(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE III. Suite du Mariage. » pp. 55-79
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE III. Suite du Mariage. » pp. 55-79

CHAPITRE III.
Suite du Mariage.

L’École des Maris & l’École des Femmes de Moliere, dont le fonds est pris des Adelphes de Térence & du Décameron de Bocace, & qui ont servi de modelle à vingt autres comédies, l’École des Pères, l’École des Mères, des Filles, des Garçons, des Jaloux, des, &c. semblent par leur titre promettre de sages leçons & une bonne morale sur le mariage ; mais les paroles des Comédiens, comme celles des amans, Jupiter s’en moque, perjuria ridet Jupiter ; toutes ces écoles prétendues sont l’école la plus pernicieuse pour les mœurs, singulierement pour le mariage. Ces titres sont donnés au hasard, on enseigne aussi-bien les maris que les femmes, ou plûtôt les filles, à qui on apprend à secouer le joug de l’autorité, & tromper leurs parens & leurs tuteurs par des fourberies & des mensonges, & à se faire enlever par leurs amans, & même à s’aller jeter entre leurs bras avec la plus grande indécence. Il parut dans le temps beaucoup de critiques & de contrecritiques. Moliere fit lui-même la critique de la piece, moins pour en excuser les défauts que pour en tourner en ridicule les censeurs. Elles furent attaquées du côté des mœurs ; mais le Poëte, qui ne s’en embarrassoit guère, se contente de dire dans la préface, que les rieurs ont été de son côté, qu’il y est venu beaucoup de monde, qu’il est assez vengé ; qu’il souhaite le même succès à toutes ses pieces ; & dans la critique, qu’on se rend ridicule par une délicatesse d’honneur qui s’offense de l’ombre des choses ; que celles qui font tant de façons ne sont pas estimées plus femmes de bien, qu’on est ravi de les censurer, que les détournemens de tête, les cachemens de visage (mots singuliers), font dire cent sottises de leur conduite. Cette défense de Comédien est un aveu du fait.

Dans ces deux pieces, dont la différence ne consiste que dans la diversité des fourberies, & ne suppose qu’un génie de détail, c’est un vieux jaloux qui voulant se marier, & craignant l’infidélité de sa femme, élève une fille dans la retraite depuis le berceau, pour en faire son épouse. Elle se moque de lui & le trompe par des mensonges & des tours d’adresse qui font le tissu de la comédie : tours, au reste, sans vrai-semblance & sans décence, aussi-bien que sans variété. Là c’est une lettre envoyée dans une boëte, ici une lettre jetée avec une pierre par la fenêtre, une fille qui parle à la fois au jaloux & à l’amant, & par une équivoque fait entendre qu’il faut l’enlever, & sans que l’imbécille s’en apperçoive, l’embrasse dans le même temps qu’elle fait baiser la main au rival. Dans l’une c’est un ami, dans l’autre un frère, qui combattent le goût du jaloux ; dans toutes les deux une jeune fille qui s’enfuit de la maison pendant la nuit, & va se réfugier dans les bras de son amant. Je n’examine pas le mérite poëtique de ces deux farces, selon moi fort médiocre, quoique ses enthousiastes les élèvent jusqu’aux nues ; je ne les regarde que du côté des mœurs, avec d’autant plus de raison, que leur titre d’école les annonce comme des ouvrages didactiques faits pour instruire, & non pas jetés au hasard pour divertir sans conséquence, & il est certain qu’indépendamment des grossieres indécences d’actions & de paroles qui révoltent les honnêtes gens & font les délices des libertins, on ne sauroit donner à la jeunesse de plus mauvaises leçons & de plus mauvais exemples. Toutes ces écoles sont de vrais scandales.

La doctrine générale qui en résulte, c’est que la bonne éducation des filles consiste à leur donner une entiere liberté, les laisser courir seules, sur leur bonne foi, le bal, la comédie, les compagnies, & voir qui bon leur semble, comme la Léonor, dont cette conduite indulgente a fait une héroïne, tandis que la vigilance & la retraite ont fait de sa sœur Isabelle une intrigante & une effrontée ; que le soin & l’attention à éloigner les jeunes gens des dangers du crime, ne servent qu’à leur en donner plus d’envie, & leur faire chercher les moyens de se satisfaire, & que la sévérité même qu’on a pour eux, les autorise à secouer le joug, & leur est une excuse légitime ; que ces sévères instituteurs en sont toûjours la duppe, & se couvrent de ridicule ; que malgré toutes leurs mesures, l’amour, inépuisable en ressources, rend inventifs les plus innocens, & trouve enfin mille moyens pour réussir ; qu’après tout c’est un vain scrupule de se refuser à la galanterie, mal commun, dont personne n’est exempt ; qu’il est de la sagesse de ne pas être plus sage que les autres ; qu’on ne peut compter ni sur les femmes, ni sur les filles ; qu’il faut s’y attendre, s’en faire un jeu, & n’avoir pas l’inutile foiblesse de s’en embarrasser. Ajoûtez à ces belles règles une multitude d’invectives, de sarcasmes & de grossieretés contre les maîtres, les pères, les maris, de loup-garoux, d’Argus, de Turcs, de vieux foux, de dragons, d’esclaves, de verroux, de grilles, &c. qui ne sont rien moins que des traits d’esprit, jargon dont on déclare gravement qu’il ne faut que rire, que toute la jeunesse apprend par cœur & emploie à tout moment, vous aurez une analyse exacte de l’école du théatre, & des mariages à la Moliere.

Toûjours au plus grand nombre il faut s’accommoder.
Et qu’il vaut mieux souffrir d’être au nombre des foux.
Ma foi, je l’enverrois au diable avec sa fraize.
En effet, tous ces soins sont des choses infames ;
Sommes-nous chez les Turcs pour enfermer les femmes ?
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions,
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ?
Et c’est nous inspirer le désir de pécher,
Que montrer tant de soin de nous en empêcher.
C’est conscience à ceux qui s’assurent en nous ;
Mais c’est pain béni certe à des gens comme vous.
Vous souffrez que la vôtre aille leste & pimpante,
Vous souffrez qu’elle coure, aime l’oisiveté,
Et soit des damoiseaux fleurée en liberté ;
Et si vous l’épousez, vous serez complaisant
Jusques à lui laisser & mouches & rubans,
A courir tous les bals & les lieux d’assemblée ?
Oui, vraiment. Et chez vous iront les damoiseaux
Qui joueront, danseront, donneront des cadeaux ?
Sans doute. Et votre femme entendra les fleurettes…
Les divertissemens, les bals, les comédies
Sont propres à former l’esprit des jeunes gens.
Elle aime à dépenser, je contente ses vœux.
Je sais bien ce qu’en moi feroit la défiance.
Je ne réponds de rien, si j’étois votre femme.
Une femme qu’on gêne, est à demi gagnée.
Et tous les noirs chagrins des maris & des pères
Ont toûjours des galans avancé les affaires.
C’est un champ à pousser les choses assez loin.
L’un toute mon estime & toute ma tendresse,
Et l’autre pour le prix de son affection
A toute ma colère & mon aversion.
La présence de l’un m’est agréable & chère,
Et l’autre par la vûe inspire dans mon cœur
De secrets mouvemens de haine & de fureur,
Elle m’est odieuse, & l’horreur est si forte…

Cette fille ne péche pas par ignorance, elle connoît son tort :

… Je sais, dit-elle, qu’il est honteux
Aux filles d’expliquer si librement si leurs vœux.

Elle n’agit pas moins en fille perdue, en fille de théatre :

Le temps presse, il fait nuit ; allons sans crainte aucune,
A la foi d’un amant commettre ma fortune.

Elle lui fait faire le conte le plus déshonorant de sa propre sœur, on lui prête un rendez-vous infame dont elle est seule coupable. Ce dénouement n’est qu’un tissu d’infamies dont la sage Léonor dit très-vertueusement : Je sais bien qu’au moins je ne puis le blâmer. L’effrontée Isabelle a d’autant plus de tort, que son tuteur est représenté comme un parfaitement honnête homme, qui a eu les plus grands soins de sa pupille, y va de la meilleure foi, jusqu’à jouer le rôle d’un imbécille, & l’a toûjours passionnément aimée. En outrant la bêtise dans cette personne qu’il montre estimable, & poussant à l’excès l’ingratitude & la fourberie, ce prétendu grand maître a-t-il pensé qu’il affoiblit le ridicule, & rend odieuse la fille qu’il couronne pourtant par le mariage qu’elle désire ? Quel mariage ! quelle voie pour y parvenir ! quelles leçons ! Aussi la conclusion est digne de la piece.

Non, je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu’une telle fripponne.
Malheureux qui se fie à femme après cela ;
La meilleure est toûjours en malice féconde :
C’est un sexe engendré pour damner tout le monde,
Et je le donne tout au Diable de bon cœur.

L’intrigue de l’École des Femmes est la même. Ce sont des tours que joue une sorte à un jaloux, qui dans la crainte des infidélités ordinaires à celles qui ont de l’esprit, l’avoit exprès élevée dans l’ignorance, pour mettre son honneur en sûreté, en l’épousant. Le vice est si commun que les sortes ne sont ni plus vertueuses ni moins fourbes que les autres. Il est grossierement duppé, comme un imbécille, quoique d’ailleurs galant homme, homme d’esprit, & même soupçonneux & malin en ce genre, ce qui choque la vrai-semblance, quoique aimant passionnément cette fille, qu’il a prise à la campagne, & comblée de bienfaits pendant treize ans, & qu’on ne donne à ce mari que quarante-six ans. Tout cela blesse les bonnes mœurs, détruit l’esprit de générosité & de bienfaisance, en faisant voir l’inutilité des bienfaits les plus multipliés, & le risque inévitable de l’ingratitude, par une passion qui corrompt tous les cœurs & y éteint tous les sentimens.

Le dénouement est le même dans l’École des Maris. La fille s’enfuit toute seule, & se réfugie fort décemment dans la chambre de son amant, d’où elle répond avec lui par la fenêtre. Belle façon de conclure un mariage ! Ici la fille s’enfuit avec son amant, qui fait le mort. Moliere aime les fuites des filles avec leurs amans. Dans le Médecin malgré lui l’héroïne s’enfuit avec un Apothicaire, dans le Sicilien avec un Peintre, dans Pourceaugnac avec Pourceaugnac, &c. Ce sont ses portes de derriere pour se tirer d’intrigue. Il n’est pas moins semblable à lui-même en morale qu’en dénouement ; il ne fait que se répeter en d’autres termes & sous d’autres habits, & par-tout la sainteté du mariage est sacrifiée à ses bouffonneries.

Ce sont coups de hasard, dont on n’est point garant,
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.
Voit-on pas des maris de toutes les espèces,
Qui sont accommodés de toutes les espèces ?
L’un amasse du bien dont sa femme fait part
A ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
L’autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infame,
Voit faire tous les jours des présens à sa femme,
Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,
Parce qu’elle lui dit que c’est pour la vertu.
L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères ;
L’autre en toute douceur laisse aller ses affaires,
Et voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gands & son manteau.
L’une de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son mari fidelle,
Qui dort en sûreté sur de pareils appas,
Et le plaint ce galant des soins qu’il ne perd pas.
L’autre, pour se purger de sa magnificence,
Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense,
Et le mari bénêt, sans songer à quel jeu,
Pour les gains qu’elle fait rend ses graces à Dieu.

Ne sont-ce pas là de belles leçons ? que ce portrait est édifiant !

Ainsi, quant à mon front, par un sort que tout mène, &c.

Une fatalité qui mène tout : c’est le catéchisme du théatre, non celui de l’Église.

Mais pour ceux que du nom de galant on baptise…

Le baptême n’est-il pas là bien religieusement placé ?

Il est dans ce pays de quoi se contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter ;
On trouve d’humeur douce & la brune & la blonde,
Et les maris aussi les plus benins du monde.
C’est un plaisir de Prince, & des tours que je voi
Je me donne souvent la comédie à moi.

Voilà en effet la comédie ; se réjouir du vice.

Un péché, dites-vous ! & la raison de grace ?
Eh pourquoi faut-il donc que le ciel s’en courrouce ?
C’est une chose, hélas ! si plaisante & si douce !
J’admire quelle joie on goûte à tout cela.
Est-ce que j’en puis mais ? lui seul en est la cause.
Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir !
Mon Dieu ! ce n’est pas moi que vous devez blâmer.

On gâte jusqu’aux bonnes règles, par le ridicule qu’on y répand.

Du côté de la barbe est la toutepuissance.
L’une est moitié suprême, & l’autre subalterne.
Ce que le Soldat montre au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
N’approche point encore de la docilité
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur & son maître.
Son devoir aussi-tôt est de baisser les yeux,
Et de n’oser jamais le regarder en face.
Et qu’il est aux enfers des chaudieres bouillantes
Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
Votre ame deviendra noire comme un charbon,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité.
Faites la révérence, ainsi qu’une novice
Par cœur dans le couvent doit savoir son office.

Si un Missionnaire parloit ainsi, on diroit qu’il joue la comédie. Convertiroit-il bien des gens ? le croiroit-on bien persuadé de la vérité de la religion ?

A le bien prendre, au fonds, pourquoi voulez-vous croire
Que des cas fortuits dépende notre gloire ?
Non, des coups du hasard aucun n’étant garant,
Cet accident de soi doit être indifférent,
Et qu’enfin tout le mal, quoique le monde glose,
N’est que dans la façon de recevoir la chose.
Du pis dont une femme avec nous puisse agir.
On peut le souhaiter pour de certaines causes,
Et qu’il a ses plaisirs, comme les autres choses.

L’adultère un cas fortuit qu’on ne peut empêcher, le voir avec indifférence, s’en faire un plaisir, le souhaiter ; voilà l’école des maris & des femmes. Moliere, sa femme, sa famille & sa troupe pratiquoient exactement ces leçons. N’est-il pas juste qu’un grand maître appuie sa doctrine par ses exemples, & que ses admirateurs & ses élèves l’imitent ? On le donne pour un philosophe, un sage : en voilà la preuve. Puisqu’on fait honneur d’un tel maître à la philosophie, on peut croire que les sages ne rougissent pas d’imiter celui qu’ils se font gloire de s’associer.

Nous avons remarqué que George Dandin & l’Amphitrion, représentées à la Cour dans les jours brillans du règne de Madame de Montespan, étoient les apologies de l’adultère, & le faisoient passer pour un jeu dont il ne faut pas s’embarrasser, dont on doit même se faire honneur quand le Souverain des Dieux daigne être le rival. Tout le théatre de Moliere est également ennemi du mariage ; par-tout quelque infidélité dont on rit, des maris & des femmes qui s’insultent, se maudissent, se battent, dont on badine ; des enfans révoltés contre leurs parens qui s’engagent sans leur aveu, les trompent, les volent, les forcent à se rendre à leur folle passion ; des domestiques fripons, des fourbes, des hommes d’intrigue, qu’on récompense. Il ne s’y fait pas un seul mariage où l’on ne porte quelque coup mortel à la sainteté de ce lien. Supposons que tous les personnages soient des hommes réels, je ne crois pas qu’il y ait au monde de compagnie plus détestable que celle-là le seroit. Pas un seul homme de bien : si quelqu’un osoit l’être, il seroit aussi-tôt baffoué & persécuté de tous les autres. Qu’on anime ainsi les personnages de tous les autres comiques sans exception, les Valère, Lucinde, Sganarelle, Arnolphe, Lubin, Lucas, &c. de Regnard, Monfleury, Poisson, Favart, Dancourt, &c. les Colombine, Pierrot, Isabelle, Mezzetin, Marinette, Arlequin, &c. des Italiens, on ne verra qu’un tas de scélérats, de fourbes, de coquettes, d’adultères, d’effrontées, de jureurs, de frippons, de débauchés, de mauvais fils, de mauvais maris, &c. en un mot, la lie de le scélératesse. Voilà les modelles qu’on étale au public, les leçons qu’on lui donne, la compagnie avec laquelle on le fait commercer ; voilà ce qu’il voit avec transport, ce qu’il applaudit, ce qu’il grave dans sa mémoire & dans son cœur. Il seroit inutile de souiller cet ouvrage par un recueil des traits répandus à pleines mains dans toutes les comédies contre le mariage, on n’a qu’à ouvrir les yeux & les oreilles, on ne lira, on n’entendra que des horreurs sur cette matiere. Si les mariages dans le monde se faisoient tous sur ces modelles, cette sainte union ne seroit qu’une source d’infamies.

Je n’ai garde de soupçonner dans les gens de théatre un projet semblable à celui de Bourgfontaine, où les Jansenistes, dit-on, composèrent un systême réfléchi de déisme, & formèrent le dessein suivi de détruire la religion & les mœurs. Moliere en eût été capable ; mais je ne fais ni cet honneur ni ce tort à ses confrères. Ce peuple est trop frivole pour rassembler un corps de doctrine, il y a trop de divisions & de rivalités pour se réunir en secte, & former un parti bien lié. Aussi ne le crois-je pas assez profondément méchant pour ourdir cette chaîne diabolique ; c’est une troupe de libertins qui donnent les plus mauvais exemples, tiennent les plus mauvais discours, offrent les objets les plus dangereux, mais n’agissent qu’au hasard, par goût & par passion, sans avoir en vûe aucun plan raisonné de conduite. Cependant, comme le vice, toûjours semblable à lui-même, viole les mêmes loix, trouve les mêmes obstacles, a les mêmes intérêts à ménager, il régne sur le théatre une sorte d’accord & un systême de dépravation, tout tend au même but ; on sent que le démon dirige sa marche, combine les principes, fait agir les ressorts. La vraie piété comdamne les passions : on la décrie sous le nom de la fausse, on la tourne en ridicule, voilà Tartuffe. Le soin économique de son bien met obstacle à la vanité, à la prodigalité, au libertinage de la jeunesse ; décrions-la sous les dehors-de l’avarice, voilà Harpagon. La sagesse des parens s’oppose aux passions insensées : il faut mépriser leur autorité, & faire des mariages malgré eux ; faisons un jeu de l’adultère, ce n’est pas un crime, c’est un panache sur la tête des maris ; leur jalousie est un ridicule, une petitesse inutile, on n’en fait pas moins, voilà Isabelle & Agnès. Elle est contraire à leurs intérêts : l’infidélité d’une femme fait honneur, si Jupiter est le rival ; elle est très-lucrative, si c’est Plutus. Qu’au lieu de s’en tourmenter, il en profite, voilà l’Amphitrion. Il seroit aisé de lier toutes les pieces de Moliere, & en former ainsi un systême de vice. Auprès de lui les plus relâchés Casuistes sont des novices. Il semble même que pendant les quatorze ou quinze ans du règne de la Marquise de Montespan les Comédiens de divers théatres se soient donné le mot pour faire diversion aux scrupules du Roi par une quantité de pieces sur des adultères, où, comme Moliere, on n’en fait qu’un badinage. Le théatre est le plus hardi courtisan & le moins délicat sur l’objet des éloges. Qu’on parcoure les pieces jouées en ce temps-là, dans l’histoire du Théatre, l’histoire de l’Opéra, le Théatre Italien, on sera surpris de voir si souvent l’adultère sur la scène. Mais ce ne sont que des conjectures, quoique très-vrai-semblables.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Moliere faisoit en cela sa propre apologie. Je parle d’après le Dictionnaire de Baile. Nos beaux esprits ne récuseront pas cet oracle. Seroit-il de l’équité de l’en croire plûtôt sur les maîtresses de S. François, de S. Dominique, que sur les amours de Moliere avec des Comédiennes ? Il n’y a point de vrai-semblance à forcer. Moliere quitta la boutique de son père & ses études, pour suivre une Actrice dont il devint amoureux, la Bejard, qui faisoit bonne fortune de la jeunesse de Languedoc. Dans la suite il en épousa la fille, dont il seroit très-difficile de dire qui étoit le père. La Bejard avoit l’ame grande ; elle assuroit qu’à l’exception de Moliere (c’est toûjours Baile), elle n’avoit souffert que des gens de qualité ; & la seule instruction qu’elle donnoit à sa fille, c’étoit de soûtenir sa noblesse, & de ne s’abandonner aussi qu’à des gens de qualité, à l’exception de Moliere. Moliere étoit peu délicat : il l’épousa, malgré la disproportion de l’âge & le filet de paternité qu’il avoit vrai-semblablement avec elle, ayant été l’un des plus assidus cultivateurs du fonds fertile qui avoit porté ce riche trésor. La jeune femme parut avec éclat sur le théatre, & se fit une foule d’adorateurs. Il apprit par expérience, autant qu’homme du monde (c’est toûjours le grand Baile), à représenter les mauvais ménages, les maris dont le front étoit peu respecté ; les plaintes, les justifications, les brouilleries, les raccommodemens domestiques, lui fournirent la matiere de plusieurs scènes où sa femme & lui jouoient tout naturellement. Le grand grief de la Moliere étoit que son jaloux entretenoit dans sa maison, à la barbe de sa moitié, la de Brie autre Comédienne, qu’il avoit aimée en même temps que la Bejart, amenée à Paris, & incorporée dans sa troupe. La petite femme le prit sur le haut ton : l’imbécille Moliere eut vainement recours, comme George Dandin, aux pardons & aux larmes, il fallut se séparer. Il s’excusoit encore en Janseniste, par l’ascendant invincible de la galanterie, comme il tâchoit de sauver le ridicule de son penchant, par l’impossibilité d’y résister. Voilà (continue Baile) le sort de ce bel esprit au milieu des acclamations de la Cour. Son mariage lui ôtoit l’honneur & le repos ; il n’avoit pas même la consolation de haïr la personne qui lui causoit tant de trouble. Un de ses panégyristes (l’Ombre de Moliere, Sc. 7.) lui en fait faire amende honorable. Vous voyez en moi, dit une ombre à Pluton, tout le corps des C… affligé, outragé, tout contrit des affronts publics que ce grand corps a reçus depuis que malicieusement cet ennemi juré de notre repos nous a rendus le jouet de tout le monde. Presque aucun mari qui n’ait senti les traits piquans de sa satyre, peu de familles où l’on n’en trouve de père en fils. Ce soupçon outrageant est devenu par son moyen un titre de maison. Avant sa scandaleuse médisance notre illustre corps vivoit dans la premiere innocence. Si on étoit malheureux, on l’étoit sans scandale, en son particulier. Mais depuis qu’il a dévoilé ces mystères, ce n’est plus qu’une gorge chaude des pauvres maris. Que répond Moliere ? Rien : je passe condamnation ; j’ai trop mal réussi pour me pouvoir défendre (il sentoit sa blessure). J’avoue de bonne foi que c’est un vice dont je n’ai pû corriger mon siecle. Avouons aussi que ses exemples & ses paroles n’en étoient guère le remède. Il seroit infini & inutile de citer des traits des autres Comédiens. Pour peu qu’on connoisse le théatre, on sait que sur cet article tout est monté sur le même ton & s’en fait un mérite. Dans quel asyle se réfugiera donc la sainteté du mariage ?

Le livre de Tobie nous donne un modelle accompli d’un mariage, selon l’esprit de Dieu, dont les mariages du théatre sont la parodie complette, comme tout le théatre en général n’est que la parodie, le renversement de l’Évangile. Je m’étonne que Racine dans sa dévotion, chargé de faire des pieces pieuses pour S. Cyr, n’ait pas traité le sujet de Tobie en forme d’opéra ou de pastorale ; il eût pû y semer des sentimens de religion autant que dans Esther & Athalie, y peindre agréablement la simplicité des mœurs antiques, y mêler quelque Léandre ou Marinette qui eût contrasté avec Tobie & Sara, & débiter sa morale théatrale, comme dans le Mysanthrope & toutes les pieces de caractère il y a quelque méchant opposé au bon, & dans Athalie & Esther on voit Mathan & Aman. La servante de Sara, qui l’insulta si insolemment, auroit pû rendre ce service. La charité du vieux Tobie, son démêlé avec sa femme, sa guérison miraculeuse, l’apparition de Raphaël sous l’habit d’un voyageur, & à la fin la reconnoissance, le départ, le retour, le mariage du jeune Tobie, l’entrevûe de Gabelus, le repas des noces, l’entrée de la jeune épouse à la maison de son mari, la conversation avec une belle-mère, &c. auroient fourni bien des scènes intéressantes. Je ne garantis pas que la piece eût réussi hors de S. Cyr, non plus qu’Esther ; on veut des passions violentes, & on ne veut pas de dévotion, ou si l’on goûte des sentimens de religion, ce n’est pas par esprit de piété. Cet esprit est inconnu à la scène, on ne les goûte que comme un sentiment noble, une idée sublime, uu objet merveilleux, qui frappe l’esprit & l’amuse. Tout ce qui ne va qu’à toucher le cœur, purifier les mœurs, ramener à Dieu, est insipide & méprisé.

La jeune Sara avoit épousé successivement sept maris qui tous libertins, & ne cherchant dans le mariage qu’à satisfaire leur passion, avoient mérité d’être mis à mort le jour de leurs noces par le démon Asmodée. Cette jeune fille, inconsolable de tant de malheurs, & confuse des reproches qu’on lui en faisoit, passa plusieurs jours dans la retraite, la priere & le jeûne. Voici les paroles qu’elle adressoit à Dieu. On n’y trouvera le portrait ni des Actrices, ni des Héroïnes qu’elles représentent. Vous savez, mon Dieu, que je n’ai jamais désiré de mari (& toutes en sont folles), que j’ai toûjours conservé mon cœur pur de tout désir corrompu (& toutes en sont remplies) ; je ne me suis jamais livrée aux jeux & aux divertissemens (elles ne font autre chose), & je n’ai jamais eu de commerce avec ces hommes frivoles qui se conduisent avec légèreté (elles n’en voient point d’autres). Si j’ai accepté des époux, ce n’est que de la main de mon père, toûjours soûmise a votre loi, pénétrée de votre crainte, jamais pour suivre mon inclination & mon amour (elles n’ont point d’autre guide). J’étois apparemment indigne de ces maris, ou ils ont été indignes de moi (il faudroit être au-dessous du rien pour n’être pas digne d’un Valère ou d’une Julie). Tobie de son côté se préparoit à son mariage, non par la société des libertins, les mauvais discours des domestiques, des parties de plaisir, le bal, le jeu, la comédie ; mais par la religion, l’aumône, la modestie, la soûmission à ses parens, toutes les vertus que son père avoit eu soin de lui enseigner dès le berceau : Quem ab infantia timere Deum docuit, & abstinere ab omni peccato. Ce n’est pas lui qui par goût, par libertinage, se choisit une épouse ; il l’attend de la main de Dieu, c’est un Ange qui la lui indique, la même que la loi lui destinoit. Il oppose d’abord, non des inclinations différentes, des engagemens pris ailleurs, mais seulement la juste crainte du malheur arrivé à tant d’autres. Son guide le rassure par des vûes de religion & de confiance en Dieu (Thalie enseigne une autre route). Il se soumet sans résistance. Quel moyen employe-t-il pour le succès ? Sans doute il va gagner sa maîtresse par des caresses & des fêtes, corrompre ses domestiques par des promesses & des présens, faire agir des amis par des sollicitations, employer des hommes d’intrigue, tromper les parens, se déguiser, cacher sa marche, &c. Non : il n’a point de comédie à jouer ; la vertu n’est pas actrice. Il s’adresse au père de Sara, & lui demande sa fille. Le père fait d’abord quelque difficulté sur le risque de la vie que l’époux va courir. Raphaël le rassure. Est-ce par des fanfaronades, par des vûes de fortune, de crédit, de dignité ? les Anges ne jouent point la comédie : il n’emploie encore que des vûes de religion. Ne craignez rien, dit-il, votre vertueuse fille est dûe à un homme qui craint Dieu : Timenti Deum debetur filia tua. Le démon n’est redoutable qu’à ceux qui abandonnent Dieu, se livrent, comme des bêtes, aux plaisirs de la chair, & n’entrent dans le mariage que pour en jouir : In eos qui conjugium suscipiunt ut libidini vacent sicut equus & mulus, habet damonium potestatem. Tout se rend à la religion, parce qu’on la croit & qu’on l’aime.

L’accomplissement du mariage est aussi peu théatral que le projet. On pense à Dieu, on parle de Dieu, on rapporte tout à sa providence, on attend tout de sa bonté, on le prie avec confiance. C’est le père de la fille qui les unit & prononce ces belles paroles que l’Église emploie dans la célébration du mariage : Que le Dieu d’Abraham, d’Isaac & de Jacob soit avec vous, qu’il vous unisse & vous comble de bénédictions. On célèbre la fête par des repas honnêtes, où l’on invite les parens & les amis. Les accompagne-t-on de danse, de musique, de spectacles, des débauches, des folies, si chantées sur la scène, poussées souvent jusqu’à l’ivresse & au scandale ? Encore une fois, les gens de bien ne sont point acteurs : on y bénit le Seigneur, on le remercie des biens qu’il a faits, on le prie d’accorder ses graces aux deux époux : Epulati sunt benedicentes Deum. On le commence par la prière : Que Dieu bénisse vous & toute votre postérité : puissiez-vous la voir jusqu’à la quatrieme génération, parce que vous êtes le fils d’un vertueux Israëlite, religieux & charitable. Tous répondent à cette priere pat le mot amen, ainsi soit-il, que l’Église en a emprunté, & toute la fête se passe de la maniere la plus sainte : Cum timore Dei nuptiarum convivium exercebant.

J’entends du fond des foyers ou des coulisses quelqu’un de ces Prêtres de Vénus qui font tous les jours tant de mariages, se moquer de mes noces religieuses. Je le plains d’être si étranger sur les terres de la vertu. Voici qui lui paroîtra encore plus ridiculé. La mère mène la fille à la chambre nuptiale, la fille verse des larmes amères. Une Actrice verser des larmes allant au lit nuptial ! Y pensé-je ? Sara est-elle une Actrice ? La mère, pour la consoler, n’emploie encore que cette sauvage, cette incommode religion. Ayez bon courage, dit-elle, comptez sur la protection du Dieu du ciel ; sa miséricorde changera vos larmes en joie : Dominus cœli det tibi gaudium pro tædio.

Quitterons-nous les deux époux ? Non : il va se passer une scène si sublime, si extraordinaire, que tous les Poëtes, Acteurs, Actrices, amateurs, amatrices, depuis Thespis jusqu’à Panard, n’en ont pas eu la moindre idée. Les deux époux passent la nuit en priere, & gardent pendant trois jours la continence, selon l’ordre de l’Ange. Trois jours de continence ! prieres pendant la nuit ! ordre des Anges ! Vous nous parlez des temps héroïques, il y a trois mille ans, & des bords du Tigre, à mille lieues de Paris. Voici l’ordre de l’Ange (sans fouiller dans le cœur des Actrices, j’ose bien assurer qu’un Ange ne viendra pas leur faire une pareille exhortation). Les trois premiers jours du mariage dans la continence (helas ! ont-elles la patience d’attendre le jour des noces ? s’embarrassent-elles même de mariage ?). Quand vous aurez épousé Sara, vous vivrez en continence avec elle pendant les trois premiers jours, & vous employerez ensemble tout ce temps à la priere : Per tres dies continens esto ab ea, & nihil aliud nisi orationibus vacabis cum ea. La premiere nuit le démon sera chassé, la seconde nuit vous serez admis dans la société des saints Patriarches, la troisieme nuit vous recevrez une abondante bénédiction pour avoir une postérité nombreuse & sainte. Ce temps expiré, vous userez de vos droits avec une intention pure & sainte, & dans la crainte du Seigneur, non par un mouvement de passion, mais par le désir de participer aux bénédictions que Dieu accorde aux enfans d’Abraham : Accipiet virginem cum timore Domini, amore filiorum magis quàm libidine ductus. Jamais Comédien n’a tenu ce langage. Aussi jamais Comédien ni Comédienne ne fut un Ange. Ces ordres furent ponctuellement exécutés. Tobie entrant dans la chambre nuptiale, au lieu des paroles licentieuses, si ordinaires dans les noces, dit : Levez-vous, Sara, & consacrons à la priere aujourd’hui, demain & après demain : Exurge, Sara, deprecamur Dominum hodie, cras & secundum cras. Pendant ces trois nuits nous nous unirons à Dieu, car nous sommes les enfans des Saints ; nous ne devons pas nous unir comme les Gentils (les Comédiens), qui ne connoissent pas Dieu. Rien n’étoit plus conforme aux sentimens de Sara. Elle se leva aussi tôt, & tous deux se mirent en priere. Tobie continue : Dieu de nos pères, que le ciel & la terre, & toutes les créatures vous bénissent ; c’est vous qui avez fait le premier mariage, en formant Adam, & lui donnant Eve pour compagne. Vous savez, mon Dieu, que je n’ai pas pris cette épouse pour satisfaire ma passion, non luxuriæ causa, mais pour avoir une postérité qui vous bénisse dans tous les siecles des siecles : Solâ posteritatis dilectione, in qua benedicetur nomen tuum. La jeune mariée se joignit à son époux par ces paroles : Ayez pitié de moi, Seigneur, & faites que nous vivions dans la paix, la santé, la vertu, jusqu’à une extrême vieillesse : Miserere nobis, & conserva nos ambos.

Les exhortations des deux familles ne sont pas moins vertueuses, & par conséquent moins antithéatrales. Le père & la mère de Sara, embrassant les deux époux au moment de leur départ, leur disent : Que l’Ange du Seigneur vous conduise dans votre voyage, vous fasse arriver heureusement dans votre maison, où vous trouviez vos parens dans une santé parfaite. Pour vous, ma fille, nous vous recommandons d’honorer votre beaupère & votre bellemère, d’aimer votre mari, de régler votre famille, de gouverner votre maison, & de vous montrer irrépréhensile dans votre conduite : Monentes eam honorare soceros, diligere maritum, regere familiam, gubernare domum, & se ipsam irreprehensibilem exhibere. Que tout cela est bourgeois ! Ennoblissons-nous donc. Abandonner sa maison à des domestiques, livrer sa famille à des nourrices ou des gouvernantes, ou plûtôt être sans enfans, car ils sont à charge, on crir le bal & les spectacles, passer la nuit en parties de plaisir, le jour au lit ou à la toilette, faire grand’chère, jouer gros jeu, toûjours belle compagnie & quelque amant, porter les plus riches habits, avoir un appartement différent du mari, s’embarrasser fort peu de lui, le connoître à peine, traiter avec mépris son beaupère & sa belle-mère, en vivre séparé, &c. voilà le bon ton, la belle morale, la noble conduite du théatre. Faut-il dire de quel côté se trouve la vertu & le vice, Dieu & le démon, le paradis & l’enfer ? Le sermon du bonhomme Tobie n’est pas moins roturier : Mon fils, payez vos dettes, ne faites pas attendre l’ouvrier qui vous a servi, que son salaire ne demeure point dans vos mains, ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait (quelle attention ignoble !). Veillez sur vous, gardez-vous de toute impureté, évitez le commerce des femmes, & hors la vôtre, craignez jusqu’à l’idée du crime (quelle puérile délicatesse !). Prenez toûjours conseil d’un homme sage, demandez la lumiere de Dieu pour être dirigés dans toutes vos voies par sa volonté (quelle lâche timidité !). L’orgueil fut la source du malheur de l’homme, que ce vice ne gâte jamais votre esprit, qu’il n’en paroisse aucun vestige dans vos paroles (quelle bassesse !). Ne perdez pas le souvenir d’une autre vie, ensevelissez mon corps lorsque mon ame aura été reçue de Dieu : Cùm acceperit Deus animam sepeli corpus (quelle petitesse d’esprit de distinguer l’ame du corps !). Faites des repas de charité sur le tombeau du juste, pour vous réjouir de son bonheur, ou le soulager dans ses peines, mais n’y admettez que les fidelles, & n’invitez jamais les pécheurs (quelle moinerie !). Ayez toûjours un grand respect pour votre mère, souvenez-vous de tout ce qu’elle a souffert & risqué pour vous, en vous portant dans son sein (discours de nourrice !). Que tous les jours de votre vie Dieu soit présent à votre esprit, gardez-vous de consentir jamais à aucun péché, & de transgresser en rien ses préceptes (minutie scrupuleuse !). Faites des aumônes selon vos facultés ; si vous êtes riche, donnez beaucoup ; si vous n’avez que peu, donnez même de bon cœur de ce peu. Dieu vous regardera dans sa miséricorde, & vous paroîtrez devant lui avec confiance, car l’aumône efface le péché & délivre de la mort (non pas corporelle, l’homme charitable meurt comme un autre), & préserve l’ame des ténèbres : Eleæmosina à peccato & à morte liberat, nec patitur animam ire in tenebras (encore la foiblesse d’esprit de croire l’immortalité de l’ame !). L’éducation la plus sainte avoit depuis le berceau préparé le cœur du fils, les exemples de toutes les vertus avoient constamment appuyé les leçons du père. Qu’un si saint mariage dût être agréable à Dieu & comblé de ses bénédictions ! Les mariages du théatre s’en flatteroient-ils ? Ils sont trop vicieux, pour lui plaire. Ouvrons les registres de Thalie pour en extraire la doctrine. Nous n’avons pas besoin d’en faire un dépouillement entier : elle nous abandonne la lie, c’est-à-dire, au moins les trois quarts & demi de ses nourrissons, dont la morale vaut aussi peu que le style. Avoir vû Moliere, Renard, &c. c’est avoir tout vû : tout se pique de marcher sur les traces de ces grands maîtres du vice. Il n’y a pas de nation plus copiste que celle des dramatiques. Les mêmes bons mots, mêmes jeux de théatre, mêmes idées, sentences, morale, intrigue, ressassés de mille manieres, se retrouvent par-tout. Plagiaires éternels les uns des autres, & d’eux-mêmes, les pieces, les rôles, les scènes, sont comme les Acteurs, qui ne font que changer de noms ou d’habits, se placer à droit ou à gauche, sur-tout pour le mariage, qui est le fond de toutes les comédies. Qu’on ramasse quelques plaisanteries triviales sur l’infidélité, l’indépendance, la domination des femmes, la jalousie, la honte, la simplicité des maris, la révolte des enfans, la fripponnerie des domestiques, les artifices de quelque intriguant, quelque mensonge pour cacher la passion, on aura vû Moliere, Poisson, Gherardi, & tous les théatres ensemble.

On demandera pourquoi j’insiste si fort sur le mariage. Parce que c’est le fond de toutes les comédies, qu’on croit pouvoir en couvrir les désordres, & en est un des plus grands, & que c’est l’action la plus importante de la vie & qui se fait le plus mal. Point d’état où il y ait plus de peines, de dangers & de devoirs : lien indissoluble, qui ne finit qu’avec la vie : obligation de travailler au salut l’un de l’autre, à celui des enfans & des domestiques, dont on doit rendre compte à Dieu, par conséquent d’instruire, veiller, corriger, édifier par une vie chrétienne : se supporter mutuellement dans ses défauts ; à quoi n’expose pas un mari une femme ambitieuse, des enfans dérangés, avec lesquels il faut passer la vie ? joindre l’usage des plaisirs permis avec l’éloignement parfait des illicites, la modération avec la liberté, le soin des biens au détachement du cœur : aimer tendrement sa compagne, sans partager ses défauts. Les douceurs qu’on s’y promet, sont bien-tôt évanouies : le repas des noces de Cana n’étoit pas fini, que le vin manqua. On peut sans doute s’y sanctifier, il y eut toûjours des mariages agréables à Dieu, il voulut même que la plus sainte des créatures (sa mère) fût mariée ; mais on ne sauroit trop dire que les plus saints motifs y doivent conduire, la vocation du ciel le décider, les bonnes œuvres y mériter la bénédiction de Dieu, & les vertus y régner. Peut-on, sans gémir, voir une action si importante pour la vie présente & pour l’éternité, abandonnée aux folies du théatre, être l’objet de ses amusemens & de ses désordres, y être traitée de la maniere la plus licentieuse, avec la morale & les sentimens les plus opposés à la religion, y devenir l’école du vice, le fruit de l’intrigue, la récompense des passions, y être préparée par le crime, accompagnée d’infamie, troubler enfin toute la société, & conduire à la réprobation éternelle ?

Deux mariages illustres, célébrés presque en même temps dans l’été de 1765, ont été troublés par les plus tristes événemens ; celui du Duc de Parme, par la mort de Dom Philippe son père, qui étoit dans une autre ville ; & celui de l’Archiduc Léopold, par la mort de son père, l’Empereur François I, qui étoit à la fête ; l’un & l’autre le lendemain des noces, au milieu des plus grandes réjouissances, des bals, des comédies, des festins, qu’elles changèrent en deuil. C’est un événement unique dans l’histoire. Dans le premier mariage, on venoit de la comédie, quand un courrier extraordinaire qui apporta la nouvelle de la mort du Prince, fit succéder une scène bien lugubre aux arlequinades dont on venoit de s’amuser. Le second mariage eut quelque chose de plus tragique. L’Empereur, qui quoique incommodé avoit été de tous les plaisirs, revenant de la comédie, n’eut pas le temps d’arriver à son appartement, une attaque foudroyante d’apoplexie le fit mourir subitement dans la chambre & sur le lit d’un valet de chambre, où le mit son fils, le Roi des Romains, qui étoit auprès de lui & le reçut entre ses bras, sans avoir un moment pour appeler ni Chirurgien ni Confesseur. Quel spectacle, quel coup de théatre, s’il est permis de le dire ! Ainsi fut citée au tribunal de Dieu la premiere tête du monde, au sortir d’un exercice qui n’étoit rien moins qu’une préparation chrétienne à son jugement, & un moyen d’attirer la bénédiction du ciel sur le mariage de son fils. Les nouvelles publiques, qui n’osent parler qu’à demi d’une mort si frappante, pour en adoucir la terreur, qu’elles ne peuvent se dissimuler, ajoûtent que ce Prince étoit très-pieux, qu’il s’étoit confessé & qu’il avoit communié le même jour, qui étoit un dimanche. Je n’ai garde assurément de révoquer en doute ni sa piété, ni ses exercices de piété ; mais il me semble que l’union de ces circonstances est fort peu consolante. La confession, la communion, la comédie, la mort subite, sont quatre choses qui ne furent jamais faites pour être ensemble. Je ne sais comment la piété du Prince a pû les accorder, & je présume que s’il avoit sçû sa derniere heure si prochaine, il eût pris d’autres mesures pour s’y préparer, que de passer de la sainte table au théatre, & du théatre au tombeau. Je doute que les plus zélés défenseurs de la scène, qui la disent la plus innocente, voulussent que sans aucun intervalle de repentir elle précédât le jugement d’un Dieu qui jamais n’a prescrit de pareils actes de religion. Mais il est écrit pour les amateurs du théatre, comme pour les autres : Tenez-vous toûjours prêts, je viendrai, comme un voleur, le moins que vous y penserez, vous ne savez ni le jour ni l’heure. Qu’opposera-t-on à ces réflexions ? ces faits sont-ils douteux, indifférens ou obscurs ?

Autre chose remarquable. Dans les descriptions de ces fêtes nuptiales qui ont couru toute l’Europe, & où par-tout l’opéra, le bal, la comédie sont des cérémonies essentielles qui doivent précéder la bénédiction nuptiale, on parle d’un opéra nouveau de l’Abbé Metastasio (Romulus & Tersine), dans lequel, quoique l’ouvrage d’un Ecclésiastique, on chercheroit inutilement quelque trait d’un mariage chrétien, & même afin qu’on ne s’y trompe pas, & qu’on ne soit pas tenté d’y chercher des vestiges du christianisme, on y joignit un ballet, apparemment du même Auteur, dont le sujet étoit : Le Mariage d’Énée avec Lavinie, fait par Venus. Un mariage fait par Vénus n’est certainement pas un mariage de dévotion. Je suis bien éloigné d’en faire aucune application aux augustes mariages qu’on célébroit, & où les époux, qui ne s’étoient jamais vûs, ne pouvoient être conduits par la passion, & n’agissoient que par obéissance à leurs pères ; mais je dis que c’est là l’idée que le théatre donne du mariage, & celle qu’il en a. Le mariage chez lui n’est qu’une union de plaisir, un lien de passion. La seule volupté y préside, Vénus fait tout. Tous les mariages de théatre sont faits par Vénus. La religion & la vertu n’y entrent pour rien, & jamais ne s’en mêleront.