CHAPITRE II.
Du Mariage.
L’un des plus grands désordres de la comédie, dont on rit, au lieu d’en gémir, c’est le mépris & le dégoût qu’il inspire pour le mariage & ses devoirs. Jamais il n’y a eu dans le monde plus de célibataires & de mauvais ménages que depuis le règne du théatre. On fit la même remarque à Rome. Il rendit nécessaires les fameuses loix sulia contre le célibat & l’adultère. Il est vrai qu’il a paru depuis peu le Préjugé à la mode, piece assez bonne, faite pour rétablir l’honneur de cette sainte union, & engager les gens mariés à vivre dans une parfaite intelligence. M. de la Chaussée, touché sans doute de tant de désordres, a crû y remédier par le même endroit qui les cause. Son intention est louable ; mais que peut faire une comédie en faveur du mariage contre le torrent qui le décrie ? La scene n’est pas faite pour réformer les mœurs, mais pour les corrompre. Les époux n’en seront pas plus unis, ni le théatre plus sage. On tira même de cet éclair de sagesse, & de la gothique simplicité d’une femme soumise & fidèle ; la piece fait même naître des réflexions affligeantes. Le désordre doit assurément être bien commun pour avoir fourni la matiere d’un poëme, & frappé jusqu’à un Poëte comique, qui sans crainte d’être démenti, ose dire dans toute la piece que la bonne intelligence des époux passe dans le monde pour un prodige & est un ridicule. J’ose ajoûter que dans un ouvrage dicté par les bonnes mœurs, où l’on veut rétablir l’honneur du lien conjugal, il est surprenant qu’on n’ait point parlé de sacrement & de religion, le plus fort & le plus respectable de tous les liens, établi & béni de Dieu dès le commencement, & élevé dans la loi nouvelle jusqu’à représenter l’union de Jesus-Christ avec son Église, ce qui est bien supérieur & à tout le sérieux & à toutes les plaisanteries de la scène. Quelle leçon que ce silence, & pour les gens mariés & pour ceux qui aspirent à l’être ! Non seulement la religion n’entre pour rien dans toute la piece, quoiqu’elle soit le vrai, l’unique moyen de réconcilier sincèrement des époux & de les rendre fideles, mais on semble l’exclure, on n’emploie que des moyens humains, on ne montre que des personnes mondaines. C’est un habit de chasse, un portrait, un bal où le mari est masqué, une compagnie de libertins, un mari adultère dont on surprend les lettres & dont le crime n’est qu’un jeu, une comédie jouée dans sa maison, où le mari & la femme ont des rôles. La piece présente plus de vices que de vertus. Jamais par ces moyens & dans ce tourbillon de monde on ne trouvera les sentimens vertueux qu’on prête à l’héroïne, & on n’obtiendra le parfait retour des maris. Ce n’est pas là la marche du cœur : la conversion d’un débauché, le pardon sincère d’une infidélité avérée, ne peuvent être que l’ouvrage de la religion. C’est un roman qui ne peint pas la vérité, ne donne pas des leçons efficaces, & en donne de très-mauvaises, en faisant croire qu’on peut se passer de religion, & être vertueux sans elle au milieu des folies du monde. Le théatre le plus raisonnable est infecté d’un esprit de pélagianisme, d’un goût de naturalisme, qui donne tout au libre arbitre & à la nature, & ne connoît que des vertus morales qu’il veut faire croire suffisantes & possibles jusques dans le monde, qui en est le renversement : systême aussi démenti par l’expérience que faux dans les principes de la foi. Un trait singulier dans cette piece, c’est le plan d’une comédie contre le mariage, sous le titre, l’Époux amoureux de sa Femme, à l’occasion d’un nommé Sainfar, qui aime la sienne, & qu’on veut rendre ridicule. Quelques amis se proposent de la jouer dans la maison du mari, lui donnent un rôle & un autre à sa femme. Il y a cent comédies qui sous différens titres produisent le même effet, & sont jouées à la même fin. Le seul projet de celle-ci fait changer de résolution, par une mauvaise honte, le mari infidele qui avoit envie de se convertir, & rend inutiles tous les efforts d’un ami sage qui avoit agi avec succès.
Ce portrait est très-juste. Voilà la comédie & ses pernicieux effets. Elle rend la vertu ridicule, & par une mauvaise honte, un malheureux respect humain, elle empêche de la pratiquer ceux mêmes qui l’aiment, malgré les sages exhortations des gens de bien, qui, comme dans cette piece, sont moins écoutés que les railleries des libertins. En voici de toute espèce, que l’on voit avec surprise, non seulement dans des domestiques & des amis petit-maîtres, on s’y attend, mais dans la bouche de Sophie, amie raisonnable, &, ce qui est tout-à-fait indécent, dans la bouche d’Argante père, qui au lieu de consoler, d’exhorter sa fille en père vertueux, se met du côté des railleurs, & conte ses prouesses galantes, dont il fait trophée ; ce qui révolte & scandalise par de mauvais exemples & de mauvais discours dans une personne si respectable, faite pour inspirer la vertu à ses enfans. Il aggrave le scandale, en avançant que la mère & le grand père ne valoient pas mieux.
Le bon homme autrefois fut dans le même cas.Durval est à peu près ce que je fus jadis.On me maria donc. Une union si belle,Si ma femme eût voulu, devoit être éternelle.Bien du temps se passa, mais beaucoup, presque un an,Sans que rien de ma part troublât notre roman.Mais auprès d’une femme on a beau se contraindre.Or comme enfin l’amour se change en amitié,C’est justement de quoi se fâcha ma moitié.Et vous dites pourtant du bien de votre épouse, (un père parle) & que le mariageN’est pas toûjours un triste & cruel esclavage !Est-ce que pour si peu (un adultère) on traite ainsi les gens ?Mais ne seroit-ce point son épouse qu’il aime ?Sa femme ! Vraiment oui, c’est sa femme elle-même.Ce sont contes en l’air qu’il vient nous faire ici.Soyez sûr qu’elle en rit dans le fond de son ame.C’est avoir pour le sexe un furieux penchant.A la cour, à la ville, on l’a tant blasonné,Hué, sifflé, berné, brocardé, chansonné,Qu’enfin ne pouvant plus tenir tête à l’orage,Avec sa Penelope il a plié bagage.Au fond d’une province il l’a contrainte à fuir.Ils sont allés s’aimer, & bien-tôt se haïr.Sainfar n’a de sa vie été si malheureux :Il adore en esclave un tyran dédaigneux.Cet homme est possédé du démon conjugal.C’est un homme perdu, noyé dans son ménage,Abymé, confisqué, nul…Toute cette aventure est mise en comédie.Bon, c’est un des travers qu’il faut moins épargner ;Il n’est pas fort commun, mais il pourroit gagner.Il faut en enrageant se taire, & filer doux.Ah ! ah ! mon gendre en conte à sa femme, il l’embrasse.Mais est-ce tout de bon ? Certes l’effort est grand.
Je ne rapporte point les discours aussi mauvais de Saphie, des domestiques & du mari dans ses irrésolutions ; il faudroit copier la moitié de la piece. C’est une espèce de plaidoyer, où d’un bout à l’autre on dit le pour & le contre. A la fin, à la vérité, le bon parti a le dessus ; mais ce n’est qu’après avoir donné à la vertu les plus rudes secousses, qui doivent infiniment plus l’ébranler dans un cœur, qu’un triomphe si tardif, si mêlé, si équivoque, ne peut jamais l’y affermir.
Les comédies, dit-on, sont toûjours terminées par un mariage. C’est le dénouement légitime de toute l’intrigue, l’heureux terme des artifices des Auteurs & des Acteurs, la récompense & le couronnement de deux amans. Bien loin d’avilir ce saint établissement, rien n’est plus propre à le faire estimer & désirer, à en faciliter le succès. C’est encore enseigner à rendre innocentes & décentes toutes les démarches passionnées qui le précèdent, & dont la galanterie en eût fait des crimes. C’est une erreur, on prend le change. Ce succès, ces artifices, ces frivolités, cette récompense, ne font que dégrader le mariage, & en éloigner. D’abord ces libertés passionnées qui le précèdent, n’allassent elles pas au dernier crime, sont si peu innocentes aux yeux de la saine morale, que les règles de l’Église défendent aux fiancés de loger dans la même maison, pour écarter le danger des familiarités criminelles que l’occasion & la vûe d’un mariage prochain rendroient si faciles. Les fiançailles ne sont qu’une promesse dont mille événemens peuvent empêcher l’exécution. Le sacrement seul forme le lien qui ne fait des deux qu’une même chair. L’espérance d’un droit futur ne donne aucun droit présent sur la personne, & la condition que l’esprit pourroit intérieurement y mettre, ne réalise rien dans l’objet, & le consentement que l’on y donne rend le plaisir présent & réalise le péché. C’est une chimère qui pourroit légitimer tous les crimes, que le prétexte d’une condition à venir qui anticipe la dispense. Autre chimère : distinguer le dernier crime des préliminaires qui le commettent & y conduisent ; permettre l’un, & interdire l’autre. Outre le péché de la témérité qui expose à un danger évident, c’est la même nature de crime, qui ne differe que par ses divers degrés d’énormité. Les promesses du mariage ne font aucun changement dans l’état des personnes, & ne mettent aucun adoucissement dans les rigueurs de la loi. Le sacrement seul lève la barriere. On ne peut auparavant, sous aucun prétexte, la franchir sans se rendre coupable. Si des fiançailles solemnelles ne peuvent excuser les entreprises de la passion, la scene pourra-t elle les justifier par la perspective d’un mariage chimérique qui doit être le dénouement de la piece ? les Acteurs & les spectateurs trouveront-ils l’apologie de leur incontinence secrette dans la fiction d’une union qui ne peut jamais être exécutée ? leur vertu sera-t-elle bien en sûreté sous la sauvegarde d’une fable ? Quelle folie qu’un mariage en peinture sanctifie tous les désordres, ou éteigne les feux d’une concupiscence que tout allume ! Principe inépuisable de péché. Il faut être en garde contre elle, même dans le mariage, & sous le masque d’un personnage comique il sera permis de la goûter, de l’exciter en soi & dans les autres ! Non, non, la morale & l’intrigue théatrale n’autoriseront jamais à souiller l’imagination par de mauvaises pensées, le cœur par le plaisir du péché, ni à en courir volontairement le risque, parce qu’Arlequin à la derniere scene doit prendre Marinette pour sa moitié.
1.° La comédie efface toute idée de religion dans le mariage. Il se fait des milliers de mariages sur le théatre. En est-il un seul où l’on ait recours à Dieu, où l’on pense à la religion, où l’on parle d’Église & de sacremens ? Tout n’y respire que le paganisme, ou plûtôt l’athéisme ; car il paroît par toutes les comédies de Plaute & de Térence, que les Payens invoquoient leurs Dieux dans tous les mariages, qu’ils avoient même des Dieux exprès pour les mariages. Junon, Lucine, l’Himenée, l’Amour même & sa mère étoient chez eux des Divinités ; le flambeau de l’himen, les bandelettes étoient leurs sacremens. Le Pervigilium Veneris de Catulle, tous les anciens épithalames, qu’on imite de nos jours, étoient de vraies prieres religieuses. On ne rougissoit pas de la religion sur le théatre payen. Le théatre des Chrétiens rougit de la sienne, ou plûtôt il n’en a aucune : de quoi rougiroit-il ? Il conserve pourtant les anciennes divinités ; l’amour & l’himen, ce sont les seules qu’il révere & qu’il connoisse, & en les faisant révérer aux Payens lorsqu’il les met sur la scene, ne se fait-il pas le procès, d’exclure le Dieu des Chrétiens ? Ceux-ci doivent-ils moins au maître qu’ils adorent que les Payens ne devoient à ceux qu’ils adoroient ? Mais quoi ! la religion, les sacremens, Dieu sur le théatre ! vous en riez ; est-ce là leur place ? quel ridicule ! Non, sans doute, ce n’est pas leur place, & c’est de quoi je me plains. Quel corruption, dis-je à mon tour ! j’en gémis. La religion est un ridicule ! Dieu, qui est par-tout, qui a tout fait, qui conserve tout, à qui on doit tout, de qui on attend tout, est donc si déplacé qu’on ne peut parler de lui sans se faire siffler, même en traitant de mariage, l’action de la vie la plus importante, où l’on a le plus besoin de lui, qu’il a mise sous sa protection particuliere, qu’il a élevé à la dignité de sacrement, qui n’est un lien indissoluble & ne peut être heureux que par sa bénédiction ? Les Acteurs & les spectateurs sont donc bien dépravés ? il faut que l’esprit & les leçons du théatre aient donné bien de l’ascendant à l’irréligion & au vice, & que cet esprit soit bien marqué au sceau de la réprobation ; il faut que la piétié & la comédie, l’Évangile & le spectacle, soient des ennemis bien déclarés & bien irréconciliables, pour ne pouvoir entendre parler l’un de l’autre. A leur tour les Comédiens à l’Église pendant la célébration du mariage, exciteroient la plus juste indignation, par la profanation la plus criante. Non, le divorce est sans retour, la guerre est immortelle, la scène & la religion, le Chrétien & le Comédien, l’homme de bien & l’amateur, sont aussi éloignés que le ciel l’est de la terre. Le théatre Payen, dans le temps des persécutions, pouvoit-il être plus anti-chrétien que l’est aujourd’hui l’esprit théatral ? Il ne peut souffrir qu’on pense Christianisme. On trouve pourtant moyen de les concilier. Il est ordinaire aux noces des grands qu’on donne la comédie, à celle des petits qu’on y aille, & qu’après s’être fait bénir le matin par le Prêtre, on se fasse bénir le soir par Vénus, Junon & l’Himen. Pour jouer le Christianisme d’une maniere cruelle, les Molieres Payens n’auroient eu qu’à jouer des comédies composées de Chrétiens, où on auroit évité avec soin de parler de religion chrétienne ; d’autres où des Chrétiens auroient représenté les aventures des Dieux, les auroient chantés, loués, honorés, comme les Payens ; d’autres enfin où ils auroient passé de l’Église au théatre, des sacremens, du sermon, de la communion, de la célébration du mariage, à Amphitrion, à Omphale, à Cybelle, à Vénus, & auroient fait faire par quelque Panard un vaudeville dont le refrein auroit été, voilà le Chrétien, voilà le Magistrat, le Militaire, soi-disant catholique. C’est la pure vérité.
2.° La comédie lève tous les remords & la honte de l’adultere, en ôte jusqu’à l’idée du crime, n’en fait qu’une foiblesse & un jeu. Le nom même en a été changé en un jargon & un symbole théatral qui revient par-tout, & ne rappelle jamais l’infidélité des femmes sans faire rire. Grand nombre de comédies ne valent que là-dessus plusieurs dont le titre même est une grossiereté, & le tissu une obscénité perpétuelle. D’abord on veut faire croire que l’adultère est commun : c’est le sort inévitable de tous les maris, où est la femme fidèle ? c’est le malheur de toutes les femmes, & peut-on compter sur quelque mari ? Il n’y a que la laideur, l’infirmité, la vieillesse, qui par une triste nécessité puissent garantir une fidélité involontaire ; mais à même temps elles font pour l’autre partie une nécessité bien excusable de chercher ailleurs ce qu’on ne peut trouver chez soi. Sans doute que si on juge de tout le reste par les Comédiens & les amateurs, on auroit de la peine à dire avec Boileau (Sat. des Femmes) :
Il en est jusqu’à trois que je pourrois compter.
Heureusement tout n’est pas théatre : le plus grand nombre des époux est fidelle. Cependant ces déclamations lèvent les scrupules. Pourquoi se refuser ce que se permet tout le monde ? a-t-on à rougir d’un défaut général ? Mais aussi combien est à craindre un état où l’on ne peut compter ni sur soi-même ni sur les personnes que nous attachent les plus inviolables sermens ! On s’élève partout avec aigreur contre le soin que peuvent prendre les maris pour empêcher le crime : leurs craintes sont une foiblesse, leur désirs un ridicule, leur obligation une chimère, leur délicatesse une jalousie, leurs précautions des duretés & des insultes ; on plaisante continuellement sur les outrages qu’on leur fait, & sur ceux qu’ils s’attirent, & que leurs plaintes, leurs mesures, leur vigilance, ne font que hâter, en les rendant plus piquans & plus agréables. Mais pourquoi s’en offenser ? ce n’est que par galanterie dans le mari, vengeance, dédommagement dans la femme, amour de la liberté, goût naturel, besoin physique dans tous les deux ; on applaudit aux tours d’adresse qui ont sû tromper, on loue le haut ton que le coupable a sû prendre pour secouer le joug, & la patience de l’innocent qui a sû tout dissimuler. Combien comme le George Dandin de Moliere, où l’on suggère mille inventions pour se dérober aux yeux les plus perçans, & où enfin le coupable blanchi voit à ses pieds le malheureux qu’il a outragé, obligé de lui demander grace, ou se retirer battu & content ! Tout est ligué sur le théatre en faveur de l’adultère contre ceux qui oseroient l’empêcher ou se plaindre. Le ton cavalier dont on en parle suffiroit seul pour détruire l’horreur de ce crime. Dans les nouvelles Lettres Persannes, aussi impies, quoique bien moins spirituelles que les premieres, le Persan (Let. 20.) parle ainsi d’une comédie où il se trouva. Le principal Acteur représentoit un jeune éveillé qui dans deux ou trois heures débaucha trois femmes & autant de filles. La scène Angloise fait mourir ; mais le François a plus à cœur la propagation que la destruction. Beaucoup de Dames assistoient à cette piece modeste, & quoiqu’elles se couvrissent quelquefois de leur éventail, de peur qu’on ne s’apperçût qu’elles ne rougissoient pas, elles paroissoient charmées des exploits du Héros. Si nous accordions à nos femmes en Perse la liberté d’assister à de pareilles représentations, de quoi nous serviroient nos veroux & nos serrures ? Quand nous redoublerions nos soins, rien ne pourroit plus les retenir, & les empêcher de mettre en pratique des leçons plus agréables à suivre qu’à voir représenter. Ce Juge n’est pas récusable : la vérité seule a pû lui arracher un portrait si peu favorable & si ressemblant. Heureusement tout ne fréquente pas les spectacles, car on pourroit dire alors, comme Juvenal : Credo pudicitiam, Saturna, rege moratam in terris.
La farce de George Dandin eut une fortune plus brillante qu’elle ne mérite. Dans une de ces fêtes dont l’énorme magnificence a été le modelle de tant de contes de Fées, Louis XIV fit faire pour la jouer dans les jardins de Versailles un théatre exprès qui coûta des millions. Cette rapsodie n’a ni intrigue ni dénouement, ce n’est qu’une suite de mensonges d’une femme infidelle qui trompe effrontément son mari. Toute sa plaisanterie consiste dans les naïvetés d’un paysan, méssager de l’amant, qui découvre le secret de l’intrigue au mari même, sans le connoître, comme dans l’École des Femmes le galant se décelle au jaloux, qu’il ne connoît pas, & dans des grossieretés du mari, de sa femme, des domestiques, dont on ne riroit qu’à la Place Maubert, si la Place Maubert étoit la seule corrompue. Le scandale contre la pureté des mœurs & la sainteté du mariage ne sauroit guère aller plus loin. L’École des Femmes est moins révoltante ; c’est là une fille libre, ici une femme mariée qui s’oublie jusqu’à recevoir des lettres de son amant & lui donner des rendez-vous. Surprise avec lui dans sa chambre, & ensuite pendant la nuit dans un bois, au lieu d’en être couverte de confusion, elle se moque de son mari & l’insulte, & se tire si bien d’affaires par ses fourberies, qu’elle en est récompensée & passe pour une Lucrèce, & le mari est forcé de lui demander pardon à genoux, ainsi qu’à son amant, sous le bâton du beaupère, vieux gentilhomme ridicule, qui avec sa femme porte l’entêtement de sa noblesse à un excès sans vrai-semblance. L’Auteur de la vie de Moliere convient de tous ces défauts, des grossieretés des valets ; de l’excès du gentilhomme, du libertinage scandaleux de la femme, dont les démarches criminelles tournent toûjours à son avantage, en sorte qu’on est tenté d’imiter sa conduite, toûjours heureuse, quoique toûjours coupable. Il conclud par ce mot ingénieux : La piece a eu des censeurs, mais peu de critiques. Elle méritoit l’un par ses mœurs, l’autre par sa platitude. Il y avoit un autre trait de malignité : on y jouoit en entier un homme de Paris nommé Dandin, dont on avoit même pris le nom. Moliere, pour le jouer plus cruellement, fit semblant deux jours avant la piece, de l’estimer au point de vouloir la lui lire, pour le consulter. Cet homme fut si flatté par bêtise, de cet honneur prétendu, ou par sagesse affecta si bien de l’être, qu’il alla à la représentation, y applaudit hautement, & la fit valoir comme excellente, quoique la plûpart des aventures qui en font les scènes lui fussent arrivées. Moliere n’a ici d’autre mérite que d’avoir mis en œuvre ce que la médisance lui avoit appris.
L’Amphitrion, pris entierement de Plaute, à quelques changemens près, dont les uns font un crime, les autres un mérite, est, dans le moderne comme dans l’ancien, une apologie ouverte de l’adultère sous le nom de Jupiter, qui fait dire avec le jeune homme de Térence : Me ferois-je un scrupule de ce que les Dieux sanctifient ? Quod Divos decuit, cur mihi turpè putem ? Dans le prologue, le Dieu Mercure badine du libertinage de Jupiter, & de ses métamorphoses pour séduire les femmes qu’il aime. On lui applaudit, on le trouve heureux de se connoître si bien en plaisirs, & de savoir imaginer tant de tours, pour goûter des momens délicieux. On prie la Déesse de favoriser son commerce avec Alcmene, & de rendre cette nuit la plus longue de toutes les nuits, pour prolonger son plaisir. La nuit trouve que cet emploi n’est pas fort honnête. Mercure la rassure par ces paroles édifiantes : Un tel emploi n’est bassesse que chez les petites gens : dans un haut rang tout ce qu’on fait est bel & bon, & les choses changent de nom. Il donne ensuite ces belles leçons à la femme de Sosie : Ne sois pas si femme de bien ; un mal d’opinion ne touche que les sots. J’aime mieux un vice commode qu’une fatigante vertu. La femme, instruite à cette sainte école, s’écrie : J’enrage d’être honnête femme, on se lasse par fois d’être femme de bien. Va, va, traître, laisse-moi faire. Après avoir passé la nuit avec Alcmene, Jupiter se découvre, & du haut des cieux, pour y donner plus de poids, donne cette consolation au mari qu’il vient d’outrager :
Mon nom, qu’incessamment toute la terre adore,Étouffe ici les bruits qui pourroient éclater :Un partage avec JupiterN’a rien du tout qui déshonore,Et sans doute il ne peut être que glorieuxDe se voir le rival du Souverain des Dieux.Moi, tout Dieu que je suis, je dois être jaloux.
Tout cela n’a pas besoin de commentaire, & l’on croit bien que Madame de Montespan n’en fit pas un procès au Poëte. Boileau & Madame Dacier n’estimoient pas cette piece du côté littéraire, & il y a véritablement des défauts ; mais ce qui ne sera contesté de personne de bonne foi, & qui seul est l’objet de nos réflexions, c’est que c’est une piece scandaleuse qui porte les coups les plus mortels à la sainteté du mariage.
3.° Le théatre invite au divorce, & enseigne à n’en point craindre les malheurs. Seroit-il plus délicat sur la perpétuité du lien que sur la fidélité aux engagemens ? Il en loue l’usage, il en approuve les prétextes, à tous momens il en menace, & le fait accepter. Il ne tient pas à lui que le mariage ne soit pas indissoluble, par-tout il montre des femmes séparées, ou désirant de l’être, & des maris indifférens à la séparation, ou plûtôt charmés qu’elle se fasse. La loi de Moyse toléroit le divorce ; mais il fut toûjours très-rare parmi les Juifs, & quoique la loi Romaine le permît, personne n’en usa pendant cinq siecles. Ce ne fut que dans le sixieme siecle de la République qu’on commença d’en voir. Le théatre commençoit à régner. A mesure que le goût s’en répandit, ils devinrent communs, & grace à la loi Chrétienne, qui déclare le mariage indissoluble, la comédie est forcée de se borner aux séparations, dont l’usage parmi les amateurs est journalier. A peine dans ce monde comédien, qui s’appelle le beau monde, la bonne compagnie, voit-on deux mariages où l’union règne. La séparation se fait le lendemain des noces, chacun a son appartement, ses domestiques, sa table, ses amis. On ne se voit que par hasard quand on se rencontre. Les raisons des séparations théatrales ne sont pas moins frivoles. L’Évangile ne parle que d’une, c’est l’adultère, exceptâ fornicationis causà, quoiqu’à la rigueur il puisse y en avoir d’autres qu’il ne condamne pas, & que les Tribunaux autorisent. Celles des Romains, quoique souvent légères, avoient leur principe dans la pureté des mœurs. Sulpitius répudia la sienne, parce qu’il la trouva sans voile dans les rues ; Antistius, parce qu’il la vit s’entretenir familierement avec un affranchi de mauvaise réputation ; Sempronius, parce qu’elle alla à la comédie sans sa permission. Jules César, parce qu’elle avoit été soupçonné d’infidélité ; on prouva son innocence, mais il ne voulut pas la reprendre, & dit ce mot célèbre : La femme de César ne doit pas même être soupçonnée. Les loix de Romulus permettoient de répudier une femme qui buvoit du vin, ou qui avoit une fausse clef pour voler son mari. La scène ne connoît point de pareilles causes. De quels anathêmes seroit chargé l’insolent qui oseroit produire quelqu’un de ces griefs ? est-ce même à un mari à se plaindre ? Trop heureux que Madame veuille bien l’honorer de ses ordres & disposer de son bien ! c’est à elle seule à faire le procès, si le mari sauvage, ou trop régulier, ou trop économe, ne veut pas fournir au jeu, à la toilette, aux parties de plaisir ; s’il n’approuve la dissipation, l’amour du monde, le bal, le spectacle, la compagnie ; si maître chez lui, il ne veut pas souscrire à l’indépendance & recevoir le joug de la domination ; la seule inconstance, la diversité des goûts, la gêne bourgeoise de l’uion conjugale, l’ennui de l’uniformité, le ton du jour, &c. suffisent pour autoriser le divorce au tribunal de Thalie, & sous peine du ridicule l’arrêt souverain en est porté, & exécuté par provision. Quel respect pour le mariage inspirent ces sentimens & ces idées ? en est-il qui sur ces principes puisse maintenir la bonne intelligence & ne soit un joug insupportable que tout a droit de briser ? Quod Deus conjunxit, homo non separet. Bon, bon, vous nous citez l’Évangile de S. Matthieu, & notre Évangile est le théatre de Moliere.
4.° On n’y est pas plus consolé sur les peines du mariage & animé à en remplir les devoirs. On en représente le poids accablant, & les époux insupportables l’un à l’autre. L’himen est le tombeau de l’amour, il en éteint toutes les flammes, il en affadit tous les plaisirs. Ce que la passion avoit le plus désiré, peut-être uniquement envisagé, la passion même le rend à charge. Auparavant poli, caressant, doux, aimable, on devient brusque, dur, indifférent, capricieux, intraitable. Qu’on ne compte pas sur les apparences, les protestations, les sermens, l’himen fait tout évanouir. L’épouse, dans l’intention du Créateur, devoit être une compagne fidèle qui partageât les biens & les maux, les devoirs & les travaux, qui consolât dans les peines, soulageât dans les infirmités, aidât dans les affaires ; ce n’est plus qu’un objet odieux, un tyran intraitable, une source de chagrin & d’ingratitude, dont on ne peut trop tôt se débarrasser, dont le trépas est une fête, qu’on craint de retrouver jusques dans les enfers. En imposé-je ? n’est-ce pas le langage commun de tous les théatres ? Les plaintes ordinaires des maris & des femmes, les raisons du refus de tous les célibataires, tournées de mille manieres, assaisonnées de toutes les plaisanteries, les grossieretés, les obscénités, que l’imagination a fourni aux Auteurs, ou que leur mémoire a ramassé dans les halles, tout cela absolument faux dans le plus grand nombre des mariages, fût-il vrai dans quelques-uns, la religion, la patience, la soumission à la volonté de Dieu, la charité qui gagne tout, seroient pour un Chrétien une solide consolation, un trésor de mérite. Mais ce sont des idées gothiques qu’on n’oseroit sur la scène seulement laisser entrevoir, sous peine d’être déclaré imbécille ou tartuffe, & régalé de mille sifflets. Les obscénités applaudies font rire aux éclats, les idées de religion sont reléguées dans la cellule de quelque vieille Nonain. La femme de théatre, bien mieux avisée, ira se consoler avec son amant, & se moquer de son incommode mari.
On charge même le portrait, on exagère les peines, on grossit les fautes, on multiplie à l’infini le nombre des infortunés. Le ridicule, comme un feu dévorant, se répand sur tout de proche en en proche, consume tout, ou du moins le noircit en passant. Ainsi au lieu de consoler, on afflige ; d’adoucir les cœurs, on les aigrit ; de réunir les gens, on les éloigne. On croit d’abord le mal, on l’imagine ; les préventions que donne le théatre le font supposer par-tout, on le sent plus vivement par la crainte des excès & du ridicule dont on vient de se remplir. Personne de plus téméraire dans ses jugemens, de plus rigoureux dans sa censure, de plus emporté dans ses éclats, que celui qui juge, qui agit d’après le théatre. Une femme en revenant de la comédie est mille fois plus intraitable. Les célibataires de libertinage, si communs aujourd’hui, qui s’avisent de condamner les célibataires de religion, croient trouver leur apologie dans les malheurs prétendus des gens mariés. Voilà ce qui forme les prosélytes du célibat. Les familles font semblant de craindre les exhortations d’un Moine qui séduit les enfans & leur donne la vocation religieuse, & elles ne craignent pas les vocations théatrales que donnent les pieces & les Actrices, en les éloignant du mariage & les rendant malheureux. Pour un jeune homme qui prend le froc, il y en a mille qui prennent une maîtresse au spectacle ; pour une fille religieuse, le spectacle forme mille coquettes, & en les jetant dans l’incontinence, les dégoûte d’un établissement légitime, & leur en fait trouver les peines insupportables.
5.° Il est de la derniere importance pour le bonheur de la vie, comme pour le salut, de n’entrer dans le mariage que par des vûes pures & saintes, & on ne peut être heureux, si on ne met Dieu dans ses intérêts : & comment obtenir ses bénédictions, si on ne se conforme à ses volontés ? C’est de sa main qu’on doit recevoir une épouse : A Domino datur uxor prudens. La passion aveugle choisit communément mal, & mérite d’être punie par son mauvais choix. Peut-il être bon ? elle n’est touchée que des avantages extérieurs, de tous les plus fragiles, les plus dangereux, les moins compatibles avec les qualités estimables qui seules assurent une félicité mutuelle. Le théatre n’inspire que des intentions corrompues : ambition, cupidité dans les parens, pour qui toutes les vertus sont dans le coffre fort, j’ai cent mille vertus en louis bien comptés, ou qui trouve tout le mérite dans de vieux titres de noblesse, sans penser que c’est être un sot d’épouser son maître : légèreté, débauche, intrigue, passion, dans les jeunes gens ; on s’en va au bal, à la comédie, à la promenade, enchanté des graces, du son de la voix, des beaux yeux, de la danse, &c. En un mot c’est toûjours la folie ou le vice qui font agir. Aucun mariage ne se fait sur le théatre par des motifs de religion & de vertu. Y songe-t-on ? c’est le poison de tous les plaisirs, & on ne consulte pas même les intérêts de famille, les arrangemens utiles qui assortissent les établissemens, les volontés des parens, qui plus éclairés, moins prévenus, peuvent plus sagement balancer les inconvéniens & les avantages. La fougue des passions permet-elle le délai d’un examen réfléchi ? il faut tout faire & tout sacrifier pour se contenter. Le théatre couronne toutes ces entreprises ; le dénouement heureux de la piece est la récompense de l’intrigue & de l’artifice, le fruit de l’obstination & de la révolte, le chef-d’œuvre des fourberies d’un valet ou d’une soubrette. Il faut toûjours qu’au prix de tout, le succès de la passion en couronne les folies : & ces mariages insensés seront heureux !
La comédie de l’Avare, l’une du petit nombre des bonnes pieces de Moliere, est scandaleuse sur ces article. Sous prétexte de corriger l’avarice du père, elle prête aux enfans les sentimens, les discours & les démarches les plus insolentes, & aux domestiques les plus criminelles. Ainsi pour un vice qu’elle corrige, elle en enseigne dix encore plus grands. Toute l’intrigue consiste dans un domestique qui vole son maître, & est loué & récompensé par le fils▶ qui veut avoir de l’argent pour fournir à sa passion (c’est la même intrigue des Fourberies de Scapin & de cent autres comédies). Le ◀fils▶ & la fille se flattent mutuellement dans leurs amours, complottent contre leur père, & en parlent sans aucun respect, & entr’eux, & à lui-même, le bravent, & se moquent de lui. Le ◀fils▶ parlant de son mariage lui dit insolemment (Act. 4. Scen. 3.) : Ce ne sont point des choses où les enfans soient obligés de déférer aux pères ; l’amour ne connoît personne. Ce qui amène deux scènes aussi maussades que scandaleuses, où maître Jacques leur cocher veut mettre la paix entre le père & le ◀fils▶ qui le prennent pour arbitre. Il les éloigne un peu, leur porte tour à tour la parole, les trompe tous les deux par les mensonges les moins vrai-semblables. Ils ont l’imbécilité de le croire, & de se réconcilier. Maître Jacques en triomphe. Ce grossier artifice est découvert dans le moment. Le père & le ◀fils▶, plus irrités que jamais, recommencent à s’injurier comme des crocheteurs, & finissent la scène par ces paroles horribles, qui d’ailleurs ne servent de rien à la marche de la piece. J’y suis plus porté que jamais (le mariage), rien ne peut me changer. Laisse-moi faire, pendart. Faites tout ce qu’il vous plaira. Je te défends de me jamais voir. A la bonne heure. Je t’abandonne. Abandonnez. Je te deshérite. Tout ce que vous voudrez. Je te donne ma malédiction. Je n’ai que faire de vos dons. Et ce ◀fils▶ est récompensé, le mariage se fait malgré le père à la faveur du vol. Il a tombé du ciel je ne sais quel homme venu de Naples, qui reconnoît je ne sais quelle fille perdue dans un naufrage, livrée au hasard à je ne sais qui, reconnue dans l’instant, sans autre perquisition, au moyen d’un rubis & d’un brasselet qu’elle porte : Deus in machina. Ressource ordinaire à Moliere, comme à Térence, qu’il copie, lorsqu’ils ne savent plus que faire pour finir un dernier acte. C’est le nœud Gordien qu’Alexandre coupa quand il ne pût le dénouer. Tout cela n’est ni de l’esprit ni du génie ; ce n’est qu’un grossier tabarinage que Moliere avoit cent fois entendu aux pilliers des Halles, où son père avoit sa boutique, & où il avoit passé ses premieres années, & dans les provinces, qu’il parcourut vingt ans en tabarin. Dans tout cela il y a encore moins de bonnes mœurs : la fripponnerie des domestiques, l’insolence des enfans envers leurs pères, leur licence dans leurs passions, la liberté entiere de leurs mariages, sont dans la société des désordres incomparablement plus grands que les ridicules de l’avarice, fussent-ils poussés aux excès où on les porte, aussi peu vrais que vraisemblables. L’usure énorme qu’on prête au père, & qui n’est pas dans les mœurs ordinaires, est un grand mal sans doute ; mais l’énorme prodigalité du ◀fils, qui pour contenter sa passion, emprunte de toutes mains, à tout prix, est un mal plus grand & plus commun, qu’on excuse pourtant sous prétexte de l’extrémité où le réduit l’avarice du père, ce qui ne l’autoriseroit pas, quand il seroit vrai, & ce qui est démenti par la piece même, où le père fournit décemment le nécessaire à ses enfans, & ne leur refuse que le superflu qu’ils voudroient pour leur vanité & leur débauche. Cette pièce & bien d’autres auroient attiré cent bastonnades à l’Auteur & aux Acteurs dans l’empire de la Chine, où le respect pour les parens est un des principes fondamentaux qui y maintient le bon ordre depuis quatre mille ans.
Riccoboni dans ses observations sur Moliere, dont il est admirateur, convient de ces défauts essentiels contre les bonnes mœurs. Il y découvre même une autre indécence : la fille de l’Avare, au risque de tout, de concert avec son amant, le fait entrer au service de son père, pour être à portée de le voir & d’en être vûe : Ce qui est contraire à la bienséance ; on ne doit jamais exposer de pareils modelles aux yeux des spectateurs. Si le théatre n’est pas fait pour inspirer la vertu (quel aveu dans un Comédien auteur & acteur !), on ne doit jamais du moins en faire une école du vice. Moliere a sacrifié les mœurs à son esprit, & son devoir à son génie. Que disons-nous de plus ? Il tâche de l’excuser, en ce qu’il n’a pû réformer le théatre tout d’un coup. Il conserve des parties défectueuses que le goût régnant soûtient encore (quel goût du vice !). Mais il n’en fit pas assez pour le rendre honnête (il est donc mal honnête encore).
Mais, dit-on, voilà bien du bruit sur la liberté du mariage des enfans de famille. Demandez si j’ai tort à tous les parens à qui les folles passions de leurs enfans causent les plus vives inquiétudes, le déshonneur, la ruine de leurs maisons ; à ces enfans eux-mêmes, lorsque leur passion rallentie ils voient l’abyme où ils se sont jetés, & sont ensuite plus délicats & plus attentifs sur le sort de leur famille, & plus fermes à refuser ce qu’ils avoient recherché avec le plus d’ardeur. Telles sont les loix du royaume : il n’y en a point de plus sévères que celles de France. Elles permettent de déshériter les enfans qui se marient sans le consentement de leurs parens ; elles déclarent, quant aux effets civils, ces mariages invalides, & les enfans illégitimes. Elles ne les souffrent qu’après que les filles ont accompli l’âge de vingt-cinq ans, & les garçons celui de trente, après avoir fait trois actes de respect : & chez une nation qui a des principes & une jurisprudence si rigoureuse, on applaudit des spectacles qui tous enseignent constamment aux enfans à secouer dans leurs inclinations & leurs mariages le joug de l’autorité paternelle : L’amour ne connoît personne. Je sais qu’il est quelquefois des parens bizarres qui s’opposent à des mariages convenables ; mais pour un père de déraisonnable, il est cent enfans insensés ; pour un mariage mal à propos refusé, il en est cent follement contractés par les enfans. Peuvent-ils être bénis du ciel, dont on a méprisé les ordres ? La religion & la vertu ne doivent-elles pas anathématiser un spectacle pernicieux qui apprend à violer l’un des plus sacrés & des plus importans commandemens de Dieu ? Père & mère honoreras, afin que tu vives longuement.
On abolit toutes les loix si sagement établies pour la décence & la sûreté des mariages, toutes à l’avantage des contractans & de leurs familles ; on y approuve, on y conseille, on y ménage les mariages clandestins, si rigoureusement punis par toutes les loix, pour éviter les surprises de la séduction, & arrêter l’aveugle précipitation d’une jeunesse aussi folle qu’emportée dans ses passions. C’est un commerce de galanterie qui prépare, une promesse qui assure, un malheur qui rend nécessaire, un enlèvement concerté, un mariage secret qui s’accomplit : conduite aussi honteuse que funeste, dont on devroit écarter jusqu’à l’idée, & donner la plus grande horreur, qui fait le sel & le dénouement de la piece. Voilà ce qui forme & consacre ce nœud sacré, ou plûtôt ce qui le souille & le profane. Pour le consentement des parens, dont la nature, la loi, la conscience, le bien public, l’intérêt du particulier, font un devoir essentiel, non seulement il n’est jamais ni attendu ni demandé, mais l’engagement est toûjours contracté & entretenu à leur insçû, ou contre leurs ordres & leur opposition, contre laquelle on se roidit opiniâtrément, révolte dont on fait un acte héroïque qui forme le nœud de la piece ; & pour tout dénouement bien édifiant & bien instructif pour la jeunesse, on se passe de ce consentement, on l’arrache par force, on le surprend par des mensonges, on trompe par des déguisemens absurdes & sans aucune vrai-semblance, comme sont tous ceux du Théatre Italien, par de faux actes d’un Notaire affidé, par un changement de nom, un parent supposé, &c. que sais-je ! par mille folies qui font aussi peu d’honneur à l’esprit qu’à la vertu de l’inventeur : & comme si un père qui reconnoît la fourberie, pouvoit être ou obligé d’y souscrire, ou assez fou pour y consentir, & vouloir au prix de ses plus chers intérêts en être volontairement la duppe.
A peine cet aveu est-il ou extorqué ou surpris de ce malheureux père, que tout est fini. Proclamations de bans, sacremens, Prêtre, priere, invitation de parenté, tout est inconnu ; nul vestige de religion & de décence, les noces se font dans l’instant sur le théatre, les violons sont tout prêts, on chante, on danse, on se divertit : la passion est satisfaite, que vouloit-on de plus ? Toutes les nations du monde, sans exception, ont fait du mariage une action religieuse, depuis le premier que Dieu daigna faire dans le paradis terrestre. Les Protestans même, en contestant à l’union conjugale la qualité de sacrement, que les Catholiques lui donnent d’après S. Paul & toute la tradition, du moins ne le font qu’avec religion, devant le Ministre, avec des cérémonies & des prieres religieuses. Ainsi les mariages athées du théatre blessent tous les costumes. Mais est-il de religion pour la scène ? Le bal, le repas, les discours licentieux, les plaisirs de la chair, voilà son christianisme. Cette maniere profane & cavaliere de traiter une des actions de la vie les plus importantes & les plus saintes, accoûtume les esprits à la plus grande licence, à ne plus envisager le mariage que comme une partie de plaisir, un engagement d’inclination, une liberté de satisfaire son amour. Quels fruits vont naître d’une si mauvaise semence ! nul respect pour l’État, nulle estime des personnes, nul devoir à remplir, nulle bénédiction du ciel à espérer, nul soin de la demander par la prière, nul zèle pour l’éducation des enfans, nulle piété, nulle intelligence. Prions le Seigneur que l’amour du théatre n’infecte pas davantage le genre humain ; toute la société seroit livrée au théatre, & bien-tôt renversée.
6.° Le mariage a ses devoirs & ses charges, comme tous les autres états. Il seroit donc juste que le théatre, ce grand faiseur de mariages, apprît à remplir les uns & à supporter les autres. Au contraire il les néglige ou les aggrave. Fut-il jamais question dans ses sages leçons de la nourriture & de l’éducation des enfans, du soin de son ménage, des mœurs de ses domestiques, du respect pour son beaupère & sa bellemère, de l’amitié pour ses parens & ses alliés, de la soumission pour son mari, d’une vie unie, réguliere, retirée & chrétienne ? Quels paradoxes ! quel ridicule ! oseroit-on y en faire la proposition ? Quel Auteur oseroit composer, quelle Actrice jouer ce rôle maussade ? On a raison, c’est pour cela même que je le dis une très-mauvaise école, où bien loin d’enseigner les devoirs, on craint d’en parler. Quel spectacle que celui de la femme forte dont le Saint Esprit a tracé le portrait ! quel contraste avec une Actrice ! La femme forte se lève de grand matin, parcourt toute la maison, s’instruit de ce qui s’y passe, met ordre à tout, règle ses domestiques, instruit ses enfans, distribue à chacun ses besoins & son travail, ne perd pas un moment ; pleine de force & de courage, de vigilance & d’adresse, le travail ne l’effraie pas, elle est capable des plus grandes choses, prend la quenouille & le fuseau, file le lin & la laine, fait à propos ses provisions. C’est un vaisseau chargé de riches marchandises. Elle ne connoît ni jeu, ni amans, ni compagnies frivoles ; elle n’est occupée ni de sa parure ni de sa beauté, elle fait la gloire de son mari, il se félicite de la posséder, tout le monde applaudit à son bonheur. Mais qui sera assez heureux pour trouver ce trésor ? Il faut aller au bout du monde le chercher. Les autres femmes amassent des richesses, façonnent leurs manieres, achettent des attraits, payent des amans ; celle-ci méprise les vaines parures, déteste toute affectation, ne veut plaire qu’à son mari. Vous l’emporterez sur-tout : le vrai mérite d’une femme est de craindre Dieu, de faire son devoir ; ses œuvres seules font son éloge.
Les couleurs dramatiques sont plus riantes, & les originaux plus amusans. Les Lucindes & les Julies sont moins rares, on ne va point les chercher au-delà des mers, on en trouve par-tout. Elles sont moins retirées : le jeu, le bal, les spectacles, les repas, le grand monde, les parties de plaisir, remplissent agréablement tout leur temps. Elles sont moins économes : jamais assez d’habits, de meubles, d’équipages, de domestiques ; trop d’honneur à un mari qu’on veuille bien le ruiner. Elles sont moins laborieuses : non chalamment renversées dans un fauteuil, elles font des nœuds, décident du bon goût d’un habit, médisent de tout le monde. Elles sont moins gênées : le beaupère est méprisé, la bellesœur chassée, l’ami de la maison congédié, l’enfant livré à une nourrice ou à une gouvernante. Elles ne sont pas si matineuses : on passe à midi du lit à la toilette, de la toilette à table ; mais on se couche de bon matin, au retour du bal. Le mari est moins content & moins félicité. On s’en moque ; sait-on s’il existe, que quand il doit fournir de l’argent ? La beauté est moins indifférente : on met tout en œuvre pour relever les graces, on emprunte toutes les couleurs, on étudie tous les jours favorables, on essaie de toutes les parures, on suit toutes les modes. Aussi n’est-ce pas au mari qu’on s’embarrasse de plaire. On craint moins Dieu ; le connoît-on ? On remplit moins ses devoirs ; en a-t-on à remplir ? Les domestiques sont moins réglés ; ne sont-ils pas des confidens ? Qui doute qu’on ne surpasse toutes ses rivales ! on devient célebre dans tous les cercles, on rassemble chez soi toutes les fatuités. Voulez-vous une épouse si charmante ? allez au théatre, prenez au hasard, vous ne vous méprendrez pas ; ou menez-y la vôtre, elle sera bien-tôt formée de main de maître. Les leçons qu’elle entendra, les modelles qu’elle verra, les sentimens qu’elle prendra, en feront un chef-d’œuvre de vertu, de décence, de travail. Mais si vous êtes assez bourru pour ne pas aimer ce ton d’élégance, éloignez-vous, éloignez-la du théatre, & gardez-vous d’aller jamais y chercher votre moitié.