Chapitre V.
De la Dépense des Spectacles.
Voici un témoignage non suspect et une réflexion bien sage de la Gazette de France du 4 novembre 1763, art. de Dresde : « L’Electeur et l’Electrice de Saxe continuent à faire les arrangements économiques les plus propres à leur concilier l’amour de leurs sujets et l’estime des Puissances voisines. On a congédié les Musiciens et les Danseurs de l’Opéra, ainsi que les Comédiens Italiens, et même les Comédiens Français, quoique ceux-ci fussent extrêmement goûtés de Leurs Altesses. »
Se peut-il que pendant cinq ans d’une guerre aussi affreuse pour tout l’Electorat, cette engeance ait pu, ait osé demeurer à Dresde ? a-t-elle pu être assez insensible aux malheurs publics, à ceux du Souverain, pour jouer des comédies au milieu des larmes, du sang, des incendies, et arracher par l’amorce du plaisir de la bouche du peuple le morceau de pain qu’il avait à peine pour vivre ? C’est avoir autant gagné qu’à la paix de s’en être enfin débarrassé : c’était pour la vertu des ennemis plus dangereux que les Prussiens. Le Cardinal de Richelieu, à qui l’Etat fournissait quatre millions pour sa dépense, qui en a employé plus de deux en spectacles, qui le premier a fait du théâtre un objet important, aurait-il fait de pareils arrangements économiques ? aussi se concilia-t-il
l’amour des peuples et l’estime des Puissances voisines ? Non : il se fit redouter par ses intrigues, haïr par ses vengeances, mépriser par son luxe.
Piganiol de la Force (Description de Paris, Tom. 6. quartier du Luxembourg, Hôtel de la Comédie.) dit qu’il a coûté soixante-douze mille livres d’achat, et deux cent mille livres à bâtir, dont le Roi a payé une grande partie. Les augmentations et embellissements vont au double. Ce calcul n’est pas exact. Dans le Journal des Audiences (Tom. 4. L. 8. C. 10.) on trouve le procès de Poisson, obéré de dettes, avec ses créanciers. Ils avaient fait saisir la portion qu’avait ce Comédien sur le Jeu de paume de l’Etoile, acheté par sa troupe, sur lequel on a bâti l’Hôtel de la Comédie. Les pièces du procès font foi qu’il avait coûté deux cent mille livres d’achat, et autant de construction. L’arrêt du 2 janvier 1693 déchargea cette portion de la saisie, mais arrêta la part de Poisson et de sa femme sur les profits des représentations, ordonna que les deux tiers seraient donnés aux créanciers jusqu’à l’entier paiement, obligeant la troupe d’en tenir registre et de le représenter deux fois l’année. Les dépenses des théâtres des villes de province, quoique nécessairement moins considérables, ne sont pas moins énormes, proportionnément à leur pauvreté et aux impositions dont elles sont chargées. Le théâtre de Bordeaux revient à cinquante mille écus, celui de Marseille autant, Toulouse cent mille livres, la petite ville d’Auch trente mille livres, la Rochelle quarante mille liv. etc. Plusieurs villes se sont abonnées avec des troupes d’Acteurs, pour ne pas en manquer. Tout cela se paie sur les patrimoniaux, ou sur les remises faites par le Roi pour le soulagement des paroisses grêlées, ou s’impose comme la taille, toujours à la charge du peuple, qui n’en paie pas moins à l’entrée.
On lui épargnait autrefois ces dépenses. Les grands Seigneurs de Rome faisaient tous les frais, le peuple n’était pas obligé d’acheter ces plaisirs. Les grands Seigneurs de nos jours, ou moins libéraux ou moins riches, font tout faire aux dépens du public, même le plus souvent ne paient-ils pas à l’entrée. C’est sur le public encore que sont réparties ces exemptions ; car les Comédiens ne veulent rien perdre, on a beau leur payer le théâtre, les décorations, les habits, les machines, et leur donner des pensions▶, le public n’en est pas moins rançonné à la porte. Tout cela paraît peu de chose en détail, la totalité cependant monte dans le royaume à des sommes immenses, et même pour le particulier qui y revient souvent, l’objet est considérable. Qu’un Confesseur imposât pour pénitence de donner aux pauvres de pareilles sommes, on crierait à la sévérité, on le refuserait. Il en est comme du jeu, les petites sommes qu’on y expose causent à la fin la ruine des familles ; à l’Opéra, par exemple, où les places coûtent douze livres, chaque représentation va communément à vingt mille livres, à deux représentations par semaine, voilà plus de deux millions par an. C’est un monde qu’un Opéra, Acteurs, Actrices, Danseurs, Danseuses, Musiciens, Instruments de toute espèce, Maîtres à danser, à chanter, Peintres, Tailleurs, Brodeurs, Menuisiers, Machinistes, Dessinateurs, Pages, Portiers, Régisseurs, Inspecteurs, etc. Par le détail qu’en fait l’Histoire de l’Opéra, les gages courants montent à soixante-sept mille cinquante livres ; les dépenses sont énormes, les meubles, habits, bijoux, masques, tableaux, décorations, machines, sont à tas dans le magasin, on le prendrait pour un arsenal. Lully a laissé dans ses coffres six cent soixante-cinq mille livres en espèces. Les profits, tous frais faits, sont incroyables. On s’y endette pourtant par mille folles dépenses ; à la mort de Quienet, en 1712, les dettes de l’Opéra montaient à quatre cent mille livres ; à la mort de Berger, en 1745, elles montaient à cinq cent mille, que l’Hôtel de ville de Paris, c’est-à-dire le public, s’est chargé de payer. Tous les autres théâtres dans tout le royaume coûtent à proportion : il n’y a pas d’exagération de l’évaluer à plus de huit millions l’année. On se plaint de la multitude des impôts ; en voilà un très considérable, qui ne tourne pas au bien de l’Etat, qui plutôt contribue à sa misère, et qu’on ne compte pas.
Il ne faut que voir les richesses des habits, la multitude des bijoux et des pierreries, la somptuosité des meubles des Comédiens et des Comédiennes sur le théâtre et dans leurs maisons, leurs fêtes continuelles, leurs repas, leur jeu, leur débauche, pour juger de leurs immenses profits. Les Acteurs de réputation, Baron, Jeliotte, la Fel, la Gaussin, sont superbement logés, roulent un pompeux équipage, sont servis par un domestique nombreux et leste, jouissent de trente, de quarante mille livres de rente, eux qui auraient à peine de quoi vivre chez eux. Sur quoi la Bruyère dit plaisamment (Ch. des Jugem.) : « Il n’y a point d’art si mécanique ni de si vile condition (même de Comédien), où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides, que dans les sciences et les belles lettres. Le Comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille, qui est à pied. »
Ce n’est pas d’aujourd’hui, je l’avoue, que ces folies ont commencé. Plutarque (de glor. Athen.) rapporte que le théâtre avait plus coûté aux Athéniens que toutes leurs guerres, quoique
très considérables et presque continuelles. Les Romains enchérirent sur leur magnificence, ou plutôt sur leur incroyable prodigalité. Il fallait les richesses des maîtres du monde pour suffire aux spectacles que donnaient les Magistrats quand ils entraient en charge. Les plus opulentes maisons de Rome s’y ruinaient pour gagner la faveur du peuple, avide de ces jeux. Ils enchérissaient les uns sur les autres, et tâchaient de se signaler par de plus énormes profusions. Ils pillaient, pour y suffire, les provinces dont ils avaient le gouvernement. Pompée employa à son théâtre les dépouilles des royaumes du Pont, d’Arménie et de Judée, qu’il avait conquis pour la République, et ravagé pour le théâtre. Le Comédien Roscius touchait lui seul du trésor public trente-six mille écus par an pour jouer une douzaine de fois, ce qui revient à près de dix mille livres par représentation. L’histoire Romaine est pleine de ces extravagances. C’était pour divertir la capitale que les concussions faisaient couler le sang des provinces. Si la comédie ne le fait pas couler aujourd’hui à si grands flots, le sol plus aride et plus borné n’en est pas moins dans la sécheresse. S. Ambroise se plaignait amèrement de ces folles et cruelles largesses (L. 2. C. 21. de Offic.) : « Ludis theatralibus opes exinanire, patrimonium suum dilapidando. »
Pline l’ancien, quoique Païen, tient le même langage que la raison et la vertu dictent à tout homme sage : « Spectacula edita, fusas opes, operum magnificentiam, excessum luxuriæ »
(L. 7. C. 25. Hist.). Les Empereurs se crurent obligés d’y mettre des bornes, et taxèrent à un prix
modique jusqu’aux gratifications en habits, argent, chevaux, etc. des Acteurs. V. Tot. tit. de ludorum expensis. Cod. Theod.
Du moins n’était-ce qu’aux dépens des particuliers
que se faisaient ces folies, jamais imposées sur le public, ou prises sur les revenus de la République. Ces frais immenses ne furent point à charge aux citoyens, qui même y entraient gratuitement, sans avoir de péages à payer à la porte ; on ne vendait pas le plaisir, on ne le faisait pas payer aux pauvres. On trouve (Cod. Theod. tit. de Scenic. L. 3.) une loi que Justinien a insérée dans son Code (L. 1. de Spectac.), par laquelle ces injustes impositions sont défendues. Ce Prince rétablit les jeux gymniques du pugilat, de la course, des athlètes, etc. comme des exercices utiles au corps ; mais seulement autant que quelque riche particulier en voudra faire la dépense. Jugez si l’Empereur eût souffert des impositions à la charge du public pour des comédies qui ne sont utiles ni au corps ni à l’âme, et qui nuisent à tous les deux ? « Eam tantum permittimus voluptatem qua volentium datur impensis. »
L’eût-il souffert dans des temps de misère ?
Mézeray sur l’année 1577 rapporte qu’« Henri III avait appris de Catherine de Médicis, sa mère, à faire d’excessives dépenses, et à montrer sa somptuosité dans des pompes et des vanités qui avaient quelque air de grandeur. C’est une chose incroyable que les sommes excessives dont il fit profusion à de magnifiques badineries : il joua et perdit un soir quatre-vingt mille écus. Il fit un festin où les femmes servirent en habit d’homme. La Reine le lui rendit par un autre où les plus belles de la Cour firent le même office, la gorge découverte. »
Le Journal d’Henri III ajoute que pour le repas du Roi il fut levé soixante mille livres de soie verte, que celui de la Reine revenait à cent mille livres, qu’on leva par forme d’emprunt. Mézeray continue : « Les pauvres peuples payaient toutes ces folies, et gémissaient plusieurs années pour le divertissement d’une heure. Les coffres de l’épargne étaient vides,
il fallait avoir recours aux plus fâcheux expédients pour recouvrer de l’argent, surtout par la création de nouveaux offices, dont les Italiens fournissaient les titres, et persuadaient au Roi que c’était un excellent moyen d’avoir de l’argent sans violenter personne, et de rendre la puissance du Roi absolue, en remplissant toutes les villes de créatures qui fussent à lui, et que par la crainte de perdre leurs charges, il tint obligées de lui aider à fouler ses sujets. »
L’Abbé de S. Pierre (Annales politiques, année 1663.) parlant d’une grande famine pendant laquelle Louis XIV fit un magnifique carrousel : « On trouva à redire à cette grande dépense ; effectivement, quoique les particuliers qui y faisaient de la dépense n’eussent peut-être rien donné aux pauvres qui mouraient de faim, il semble qu’il sied mal de donner des fêtes et de faire faire des dépenses superflues dans un temps de misère publique, que l’on voit dans les rues et les grands chemins des malheureux
mourir de faiblesse. »
Sur l’année 1664, il dit : « La peinture, la musique, la comédie, prouvent les richesses présentes d’une nation, mais non pas son bonheur. Elles prouvent le nombre des fainéants et leur goût pour la fainéantise, qui nourrit d’autres fainéants, qui se piquent d’esprit agréable, non d’esprit utile. Ils veulent exceller, mais dans des bagatelles ; ils travaillent avec esprit, c’est dommage que ce soit pour des choses si peu utiles. C’est un défaut de gouvernement de proposer de semblables amusements, dont il ne reste aucune utilité ni pour le présent ni pour l’avenir. »
Le Journal de Trévoux (avril 1753. art. 7.) donne un fort bon extrait d’un livre Espagnol contre la comédie, et il nous apprend que les Magistrats ayant lu cet ouvrage, en avaient été si frappés, qu’ils avaient abattu le théâtre qu’ils venaient de construire, qui avait coûté vingt
mille ducats. Voici un exemple plus illustre. Nicole Gilles, dans la vie de Philippe Auguste, dit : « Ce Prince voyant que des robes et des deniers qu’on donnait alors aux Comédiens, plusieurs pauvres eussent été entretenus pour bien longtemps, il fit vœu que pendant toute sa vie cet argent et ces robes seraient distribués aux nécessiteux. »
Ce fut un des plus grands et des plus heureux Princes qu’ait eu la France. Ce seul trait est une preuve de sa sagesse, et doit avoir été une source de bénédiction.
Mais, dit-on, les pauvres en profitent ; la comédie fait tous les ans une aumône considérable à l’Hôtel-Dieu. Nous en avons parlé (L. 2. C. 8.). Disons encore un mot de ce trait qu’on fait tant valoir : on le trouve dans la Police de Lamarre (Tom. 1. L. 3. tit. 3. C. 4. tom. 4. L. 6. tit. 10. C. 2. et dans son éloge). Les Comédiens avaient passé des siècles sans songer à la charité, ils ne s’en embarrassent pas encore dans les provinces, lorsqu’enfin, le 30 août 1701, la piété de Louis XIV y ◀pensa▶ pour ceux de Paris. Il y eut un ordre de donner aux pauvres le sixième de leurs profits. L’exécution n’en fut pas aisée : comment évaluer ce sixième ? quel fond peut-on faire sur la fidélité de leurs livres de recette ? l’Hôpital se trouva trop heureux de pouvoir s’abonner avec eux à la somme de quarante mille livres, qui n’est pas à beaucoup près le sixième. Il résulte de cet abonnement que la troupe avoue gagner tous les ans au moins deux cent quarante mille livres ; je dis gagner ; car on commence par en déduire tous les frais, gages, ◀pensions▶, etc. qui vont bien aussi loin. On peut donc, sans exagération, assurer que la comédie de Paris coûte au public au moins cinq cent mille livres, sans y comprendre les dons du Roi et des particuliers : on ne compte que les seuls profits des
entrées. L’Opéra avec ses machines va beaucoup plus loin : les autres théâtres ne coûtent pas moins. Les spectacles dans Paris vont à trois millions. Dans la multitude innombrable des théâtres du royaume, quelle énorme dépense ! Cette évaluation fut faite il y a plus de soixante ans, et tout a doublé depuis, même la fureur d’y aller. Le peuple porte ce poids insensé ; les riches ne font pas le grand nombre, et ne paient pas plus que les pauvres. Plusieurs riches ont
même les entrées gratis, ce qui retombe sur les pauvres, comme le port des lettres franches reflue sur le public, qui en paie davantage pour remplir le vide que laissent les privilégiés. La fraude de l’abonnement du sixième parut bientôt après. Pour récompenser le livre et les travaux du Commissaire Lamarre, le Roi, par une ordonnance du 5 février 1716, ordonna pour lui l’augmentation d’un neuvième par place, que l’on mit sur le compte de l’Hôtel-Dieu, à la charge de s’arranger avec la famille de Lamarre pour une somme convenable, et que le surplus appartiendrait aux pauvres. Sur le taux du sixième l’évaluation était facile à faire ; il eût fallu lui donner quatre mille cinq cent livres de rente ou le capital. Les Lamarre n’en furent pas les dupes. Par acte du 19 février 1716, ce neuvième fut estimé quinze mille livres, dont on leur donna le capital, trois cent mille livres. Il y avait donc lésion de dix mille cinq cents livres. Peut-on trop le répéter ? quelle dépense, quel impôt ! et quoique volontaire, qu’il est à charge ! Ne serait-il pas du bien de l’Etat d’ôter l’occasion de ces folles dépenses, comme un bon père tâche d’arrêter les folies d’un enfant prodigue qui court à sa perte ? Ces sommes immenses sont prises sur le nécessaire ou sur le superflu. On doit aux pauvres le superflu, on se doit le nécessaire. Ces lois ne sont pas
douteuses. « Quod super est date elemosinam. »
Dans l’un c’est une folie, dans l’autre une cruauté, partout un crime. Ce seul article ferait de la comédie un péché. Oserait-on dire, pour s’excuser, que la comédie est une bienséance, une nécessité d’état et de profession ? L’enthousiasme n’est point encore allé jusques là, on ne s’attend pas que cet article de nos comptes soit alloué au jugement de Dieu.
Il est singulier qu’on ait osé mettre au frontispice de l’Hôtel de la Comédie : Hôtel des Comédiens entretenus par le Roi. Cette pompeuse et ridicule inscription présente une indécence et une injustice. Indécence ; une troupe de Comédiens n’étant composée que de gens vicieux, infâmes et méprisables, la comédie n’étant qu’un composé de bouffonneries, de passions et de vices, ils ne sont que tolérés. Peut-on, sans manquer de respect au Roi, afficher qu’ils en sont entretenus ? On dit quelquefois le fou, le bouffon, le nain, le palefrenier du Roi, encore même la mode des fous est passée, et jamais on ne s’est avisé d’afficher ce titre révoltant. Les vices et l’entretien du Roi ! l’union de ces deux choses est encore plus révoltante. En quel royaume, fût-il peuplé de Topinambours, oserait-on graver sur un portail Hôtel des débauches, des ivrognes, des courtisanes, des voleurs, entretenus par le Roi ? quel assemblage ! Injustice ; s’ils sont entretenus par le Roi, à quel titre font-ils payer tout le monde à l’entrée ? C’est une concussion, un larcin, de se faire payer deux fois.
Trop heureux le public, s’il ne payait que deux fois ! Mais les gratifications immenses qu’ils savent arracher des malheureux que les Actrices séduisent, ou que les Acteurs entretiennent dans la débauche, ce qu’ils gagnent au jeu, ce qu’ils font consumer en parties de plaisir, dépenser à enseigner des chansons et des danses, filouter aux parents, aux maris, aux maîtres etc. c’est une grêle qui ravage, un gouffre qui absorbe le bien des familles. Flavius Vopiscus (in Carino) rapporte de Julius Messala, d’une maison la plus opulente et la plus distinguée, mais fou du théâtre, qu’il donna aux Comédiens tout son patrimoine au préjudice de ses parents ; il leur distribua jusqu’aux magnifiques habits de son père et de sa mère. Ces exemples ne sont pas rares. Pour payer une Actrice, on laisse manquer du nécessaire à sa femme, à ses enfants, à ses domestiques : le créancier n’est pas payé, l’ouvrier satisfait, la famille élevée, le pauvre soulagé, mais que dis-je, les pauvres ? on rirait à la comédie, si on y parlait de charité. Le public déteste avec raison ces malheureux brelans si souvent défendus et si fréquentés, ces coupe-gorge où l’on se ruine sur un dé ou sur une carte : le théâtre est un brelan et un coupe-gorge plus funeste ; on y va publiquement, impunément, en foule, on y perd son bien, son corps et son âme. Les Acteurs et les Actrices sont plus trompeurs et plus avides que les joueurs. Que ne fait-on une comédie sur les amateurs du théâtre ? il n’y aurait pas moins de folies à mettre sur la scène ; mais on ne veut ni se jouer soi-même, ni dégoûter les chalands.
Autre source de dépense aussi ruineuse, c’est le goût de la parure, du luxe, de la dissipation qu’il inspire, les débauches, les repas, les parties de plaisir qu’il occasionne, non seulement avec les Comédiens avec qui l’on se lie, mais encore avec les gens qu’on y mène ou qu’on y trouve. Ce détail, direz-vous, a un air d’avarice ; vous blâmez la générosité qui fait faire une agréable dépense. Oui, je la blâme, parce qu’elle est inutile, pernicieuse pour les mœurs, ruineuse pour les familles. Le nouveau ton où l’on se monte, la nouvelle éducation qu’on croit du bel air de donner à la jeunesse, le débordement de danseurs, chanteurs, joueurs d’instruments, Peintres, Poètes, baigneurs, coiffeuses, etc. dont tout est plein, et qu’entraîne la comédie, et qui sont autant d’amis, de compagnons, d’exemples, de confidents, de corrupteurs ; tout cela, j’ose le dire, a changé la face de la nation. Autrefois, pour former le corps et la voix, quelque leçon de danse et de musique suffisaient et devaient suffire : c’était assez de deux ou trois maîtres dans une ville. Quelle nécessité que tant de monde apprenne si fort à danser, à chanter, à jouer des instruments, le dispute aux danseurs et aux musiciens de profession, emploie à grands frais les années entières à des exercices pour le moins inutiles, et néglige les études sérieuses, les devoirs de son état, ses propres affaires ? C’est le Bourgeois, le Marchand, le Financier, le Procureur gentilhomme, environné de maîtres, comme celui de Molière, qui bien loin de corriger personne de ce ridicule, qu’il a si bien joué, n’a servi qu’à le répandre. Le théâtre l’a ennobli, l’a rendu nécessaire, en a donné le goût, en fournit les modèles et les maîtres, et charge le public de frivolités aussi dispendieuses que dangereuses. Il se forme par là des prosélytes : les élèves ne manquent pas d’aller au spectacle admirer leurs maîtres, perfectionner leurs talents, et les faire briller. C’est un enchaînement de dissipation et de vices dont tout souffre.
Tout ce qu’il y a de brillant dans une ville se rassemble au spectacle, et y étale sa magnificence. On le voit, on l’admire, on l’envie, on veut l’imiter, on y est même forcé ; oserait-on déparer la compagnie par des haillons ? La toilette et la dépense en sont le premier prologue. Avec ses amis et ses égaux on peut être simple
et modeste ; on est ici trop mêlé avec le beau monde, pour se renfermer dans la médiocrité de sa fortune et de son état ; on rougirait de la différence, on n’épargne rien pour lutter avec eux, on goûte aisément ce qui flatte, et on se livre au luxe et à la vanité. Oserait-on paraître ailleurs avec moins d’éclat, et déchoir de l’essor qu’on a pris ? Ce goût se communique, se perpétue, s’augmente, s’étend sur tout. Pour le soutenir, rien ne coûte ; on n’a pas un sol pour soulager les pauvres, un sol pour payer ses dettes, et le spectacle étale les plus riches parures. Les amateurs du théâtre se distinguent aisément ; leur style, leur souris malin et caustique, leur air, leurs démarches, leur dissipation, leur licence et leur libertinage, leur mollesse et leur luxe, leur parure et leur vanité, tout les décèle. Une amatrice est ordinairement habillée et coiffée en Actrice, un amateur ◀pense, parle, agit en Acteur ; peut-il être que ce qu’il fréquente ? On va rarement seul à la comédie, rarement on en revient seul ; le jeu, les repas, les parties de plaisir la suivent, on y fait des connaissances, et quelles connaissances ! on y forme des passions, on y lie des intrigues, on y donne des rendez-vous ; il faut y faire des emplettes, payer des rafraîchissements. Que sera-ce, si ces connaissances, comme il est ordinaire, sont des libertins et des fripons, si ces passions tombent sur des coquettes dont le théâtre foisonne, qui épuisent la plus opulente fortune, si ces commerces, comme il n’arrive que trop souvent, se lient avec des Actrices, ces harpies insatiables qui dévorent jusqu’à la racine ? « Usque ad
perditionem devorat. »
Est-ce à tort que les saints Pères condamnent unanimement la dépense qui se fait à la comédie ? Le monde a beau faire l’éloge de ces profusions insensées faites souvent par ceux qui
devraient les empêcher, et aux dépens du public par des Magistrats municipaux prétendus pères du peuple dont ils prodiguent les biens ; ils ont le courage d’y arborer leurs écussons, pour laisser à la postérité le honteux monument d’une administration si peu chrétienne. Ainsi, dit le Prophète, on loue le pécheur dans les désirs de son cœur, et on bénit celui qui fait le mal : « Laudatur peccator in desideriis animæ suæ. »
C’est S. Augustin qui parle ainsi (Tract. in Joan.) et qui en conclut que ces folles dépenses sont un crime énorme : « Res suas dare Histrionibus vitium immane.
C. 7. distinct. 86.
Le Marquis d’Argens (Lettr. Juiv. Tom. 1. Lettr. 34.) s’explique énergiquement là-dessus. « Trois cents Courtisanes à Rome, dit-il, sont moins pernicieuses à l’Etat que les filles de l’Opéra. Deux Danseuses et deux Chanteuses causent plus de trouble et de scandale, font faire plus de banqueroutes à un Marchand, de dettes à un Seigneur, de vols aux enfants de famille, que les trois cents courtisanes. Une belle nuit de la Prévôt coûta deux cents louis à son amant. »
Il fait ensuite le parallèle des Actrices et des Courtisanes, et les Actrices l’emportent. « La feinte et l’artifice sont leurs talents, elles savent sous un maintien déguisé et un air modeste, couvrir un cœur dévoré de l’amour des richesses, et dépouillé des sentiments de vertu, qui n’est pour elles qu’une gêne importune. Protée ne sait pas se déguiser de tant de manières. »
Il entre dans le détail de leurs artifices, pour engager ou retenir les vieillards, les jeunes gens, les riches, etc. et pour en arracher les plus riches présents. « Lorsqu’un mortel a été assez malheureux pour tomber dans les pièges de ces enchanteresses, il est perdu dans un labyrinthe d’où il ne sort plus ; l’adresse, la fourberie, les faux serments, le désespoir simulé, sont des détours dans lesquels il ne saurait se retrouver.
Cependant la dépense que font leurs amants ne les assure pas du cœur de ces créatures ; elles prennent de toutes mains quand l’occasion est favorable, leur vertu ne s’effarouche pas, pour peu que leurs aventures soient cachées à leurs adorateurs, lorsqu’elles sont assurées du secret, le marché est bientôt conclu.»
Je ne crois pas qu’on veuille faire des exceptions en faveur des autres théâtres, ou de Paris, ou de province ; quelque nuance de plus ou de moins, ne vaut pas la peine de chicaner sur la ressemblance du portrait.