?), soit que la passion ou le rendez-vous les réunisse, & alors quelle occasion, quelle sollication, quelles avances ! C’est là que règne la licence : les yeux, les gestes, la langue, le cœur, tout s’y donne la plus libre carriere, tout s’y fait entendre, tout s’y fait goûter. Quelle licence n’y fait pas régner ce qui se dit sur le théatre ? a-t-on besoin d’y chercher ni sentimens, ni pensées, ni expressions ? le théatre fait tous les frais, il ne faut que voir & écouter, & le répéter à l’objet qu’on aime ; la conversation est toute faite par les Acteurs. Dans quel état & dans quel dessein y vient on ? Une salle de spectacle est un champ de bataille où les hommes & les femmes se rendent sous les armes pour se combattre avec le plus d’avantage. Quel soldat plus attentif à choisir, à fourbir ses armes, plus exercé à les manier, plus rusé à tendre des embuches, que ces troupes à la toilette ? quelle ardeur, quelle opiniâtreté dans la mêlée ! quelle batterie mieux dressée, mieux masquée, mieux servie ! Voilà les armées en présence, ou plûtôt archarnées l’une contre l’autre. Quelle ardeur pour la victoire ! quelle joie quand on la croit remportée ! Que de blessés, que de vaincus ! Hélas ! ils le sont tous ; les vainqueurs même sont mortellement blessés, & d’autant plus vaincus, qu’ils ont eu le malheur de mieux vaincre. Le démon seul est victorieux, la défaite de la vertu est complette.

Mélange des Acteurs & des Actrices. Les Grecs, ce peuple licencieux, dit-on, sur son théatre, plus jaloux que nous de la décence, ne souffroit pas que les femmes jouassent aucun rôle. A Rome le mélange des Comédiens fut inconnu, jusqu’à la dépravation des mœurs ; il augmenta cette dépravation. Nos théatres, par ce seul endroit, sont mille fois plus dangereux que les Payens avec toute leur prétendue licence, Les Communautés & les Collèges ne souffrirent jamais ce mélange dans leurs pieces ; les seuls Écoliers, les seules Pensionnaires paroissent sur la scène. Cette seule différence arrache au monde tout l’avantage qu’il voudroit en tirer pour l’autoriser. Un sexe dont la pudeur fait la gloire, dont l’immodestie est un poison violent pour les mœurs, étalé aux yeux du public, mêlé avec des hommes, est un monstre d’indécence. Ce n’est pas tout que de s’y montrer : qu’y vient faire cette Actrice ? qu’y entend-elle ? qu’y dit-elle ? qu’y fait-elle ? dans quel état ose-t-elle s’y étaler ? Que doivent faire mutuellement sur leur cœur les Acteurs & les Actrices ? que doivent-ils dire & faire en sortant ? Il est impossible que par ce seul mélange ils ne soient tous des libertins. Aussi que sont-ils tous ? En quel état vient-on s’étaler sur la scène ? dans l’état le plus séduisant. S’il est au monde quelqu’un qui cherche à plaire, si quelqu’un a du goût, de l’adresse, de l’exercice, de la fécondité, pour imaginer, choisir, arranger ce qui peut plaire, c’est une Actrice. C’est son métier, son étude, sa vie. S’il est des jours favorables à la beauté, c’est la représentation sur un théatre. Le spectateur, par quelque faux jour, par l’éloignement, l’embarras de la foule, en perdît-il quelque trait, l’Acteur qui joue avec elle, saisit tout, il est obligé par son rôle de se repaître de cet objet, de lui marquer la plus vive passion. Que fait cette Actrice ? que lui rend on ? tout ce que la plus violente passion inspire. De part & d’autre on s’efforce de la sentir pour la bien exprimer, de la bien exprimer pour l’inspirer ; tous deux bienfaits, tous deux parés, tous deux exercés, tous deux passionnés, peuvent-ils se regarder le plus tendrement, se dire les choses les plus galantes, sans allumer un feu criminel dans leur cœur ? Le spectateur, témoin éloigné, étranger à la piece, en est ému ; l’Acteur, à qui tout s’adresse, & qui se le rend propre, sera-t-il insensible, pourra-t-il s’empêcher de réaliser ce qu’il joue ? Son état seul rend la corruption nécessaire. Aussi quel langage se tiennent les Comédiens après la piece ! le même que dans la piece : mêmes douceurs, mêmes sentimens, toute leur vie n’est que l’exécution de la scène, une sorte de comédie, de délire perpétuel. Il n’est point de plus mauvaise compagnie.

La compagnie du théatre fut toûjours la même ; le vice en a toûjours fait la convocation. Voici le portrait que fait Arnobe (L. 4.) de celle qui se trouvoit aux spectacles de son temps. Elle ne differe de la nôtre qu’en ce que la nôtre est plus mal choisie, plus mal arrangée, plus libre & plus indécente. On y voit, dit-il, les divers collèges des Prêtres & des Magistrats, les Souverains Pontifes, les Quindécemvirs couronnés de laurier, les Flamines, les Augures interprètes des volontés des Dieux, les Vestales chargées d’entretenir le feu sacré, le Peuple, le Sénat, les Consuls, les très-augustes Empereurs, qui approchent si fort de la Divinité ; & ce qui est incroyable, la mère de cette nation guerriere maîtresse du monde (Vénus), s’applaudit de s’y voir représentée par les livrées infames d’une prostituée : Et quod nefarium est audire, gentis Martiæ genitrix, regnatoris populi procreatrix, lætatur Venus, seperaffectus meretricia vilitatis, impudicâ imitatione laudari. Tertullien & tous les Auteurs attestent la vérité de ce portrait. Voilà donc la plus auguste assemblée, composée de tout ce qu’il y avoit de plus sage, de plus grand, de plus vertueux dans le monde, qui regarde, qui écoute des indécences. La bonne compagnie est-elle un garant de vertu ? les Grands sont-ils tous des Saints ? Il s’en faut bien que nos spectacles soient si bien composés, si bien arrangés. Ce n’est plus une affaire de cérémonial & d’étiquette, il n’y à plus de places distinguées pour les états, on en seroit plus grave & plus retenu. Grands & petits, bourgeois & peuple, tout y vient pour son plaisir, y est pêle mêle, sans distinction & sans ordre, & c’est toûjours ce qu’il y a de plus vicieux dans les uns & les autres. Les gens de condition se croiroient ailleurs déshonorés par ce mélange, ils diroient comme Patris :

Retire-toi, coquin, va pourrir loin d’ici,
Il ne t’appartient pas de m’approcher ainsi.

Mais le théatre, comme le tombeau, rend tout égal ; la poussiere & le vice font évanouir toutes les distinctions. Le porte-faix pour son argent a droit de leur répondre :

Ici tous sont égaux, je ne te dois plus rien ;
Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.

Dans le nombre infini d’Auteurs & d’ouvrages sur l’éducation que la chûte des Jesuites fait éclore, on voit une Demoiselle Brohon, Institutrice de la jeunesse, qui a jugé à propos de chausser le cothurne en faveur des jeunes Demoiselles. Elle a mis le livre de la Genèse en drames, comme la Reine de Navarre Margueritte y mit tout l’Évangile, à l’instigation du Ministre Roussel. Elle en a fait un recueil qu’elle a dédié à des enfans Pensionnaires dans le Couvent de Religieuses à Gisors, pour y être représentées, & servir, dit-elle, à leur instruction. Il y a de la religion & de l’esprit dans cette production ; l’Auteur doit avoir de la facilité à faire des vers, sa prose en est remplie ; & quelque intelligence du théatre, en réglant la marche & les gestes de ses Acteurs. Madame de Maintenon avoit eu une idée approchante : elle avoit composé des conversations familieres sur divers sujets de morale, qu’on fait apprendre aux Demoiselles de S. Cyr, & dont on régale les étrangers qui vont voir la maison. On en a imprimé une partie. On dit que M. Tiberges, des Missions étrangères, y a eu beaucoup de part. C’est une tradition chez ses héritieres, les Dames de la Foi, rue S. Maur. Cela peut être ; mais il faut convenir que Madame de Maintenon, qui avoit plus d’esprit & d’aménité que lui, n’avoit pas besoin de son secours. La douceur, la finesse, les agrémens, la légèreté du style, y décellent une femme du grand monde, & ne sentent point le génie d’un homme dur, sec, serré, concis, nerveux, comme l’étoit cet Abbé. Quoi qu’il en soit, ces conversations sont utiles à la jeunesse. Sans sortir des bornes de la paisible modestie du sexe, & donner dans les bruyans mouvemens du spectacle, on y apprend une bonne morale & l’art de converser avec grace & avec fruit.

La Demoiselle Brohon a bien enchéri. Ce sont de vraies pieces de théatres, des scènes, des décorations, des habits, des masques. Elle a altéré en vingt endroits le récit de l’Écriture seulement dans le premier poëme, la Chûte d’Adam. Entre autres il y a deux choses singulieres : un serpent représenté par un homme habillé en Arlequin : une simphonie, tantôt gaie, tantôt lugubre, dans un temps où il n’y avoit ni instrumens de musique, ni gens pour en jouer ; on donne des habits blancs à Adam & Eve, & à la scène 6 on dit qu’ils sont nuds, &c. Tout cela sans doute a été fait à bonne intention ; mais assurément c’est mal s’y prendre pour élever de jeunes filles ; que d’en faire des Actrices & les accoûtumer à regarder le théatre comme une bonne chose, les histoires de l’Écriture comme des comédies. C’est encore bien pis que le style dramatique dont on a fait un crime au P. Berruyer, & que les comédies données dans les Collèges des Jésuites, qui ont préparé leur chûte & contribué à la corruption de la jeunesse. On fait ici d’un théatre un livre classique, & de la profanation des Écritures un catéchisme. Quelle tournure à donner à l’esprit des filles, que de leur inspirer le goût du théatre, qu’on devroit leur faire craindre comme l’écueil le plus dangereux de la vertu ! Il faut que ce goût, ou plûtôt cette fureur soit bien dominante, pour avoir fait penser à une personne qui paroît d’ailleurs sage & pieuse, qu’une éducation théatrale formera de bonnes mœurs, qu’en dégradant l’Écriture on donnera de la religion, qu’une tête pleine depuis l’enfance de décorations, de parures, de farces, fera une bonne fille, une bonne mère, une femme chrétienne, & que les Communautés Religieuses porteront l’aveuglement jusqu’à adopter un systême d’éducation qui choque les premiers principes de la religion & de la vertu. Voyez Mercure d’août 1765.

On ne sent pas dans le monde cette indécence, & on est surpris de mes reproches, tant on est familiarisé avec le vice. Voici une des sources & du désordre & de la surprise. L’esprit philosophique dont on fait tant d’honneur à notre siecle nous entraîne trop loin. Nous a-t-il rendus meilleurs que nos pères moins philosophes ? Ce ton de hardiesse & de liberté sans bornes, cet oubli de toutes les formes anciennes auxquelles tiennent l’ordre & la tranquillité, une insatiable cupidité de l’or, qui a détruit le premier esprit de tous les corps, un luxe extravagant, une licence impudente, un sacrifice entier de toute pudeur & de toute honnêteté, voilà les mœurs de notre siecle ; & on ose vanter notre philosophie qui s’étend de proche en proche ! La saine philosophie n’a-t-elle plus pour objet la sagesse & la félicité des hommes ? S’il y avoit un simple artisan qui ne rougît pas de voir sa fille parmi les femmes de théatre, s’il aidoit au contraire à l’y placer, si sa conduite étoit vûe avec indifférence par ses égaux, cette révolution seroit digne de l’attention d’un État qui veilleroit à ses véritables intérêts. Si l’amant d’une de ces femmes déshonorées par le commerce de leurs attraits, au lieu de rougir de son choix, le confioit insolemment au public, en offrant l’image de la courtisanne dans le temple des arts ; s’il avilissoit ces arts mêmes en exigeant d’eux qu’ils éternisassent ces traits par le marbre & le bronze (le portrait, l’estampe, le buste & la médaille de la Clairon) ; s’il donnoit enfin au vice le prix de la vertu, je m’écrirois, qu’êtes-vous devenu, &c. C’est détruire les fortifications de la place qu’on habite, pour appeler tous les brigands qui voudront s’en emparer, & exposer sa propriété, sa liberté, sa sûreté. Ce sont les réflexions judicieuses d’un homme d’esprit sur les gens de lettres, rapportées dans le Mercure d’octobre 1765. (2. vol.).

Il cite deux passages de deux hommes non suspects par un excès de religion & de décence. Baile (V. Acosta Remarq.) dit : La philosophie réfute d’abord des erreurs ; mais si on ne l’arrête pas là, elle attaque les vérités. Quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne trouve plus où s’asseoir, & ne sait plus où elle en est. Elle ressemble à ces poudres si corrosives, qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elles rongeroient la chair vive, cariroient & pourriroient jusqu’à la moëlle. (Montagne, L. 1. C. 24.). C’est une bonne drogue que la science ; mais cette drogue n’est assez forte pour se préserver sans altération & corruption, selon le vice du vase qui l’estuie. Si dans son fameux paradoxe sur la corruption des mœurs, causée par les sciences, Rousseau se fût borné à la science du théatre, il eût avancé une vérité que l’expérience de tous les siecles & le sentiment de tous les gens de bien eussent démontrée.