(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE V. Du Mensonge. » pp. 100-113
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE V. Du Mensonge. » pp. 100-113

CHAPITRE V.
Du Mensonge.

L’un des traits de malignité le plus pernicieux à la société, c’est l’esprit de mensonge. Dès que le théatre parut, il fut accusé par le plus sage des Grecs d’en être une dangereuse école. Le misérable ivrogne Thespis, après avoir couru la campagne, barbouillé de lie, dans le temps des vendanges, comme le gros Silène, s’avisa de paroître dans la place publique d’Athènes, d’abord dans un tombereau, & ensuite monté sur des treteaux, de chanter des chansons, & dire des bouffonneries. La populace, que le moindre bruit attire, s’assembla en foule autour de lui. La nouveauté du spectacle, les folies dont il amusoit, la légèreté, l’oisiveté, lui donnèrent de la vogue. Qui n’auroit cru sans conséquence des extravagances d’ivrogne ? Le sage Solon en pensa autrement ; il voulut voir cette nouveauté, & la jugea tout-à-fait contraire aux bonnes mœurs. Il en fut alarmé, & sentit que toute la sagesse de ses loix ne feroit jamais autant de bien que ces jeux malins feroient de mal. Il fut en particulier frappé de la plaie qu’ils avoient faite à l’esprit de droiture & de sincérité qui doit régner dans le commerce de la vie ; il manda le débutant Thespis, lui en fit de vifs reproches, & lui dit entr’autres choses : N’as-tu-pas honte de mentir devant tout le monde ? Le bouffon lui répondit ce qu’on répond encore : Ce n’est qu’un jeu sans conséquence. Le judicieux Législateur, dont les vûes profondes en pénétroient les funestes suites, lui dit, frappant la terre de son bâton : Tu te trompes, ces jeux sont plus pernicieux que tu ne penses ; après avoir appris à mentir par amusement, nous nous ferons un jeu, une habitude de mentir dans les affaires les plus importantes. Plut. in Solon. Les Lacédémoniens, plus sages, ne voulurent jamais souffrir le théatre dans leur ville, non plus que la République de Genève, & dûrent à cette utile police la conservation de la franchise, de la fermeté, de la pureté des mœurs qui les faisoient admirer, tandis que les Athéniens, comme Solon l’avoit prévû, devinrent si menteurs, que leur duplicité passa en proverbe. C’est par cette raison que le théatre n’a pas fait fortune en Suisse.

Tertullien fait le même reproche à la comédie. C’est un mensonge perpétuel, dit-il, des personnages feints, des événemens fabuleux, des discours supposés, des Dieux, des Déesses imaginaires, des enchantemens, &c. Le Dieu de vérité qui a défendu si rigoureusement tout mensonge, peut-il approuver ce tissu de déguisemens ? La sincérité & la simplicité chrétiennes sont bien étrangères dans le pays des fables. Formées à l’école d’un Dieu, qui dit, Je suis là voie, la vérité, la vie ; ne répondez que par un oui ou par un non, tout ce qui est au-delà vient d’un mauvais principe, comment ces vertus pourront-elles ne débiter que des mensonges, n’offrir que des illusions, ne se montrer que sous le masque ? On sent bien que S. Augustin, qui dans les trois livres qu’il a écrits contre le mensonge, démontre que tout mensonge, même le plus léger, est un péché, ne doit pas être plus favorable à l’art de mentir & de parer le mensonge des couleurs de la vérité, non plus qu’à la passion aveugle qui se plaît à se repaître de la fausseté. La plûpart des Peres comparent les hérétiques à des Comédiens qui par un air de zèle & de réforme cherchent à en imposer ; & Tertullien, par une autre comparaison qui revient au même, compare les Comédiens aux hérétiques, parce que les uns & les autres ne croient & ne débitent que des fables. Il pouvoit ajoûter, parce que les fables des uns & des autres portent des coups mortels à la religion & aux mœurs, l’hérétique ouvertement par un parti formé, & un systême réfléchi de doctrine, le Comédien sourdement par l’insinuation du plaisir, le ridicule apparent de la vertu, l’exemple réel du vice. Cùm Histriones allegoricos gestus accomodant canticis, alia longè à præsenti, & tamen congruentissimè exprimentes ; sic Hæretici easdem parabolas quò volunt tribuunt, non quò debent, ipsas materias confixerunt doctrinarum. De Pudic. C. 8. Il est vrai que cet ouvrage a été composé par Tertullien depuis son hérésie ; mais, comme remarquent Pamelius & Rigaltius, ce passage a toûjours été cité avec éloge, & renferme très-exactement la vérité.

Le faux dans les romans mérite le même reproche. Il forme un esprit faux dans les lecteurs, comme le théatre dans les spectateurs ; il leur apprend à mentir, & les accoûtume à se payer de mensonges, c’est-à-dire, les rend imposteurs & duppes. Les intérêts de la vérité ne sont pas moins blessés que ceux de la société, par le déguisement qui trompe, que par la crédulité qui se laisse tromper. Un homme amoureux fait des folies pour une femme. Voilà un roman. Ces faits fussent-ils véritables, vallent-ils la peine d’être transmis à la postérité ? Mais tout y est faux. Quel est cet homme ? quelle est cette femme ? C’est un Alcidamis qui n’a jamais été, un Amalazonte qui n’est pas plus réelle, dans un pays & dans un temps qui ne furent jamais. Ce phantôme, pour obtenir un autre phantôme, a eu des aventures, tenu des discours, formé des intrigues, commis des crimes, qui n’ont pas plus de réalité ; il a combattu des ennemis & des rivaux imaginaires, a été applaudi par un Prince, par un peuple aussi chimériques. N’est-ce pas, comme Cirano Bergerac, s’aller promener dans la lune ? Cet astre en effet a plus d’influence qu’on ne croit dans le pays de Romancie & sur les peuples dramatiques. On se plaint que les nourrices gâtent l’esprit des enfans, en les berçant de contes frivoles. Quel plus mauvais lait à faire succer que le mensonge ? que sont donc les Zazimi, les Zulima, les Zaïre, les Zaïde, les Zeneide, que des contes dont des hommes faits ont la foiblesse de se bercer, & qui leur gâtent l’esprit & le cœur ?

Je sais bien que personne n’y est trompé. On ne croit pas voir sur le théatre un Cyd, un Alexandre véritable ; on sait que ce n’est qu’un vil Acteur, dont la majesté s’évanouit dans les coulisses ; on ne croit pas les hauts faits des Amadis & des Rolands, les hypogriffes de l’Arioste, les prouesses de Fierabras & des Chevaliers de la table ronde, & de cent autres dont le Curé & le Bachelier de Don Quichotte font une si juste & si agréable critique. Il reste pourtant de tout cela un tout d’imagination théatral & romanesque, un goût de faux merveilleux ; on se familiarise avec le mensonge, dont on ne se fait plus de scrupule, ou plûtôt dont on se fait un mérite, qu’on regarde comme une finesse, un trait d’esprit. Les mensonges pernicieux bien-tôt ne coûteront par davantage. C’est un point essentiel dans l’éducation de ne pas laisser mentir les enfans, même pour s’excuser en choses légères, de leur parler toûjours vrai, de ne pas mentir devant eux. L’habitude de mensonge qu’ils contractent, les rend dangereux & méprisables : on ne peut avoir pour un menteur ni estime ni confiance. Voilà ce qu’enseigne la scène, se faire un jeu de la vérité & du mensonge. Il n’y a aucune certitude dans les paroles, aucune sûreté dans le commerce d’un homme qui a le goût & l’esprit de la comédie.

Non seulement on ne débite que des mensonges sur le théatre, mais on les donne pour des vérités, par l’assurance avec laquelle on parle, la vraisemblance qu’on y répand, & le mélange perpétuel de vrai & de faux qui donne un air de vérité à la fable, & un air de fable à la vérité. La plûpart des rôles qu’on joue sont même menteurs par réflexion & par principe. On veut tromper un père, une mère, un maître, un mari, un rival ; on lui débite cent mensonges. Le confident, le valet, la soubrette, l’homme, la femme d’intrigue, ne sont que des imposteurs, inépuisables en fourberies, en déguisemens, en contes faits à plaisir, ourdis avec adresse, soutenus avec assurance, débités avec effronterie & avec serment. C’est toûjours quelque imposteur qui fait réussir, & quelque honnête homme qui est pris pour duppe. Voilà la ressource ordinaire & presque tout l’art de Moliere, l’imposture, un Peintre, un Médecin, un Sicilien, un Sbrigani, &c. que sais-je ? il ne sait que faire mentir & faire réussir le mensonge. Plusieurs pieces en portent même le nom, le Menteur, les Fourberies de Scapin, les Femmes d’intrigue, &c. Tout cela est applaudi, on s’en fait gloire. Celui qui a sçû le mieux donner des leçons de tromperie, remporte la palme. Il faut qu’un Poëte dramatique soit naturellement menteur ; il ne sauroit enfanter tant de mensonges, s’il n’en avoit le germe dans son cœur ; il ne sauroit leur prêter ces couleurs de vérité, s’il n’étoit plein de duplicité. Le talent d’Acteur n’exige pas moins ce caractère double, pour jouer si fréquemment, si aisément, si naturellement, toute sorte de rôles, & tendre comme vraies & profondément senties toute sorte de passions factices. Un cœur droit, un honnête homme, à tout moment contraint, déconcerté, ne sauroit ni représenter ni goûter un tissu de mensonges.

Qu’est-ce qu’un Auteur dramatique ? dit le petit livre du Cosmopolite. Un homme qui confond dans le même ouvrage l’Etre suprême & les Dieux de la fable, qui prend les histoires pour des contes, & les contes pour des histoires. Qu’est-ce qu’un Acteur & une Actrice ? C’est un imposteur perpétuel qui ne s’étudie qu’à faire illusion, qui s’en fait honneur, qui en fait métier, & n’obtient le prix des talens qu’à proportion qu’il sait mieux se contrefaire. Le rouge qui défigure son visage, n’est pas le plus grand fard ; l’air, le geste, le ton, les paroles, le silence, les allures, les langueurs, les transports, tout est masqué, tout est faux en lui. C’est un Caméléon, un Protée, qui prend toute sorte de couleurs, de formes, de passions, de vices, de vertus. Qui peut croire un homme dont la vie est un rêve perpétuel, si exercé à user de prestiges, si naturalisé avec la tromperie, qu’on ne peut savoir s’il dit vrai ou faux ? L’amateur de théatre ne mérite pas plus de confiance dans ce qu’il fait & ce qu’il dit ; il en prend l’esprit & le ton, & devient une espèce d’Acteur qui approprie tout à son rôle. C’est un homme faux, dont toute la vie est une comédie ; il n’est rien moins que ce qu’il paroît, il ne pense rien moins que ce qu’il dit, il joue tout. La Cour est un théatre où tout est emprunté, joie, tristesse, fierté, soumission, haine, amour, on ne paye que de fictions, on ne voit que des apparences, tout y est à deux visages, toutes les paroles à double entente, tous les sentimens affectés. Le théatre, aussi contagieux que la Cour, remplit de mensonge tout ce qui le fréquente.

C’est sur-tout en galanterie que les éleves du théatre sont dangereux & séduisans. Le jargon, le manège, les artifices, les tons familiers, tout sert à les tromper. Une personne sage peut-elle se fier à leurs protestations, & compter sur leurs sermens ? Il n’y a de vrai chez eux que le libertinage & la débauche. Le faux de la galanterie est très-nuisible aux femmes ; il les trompe sur leur propre mérite & sur celui de leurs amans ; il leur donne d’elles-mêmes les plus flatteuses idées. Leur amour propre, si porté à croire tout le bien qu’on dit d’elles, combien se repaît-il avec complaisance d’un encens que le public conjuré pour les enivrer de leurs charmes, brûle à l’envi sur leurs autels ! Tout ce qui l’environne leur répette qu’elles sont adorables. En faut-il tant pour leur persuader ce que déjà elles croient ? Aussi toutes occupées à cultiver, à embellir, à étaler leur prétendu mérite, elles ne sont plus ni épouses, ni mères, ni filles, encore moins Chrétiennes, elles ne se piquent que d’être belles. Elles ne sont pas moins duppes sur le mérite de leurs amans qu’elles font tout consister daus la galanterie & la parure. Ces hommes frivoles les trompent, les abandonnent, les méprisent, les décrient ; ou si elles s’établissent, un faux goût donnera la préférence au flatteur sur le vrai, au petit maître sur l’homme sage, au libertin sur le vertueux. Ces mariages peuvent-ils être heureux ? la passion, la vanité, la frivolité en ont formé les liens. De là la résistance aux parens, les intrigues, les crimes qui y conduisent. Ces désordres, fruits nécessaires de la galanterie, sont-ils tous sur le compte du théatre ? Sans doute, pour la plûpart. Il accoûtume au faux & le fait goûter, enseigne à agir & à parler faux, à le couvrir du masque du vrai, & l’emporter sur le vrai. Une amatrice du théatre n’aime que son jargon, ses airs, son luxe, joue toûjours quelque rôle. Elle transporte le théatre dans sa maison, dans son cœur ; forme souvent des troupes pour jouer des pieces, ou s’y enrôle, toute sa vie n’est qu’une comédie, son mariage avec le Comédien qui lui a plû en est le dénouement. Aussi la toile une fois levée par le sacrement, elle retrouve le Comédien dans la coulisse, l’homme le plus méprisable, qui la rend la plus malheureuse, & qu’elle paye de retour.

Croiroit-on que ce faux du théatre, ainsi que des romans, nuit infiniment à l’histoire, soit dans le style des Historiens qui l’ont pris, soit dans la crédulité des lecteurs ou des spectateurs qui les apprennent ? Voltaire a fait des histoires, les Annales de l’Empire, l’Histoire universelle, le Siecle de Louis XIV, &c. qui par les mensonges innombrables qui en font le tissu, ne sont, comme Zaïre, Mahomet, &c. que des pieces de théatre, des romans. Combien de gens qui n’ayant de connoissance de l’histoire que celle qu’ils ont puisée dans des romans & des tragédies, prennent pour des vérités ce que dit un Acteur, d’autant plus aisément qu’il sera plus approprié à nos mœurs, & plus vrai-semblable, & renfermera des choses dont on trouve le fonds dans son cœur & le modelle dans le monde, & qu’on le donne pour véritable, sous le nom imposant de personnes illustres ! Cependant tout est défiguré par des circonstances fabuleuses & des épisodes de l’invention de l’Auteur. On voit plusieurs pieces sur le même sujet, César, Alexandre, Iphigénie, Mérope, &c. elles sont toutes différentes, les faits sont par-tout défigurés, selon la fantaisie du Poëte ; il n’y en a pas une où l’en suive fidellement l’histoire. Il en résulte une espèce de pyrrhonisme qui fait tout mêler, tout confondre, douter & se jouer de tout, ou tout croire sans discernement, qui apprend à déguiser les faits, à distribuer adroitement les couleurs de la vrai-semblance, en un mot à tromper, & accoûtume à se laisser tromper, à se repaître de fables, sans s’embarrasser de la vérité, à réaliser tout ce qui plaît, former des espèces de Don Quichotte qui prennent tout à la lettre. Ne nous moquons point tant de ce fameux Chevalier errant, il n’a que trop d’imitateurs ; tout ce qu’on voit avec plaisir s’imprime dans un cœur sensible, se retrace dans une imagination vive ; elle est enchantée de ces bosquets délicieux, de ces palais superbes, de ces beautés divines ; on entend ces discours doucereux, on sent ces transports, tout devient théatral & romanesque ; il n’y a de bien & de trop réel que les égaremens de l’esprit & les crimes du cœur.

Ce mélange du vrai & du faux a répandu de si épais nuages sur les annales du genre humain, que l’origine de toutes les nations n’est qu’un cahos. Ce mélange a formé toutes les mythologies Payennes. Les aventures de Jupiter, de Junon, de Vénus, &c. chez les Grecs, de Visnou, de Brama, chez les Indiens, d’Amida, de Xaca, chez les Japonnois, &c. ne sont que des romans pris pour des vérités, & dont la crédule simplicité des peuples a fait des objets religieux. Le goût des tournois chez nos ayeux n’eut pas d’autre origine, & de nos jours, où l’on est moins crédule, le vaste empire du mensonge dans les deux branches des romans & des drames a fait des progrès différens, selon le caractère des esprits. Il fait tout croire aux bonnes gens, & douter de tout aux beaux esprits. Le peuple prend pour des histoires tous ces contes dialogués ; les notables prennent les histoires pour des contes, à commencer par les faits pieux & édifians. Le théatre travestit le vrai en faux, ne connoît la vérité que pour la déguiser, le mensonge, que pour le pallier, & tromper tout le monde pour le divertir. C’est une chose amusante de voir & d’entendre ces hommes pétris de scène, élèves de Thalie, dans leurs conversations & leur commerce, pourvû qu’on n’y soit pas intéressé, leur dextérité, leur facilité, leur fécondité à inventer, exagérer, contrefaire, flatter, ridiculiser, jouer, dépayser, masquer, colorer, en un mot, à mentir en tout genre. Vous croiriez encore à chaque piece voir représenter le Menteur & la Suite du Menteur.

C’est le titre de deux pieces qu’a fait Corneille pour & contre le mensonge ; contre, car il lâche quelques vers pour en faire sentir la bassesse ; pour, car il le montre par-tout ingénieux, adroit, heureux, récompensé. Son Dorante ment à tout le monde ; il trompe père, ami, maîtresse, valet, étranger, inconnu, avec une légèreté, une facilité, une fécondité, une présence d’esprit, qui lui en fait un agrément & un mérite. Il a les plus belles qualités, bienfaisant, libéral, courageux, généreux (ce qui est dans la réalité absolument faux ; un menteur n’a ni probité, ni honneur, ni magnanimité : Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire ? lui dit son père.). Mais qui donne à entendre que le mensonge n’est qu’une tache légère, qui n’empêche pas d’être un héros. Ce menteur, que tout devroit chasser, par-tout fêté, loué, aimé, obtient enfin, des deux maîtresses qu’il a trompées, la plus belle & la plus aimée. Dans la seconde piece une maîtresse, dont il est indigne, va le chercher, & s’abaisse pour lui à des avances très-indécentes (autre leçon de vertu), & son rival, qu’il a trompé, la lui cède lâchement. Qui se fera scrupule du mensonge, le voyant ainsi heureux ? Aussi le valet véridique qu’on lui oppose, termine la piece par ces vers, qui en sont en effet le fruit & la morale :

Peu sauroient, comme lui, s’en tirer avec grace.
Par un si rare exemple apprenez à mentir.

Toutes les comédies offrent des traits semblables, par-tout quelque mensonge adroit & heureux ; on pourroit leur donner le même titre & la même conclusion. Il n’est pas surprenant que Corneille, en bon Normand, ait fait l’éloge du mensonge, du moins est-il sincère dans l’aveu du mauvais effet que produit cette piece, & convient fort naïvement que la comédie, faite pour plaire, n’a pas ce mélange d’utilité pour les mœurs ; elle viole la maxime touchant la récompense des bonnes actions & la punition des mauvaises. Si cette maxime est une règle du théatre, j’ai failli. Mais cette règle imaginaire est entierement contre la pratique des anciens. Dans Plaute & dans Térence on ne voit que de jeunes foux qui après avoir, par quelque tromperie, tiré de l’argent de leurs pères pour suivre leurs amours déréglées, sont enfin richement mariés, & des esclaves qui après avoir conduit toute l’intrigue, obtiennent la liberté pour récompense. Même aveu en justifiant la Suite du Menteur, qui n’a pas réussi, quoique mieux écrite, par la même raison qui devoit assurer son succès, parce qu’elle a moins de mauvaises mœurs : Si je croyois que la poësie a pour but de profiter aussi-bien que de plaire, je dirois que cette piece est beaucoup meilleure, parce que Dorante y est plus honnête homme & donne des exemples de vertu à suivre (se battre en duel), & dans l’autre, il ne donne que des imperfections à éviter (mentir par caractère, à tous propos, à tout le monde, n’est donc qu’une imperfection). Mais moi qui tiens avec Aristote & Horace que la poësie n’a pour but que le divertissement (sans s’embarrasser des bonnes mœurs), j’avoue qu’il est ici bien moins à estimer que dans la premiere comédie, puisqu’avec toutes ses mauvaises habitudes il a perdu toutes ses-graces, & quitté la meilleure partie de sis agrémens, lorsqu’il a voulu se corriger de ses défauts (les mensonges sont des agrémens & des graces). C’est bien là qu’on peut dire : Mentita est iniquitas sibi. Que de graves apologistes, Marmontel, Boursault, Fagan, Laval, &c. ces vénérables Pères de l’Église, viennent nous dire d’après Arlequin, la comédie corrige les mœurs, castigat ridendo mores, le vice y est toûjours puni, c’est une école excellente de vertu, &c. nous les prierons d’enchasser ces belles tirades dans la comédie du Menteur, dont elles pourront alonger les scènes, & de compter pour quelque chose Aristote, Horace, Plaute, Térence, dont le grand Corneille emploie l’autorité, & ce père du théatre lui-même, qui les valent bien, ne fût-ce que pour la droiture & la sincérité. Voyez l’Histoire du Théatre, tom. 6. ann. 1642. 1643. Vie de Corneille par Fontenelle, l’Examen de ces pieces.

Le mensonge théatral est même honteux & odieux : on se montre coupable des plus grands crimes, & capable des plus affreux sentimens : on se charge à faux, aux yeux du public, de ce qu’on rougiroit d’entendre & de faire en particulier, dont on ne voudroit pas être soupçonné : on se dit fripon, perfide, meurtrier, adultère. Quelle criminelle métamorphose ! on se couvre des livrées de tous les vices, du visage hideux de tous les forfaits. Tout mensonge est un péché : il offense les perfections de Dieu, sa sagesse qui voit la vérité, sa justice qui hait la tromperie, sa providence qui établit la bonne foi : il combat les intérêts du prochain, trouble son repos, se joue de sa crédulité, abuse de sa confiance. Le menteur ne s’épargne pas plus lui-même : il perd sa réputation & son crédit, & avec lui tous les agrémens de la vie ; on ne le croit plus lors même qu’il dit la vérité. Le Démon est le père du mensonge ; il se mentit à lui-même & à ses complices, se disant semblable au Très-haut ; il mentit à la premiere femme, l’assurant qu’elle ne mourroit pas, mais seroit une divinité, si elle mangeoit du fruit défendu. Le mensonge a perdu le ciel & la terre : tout péché est un mensonge ; il se dit préférable à la loi qui le défend. La comédie est un péché, c’est un corps de mensonge, vif, orné, animé, varié, mis dans tous les jours favorables, une école, un exercice de mensonge, savant, séduisant, malin, passionné. Ce péché n’est pas toûjours mortel ; la légèreté de la matiere, l’inattention, l’imprudence, diminuent sa grieveté ; mais il l’est très-souvent dans la religion par l’erreur & l’impiété ; dans la société, par la calomnie, la tromperie, la flatterie même. Dans les principes, c’est la haine, la malignité, l’envie, l’ambition, l’impureté, & toutes les passions qui font la guerre à la vérité ; dans les effets, par le scandale qu’il donne, le tort qu’il fait, selon les circonstances & les personnes ; dans les espèces, joyeux quand il amuse, officieux quand il sert, pernicieux quand il nuit, soit par des paroles, soit par des actions, par des signes trompeurs. Tout est réuni au théatre ; on ment par les paroles, les actions, les rôles, les habits, les gestes, par toute la personne ; on amuse, mais en amusant on nuit à la religion & aux mœurs par les plus mauvais exemples & la plus pernicieuse morale, par l’esprit & le goût faux qu’on inspire. C’est le vice qui le compose, le vice qui le débite, le vice qui s’en nourrit, & un vice effronté qui ne rougit de rien, & qu’on applaudit. Qui seroit assez dupe pour compter sur les promesses, la discrétion, le secret, la droiture d’un homme qui passe sa vie, je ne dis pas dans un commerce familier avec les Comédiens (y auroit-il du doute ?), mais même dans les représentations théatrales, où il ne voit, n’entend, ne goûte, ne sent que des mensonges, des perfidies, des friponneries, des intrigues de toute espèce, en avale à longs traits le plaisir, en admire l’adresse, en raconte le succès, en essaie l’imitation ? Une tête si pleine d’impostures conserve-t-elle quelque idée de probité ? Un homme à la Cour, investi de grandeur & de luxe, ne pense que magnificence ; un homme nourri de volupté, dans une société licentieuse, ne pense qu’impureté. De quoi s’occupera donc un homme pétri de mensonges ? Il prend au théatre ce vice comme les autres : il y devient médisant, impudique, frivole, menteur. Sans doute on sait que ce ne sont que des fables. On n’en est guère moins séduit. Ce Courtisan ignore-t-il que toute la pompe du Trône ne lui appartient pas ? en a-t-il moins de hauteur & de luxe ? Ignore-t-on que la médisance & l’impureté sont des péchés ? en est-on plus pur & plus charitable ? Les objets qui nous frappent, sont une espèce de cadre & de moule, où notre ame s’enchasse naturellement sans y penser. Le théatre se donnant lui-même pour une fable, combien de traits d’histoire, de sentimens, de règles de morale, qu’il donne pour des vérités, & jusqu’à la nécessité, à l’apologie, à l’éloge du mensonge ! Non, j’ose le dire, un amateur du théatre ne sauroit être droit & sincère ; tout lui dit :

Par un si bel exemple apprenez à mentir.