(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre VII. Est-il de la bonne politique de favoriser le Théâtre ? » pp. 109-129
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre VII. Est-il de la bonne politique de favoriser le Théâtre ? » pp. 109-129

Chapitre VII.
Est-il de la bonne politique de favoriser le Théâtre ?

S’il ne fallait que l’autorité pour décider cette question, une foule d’Ecrivains de tous les pays et de tous les siècles se réuniraient aisément pour accabler le théâtre de leurs anathèmes. Nous mettons à la tête le fameux Prince Armand de Conti, plus respectable encore par sa piété et par sa science, que par l’éclat de sa haute naissance et des grandes charges qu’il avait dignement remplies. Ce Prince sentait vivement les désordres d’un spectacle auquel il avait souvent assisté, et quoique époux de la nièce du Cardinal Mazarin, qui avait toujours favorisé le théâtre, il eut le courage de le combattre au milieu d’une Cour qui le goûtait avec le plus de passion. Il le combattit avec beaucoup d’érudition, de noblesse et de force ; il le fit non seulement par ses discours et ses exemples, mais, ce qui est unique dans des personnes de son rang, il composa un livre contre la comédie, où il ramassa les raisons qui doivent la faire proscrire, et les passages des conciles et des saints Pères qui la condamnent unanimement, dont il fait une chaîne perpétuelle de tradition. Ce témoignage dit tout : un Prince du sang, qui connaissait si bien le monde et ses dangers, l’Etat et ses intérêts, la politique et ses maximes, la religion et ses lois, dont on ne peut ni suspecter les vues, ni soupçonner la vertu, ni méconnaître les lumières, ni révoquer en doute la prudence, à quel titre serait-il récusable ?

N’y eût-il d’autre inconvénient dans la comédie que son inutilité, le gouvernement n’a aucun intérêt à la conserver, il en a à la détruire. Quel bien fait-elle, qu’y apprend-on, de l’aveu de ses amateurs ? le beau geste, le bel accent, la noble démarche, l’élégance de la parure, les grâces de la danse et du chant, la légèreté du dialogue, etc. frivoles avantages, mérite unique de ses amateurs, qui ne forment à l’Etat, ni le Magistrat, ni le militaire, ni le commerçant, ni l’artisan, ni père, ni fils, ni mari, ni épouse, ni citoyens, qui au contraire nuisent à tous les états et à toutes les professions, lorsqu’on les affecte ou recherche trop. Ce n’est même qu’un très petit nombre des citoyens du théâtre qui y recueillent ces prétendus fruits. Il peut corriger de quelque ridicule, quoique rarement et en petit nombre, et qu’il en donne ordinairement de plus grands que ceux dont il corrige, ce qui importe fort peu à l’Etat. Le véritable intérêt public serait qu’on corrigeât les vices, l’orgueil, l’ambition, l’envie, la vengeance, la médisance, le mensonge, l’impureté, le luxe, etc. ce qu’il n’a jamais fait et ne fera jamais. Au contraire il les enseigne, les inspire, les fomente ; il corrompt l’esprit et le cœur, ce qui fait à l’Etat des plaies profondes. La politique en demande donc la suppression, et non la conservation.

Le P. Senaut, Général de l’Oratoire, dans son Monarque (L. 4. C. 7.), condamne la comédie dans les Princes, comme dans les sujets, par le danger du vice qu’elle présente. « Elle se sert pour plaire, de la douceur des vers, de la beauté des expressions, des habits, des gestes, de la voix, des accents, ravit l’esprit et charme les sens. Il faut être de bronze pour résister à tant d’appas ; les plus grands Saints auraient peine à conserver leur liberté au milieu de tant de tentations agréables. Plus elle est charmante, plus elle est dangereuse ; plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle. » Il cite l’exemple de Chimène dans le Cid, alors si admiré et si honnête : « Elle exprime mieux son amour que sa piété, son inclination est plus éloquente que sa raison, elle excuse plus le parricide qu’elle ne le condamne ; sous ce désir de vengeance qu’elle découvre, on remarque une autre passion qui la retient, elle paraît incomparablement plus amoureuse qu’irritée ; prête à épouser le meurtrier de son père, l’amour qui triomphe de la nature, va la rendre coupable du crime de son amant. Les filles avoueront que l’amour de Chimène fait bien plus d’impression sur elles que sa piété, qu’elles sont plus touchées de la perte qu’elle fait de son amant, que de celle qu’elle fait de son père, et qu’elles sont plus disposées à imiter son injustice qu’à la condamner. » Il regarde comme impossible, depuis le péché originel l’entière pureté du théâtre, ainsi que des Poètes, parce « que les mauvais exemples plaisent plus que les bons, qu’on a plus d’inclination pour le vice que pour la vertu, qu’on exprime beaucoup mieux les passions violentes que les modérées, les criminelles que les innocentes, et que les Poètes, contre leur intention même, favorisent le péché qu’ils veulent détruire, et lui prêtent des armes contre la vertu, qu’ils veulent défendre, etc. » Sans toutes ces antithèses, ordinaires à cet éloquent et pieux Ecrivain, et qui n’affaiblissent pas la vérité qu’il enseigne, le P. le Moine, Jésuite, dans son Monarque, le P. Caussin, autre Jésuite, dans sa Cour sainte, donnent aux Cours des Princes de semblables règles, aussi sages que chrétiennes, et croient la comédie aussi opposée à la bonne politique qu’aux bonnes mœurs, deux choses essentiellement liées, dont l’une ne peut subsister sans l’autre.

Mais peut-être qu’en qualité d’Ecclésiastiques et de Religieux décidés par état pour la sévérité de la morale, ces trois Ecrivains paraîtront suspects, quoique les Jésuites aient été souvent lavés de la suspicion de sévérité ; mais le fameux Bodin, qu’on n’accusera ni de superstition ni de rigorisme dans sa République (L. 6. C. 1.), s’explique encore plus fortement. « On commet, dit-il, un grand abus dans la République en souffrant les comiques, ce qui est une perte de la République des plus pernicieuses. Il n’y a rien qui gâte plus les bonnes mœurs, la simplicité et la bonté naturelle du peuple, et qui a d’autant plus d’effet que leurs paroles, gestes, mouvements, actions, sont conduits avec tout l’artifice possible, et laissent une vive impression dans l’âme. Bref, on peut dire que le théâtre est un apprentissage de toute impudicité, ruse, finesse, méchanceté. Si on dit que les Grecs et les Romains le permettaient, je réponds que c’était par superstition pour leurs Dieux ; mais les plus sages les ont toujours blâmés, car quoique les tragédies corrompent moins, Solon ayant vu jouer une tragédie de Thespis, le trouva fort mauvais. Thespis s’excusant, disait que c’était par jeu. Le jeu, repartit Solon, se tourne en chose sérieuse. Il eût bien plus blâmé la comédie, qui était encore inconnue, et maintenant on met à la fin d’une tragédie le poison d’une comédie. Mais peut-on empêcher que ces jeux soient permis par les Magistrats, qui sont les premiers à y venir, etc. » Bodin pouvait ajouter que Solon fit tout ce qu’il pût pour faire chasser Thespis, et empêcher l’établissement du théâtre ; mais que la corruption des Athéniens l’emporta sur la sagesse du Législateur ; que Licurgue, Législateur de Sparte, fut plus heureux, et qu’il empêcha les spectacles, même la lecture d’Echyle et d’Euripide ; et que la comédie ne se glissa dans la sage Lacédémone que quand la vertu affaiblie eut rendu les armes à la mollesse, qui la fit enfin succomber. Thémistocle, grand homme d’Etat, jeta sans façon dans la mer, par un zèle un peu militaire, un Poète comique : « Tu ne m’as que trop noyé, lui dit-il, en me portant au vice, de toutes les mers la plus orageuse, où le naufrage est le plus certain ; il est juste qu’à mon tour je te noie une fois. »

Platon et Aristote, si différents dans leurs sentiments, se réunissent en ce point. Aristote (Politic. L. 7. C. 15.) dit qu’il faut bien se garder de laisser aller les citoyens à la comédie. « Faible remède, dit Bodin à l’endroit cité, comment les en empêcher ? Aristote eût bien mieux dit qu’il faut raser les théâtres, et fermer les portes de la ville aux Comédiens. » Aristote dit la même chose dans ses morales : les Comédiens corrompent les villes, « Mimi civitates corrumpunt. » Il n’est pas permis de regarder les actions mauvaises, et toutes les comédies en sont pleines :  « In comœdiis tota fabula criminosa. » Le divin Platon (de Repub. Dialog. 3. et 10. de Legib. Dialog. 7.) parle au long des spectacles, de la poésie, de la musique et de la danse, et condamne absolument le théâtre, comme contraire au bien de la République, gâtant l’esprit, corrompant le cœur, pervertissant la jeunesse, excitant toutes les passions qu’il devait réprimer, portant au mensonge, à l’oisiveté, à la frivolité, à la mollesse, et ce n’est pas même à raison des grossièretés, que ce Philosophe ne soupçonne pas qu’on y tolère. Peu de gens, dit-il, sont capables de se garantir du poison des fictions galantes ; on doit donc bannir les Comédiens, comme des empoisonneurs publics. Il bannit même Homère, que personne n’accuse d’obscénité, parce qu’il donne aux Dieux et aux héros des sentiments vicieux d’ambition, de vengeance, de cruauté, et qu’il ne faut présenter que de bons exemples, et jamais l’image de ce qu’on ne doit pas faire ; que les pièces de théâtre ne sont que des fables ; qu’il ne convient pas d’accoutumer l’homme à parler contre la vérité, et à se repaître de mensonges, à s’amuser par des niaiseries, se dissiper par des frivolités, et se rendre frivole soi-même. Il permet des jeux, mais des jeux de gymnastique qui forment le corps, des conversations philosophiques qui éclairent l’esprit, des repas innocents qui lient les citoyens. Jamais nos plus graves Théologiens n’ont porté plus loin la sévérité. Cependant le théâtre ne fut jamais plus châtié que Platon le suppose, puisqu’il n’y reprend que des défauts qu’à peine nous apercevons, et dont nous faisons des vertus. Dans le Dialogue sur les lois, obligé par l’empire de l’usage de tolérer malgré lui le spectacle, il veut du moins qu’on tâche d’en prévenir les abus, il ne permet à aucun citoyen ni à aucune personne libre, de monter sur la scène, il renvoie aux esclaves et aux étrangers ce méprisable métier. Il n’en souffre aucun qui ne promette de ne rien dire que de bon et de sérieux. Toute sorte de bouffonnerie est interdite, encore même ne se fiant pas à leurs promesses, il ne laisse représenter aucune pièce qui n’ait été vue et approuvée par le Magistrat : « Nous serions des insensés, dit-il, de faire enseigner à nos femmes, à nos enfants, à nos concitoyens, rienr de contraire à notre religion, à nos lois, à nos mœurs, et détruire tout ce que nous nous efforçons d’établir. »

L’Etat est intéressé, dit-on, à entretenir la comédie, pour amuser le peuple, ou naturellement remuant, ou désespéré par sa misère, ou aigri par la dureté des impôts. Telle était la politique des Romains, qui dans les guerres civiles amortissaient par des spectacles le feu de la division, et surtout celle d’Auguste, à qui le fameux Comédien Pylade disait avec autant de liberté que de vérité : « Laissez le peuple s’occuper des factions du cirque, il s’occupera moins de l’établissement de votre autorité, il y mettra moins d’obstacles. » Les autres Empereurs, au commencement de leur règne, ne manquaient pas, pour calmer la fermentation des divers partis, de donner des jeux magnifiques. Ce sont des enfants, dont on termine les querelles par la diversion de quelque amusement. Les Cardinaux Richelieu et Mazarin, par un semblable artifice, ont prévenu ou dissipé des intrigues de Cour, dont ils redoutaient les suites. Ces diversions, utiles peut-être dans un moment de trouble pour des esprits républicains et remuants, est très inutile dans un gouvernement monarchique. Qu’a-t-on à craindre en France d’un peuple toujours soumis et attaché à ses maîtres, qui paie tous les impôts sans résistance ? Que l’Angleterre amuse un peuple factieux, toujours agité comme la mer qui l’environne, le gouvernement Français n’a nul besoin de Molière pour aider à tenir les rênes de l’Etat. Cette distraction momentanée est-elle même un vrai remède ? Le spectacle fini, le torrent reprend son cours, les conjurés se rassemblent, et l’intrigue s’avance également. Le théâtre peut même la favoriser, on s’y donne des rendez-vous sans conséquence, il y sert de voile. On sait que la fameuse ligue formée contre Louis XIV fut formée à Venise, que le carnaval, les fêtes, les spectacles, furent le prétexte que prirent les Princes ennemis pour cacher leur marche. Le théâtre anime les passions, allume la fermentation dans les esprits, et les monte sur le ton de l’indépendance, de l’orgueil, du vice, et les rend plus faciles à prendre l’impulsion qu’on voudra leur donner. On abuse de tout sans doute ; mais rien dont on abuse et dont on puisse plus abuser que de ce qui est vicieux et un instrument de vice. Quel murmure sur les impôts apaisera la comédie ? faut-il moins les payer ? sent-on moins la misère ? les besoins sont-ils moins pressants après le spectacle ? Ils le sont davantage ; la dépense qu’on vient de faire, les augmente ; la joie qu’on vient de goûter, la pompe qu’on vient de voir, les font mieux sentir ; les passions qu’on vient d’éprouver, rendent plus impatient. Un homme de théâtre est moins soumis, moins simple, moins modeste, moins sobre, moins sujet, moins citoyen qu’un autre. Le vice y gagne, donc l’Etat y perd.

Le fameux Patricius, Evêque de Gaiète, parle des spectacles en plusieurs endroits de ses beaux traités de politique (L. 2. tit. 6 L. 6. tit. 14.). Voici quelques-unes de ses paroles. Il faut bannir la tragédie d’une ville bien polices ; elle a quelque chose de violent, d’emporté, de forcené, qui peut rendre furieux et insensé : « Tragædia penè omnis ab optima civitate explodenda ; habet enim quamdam violentium et desperationem, quæ facilè insanos reddere potest, et in furore compellere. » Il ne fait pas plus de grâce aux comédies. Elles portent ordinairement à toutes sortes d’impuretés ; l’habitude de les voir entraîne à la licence, les yeux et les oreilles des gens sages les ont toujours redoutées : « Comœdiarum argumenta adulteria et stupra commendant, spectandi consuetudo imitandi licentiam facit, aures oculosque gravissimorum virorum formidant. » La réflexion et les bonnes mœurs les ont fait bannir de l’Italie : « Ex Italia explosæ severitate morum et religionis sanctitate. » Leur retour depuis ce temps-là et leur vogue sont-ils l’éloge de la pureté des mœurs Italiennes ?

Le même poison a gagné la France. Croirait-on que la suppression de la comédie ait occupé les Etats généraux du Royaume, et soit un objet de leurs doléances ? Dans les remontrances des Etats de Blois, faites à Henri III, voici l’éloge qu’on en fait. « Il y a un grand mal qui se tolère à Paris (il n’y avait point de théâtre réglé ailleurs) les jours de fête et dimanche ; ce sont les spectacles publics par les Français et les Italiens, et par-dessus tout un cloaque et maison de Satan, nommée l’Hôtel de Bourgogne (l’ancien théâtre). Là se donnent mille assignations scandaleuses contre l’honnêteté des femmes, et la ruine des familles. Avant le jeu se passe le temps en devis impudiques, jeux de dés, gourmandises, ivrogneries, querelles, etc. » L’historien Matthieu, pour faire sa cour à Henri III, composa la Guisiade, mauvaise pièce dans le goût du temps, où il jouait le Cardinal et le Duc de Guise, que ce Prince n’aimait pas, et qu’il fit mourir. On pourrait croire que les Etats qui les aimaient, choqués de cette pièce, voulaient s’en venger sur tous les Comédiens. Mais outre que cette vengeance n’est pas vraisemblable, voici de quoi justifier les plaintes des Etats par un témoignage non suspect. Trente ans après, que la comédie devait être plus réformée, sous le règne de Louis XIII, voici comment les Comédiens se peignent eux-même dans un procès qu’ils eurent au Parlement en 1615. « Le chef de cette troupe est un Prince qui porte la ruine des poêles et des marmites, il est né et nourri dans la confrérie des grosses bêtes, et n’a jamais étudié qu’en philosophie cynique ; il n’est savant qu’en la faculté des bas souhaits. C’est une tête creuse, une coucourdet coiffée, vide de sens, comme une cane, un cerveau démonté, qui n’a ni roue ni ressort entier, qui change comme la lune, etc. » Et ailleurs ce Mémoire attaque les mœurs de la troupe, qu’il fait voir « n’être composée que de débauchés qui mangent l’argent qu’ils ont amassé sans peine, et passent leur vie en débauches, tandis que leurs femmes et leurs enfants demandent inutilement du pain. Et Dieu sait si entre les verres et les pots, les écots se passent sans blasphèmes, jeux, ivrogneries ; ils ont la vanité de se qualifier honnêtes gens, et la plupart seraient obligés de mendier leur vie du ministère de leurs mains, et ne peuvent avoir ni honneur ni civilité, etc. » (Hist. du Théâtre, tom. 3. Préf.). Qu’on rabatte, à la bonne heure, de la grossièreté de ces termes, qui en effet ne sont pas du goût de notre siècle, qu’on accorde de la politesse, de la civilité aux Acteurs de Paris ; mais les mœurs des troupes sont toujours les mêmes, et les Etats du royaume n’auraient pas moins de doléances à faire que dans le seizième siècle.

Le théâtre, comme tout le reste, doit sans doute, selon le génie des nations ou des siècles, le goût de la Cour ou de la ville, la diversité des modes, la variété des circonstances, le caractère des Auteurs, prendre des tons différents de modération ou de débauche, de différentes nuances de décence ou d’effronterie ; mais ce n’est que changer d’habit, le fond est toujours le même, c’est toujours une troupe de gens sans religion et sans mœurs, qui ne vit que des passions, des faiblesses, de l’oisiveté du public, qu’il entretient par des représentations le plus souvent licencieuses, toujours passionnées, et par conséquent toujours criminelles et dangereuses, et qui enseigne et facilite le vice, le rend agréable, en fournit l’objet, et y fait tomber la plupart des spectateurs. La politesse Française, en épurant les manières et le langage, a rendu aussi la scène plus polie et plus délicate ; on n’y voit plus la férocité Anglaise, la grossièreté Gauloise, les bouffonneries des Trivelins, les platitudes des halles ; tout cela est banni de la société des honnêtes gens, quoique l’opéra comique, les théâtres de la foire, les spectacles des boulevards, les farces, les théâtres de province, soient encore fort éloignés d’accéder à la réforme. Mais en poliçant le commerce, on n’a point corrigé les hommes, et moins encore les gens de théâtre. Les attraits de la passion, le goût du vice, le langage du péché, les mouvements du cœur, les nudités, les attitudes séduisantes, la magie de la décoration et des parures, les pièges de la coquetterie, les agaceries, la vénalité des Actrices, les adresses de l’hypocrisie, les artifices de la fourberie, etc. toutes ces batteries de l’enfer sont autant et plus que jamais dressées au théâtre. La grossière simplicité de nos pères ignorait ces raffinements, y courait moins de risque, y commettait moins de fautes ; nous sommes pour le moins aussi faibles, et plus habilement attaqués ; nous nous défions, nous nous mesurons moins, et les embuscades sont plus nombreuses, mieux masquées, et plus adroitement concertées. L’Académie Française, dans l’examen du Cid (pag. 20 et 21), parlant à un grand politique, qui revit, corrigea et approuva son ouvrage, dit ces belles paroles, bien dignes d’elle : « Il n’est pas question dans les pièces de théâtre de satisfaire les libertins et les vicieux, qui ne font que rire des adultères et des incestes, et ne se soucient pas de voir violer les lois de la nature, pourvu qu’ils se divertissent ; les mauvais exemples sont contagieux, même sur le théâtre, les feintes représentations ne causent que trop de véritables crimes. Il y a grand péril à divertir le peuple par des plaisirs qui peuvent produire un jour des douleurs publiques, il nous faut bien garder d’accoutumer ses yeux et ses oreilles à des actions qu’il doit ignorer. » L’Académie avait alors fort peu d’Auteurs dramatiques ; aujourd’hui qu’elle en foisonne, je doute qu’elle tînt le même langage. Il est vrai qu’elle n’a jamais reçu Molière, Regnard, Dancourt, etc. qui en qualité de beaux esprits, si c’est là le seul titre qui en ouvre les portes, le méritaient mieux que bien d’autres. Aussi quels noms à joindre avec ceux de Montauzier, Bossuet, Fénelon ?

Madame de Maintenon est un phénomène dans l’histoire, c’est l’opposé du théâtre. L’Actrice, Reine en apparence par son rôle, est dans la réalité une femme très commune : Madame de Maintenon, Reine en effet par son mariage et sa faveur, ne paraissait qu’une femme ordinaire. Quand elle fut devenue dévote, qu’elle eut formé le dessein de rendre le Roi dévot, et qu’elle eut commencé à penser et à parler en homme d’Etat, elle eut des scrupules sur le théâtre. Voici comme elle en parle dans les Mémoires de la Baumelle (Tom. 5. N. 16. p. 166. 175.). « Il y a mille choses où je ne sais quel parti prendre : j’appréhende de mollir ou de rebuter. Cette musique, par exemple, qui fait le seul plaisir du Roi, et où l’on n’entend que des maximes absolument contraires aux bonnes mœurs, serait bien convenable à retoucher ou à proscrire. Il est vrai que pour lui personnellement, cela ne lui fait aucune impression, et qu’il n’est occupé que des sons et des accords. Il n’en est pas de même du reste des spectateurs, il est impossible qu’il n’y en ait de sensibles à ces paroles pleines d’une morale qui fait consister le bonheur dans le plaisir, car mettez à l’alambic tous les opéra, vous n’en tirerez jamais que cette maxime retournée en mille façons. N’est-il pas déplorable que parmi des Chrétiens, et sous un Roi qui ne voudrait pas offenser Dieu, qui le craint, qui l’aime, on ait des pratiques si contraires à tous les systèmes de la religion, et des condescendances si opposées à là vertu ? Le Roi craint que les plus beaux airs n’ennuyassent, dès que les paroles seraient pures. Quelques-uns disent que ce qu’on entend à l’Opéra entre par une oreille et sort par l’autre ; mais ils oublient que le cœur est entre deux, et au sortir du spectacle on est moins en état de résister aux occasions dangereuses qu’en sortant du sermon. » On ne peut pas douter qu’elle n’eût été souvent au spectacle. Quand elle voulut se donner entièrement à Dieu, ses remords devinrent plus vifs, il fallut consulter son Directeur, l’Evêque de Chartres : « Une des premières choses que je demandai à M. Desmarets, dit-elle, fut si je pouvais aller au spectacle avec le Roi » (car hors de là elle prenait condamnation). « Il demeura quelque temps à réfléchir » (la question est délicate). « Puis il me dit : Madame, je crois que si le Roi le veut, vous devez y aller, et n’ajouta rien davantage » (il serait difficile en effet de rien dire de plus sans trop parler). Quelque relâchée que paroisse cette décision, on peut l’appuyer par l’exemple de Naaman, à qui le Prophète Elysée permit d’accompagner le Roi de Syrie, son maître, dans le Temple de ses Idoles, et de se baisser avec lui quand il les adorerait. Ainsi les Gardes, les Officiers, la Cour attachée à la personne du Roi, peuvent le suivre dans le Temple de ses Idoles, et l’y servir.

Philon Juif (L. de Agricul.), après avoir décrit au long la frivolité, les désordres, les passions, les fureurs des hommes de qualité, prétend que le théâtre en est la cause et le fruit. Voici la traduction de son passage, faite en 1612 par le Docteur Bellier : « Pour quelle autre raison pensons-nous que les théâtres qui sont par toute la terre, soient remplis tous les jours d’un nombre infini de spectateurs, car ceux qui sont alléchés et amadoués de contes, et ayant laissé à l’abandon leurs yeux et leurs oreilles, s’adonnent et affectionnent à des joueurs de luth, à toute sorte de musique lâche et efféminée (« Lactatoribus et Mimis inhiant propter gestus, motus ac status effeminatos ») : « Recevant chez eux des danseurs et joueurs, à cause qu’ils représentent des mouvements et contenances sensuelles. Ils approuvent le tumulte qui se fait toujours sur la scène, sans se donner la peine de l’émendation des particuliers, ni de celle du commun. Ains renversent, misérables qu’ils sont, leur propre vie : Rerum privatarum publicarumque obliti totam vitam in spectaculis consecrantes miseri. » Tom. 1.

Le théâtre est pourtant bon à quelque chose. Fréron (Ann. Litt. févr. 1762.) nous en apprend une anecdote singulière. Panard le Chansonnier, dont on vient d’imprimer les rhapsodies en quatre volumes, (si vous le trouvez bon), a le premier donné au Roi le nom de Bien-aimé. « Panard, selon Fréron, a décelé et exprimé les sentiments de la Nation. » Rien sans doute n’est mieux mérité que ce beau titre ; mais je voudrais, pour l’honneur de la France, qu’on nous laissât ignorer cette burlesque origine. Est-il bien glorieux pour nous d’avoir un farceur pour interprète ? est-ce bien respecter la majesté royale de faire attacher un des plus beaux fleurons à la couronne de Louis XV par la main d’un Tabarin ? les Français ne sont-ils donc que des Comédiens, et ne savent-ils parler que par la bouche d’un Comédien ? ce beau nom n’est-il donc qu’un nom de théâtre ? J’en rougis pour ma patrie, et je dirais, comme le Duc de Montausier à Louis XIV : « Vous méritez tous les éloges qu’on vous donne, mais est-ce à des faquins à vous les donner ? »

Epictète, meilleur Philosophe que ceux de nos jours, puisque malgré son paganisme il enseignait et pratiquait la religion et la vertu, Epictète parle du théâtre en plusieurs endroits (Manuel, art. 45. et 46.). Il s’en montre si éloigné qu’il recommande de ne pas même en parler, mais de faire rouler la conversation sur des choses décentes et honnêtes. Simplicius, son Commentateur, ajoute : « Celui qui s’applique à la philosophie renonce à tous les spectacles » (art. 53.). Il dit : Ce n’est pas une nécessité d’aller au théâtre ; si tu y vas par occasion, ne fais point des exclamations, des éclats de rire ; quand tu en seras revenu, n’en parle pas. Il ne va point à réformer tes mœurs, et à te rendre plus honnête homme. Simplicius ajoute : Y aller tous les jours, c’est une vie de Bateleur. M. Dacier dit dans son Commentaire : « Je voudrais qu’on fit réflexion sur ces paroles d’un Païen : les Païens pouvaient avoir des raisons d’aller aux jeux publics, c’étaient des Magistrats qui les donnaient ; mais elles sont aujourd’hui très mauvaises, c’est une vertu et une marque de piété de les mépriser ; on ne doit juger des progrès qu’on a fait dans la sagesse que par l’augmentation de ce mépris. » M. Dacier a pourtant vécu dans le prétendu beau temps du théâtre épuré.

Cornelius Nepos, Philosophe d’une autre espèce, homme de naissance, homme du monde, homme de cour, prétendu Magicien, et réellement savant, n’était point scrupuleux ; il parle pourtant fortement contre le théâtre. Non seulement le métier de Comédien est infâme et criminel, c’est encore un crime de regarder la comédie et de s’y plaire ; les plaisirs d’un esprit lascif dégénèrent en crime. Il n’y eut jamais de nom plus infâme que celui de Comédien : « Exercere Histrionem, non solum turpis et scelesta occupatio, sed etiam conspicere et delectari slagitiosum : lascivientis animi oblectatio delinit in crimen, nec ullum nomen fuit infamius quam Histrionum. »

Lamothe le Vayer n’était ni plus dévot ni moins habile qu’Agrippa ; il devait être plus homme de cour, où il a eu des emplois distingués. Voici comme il s’exprime (Lett. 47. sur les Magistrats). « La qualité de Magistrat est sacrosainte, ceux qui la portent sont des Dieux ; les hommes passent, comme la monnaie, plutôt par la marque extérieure que par la valeur intrinsèque. Ainsi leur caractère, quelquefois leur mérite, oblige à des différences proportionnées à la dignité. Mais il s’en trouve parfois de si indignes, qu’on serait dispensé de les honorer, pour ne pas donner au vice ce qui n’appartient qu’à la vertu. Quelle apparence de traiter également un Conseiller rempli de mérite, et un autre qui porte les habits d’un saltimbanque, un Magistrat enfariné à la mode (poudré) ! La loi permet de tuer un Magistrat ivre, Vespasien approuvait qu’on répondît injurieusement à un Sénateur agresseur : « Non opportet maledici Senatoribus, re maledici civile et fas est. » (Sueton. C. 9.). Louis XII ayant trouvé des Conseillers au Parlement jouant à la paume, leur en fit de sévères réprimandes, et les assura que s’il les y trouvait encore, il ne les reconnaîtrait plus pour Conseillers, et n’en ferait pas plus d’état que du moindre cadet de ses Gardes. » Tous ces traits qu’on a inséré dans un nouveau livre (l’Esprit de Lamothe le Vayer), sont rapportés dans le Journal des Savants, février 1764.

Les lois ont eu plus d’une fois à se plaindre des attentats du théâtre. Nous en avons vu nombre de traits ; en voici un qui nous avait échappé. Le P. Mazenius Jésuite, dans la vie de Charles-Quint et de Ferdinand I. (T. 2. n. 59. p. 129.), rapporte que ces deux Princes dînant un jour en public à Ausbourg, des Luthériens déguisés en Comédiens vinrent dans la salle offrir de jouer une farce pour les divertir. Le premier, sous les habits de Reuchlin, fameux grammairien, maître de Melancthon, porta au milieu de l’assemblée un fagot mal lié composé de branches tortueuses qui ne pouvaient s’arranger ensemble. Après lui vient Erasme, qui s’efforce d’ajuster ensemble ces branches, et ne pouvant y réussir s’en va tout en colère. Luther vient ensuite, qui prend dans la cheminée des tisons embrasés, et met le feu au fagot. L’Empereur Charles-Quint paraît ensuite, qui remue le feu avec une épée, comme pour l’éteindre, et l’allume encore davantage. Enfin vient Léon X, qui prend une bouteille pleine d’eau pour jeter sur le feu ; mais il se méprend, et y jette une bouteille pleine d’huile qui ne fait que l’embraser de plus en plus. L’application en est aisée. Reuchlin, dans ses leçons, auteur de tout le mal, avait mêlé le vrai et le faux. Erasme, esprit conciliateur, tâchait de réunir toutes les parties, mais ne pouvait en venir à bout. Luther mit le feu partout, en renversant toute la discipline ; Charles, par la guerre qu’il déclara aux Protestants, Léon, par la condamnation qu’il prononça contre eux, ne firent qu’allumer l’incendie. L’Empereur fut très choqué de cette insolente bouffonnerie ; mais les Acteurs prirent la fuite, ils avaient de puissants protecteurs. Ce Prince eut beau faire des recherches, il ne découvrit rien, l’attentat demeura impuni.

On voit généralement dans l’histoire que les Princes véritablement grands ont fait fort peu de cas des jeux du théâtre. Il serait infini de suivre dans toutes les Cours la fortune de la scène, et détailler les partisans ou les adversaires dans les Princes bons ou mauvais qui ont illustré ou déshonoré le trône. Bornons-nous aux Empereurs Romains. Nous avons vu dans une foule de lois, rapportées au livre précédent, le mépris qu’en ont fait Constantin, Théodose, Justinien. Les Empereurs Trajan, Alexandre, les Antonin, n’y allaient que par cérémonie, ne les toléraient que pour ne pas choquer le peuple. Trajan en supprimait autant qu’il pouvait ; Alexandre retrancha les libéralités des Empereurs aux Comédiens ; Marc-Aurèle n’écoutait pas même quand il y était, il y lisait ses lettres, et écrivait ses dépêches : ils regardaient les spectacles, comme les académies de jeux, des lieux de prostitution, qu’on est quelquefois obligé de tolérer, malgré leur infamie et leur désordre. Tibère, grand homme d’Etat, quoique très vicieux, chassa tous les Comédiens de l’Italie. Il n’est pas étonnant que Caligula les rappelât ; il était trop corrompu pour ne pas aimer éperdument le théâtre ; c’était une de ses maîtresses qui lui en fournissait de toute espèce. Pendant deux ans de règne il remplit Rome d’Histrions, de danseurs, de chanteurs ; il obligeait tout le monde, jusqu’aux Sénateurs, de venir à la comédie, et souvent d’y jouer. Les Comédiens mis en honneur et son cheval nommé Consul servent également à caractériser ce Prince insensé et ses folies. Les anciens Romains qui laissèrent introduire le théâtre, ne le regardaient que comme un amusement momentané et sans conséquence. Quand l’expérience leur en eut fait sentir les inconvénients, ils firent, mais trop tard, bien des efforts pour l’abolir ; il éprouva bien des attaques et des révolutions ; on n’y souffrait point de siège, pour ne pas nourrir la mollesse, et ne goûter qu’en passant un amusement si dangereux ; on y était debout, comme dans le parterre, reste parmi nous de notre ancienne simplicité et de l’état où fut d’abord le théâtre, où on ne connaissait point de loges. On n’en connut jamais à Rome, même pour l’Empereur. Les sièges ayant été introduits, on forma divers rangs de gradins de pierre, où l’on était assis durement. Caligula fit mettre par tout des coussins. Les Romains allaient toujours nue tête, et ce peuple guerrier était endurci à tout, et s’en faisait gloire. Caligula fit prendre à tout le monde des espèces de grands chapeaux pendant le spectacle. Dans la suite on tendit de grandes voiles soutenues par des mâts plantés d’espace en espace, pour se garantir du soleil et de la pluie. Nous avons plus fait, nous nous sommes enfermés dans des édifices, moins vastes à la vérité, mais plus commodes, où à l’abri de tout, aussi agréablement que sûrement et proprement, nous pouvons goûter à longs traits, par tous les temps et les heures entières, de jour et de nuit, tout le poison de la volupté. Caligula, qui le premier se fit adorer comme un Dieu, étalait surtout sa divinité sur le théâtre : idole et temple bien dignes l’un de l’autre. Jules-César avait le génie trop élevé pour s’amuser de bagatelles théâtrales, non par religion et par vertu, il ne fut jamais un modèle de sainteté, mais par grandeur d’âme, étendue d’esprit, vues profondes de politique ; il en méprisait jusqu’à la partie littéraire, il ne trouvait point dans les meilleures pièces connues de son temps, qu’on donne pour des chef-d’œuvres, le degré de perfection du bon comique, qu’il appelait vis comica, qui en effet est très rare, et qu’on ne trouve que très peu même dans Molière, malgré tout l’encens que brûlent sur ses autels ses vicieux adorateurs. Auguste, moins grand que son père adoptif, se prêta au goût de son temps, parut aimer, peut-être aima-t-il les spectacles, donna beaucoup de fêtes, pour amuser un peuple remuant, dont sa domination naissante avait à craindre les cabales. Il fit pourtant bien des lois et des traits de justice pour contenir les Acteurs. Il peignit en mourant sa religion et le théâtre, dans un mot célèbre, qui ne fit honneur ni à sa sagesse ni à sa vertu. Il disait à ses amis assemblés autour de son lit : Ai-je bien joué mon personnage sur le théâtre de la vie ? « Satis ne comode personam nostram in hac theatro egimus ?» Parfaitement, répondirent-ils. Adieu donc, mes amis, battez des mains : « Valete et plaudite. » Il tira le rideau, et rendit l’âme. Voilà la vie et la mort d’un homme de théâtre. Cherchez-y la sagesse, trouvez-y l’éternité.

Finissons par l’autorité de Théodoric, Roi des Goths, très grand Prince, malgré la barbarie de sa nation et de son siècle, et par celle de Cassiodore son Secrétaire d’Etat, l’un des plus habiles et des plus vertueux Ministres. Il nous apprend (L. 7. Ep. 10.) qu’il y avait à Rome un Intendant des voluptés, qui présidait au théâtre. Il en est fait mention dans le Code Théodosien ; on voit cette charge instituée par Tibère (Sueton. C. 42.). Théodoric écrit à cet Intendant, qu’il venait de nommer, pour l’instruire de ses devoirs et l’engager à les remplir. Les termes en sont remarquables. Quoique l’art du théâtre soit opposé aux bonnes mœurs, et que la vie licencieuse des Comédiens soit incapable de réforme, la sage antiquité a cru devoir leur donner un modérateur, pour empêcher qu’ils ne tombent dans un entier désordre. Si on ne peut les morigéner en effet, qu’on sauve au moins les apparences, qu’il y ait une ombre de bon ordre : « Teneat scenicos, si non veras saltem umbratilis ordo. » Que l’honnêteté en impose à des gens sans honneur : « Honestas imperet inhonestis. » Qu’il y ait quelque loi pour ceux qui n’ont aucune connaissance de la bonne vie ; il faut un gouvernement à ceux qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, il faut un tuteur à ces troupeaux d’hommes, « gregibus hominum », pour arrêter leurs passions effrénées, comme on en donne aux enfants dans la faiblesse de l’âge. Si la bienséance ne les contient, que votre autorité les contienne. Conservez votre réputation au milieu des gens sans honneur, soyez chaste parmi des femmes prostituées, qui vous sont soumises : « Cui subjacent prostituta. » Vous serez d’autant plus louable que votre vertu aura résisté à la séduction de la volupté. Vous mériterez des places plus élevées.

Liv. 3. Ep. 51. Il fait une grande description du spectacle, qu’il dit être l’ennemi des bonnes mœurs, le destructeur de toute honnêteté, une source intarissable de querelles : « Evacuator honestatis fons irriguus jugiorum. » Il conclut, en disant : Nous les tolérons par nécessité, parce que le peuple les aime. Peu de gens se conduisent par la raison, et agissent par de bonnes vues ; on regarde la volupté comme le souverain bonheur. Il faut être quelquefois insensé avec le peuple, pour modérer la folle joie : « Paulos ratio capit expedit interdum desipere.  » Liv. 1. Ep. 37. Il renouvelle l’arrêt de Vespasien. Un Praticien et un Consul petits-maîtres avaient fait du désordre au spectacle (ce qui n’est pas rare). Le peuple les avait maltraités, un d’eux avait été tué. Sur les plaintes qu’on en porta à Théodoric, ce Prince répondit : Il faut distinguer le genre d’insulte ; qu’on punisse celles qui sont faites à un révérendissime Sénateur, reverendissimo Senatori ; mais qui peut répondre de ce qui se passe au théâtre ? peut-on y espérer la décence des mœurs ? « Mores graves in spectaculis quis requirat ¿ » Pourquoi ces révérendissimes personnes y paraissent-elles ? ce n’est pas la place des Caton (c’est celle de Vénus) : « Ad circum nesciunt convenire Catones. » Toutes les folies que le peuple y fait, ne peuvent passer pour des injures, la licence du lieu excuse les excès : « Injuria non putatur, locus defendit excessum. » Liv. 1. Ep. 20. Obligé de réprimer des séditions fréquentes, arrivées au spectacle, il se plaint d’avoir à perdre un temps précieux à parler d’un objet si méprisable : « Inter gloriosas Reipublicæ curas pars minima videtur de spectaculis loqui. » L. 3. Epist. 43. Il décrit au long les différentes espèces de spectacles, qu’il condamne d’une manière très pathétique ; il les compare aux enfers, et leur applique ces paroles de l’Enéide (L. 6.) : « Quis scelerum comprehendere formas omnia pœnarum percarere nomina possit ? » Il termine sa lettre en gémissant sur les erreurs du monde : « Heu mundi error dolendus ! »