CHAPITRE VI.
De l’indécence du Théatre.
Quand on voudra faire l’apologie de la décence du théatre, ce n’est pas apparemment le théatre Italien, celui de la foire, l’opéra comique, les spectacles des boulevards, les parades de Vadé, &c. qu’on citera pour modèles, ni ce nombre infini de spectateurs qui s’en amusent, qu’on donnera pour témoins irréprochables, sur-tout par leurs bonnes mœurs. La comédie Italienne a porté si loin dans tous les temps & la malignité & la licence, que sacrifiant les mœurs & les personnes à la fureur de dire un bon mot, & de faire rire le parterre, elle força Louis XIV à la chasser du royaume. Madame de Motteville, dans ses Mémoires, nous apprend qu’elle fut sur le point d’être chassée pendant la régence d’Anne d’Autriche. M. le Duc d’Orléans, Régent, la rappela, & lui fit promettre plus de circonspection sur les personnalités satyriques, & je crois bien que la crainte des leçons pathétiques que le bâton avoit souvent donné aux anciens Comédiens, a rendu les nouveaux un peu plus sages sur cet article. Mais la licence, qui n’a pas plus à craindre les grands que les petits, n’a pas crû être obligée de se gêner. L’opéra comique & le théatre de la foire ont éprouvé la même justice, & ensuite la même indulgence, aux mêmes conditions. Leurs épaules ont modéré la malignité de la satyre, mais leur cœur s’est encore plus livré à la corruption, & assurément, pour peu qu’on soit soigneux de conserver la chasteté, on ne se permettra la lecture ni de l’ancien ni du nouveau théatre Italien, fatras énorme de sottises aussi plattes que licencieuses, dont on diroit bien mieux que Ménage ne le disoit des épigrammes de Catulle, que l’obscénité en fait tout le sel & la pointe. A plus forte raison s’interdit-on la représentation, plus dangereuse que la lecture, de toutes ces pieces : licence de représentation qui doit être sans bornes, puisque la plûpart des scènes Italiennes, comme on peut voir dans Ghérardi, ne sont ni apprises par cœur, ni composées, mais de simples esquisses, une sorte de canevas, sur lesquels chaque Acteur & chaque Actrice fait toutes les postures, & dit tous les mots qui lui viennent dans la tête, eh, quelle tête ! par conséquent ne s’embarrasse & ne répond de rien. Les paroles s’envolent, les gestes s’évanouissent ; la situation & le jeu du théatre, qui présente tant de faces différentes aux mêmes choses, tout disparoît, & après la piece on peut tout désavouer, & la plûpart des choses s’oublient. On sent bien que les théatre des provinces, moins rafinés, moins polis, plus mal composés, doivent être plus grossiers ; il est inutile d’insister sur leurs désordres, personne ne prend leur défense. On la prend encore moins de ces bouffons montés sur des théatres dans la place publique, qui attirent la populace ; mais on ne pense pas que la dépravation se répand de proche en proche, comme la gangrenne : Sermo eorum ut cancer serpit. En corrompant les différentes parties, toute une nation se trouve enfin corrompue.
A l’occasion du théatre de Favard, dont il parle▶ au long avec éloge, le Mercure d’août 1763 fait une dissertation sur l’Opéra comique & le théatre de la Foire, formé des débris de l’ancien théatre. On y ◀parle▶ des Auteurs qui y ont travaillé, d’Orneval, Fuselier, le Sage, Vadé, Dom Pelegrin (ou l’Abbé Pelegrin, Religieux défroqué pour se faire Poëte comique), le Grand, Carolet, Lafont, Blot, Dancourt, Fagan, Panard, Boissi, Favard & sa femme (à qui selon l’usage on donne toutes les graces, on n’ajoûte pas toutes les vertus), tous gens célèbres par leur licence, qui a fait leur célébrité, plus ou moins grande, selon les différentes nuances de leur modestie. Le dissertateur, qui leur est très-favorable, en convient. En 1719, dit-il, lors des billets de banque (cette date ne remonte pas aux Empereurs Romains) le théatre, alors très-licencieux, ne faisoit que ◀parler▶ le langage des sociétés (& les sociétés le sien). La licence devoit moins être imputée aux Auteurs qu’au public (nous sommes devenus des saints) dont il falloit flatter la dépravation pour l’attirer (belle excuse ! digne apologie des intentions, de la pureté & des effets du théatre). Carolet, obscène comique, ne doit jamais être cité (on le cite deux pages après). Vade est l’inventeur, du moins le coriphée du genre poissard (découverte admirable, glorieuse au siecle & à la nation). Dancourt ne vaut guère mieux, il est plein de grosses gaietés (ces grosses gaietés sont des leçons de vertu). Les plus célèbres tâchèrent de purger le théatre des plus grossieres obscénités (on faisoit grace au reste, l’effort coûte peu, à qui plaisent les grossieretés, encore même ne les bannirent-ils pas). S’ils ne purent remplir entierement leur objet, c’est que l’on étoit prévenu qu’une liberté cynique constituoit ce genre, & en étoit le caractère distinctif (quelle honte & quelle perversion, de s’appliquer de propos délibéré à un genre dont le caractère distinctif est une liberté cynique). L’Abbé Dom Pelegrin fit aussi des pieces en vaudeville, & comme ce spectacle étoit livré à toute la licence que les mœurs toléroient alors, il n’y épargna pas le gros sel. Et de là il alloit dire la messe, ce que les mœurs du théatre toléroient alors. On crioit alors comme aujourd’hui, le théatre est épuré, la licence en est bannie. Apprenons la vérité d’un amateur, ou plûtôt d’un enthousiaste, qui chaque mois en fait l’éloge. Non seulement il avoue, mais il prouve par le détail le plus circonstancié des faits & des personnages, qu’il y règne un très-grand désordre. Tel est encore le caractère des farces qu’on joue toûjours après la piece sérieuse, pour ne pas laisser prescrire les droits de la licence. Ce sont de grosses gaietés. Dancour & ses confrères farceurs sont de gros réjouis qui se conforment aux mœurs du temps pour attirer le public. Les mœurs & la religion depuis 1719 n’ont changé qu’en empirant. Si dans le tragique & le haut comique on ne jette pas un si gros sel, ce n’est pas par respect pour les mœurs, c’est que le genre même l’exclud ; les Princes, les honnêtes gens ne ◀parlent▶ pas comme des poissardes. Mais la fine épicerie en dédommage des palais moins grossiers, mais pour le moins aussi friauds de volupté. Pour trouver cet assaisonnement qui fait avaler le crime avec plaisir, on n’a pas besoin de voyager à l’isle de Cythère, le cœur & l’esprit sont de grands maîtres, & la faim n’est pas moins irritée.
L’Opéra ne mérite pas plus de grace. Sans être grossierement licentieux, comme les Italiens, les deux Foires, les Boulevards & les Farces, cinq spectacles notoirement & unanimement reconnus mauvais, l’Opéra n’est rempli que de galanterie & de principes de vice, peintures agréables de l’amour, exhortations à la tendresse, justification de la passion, mépris de l’innocence & de la modestie. De plus de deux cens opéra il n’y en a pas un dont on pût tirer autre chose. Personne encore ne s’est avisé de l’en défendre. En tenter la réforme, ce seroit le détruire ; c’est son genre, son caractère distinctif, comme les grosses gaietés font celui de l’Opéra comique. C’est une question problématique, quel des théatres est le plus dangereux. Chacun décide selon son goût, c’est-à-dire selon qu’il est plus ou moins affecté de l’un ou de l’autre. Ils ont tous raison, parce que le danger est toûjours respectif. Les gens de bien & les mondains, dans leurs condamnations ou leurs apologies, tiennent le même langage, & partent du même principe. D’où il résulte une condamnation générale. Un tempérament doux, tendre, délicat, sensible, est enchanté du langage lyrique, où jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement. Il est enlevé par la musique, la danse, les machines, & va se foudre, pour ainsi dire, dans ses délicieuses langueurs. Il abandonne sans regret les bouffonneries, les équivoques, les obscénités, dont la grossiereté révolte. Un caractère vif, malin, brusque, libertin, qui aime la débauche, se plaît dans l’ordure, & s’endort aux fades déclarations des Rolands, des Atis, des Amadis, &c. Boileau, bon connoisseur, & partisan du théatre, fait ainsi le portrait de l’Opéra (Sat. 10.).
De quel œil penses-tu que ta Sainte verraD’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,Ces danses, ces Héros à voix luxurieuse,Entendra ces discours sur l’amour seul roulans,Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul Dieu suprême,Il faut immoler tout, jusqu’à la vertu même,Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer,Qu’on n’a reçû du ciel un cœur que pour aimer,Et tous ces lieux communs de morale lubriqueQue Lulli réchauffa des sons de sa musique ?Mais de quels mouvemens dans son cœur excitésSentira-t-elle alors tous ses sens agités ?
Le théatre de Londres est encore moins décent, & l’Anglois, plus sincère, ne prétend ni se justifier lui-même, ni excuser ses Actrices. Aussi libre dans ses mœurs que dans son gouvernement & sa doctrine, il ne s’embarrasse pas même de sauver les apparences. Le Traducteur du théatre Anglois, qui s’est efforcé d’en diminuer l’indécence, en retranchant les traits les plus choquans, y en a laissé bien d’autres qui ne font pas regretter ce qu’il a supprimé. Les Lettres Juives (qui en ◀parlent▶, Tom. 5. Lett. 143.) disent : Si l’on ôte au théatre cette modesti nécessaire aux bonnes mœurs, si on cherche à corrompre l’esprit & le cœur par des peintures agréables du vice, comme dans tous les maquignonages de Dancour, avec quelque génie qu’on exécute un dessein si pernicieux, on doit être regardé comme un empoisonneur qui donne un goût agréable à des liqueurs mortelles. Les comiques Anglois manquent à la bienséance & aux bonnes mœurs ; leurs beautés sont obscurties par des morceaux entiers où la pudeur n’est pas respectée. Quel aveu dans un Écrivain qui ne la respecte pas toûjours ! M. Bernard (République des Lett. avril 1701.) en fait un plus fort encore. Nous l’avons rapporté L. 4.
On trouve sur le théatre Anglois un trait singulier, qu’on ne s’aviseroit pas d’aller chercher au concile de Constance. Cette assemblée ecclésiastique, si célèbre par les plus grands événemens, par la déposition de trois Antipapes, les prétentions si contestées à Rome de la supériorité du Concile sur le Pape, la dégradation du Duc d’Autriche, l’élévation du Burgrave de Nuremberg à l’électorat de Brandebourg, la proscription du tyrannicide, la condamnation de quarante-cinq propositions de Wiclef & de deux cens autres in globo, le supplice de Jean Hus & de Jérôme de Prague, ce concile seroit-il inscrit dans les fastes du théatre ? Ces événemens si extraordinaires & si intéressans y avoient attiré un monde infini : on campoit hors la ville, trop petite pour le contenir. C’étoit une espèce de foire, où il vint de toute sorte de Marchands débiter leurs marchandises, entr’autres trois cens Batteleurs & quatre cens Courtisannes, l’un ne va point sans l’autre, quoique à la vérité ce nombre soit un peu fort. C’étoient alors des bandes séparées, parce qu’il n’y avoit que des hommes qui montassent sur le théatre. Aujourd’hui ces deux compagnies ne font qu’une troupe, composée d’Acteurs & d’Actrices. Pendant la tenue du Concile l’Empereur Sigismond vint à Constance. Les Anglois, qui y étoient en grand nombre, le régalèrent à son entrée par une piece de théatre ; ils exercèrent plusieurs de ces batteleurs, & se signalèrent par un spectacle nouveau pour l’Allemagne, d’où il se répandit dans toute l’Europe, & singulierement en France, où l’on vit depuis des troupes de Confrères qui représentoient des mystères. Ce fut un mystère en effet qu’on représenta à Constance, la Naissance du Sauveur, l’Adoration des Mages, le Massacre des Innocens ; ce qui faisoit trois pieces plûtôt qu’un drame régulier. L’Enfant (Hist. du Concile, Tom. 2. L. 5. N. 6.), qui rapporte ce fait d’après divers Auteurs qu’il cite, fait une dissertation très-peu importante pour savoir si les Anglois en sont les premiers auteurs, ou si ce fut le fameux Reuchlin ou Fumée à qui cet honneur soit dû, comme les Allemands le prétendent. On seroit étonné de voir la sainteté d’une si vénérable assemblée si peu respectée, si on ne savoit que les Comédiens ne respectent rien ; mais on auroit tort de tirer avantage de son silence, pour autoriser le théatre, soit dans le mystère donné à l’Empereur, auquel vrai-semblablement grand nombre de Prélats assistèrent, parce que ce spectacle, jusqu’alors inconnu, fut regardé dans les idées du siecle comme un acte de religion, soit pour les Batteleurs & les Courtisannes, qu’on ne le soupçonnera pas sans doute d’avoir approuvé, parce que ces saintes assemblées, uniquement occupées des affaires de religion, n’ont jamais prétendu avoir inspection sur la police. Quoique l’Église ait toûjours condamné la comédie, on ne voit point qu’à Nicée, à Ephese, à Constantinople, à Carthage, à Trente, elle ait fait fermer les théatres. Le Clergé de France n’approuve certainement ni l’Opéra, ni la Comédie, ni les Italiens, ni les innombrables Courtisannes qui infestent Paris ; aucune de ses assemblées s’en est-elle mêlée ? Les Évêques se bornent à défendre dans le for de la conscience, à excommunier, à exhorter, à faire prêcher ; le reste est l’affaire du Magistrat.
Le théatre Espagnol se sent de la gravité de la nation. Madame Motteville (Tom. 5. an. 1659.) en ◀parle▶ ainsi. La comédie se fit au palais de Madrid à la lueur de quatre gros flambeaux. Aux deux côtés de la salle étoient deux niches fermées de jalousies. Le long de ces côtés étoient deux bancs couverts de tapis, où les Dames vinrent s’asseoir. Derriere ces bancs & fort loin les Seigneurs étoient debout, le Roi, la Reine, l’Infant, au milieu, assis contre un paravant. Les hommes y étoient séparés des femmes, &c. Cet arrangement, un peu triste, & si différent de la distribution légère & galante de la Comédie Françoise, est certainement moins dangereux & plus décent que la confusion des rangs & le mélange des sexes qui règne en France. Le fonds & le goût sont plus différens encore. Le spectacle dont on fait la description fut donné à l’occasion du mariage de l’Infante Marie-Therese avec Louis XIV, où l’on eût vû en France un monde infini. On ne vit à celui-ci que le Roi, la Reine, la Famille Royale, dix ou douze Dames, autant de Seigneurs, un Grand d’Espagne, & le Maréchal de Gramont, Ambassadeur, avec sa suite. L’Espagnol est trop grave pour aimer ce tas de futilités & d’indécences. La passion des François y passe pour une véritable folie. Il n’y a eu pendant long-temps au-delà des Monts que le théatre de la Cour plûtôt par grandeur que par goût. On s’en embarrasse si peu que les Acteurs y sont mauvais, mal payés & en petit nombre. On ne les connoît presque pas dans les provinces. Ce ne fut qu’en 1751 qu’on s’avisa d’en construire un à Burgos, capitale de la vieille Castille, l’une des grandes & des riches villes d’Espagne. Il parut l’année suivante un ouvrage Espagnol d’un Bénédictin contre les spectacles, où l’on prouve qu’ils sont contraires à la religion & aux mœurs. Il n’en fallut pas davantage. Les pieux Magistrats de Burgos, touchés de cette lecture, firent démolir le théatre qui s’y venoit de bâtir, & qui avoit coûté vingt mille ducats. Breuve frappante de la rareté des théatres, de la piété des Magistrats, de l’idée qu’en ont les peuples. On peut voir (Journ. de Trévoux, avril 1743. art. 39.) un fort bon extrait du livre Espagnol qui condamne le théatre.
Le spectacle Espagnol est plûtôt dans le romanesque de la chevalerie que dans la bassesse de l’obscénité ou la petitesse de la bouffonnerie : goût analogue au génie de ces peuples, dont les amours héroïques, filés au clair de la lune, sous les fenêtres d’une invisible, sont l’original des aventures de Don Quichotte, & d’ailleurs délicats, jaloux & constans, ne s’accommodent ni de la vénalité des Frétillons, ni de la légèreté des Zéphirs (noms de guerre de la… & du…), & n’accéderont jamais à des traités de société & de partage où on ne jouit qu’à son tour au prorata de la mise. Corneille en a profité. Il avoue dans ses préfaces avoir pris la plûpart de ses pieces, & les plus belles, des Auteurs Espagnols, dont il a traduit ou francisé les pensées, les plans & le style. C’est à ce théatre grave & sérieux, qu’il s’étoit rendu familier, qu’il doit l’élévation & la décence du sien. L’enflure & la jalousie Espagnole y ont bouffi la grandeur Romaine, & banni la licence Françoise. Ce goût dramatique est moins dangereux que le goût François. Les trois cens pieces de Lopès de Vega, & les trente plagiats de Corneille n’alarment pas tant la conscience qu’une seule comédie de Moliere, comme tous les romans des Amadis, des Chevaliers du Soleil, de la Table ronde, &c. où les Paladins alloient pour fendre les géans, mettre en fuite des armées, & conquérir des royaumes, en invoquant leur Dame, ne font pas autant de mal qu’un seul de nos romans à la mode. Ainsi nos premiers romans de Scuderi, de la Calprenede, les Pharamons, le grand Cyrus, avec leurs dix ou douze tomes, n’ont pas un poison si dangereux que nos brochures. Et je ne doute pas que leur décence n’ait contribué à les faire tomber : on n’aime que ce qui peint naturellement & fait saisir vivement l’objet des passions criminelles, suit leur marche, excite leurs sentimens, en fait goûter le plaisir, en assure les progrès, aiguise leurs traits émoussés par la satiété, en un mot, allume, ranime, entretient les ardeurs de la concupiscence & le foyer du péché. Ce goût de licence & de malignité est l’habit & l’air à la Françoise dont on charge ces ouvrages étrangers qu’on naturalise, & qui donne droit de se les approprier. Il y a apparence que la multitude des François qui se sont répandus en Espagne pendant le regne de Philippe V ont fait ce qu’ils ont pû pour y introduire la licence théatrale. Je ne sais s’ils ont réussi.
Ils auroient trouvé bien des obstacles, si l’on avoit cru Bovadilla, Conseiller d’État de Philippe III. Dans sa Politique (Tom. 2. L. 5. C. 4. N. 24.) il condamne absolument tous les spectacles pendant le carême, & en tout temps toutes les pieces où l’on mêle des choses saintes, comme une vraie profanation, per la indiguidad dellos é indevota disposition de los ojentes, por el inconveniente de mesclar entrameles profanos con historias sagrados. Et en général il regarde le théatre comme une école du vice ; il blâme le goût du peuple, que le gouvernement ne devoit pas souffrir, & qui a été toûjours reprouvé par les gens sages & pieux, dont il cite un grand nombre : Se hasion con tan excessivo gusto, con tanta profanidad y vanidad non ai cosa tan contraria à las buenas costombres, como assistar a las comedias, que son escuelas publicas de peccados. Il veut que les Magistrats ne souffrent pas non plus les mascarades, charivaris, bals nocturnes, laquel licentia non deva recatar el Corregidor. La gazette d’Avignon (22 février 1765, art. de Madrid) dit qu’en dédommagement de quelque perte qu’avoit faite l’Hôpital de S. Antoine, le Roi d’Espagne a ordonné qu’il seroit levé en faveur de cet hôpital quatre maravedis (environ deux liards) sur chaque personne qui iroit à la comédie (il n’en coûte que trois ou quatre sols). Je ne sais si les Comédiens Espagnols font autant d’éloges de leur charité que les François de l’imposition qu’on a mise sur eux en faveur de l’Hôtel-Dieu, à peu près comme si des joueurs vantoient leur zèle pour l’École militaire, parce qu’ils payent le droit des cartes, & les libertins de Naples leur amour pour les pauvres, parce qu’on prend quelque chose sur les profits des Courtisannes. La maison d’Autriche n’a jamais paru aimer le théatre ; il n’y a que l’Impératrice régnante qui a fait passer le Rhin aux spectacles François, que ses ancêtres avoient aussi peu goûté que la nation. Ce goût s’est répandu dans les autres Cours Allemandes. On l’a tellement pris, que dans les fêtes données à Vienne pour la fête du mariage du Roi des Romains, l’Impératrice a fait représenter plusieurs comédies par les Archiduchesses ses filles ; ce que ni Charles V, ni Charles VI, ni les Ferdinands, ni les Maximiliens n’avoient jamais eu la pensée de faire.
Par cette raison, il y a très-peu de chose à dire sur le théatre Allemand. Il ne fait presque que de naître, quoique, comme nous l’avons dit, il date de Reuchlin & du Concile de Constance. Quelques pieces Françoises & celles de l’Abbé Metastasio, qui pourroit employer ses talens à des ouvrages plus convenables à son état, en ont fait jusqu’ici les frais, & le tout rendu assez mal par des détachemens des troupes Françoises, car c’est toûjours en France que se font les recrues. Les Allemands ne sont ni Acteurs ni Auteurs. Quelques Princes, qui y sont en grand nombre, ont daigné monter sur le théatre pour jouer, & tailler leur plume pour composer, ce qui fait plus d’honneur au théatre qu’au trône, & qui aparemment n’ira pas loin. On donne au-delà du Rhin des embellissemens à la scène, qu’on ne connoît pas à Paris ; c’est un théatre, ou plûtôt une place immense, où l’on fait rouler les carrosses des Dieux & des Héros, & les charrettes du peuple, où l’on tient des foires, où un régiment de Cavalerie fait des évolutions sur de vrais chevaux, non sur des haquenées de carton, &c. Mauvais goût, l’œil se perd dans ce cahos, & ne s’amuse plus dans ces spectacles ; comment même faire entendre ni les voix ni les instrumens ? Les Grecs & les Romains avoient le cirque, le stade, l’arêne pour de pareils jeux. Jamais ils n’ont chargé leur théatre de ces énormes objets. Par-tout même indécence, passions de toute espèce, galanterie voilée, équivoques dans les discours, juremens, nudités, fard, masque, mélange des sexes, caractere des spectateurs, même danger pour la vertu, même anathème de l’Église. C’est ici tout comme là : Arlequin dans la lune peut par-tout jouer son rôle. Le mal gagne du côté du Nord. Des Comédiens François ont percé jusqu’à Pétersbourg ; je doute qu’ils pénètrent en Sibérie. Ils ont fait traduire quelque farce de Moliere en vers Moscovites, ce qui doit faire un plaisant effet, la frivolité, la dissolution Françoise, & la barbarie Russe. Ce qui arrêta dans l’Empire, & par conséquent dans tout le Nord, les progrès du théatre ; ce fut une ordonnance de Charles-Quint, donnée à Ausbourg l’an 1548, rapportée par Gregor. Tolosan (Sintag. L. 4. C. 16. n. 13.) & par les Compilateurs des constitutions Impériales, par laquelle ce Prince (art. 26.) chasse de l’Allemagne tous les Comédiens, histrions, bouffons, joueurs de gobelet, vendeurs d’orviétan, &c.
Il est très-comique d’entendre Moliere, dont l’éruditiou n’égaloit pas celle de Scaliger & de Saumaise, disserter gravement (Préface du Tartuffe) sur la distinction entre l’ancienne & la nouvelle comédie, & avancer que les saints Peres, dont il avoit peut-être entendu prononcer le nom dans les Litanies, n’avoient jamais déclamé que contre cette ancienne prostituée qu’il abandonne généreusement à leurs traits, mais non contre la courtisanne moderne, qu’ils auroient canonisée, & proposée à tout le monde comme un exercice de dévotion où lui Moliere prêchoit beaucoup mieux que Bourdaloue, contre laquelle les Prédicateurs ne ◀parloient▶ que par jalousie. Nous laisserions cette réponse dans quelque scène de Pourceaugnac, si elle n’avoit d’autre partisan que ce grave docteur ; mais bien des gens de tout un autre poids la répettent, sans savoir peut-être qu’ils sont l’écho de Moliere, & sans penser, non plus que lui, que quatre pages après, dans les mêmes pieces qu’il a cru justifier, il détruit lui-même son apologie par ses farces licencieuses.
Il est d’abord singulier qu’on veuille mettre une différence entre les anciennes & les nouvelles pieces de théatre, tandis que tous nos dramatiques se piquent & se font un devoir & un mérite d’imiter les anciens. On a toûjours Athènes & Rome, Sophocle & Térence à la bouche ; le plus grand éloge est de marcher sur leurs traces, le plus mauvais goût de s’en éloigner. On les copie si bien, que le plus souvent on ne fait que les traduire ; on en emprunte le sujet, l’intrigue, le dénouement, les sentences, le style. Que sont donc les pieces d’Œdipe, d’Oreste, d’Iphigénie, d’Ajax, d’Andromaque, l’Amphitrion, l’Andrienne, les Menechmes, &c. que l’ancienne comédie mise en François ? Voilà donc de bien mauvais imitateurs, si les deux théatres sont si différens. Qu’on les compare ; nous avons les pieces de comparaison, Sophocle, Euripide, Aristophane, Plaute, Térence, Sénèque, sont entre nos mains. A l’exception de Plaute & d’Aristophane, qui sont trop libres, qui ne le sont pas plus que Moliere, qui le sont moins que Poisson, Dancourt, Vadé, le théatre de la Foire, tous les dramatiques Grecs & Latins sont autant & plus décens que les nôtres, & moins séduisans, moins galans, moins dangereux que Racine. Ils sont même remplis de sentences morales que le christianisme ne désavoueroit pas, & sont des censures très-justes des mœurs de leur temps, qui ne font grace à aucun vice. Tertullien, grand ennemi des spectacles, avoue (C. 10) qu’il y a bien des pieces honnêtes, dont la plus exacte pudeur ne rougiroit point. Il n’interdit pas moins le spectacle. Cette modestie momentanée ne sauve pas le danger commun du théatre. Il se peut qu’avant ou après les pieces honnêtes on donnoit des farces licencieuses. On voit bien que nous imitons les anciens. Le P. Brumoy, Jesuite, a crû bien employer son temps à traduire la plûpart des pieces Greques, à en faire l’analise, & à composer un grand traité sur le théatre d’Athènes. Il ne se plaint point de leur licence. Eût-il dû les traduire & les analiser, si elles eussent été licencieuses ? Les Jesuites ont fait cent commentaires sur ces anciens poëmes, ils les ont mis entre les mains de la jeunesse, avec quelque léger retranchement. Jamais ils ne se sont avisés de faire des livres classiques de Moliere, Monfleuri, Renard, &c. Le plus grand mal du théatre ne fut jamais précisément l’indécence grossiere des expressions, on y a toûjours ◀parlé▶ comme l’on ◀parle▶ dans le monde ; son danger, son crime est dans l’assemblage artificieux d’une infinité de choses mauvaises, dont l’union rend nécessairement vicieux, les sentimens de toutes les passions, les exemples de tous les crimes, l’irréligion, la morale corrompue, l’immodestie, le jeu, la mollesse, les intrigues des Actrices, la mauvaise compagnie qui s’y rassemble, la liberté des foyers & des coulisses. Sur tous ces points la prétendue réforme est à naître ; nous sommes les héritiers de nos devanciers, nous avons même grossi leur patrimoine, les enfans sont pire que les parens : Ætas parentum pejor avis talit nos nequiores mox daturos progeniem vitiosiorem. Plaise au ciel que nos successeurs ne vérifient pas la prédiction d’Horace !
De quel âge de la comédie, de quels saints Pères prétend-on ◀parler▶, quand on la dit si différente de la nôtre ? est-ce sous le règne des Empereurs Payens jusqu’à l’établissement du christianisme, ou sous le règne des Princes Chrétiens depuis Constantin ? J’avoue que sous Caligula, Néron, Commode, Héliogabale, la corruption de la Cour, de la ville, de la scène, étoit au comble de l’horreur. Ce furent des orages passagers. Tibère, Vespasien, Tite, Trajan, les Antonins, ne souffrirent point ces excès ; ils étoient tombés d’eux-mêmes par la mort des monstres qui s’y livroient. Le christianisme les foudroie, la politesse de nos mœurs les déteste. Indépendamment de la religion, rien ne seroit plus dégoûtant. Jamais ni les anathèmes des Pères ni les apologies des Comédiens n’ont roulé sur des objets unanimement proscrits par tout le monde. En tout cas il n’y auroit que les Pères des deux premiers siecles, dont on pourroit, sous ce prétexte, éluder la condamnation. Mais depuis Constantin, sans même excepter le regne fort court de Julien l’Apostat, tout ce qui est monté sur le trône des Césars n’a plus mérité de pareils reproches, tout au contraire a employé son autorité avec zèle, jusqu’aux Princes Wisigots, pour purger les spectacles. Ils furent plus décens que de nos jours. Ainsi tout ce qu’ont dit Lactance, S. Basile, S. Chrisostome, S. Augustin, S. Ambroise, Salvien, & tous les autres Pères, porte à plomb sur nos théatres, moins épurés que ceux de leur temps. Aucun Concile n’a défendu les théatres des Payens, ils ne subsistoient plus lorsqu’on les a tenus ; on n’a interdit que ceux des Chrétiens. Les loix & les canons innombrables que nous avons rapportés (Liv. II.) n’ont eu d’autre objet, parce que malgré la religion dominante, l’autorité du trône, les anathèmes de l’Église, la prétendue réforme, le théatre a toûjours été & sera toûjours l’école du vice. C’est sa nature, on a beau l’élaguer, on n’arrachera jamais cet arbre : Naturam expellas furcâ, tamen usque recurret.
Je n’abandonne pourtant pas les Pères des deux premiers siecles. Distinguons avec eux l’idolâtrie, qui déshonoroit les théatres Payens, des autres désordres inséparables de ces jeux pernicieux, donnés par des ames basses, corrompues & mercenaires, qui font métier de la licence, & fréquentés par des libertins & des impies qui y apportent, y pratiquent, y enseignent le vice, & convenons avec tous les Pères qu’il doit être proscrit sans réserve. Qu’on compare le langage des premiers Pères avec celui des derniers, par-tout mêmes principes, mêmes raisonnemens, mêmes alarmes, par conséquent même objet, bien différent des monstrueuses débauches des Nérons & des Commodes. Qu’on les compare avec les canons des Conciles, dont la précision & la sagesse sont au-dessus de tout soupçon de déclamation, par-tout même esprit, même doctrine, mêmes expressions, par conséquent même matiere de péché, très-différente du culte idolâtrique des premiers temps. Qu’on les compare enfin avec tous les Prédicateurs & les livres de piété de notre siecle, qu’on fasse un discours tissu des seules paroles des Pères contre la comédie, personne qui n’y trouve peint au naturel ce qui se passe parmi nous : c’est toûjours le même cri de la religion & de la vertu, les mêmes armes contre l’ennemi commun de tous les siecles, qui a toûjours tendu les mêmes pieges & fait les mêmes ravages.
Avant même les Empereurs Romains, c’est-à-dire avant le regne de la licence théatrale, tandis que la République avoit encore des mœurs & de la décence, sous les yeux de ces sages Consuls qui en soûtenoient la majesté, de ces austères Censeurs qui en prévenoient & punissoient si sévèrement le désordre, on tenoit le même langage. Les loix se déclarèrent le plus fortement, l’édit du Préteur attacha l’infamie au métier de Comédien. Toutes les personnes sages suivoient la même conduite. Il n’étoit pas question de dissolution & de scandale public ; l’eût-on soufferr, tandis qu’on ne laissoit pas impunies les fautes légères ? En effet les pieces de Térence sont plus châtiées que les nôtres ; tous les Collèges les mettent entre les mains des jeunes gens ; Madame Dacier, dont la vertu ne fut jamais douteuse, Port-Royal, dont la morale sévère n’alloit que trop loin, en ont donné des traductions avec des commentaires. Celles de Plaute sont moins modestes ; elles le sont cependant plus que la moitié du théatre de Moliere, des Italiens, &c. Le Payen dans le centre de la corruption fait honte au Chrétien dans le sein de l’Église. Rendons-nous justice, on diroit, je le répette, que les Pères n’ont ◀parlé▶ que pour nous, qu’ils n’ont écrit que d’après nos théatres. En entendant S. Chrisostome, on dit, voilà nos spectacles, nos danses, nos chansons, nos décorations, nos Acteurs, nos Actrices, nos loges, notre parterre, nos coquettes, nos Marquis. Ce n’est pas à Constantinople, c’est à Paris qu’il prêche. Bourdaloue & Massillon en font peut-être moins exactement le portrait. C’est qu’après tout l’Évangile est toûjours le même, le cœur humain est toûjours foible, toûjours porté au mal, les plaisirs également séduisans, les occasions périlleuses. Le rafinement du siecle en aiguise les traits, la gaze légère de politesse en relève le goût. Les femmes de théatre, mieux aguerries, ne différent des autres femmes perdues que par une impudence plus étudiée & une pruderie plus artificieuse :
Comica componet lætis spectacula ludis,Ardentes juvenes, raptasque in amore puellas,Delusosque dones agilesque per omnia servos.Manilius, L. 5.
Ces vieillards trompés, ces jeunes gens amoureux, ces filles séduites, ces valets si lestes pour servir les amours de leurs maîtres, cet amas de toute sorte de désordres, étalés sur la scène pour l’éducation publique, avec tout l’agrément dont on peut s’aviser, faut-il pour le trouver, remonter au temps de ce Poëte astronome ? Non : c’est le théatre du dix-huitieme siecle. Il faut sans doute qu’il en ait lû dans les astres l’horoscope, & prédit les mœurs, l’esprit, & la réforme.
Le Mercure de juillet 1765 (2. vol.), après avoit pompeusement détaillé ce que l’approbation marquée du Roi a fait faire en divers endroits en faveur du sieur Belloy, ajoûte : A Athènes, du temps de Sophocle, l’Auteur dont la piece étoit agréee par l’Aréopage, étoit couronné dans le lieu même où s’assembloit cet auguste Sénat ; on lui décernoit un triomphe public, & le Poëte couronné, quoiqu’ordinairement il eût été Acteur de ses pieces, n’en parvenoit pas moins aux souveraines dignités de la République. Sophocle fut Archonte. Quelle source de réflexions pour l’esprit philosophique ! Les Aréopagites d’Athènes étoient-ils plus frivoles que les François ? on n’ose le croire. Les François seroient-ils encore à cet égard dans le plus honteux barbarisme ? on n’ose le dire. Tout ce qu’on peut conclurre, c’est que le peuple Athénien étoit un peu plus conséquent que le peuple François. Les honneurs décernés à M. du Belloy nous rapprochent au moins du temps lumineux dont nous venons de ◀parler▶. Heureux celui de nos successeurs qui le premier aura le plaisir d’annoncer la fin de nos erreurs sur nos opinions par rapport à l’art du théatre !
Tout est faux dans ces réflexions soi-disant philosophiques : chaque mot démontre l’aveuglement d’un enthousiaste. Il est vrai que les Grecs n’avoient point de loix qui attachassent l’infamie légale au métier de Comédien. Ces loix n’ont été portées que par les Romains dans les temps lumineux de la République vertueuse, qui valent bien le lumineux des Grecs. Ce peuple, le plus ingénieux, mais le plus frivole & le plus débauché qui fut jamais, ne connoissoit pas même cette punition d’infamie légale, fruit de la pureté & de la décence des mœurs & de la législation Romaine, à peu près comme si on vouloit prouver que les Comédiens ne sont pas excommuniés parmi les Chrétiens, parce qu’ils n’étoient pas excommuniés chez les Grecs. Mais le mépris public pour ce métier infame & corrompu fut toûjours chez tous les peuples. Ces loix Romaines ont subsisté dans les deux Empires, & subsistent encore chez tous les peuples, malgré toutes les révolutions des religions & des États, & à l’exception de quelques têtes théatrales qui voudroient rendre tout le monde Comédien, elles ont toûjours été regardées comme très sages par l’univers entier. Jamais la Grèce n’a élevé aux honneurs des Acteurs de profession, mais seulement quelques Auteurs (ce qui est fort différent). Un honnête homme, un Ecclésiastique, un Religieux, peut faire quelque piece ; il se déshonoreroit de monter sur le théatre. Les P P. Porée, Brumoy, les Abbés Abeille, Boyer & Pelegrin, Corneille même, Racine, Crébillon, Voltaire, quoique laïques, sont-ils jamais entrés dans aucune troupe ? Quel Acteur a été reçû dans une charge ? le Kain, Brizart, Molé, tout grands qu’ils sont sous la plume du Mercure, seroient-ils reçûs Présidens à mortier, parce que Sophocle fut Archonte ? On ne trouvera pas que Sophocle fût acteur, même de ses pieces ; ce n’est qu’une idée de théatre. L’eût-il-été, on sait qu’un gentilhomme ne déroge pas en travaillant sa propre terre, ira-t-il se louer laboureur ? Labienus à Rome fut regardé & se regarda comme dégradé, pour avoir joué une fois, à la priere de César, dans une de ses pieces. Les loix Romaines furent suivies en Grèce comme ailleurs. Les Empereurs Grecs Théodore, Arcade, &c. ont enchéri par des loix nouvelles sur la rigueur des premieres. Personne n’a ◀parlé▶ plus fortement contre les spectacles, que les Conciles & les Pères Grecs, S. Chrisostôme, S. Basile, S. Grégoire de Nazianze, &c. gens qui non seulement par leur vertu, leur dignité, leur science, ce qui ne souffre pas même de comparaison, mais par leur esprit, leur talent, leurs ouvrages, valent tous les Sophocles, les Euripides, & tous les Mercures anciens & modernes ensemble. Je sens que le suffrage des Conciles, des Pères, de l’Église entiere, est d’un fort petit poids au tribunal du Mercure ; mais du moins l’Aréopage est il plus respectable que le Sénat Romain, que tous les Parlemens de France constamment déclarés contre les spectacles ? Il le dira à l’oreille de quelques jeunes Magistrats qui fréquentent la comédie, & qui véritablement peuvent se donner eux-mêmes en preuve de la proposition, & nous rapprocher des temps lumineux de la Grèce : Tous les siecles de l’Empire Romain & de l’Église Chrétienne ne sont que des temps ténébreux, le théatre possede seul la lumiere. Dans les temps les plus lumineux de la Grèce, il falloit donc que la lumiere fût bien partagée, car il est certain que Solon, Licurgue, Thémistocle, Platon, Aristote, lui ont été très-opposés, que Sparte ne l’a jamais souffert. Ces nuages sont bien épais, les rayons du Mercure auront bien de la peine à les dissiper. Mais ce Mercure, qui va ramassant de tous côtés tant de fleurettes pour les femmes, souvent très-licencieuses, pense-t-il qu’il est ici aussi peu galant que respectueux ? peut-il citer avec tant d’éloge une nation qui n’a jamais admis de femme sur le théatre pour y jouer aucun rôle, ni permis aux femmes de venir au spectacle ? Quoi ! point d’Actrice, point de spectatrice, point de coulisses, de foyers, de loges ! point de femmes au spectacle ! Eh ! on n’y vient que pour elles, c’est leur empire, leur triomphe. Voilà le vrai ténébreux & le plus honteux barbarisme d’une nation. Moins timide que le Mercure, j’ose dire & croire que les Grecs à cet égard étoient des barbares. Ce mot barbarisme, terme de grammaire, comme le solécisme, signifie une faute contre la langue par un terme ou une phrase qui n’est point d’usage. L’Académie, Richelet, Furetiere, Danet, tous les Dictionnaires n’y donnent point d’autre signification. Ainsi dire que les Comédiens sont infames, ce n’est pas ◀parler François, ou comme le Bourgeois Gentilhomme, faire des incongruités de bonne chère & des barbarismes de goût. Le Dictionnaire de Trévoux ajoûte que barbarisme signifie encore une secte de gens qui vivent sans société, sans former de corps ni religieux ni politique, ou qui nient l’existence de Dieu, un vrai athéisme. Cette secte est une chimère ; il n’y a point de secte sans liaison & société, & il n’y a point de peuple au monde sans religion, sans connoissance de la Divinité, sans former de corps politique. Si l’Auteur l’entend ainsi, il croit donc que le Sénat, le peuple Romain, les Conciles, les Pères, l’Église Catholique, qui condamnent les spectacles, sont des athées, des bêtes féroces, qui vivent sans société, sans religion. Cet arrêt lui-même seroit un peu barbare. Peut-être a-t-il voulu faire entendre que d’être opposé à la comédie, c’est penser en barbare. Nous dirons de même, pour exprimer les façons de penser des peuples, sauvagisme, turquisme, chinisme, anglisme, gasconisme, théatrisme, &c. La proposition de l’Auteur est un théatrisme ; ce qui dans la religion & les bonnes mœurs est un vrai barbarisme. Il accuse les François d’être peu conséquens sur le théatre. Il a raison ; les Romains l’étoient aussi peu : Tertullien & S. Augustin le leur reprochoient. Les Grecs, dont il vante si fort la dialectique, ne l’étoient pas davantage. Si la comédie n’est pas un mal, pourquoi en exclurre les femmes ? Si elle est un mal, pourquoi y souffrir les hommes ? Quelle fatalité ! les théatristes même tombent dans le barbarisme. La vraie inconséquence des François, comme des Romains, est de fréquenter, de souffrir le théatre que leur religion & leurs loix proscrivent. On va au théatre : donc il n’est point infame. Quel raisonnement ! On est impudique, usurier, médisant : donc ce ne sont point des crimes. Moi, je dis : Le théatre est infame, l’usure l’impudicité, la médisance sont des crimes : on a tort de se le permettre. Qui raisonne plus juste ? qui part du vrai principe & tire la vraie conséquence ? L’Auteur finit par ces mots, la fin de nos erreurs sur nos opinions : expression louche, qui ne rend pas ce qu’il veut dire. Par rapport à l’art du théatre, c’est une erreur sur une opinion. L’art de faire des poëmes dramatiques, l’art de les déclamer, n’est point infame ; mais ceux qui font métier de l’exercer, le furent toûjours par leur libertinage scandaleux & notoire. Ils ne cherchent qu’à séduire, ils se vendent au public, ne disent & ne font rien que pour inspirer les passions, & rassembler avec la plus grande licence & avec le plus dangereux artifice, dans leurs paroles, leurs parures, leurs gestes, leurs attitudes, leur conduite, tous les objets, tous les pieges, toutes les leçons, tous les moyens les plus propres à nourrir tous les vices & détruire toutes les vertus.
Le Mercure ajoûte avec complaisance un extrait de la gazette de Londres sur la tragédie le Siege de Calais, où l’on trouve ces paroles : La révolte d’Harcourt, occasionnée par la tyrannie des Ministres, est une excellente leçon pour eux, & les avertit, &c. Cette réflexion est bien Angloise. Il est singulier que l’Auteur, qui est courtisan, dise ensuite : Qu’il nous soit permis de faire remarquer pour notre honneur, que nos observations sont de la plus exacte conformité avec ce que nous venons de rapporter du Journaliste Anglois. Cette conformité & l’honneur qu’on s’en fait, sont peu flatteurs pour les Ministres François. Il dit encore : Ce qui doit le plus flatter M. du Belloy est sans doute l’estime des Anglois, qu’il appelle une raison suprême. Voilà un furieux Anglisme ou Anglicanisme. Quoi ! après avoir rapporté le suffrage du Roi, de la Cour, de Paris, un François dira que l’estime des Anglois est ce qui doit le plus flatter ! Quel cas fait-il donc de celle de son Roi ? C’est bien là un barbarisme, ou, si l’on veut, un radotisme. L’estime des Anglois fait-elle l’éloge des sentimens patriotiques dans une monarchie ? Des François qui sur le gouvernement penseroient comme des Anglois, seroient-ils bien fideles à leur Roi & à leur Dieu ? L’Auteur du Mercure pense-t-il en Anglois sur la Religion & l’État ? se fait-il honneur de cette exacte conformité ? est-ce là ce que M. du Belloy a voulu enseigner à toute la France ? Le théatre est-il donc dans le plus honteux barbarisme ? Oui sans doute : rien n’est plus contraire à la religion, aux bonnes mœurs & à l’État, que le théatrisme ; rien de plus barbare que lui.