Chapitre III.
Du Cardinal de Richelieu.
Ce célèbre Prélat n’a pas été scrupuleux sur la fréquentation des spectacles. Il a fait des dépenses énormes pour la construction et la décoration du théâtre et la représentation des pièces ; il y a invité le Roi et toute la Cour, il y a assisté avec elle, les Evêques y étaient invités aussi, et par son ordre y avaient, comme de raison, un banc distingué, où un grand nombre se montrait et admirait pour faire la cour au Ministre. Le goût du Prince ayant changé à leur égard, ils n’y paraissent plus, ils y seraient sifflés, et leur banc a été donné aux Officiers des Gardes du corps, auxquels il convient mieux. On ne trouve pourtant pas que Son Eminence ait jamais engagé le P. Joseph à y venir, et dans la vérité un Capucin à la comédie n’y jouerait pas le rôle le moins comique. On n’y voit pas non plus M. Vincent de Paul, qui pensait fort différemment, et que l’assistance à la comédie, malgré la compagnie des Evêques, n’aurait pas fait canoniser. Richelieu avait une troupe d’Auteurs, aussi bien qu’une troupe d’Acteurs, à ses gages, leur fournissait des sujets, leur traçait des plans, composait des scènes. Cette plume qui a fait couler tant de sang, a écrit plus de mille vers. Ces Poètes gagés ajustaient de leur mieux ces morceaux bons ou mauvais dans ces cadres, et en faisaient des ouvrages de marqueterie, dont l’éminent Apollon triomphait, mais « dont le plus grand mérite
, dit Fontenelle, consistait dans le nom de l’inventeur et la singularité de l’exécution ». Mazarin fit venir l’Opéra d’Italie, chargea de l’important établissement de cette
colonie, un Ecclésiastique (l’Abbé Perrin), et paya cette sainte acquisition de quelque bénéfice. Ainsi sous les auspices et par les soins du Clergé s’introduisit parmi nous un nouveau genre de spectacle qui n’est pas le moins dangereux, et où les Actrices, danseuses, etc. ne sont pas les plus intraitables.
Cet événement, qui fait époque dans les fastes du théâtre, est unique dans l’histoire. Quoique l’Eglise l’ait dans tous les temps condamné et sévèrement défendu aux Ecclésiastiques, on a vu des Prélats le tolérer, ils s’y croyaient obligés, on en a vu l’aimer et le fréquenter. Ce sont des faiblesses qui jamais ne l’autorisèrent. Mais où a-t-on vu des Evêques, des Cardinaux de l’Eglise Romaine, en être les fondateurs avec le plus grand éclat ? D’Amboise, Lorraine, Tournon, Ximenès, même Wolsey en Angleterre, Cardinaux et Ministres d’Etat, comme eux, ont-ils érigé des théâtres, ceint leur front des lauriers du parnasse, et employé les revenus de l’Etat à soudoyer des Poètes comiques et des troupes d’Acteurs ? Le sage Cardinal de Fleury, quoique entraîné par le torrent, et accompagnant au spectacle son auguste élève, n’a jamais chargé le trésor royal de pareilles dépenses. Albéroni lui-même, qui ne se piquait pas de dévotion, n’a jamais daigné s’occuper de la comédie. Richelieu et Mazarin se sont bornés, il est vrai, à la donner à la Cour et à la capitale. Ils n’auraient pas apparemment souffert qu’elle eût infecté toutes les villes du royaume, qu’on eût soudoyé des milliers de Comédiens, et abandonné l’agriculture, les métiers, les professions, pour aller amuser le public de sornettes, d’intrigues▶ et de crimes. Mais ils auraient dû prévoir qu’en montant la Cour et la capitale sur ce ton, c’était donner le branle à tout le royaume, qui ne manque pas de suivre les exemples, surtout quand ils favorisent le vice, et qui en effet dans ces folies de la scène a passé tout ce qu’on pouvait en imaginer. C’est le propre de l’humanité, les plus grands hommes ne sont ni infaillibles ni impeccables, ils ont leurs défauts et leurs erreurs ; et malgré l’étendue de leurs lumières politiques et la multitude des bénéfices qu’ils ont possédés, jamais on n’a donné ces deux Eminences, ni pour des Docteurs d’une doctrine éminente, ni pour des modèles d’une éminente sainteté. Mais suspendons un moment nos réflexions, pour expliquer ce phénomène théâtral, dont le détail sera instructif et amusant. Nous le prendrons de la Vie de Corneille par Fontenelle, de l’Histoire de l’Académie par Pélisson, de celle du Théâtre par les frères Parfait.
«Le théâtre (qui jusqu’alors avait été ridicule) devint florissant par la faveur de Richelieu. Son ministère, dit Fontenelle, enfanta Corneille, Rotrou, Tristan, Scudery, et trente autres dont les noms sont si enfoncés dans l’oubli, que quand je les en retirerais pour un moment, ils y retomberaient aussitôt. »
Ce grand homme avait la plus vaste ambition qui ait jamais été. La gloire de gouverner la France, d’abaisser la maison d’Autriche, de remuer à son gré toute l’Europe, ne lui suffisait pas : il voulut y joindre celle de faire des comédies. Et qu’on ne croie pas qu’il s’en tint là ; en même temps qu’il faisait des comédies, il se piquait de faire de beaux livres de dévotion. Les livres de dévotion ne l’empêchaient pas de songer à plaire aux Dames ; malgré sa galanterie, il prétendait passer pour savant en Hébreu, en Arabe et en Syriaque, jusque là qu’il voulut acheter cent mille écus la Polyglotte de M. le Gay, pour la mettre sous son nom. En fait de gloire il embrassait tout ce qui paraît le plus se contredire. Sa fureur ridicule
pour le théâtre parut avec éclat dans la composition des pièces dramatiques, dans la persécution qu’il suscita au Cid, dans la construction d’une salle de spectacle dans sa propre maison, et, ce qui est encore plus, il trouva le théâtre fort licencieux en actions et en paroles, et l’y laissa. Fontenelle en rapporte une foule de traits scandaleux, qu’on me dispensera de rapporter. Le Prélat ne l’ignorait pas, lui à qui le théâtre était si familier ; il était le maître de l’empêcher, lui qui gouvernait l’Etat, et s’en embarrassait si peu que les sornettes de l’Abbé Boisrobert sa créature étaient les plus licencieuses. Il est vrai que celles où il eut part sont plus mesurées, et qu’il fit donner une déclaration du Roi pour interdire cette licence. Mais c’était exiger l’impossible, et ce fut une de
ces contradictions qui lui étaient assez ordinaires : le théâtre, qui le connaissait, n’eut aucun égard à ces défenses de cérémonie ; la licence survécut à la déclaration et à lui, jusqu’à ce que Corneille ayant pris le dessus, étant devenu le père et le modèle de la scène tragique, et toutes ses belles pièces étant décentes, son exemple fit impression et apporta quelque réforme. On lui est redevable de la suppression des grossièretés qui jusqu’alors avaient souillé la tragédie. La comédie, qui a eu dans Molière un père moins sage, a conservé et transmis jusqu’à nous l’héritage indécent qu’elle en a reçu.
1.° La composition des pièces. « Le premier soin du Cardinal (dit le Père le Brun, Histoire du Théâtre, page 299.), fut de faire chercher (à grands frais) dans la Provence (comme des manuscrits importants de la Bible et des Conciles) les pièces des anciens Troubadours : ce sont peut-être celles qu’on conserve à la bibliothèque du Roi. »
Ces Troubadours étaient les anciens Poètes, Chantres, Jongleurs, Ménétriers, etc. qui allaient de
cour en cour, de ville en ville, chantant leurs romances, leurs fabliaux, et quelquefois les mettant en drame et les représentant, comme font nos farceurs et vendeurs d’orviétani. Il reste plusieurs de ces pièces, dont assurément on ne peut pas lire deux pages, mais qui pour le temps étaient des chefs-d’œuvre, étaient mieux payées, plus honorablement accueillies, et attiraient plus de monde, que celles de Corneille et Racine, ce qui est peut-être plus humiliant pour la raison humaine que pour le Poète. Ce sont ces mêmes pièces, dont le ridicule, la bassesse, la grossièreté, font ordinairement le mérite, qui parurent au Cardinal un trésor précieux, soit qu’il espérât d’y trouver des pièces dont il enrichirait son théâtre, soit qu’il se flattât d’y pouvoir recueillir des traits pour lui et pour ses Poètes gagés. Il crut que cette découverte et cette collection honoreraient son ministère. Il s’est trompé : nos dramatiques plagiaires, ou, si l’on veut, antiquaires, n’y ont fait qu’une fort modique récolte, à quelque conte plaisant près, et quelques autres obscènes, que pour cela même on a mis en œuvre. Les fabliaux et toute cette poésie en jargon Provençal est retombée dans l’oubli d’où on l’avait tirée, et sa place dans une
bibliothèque royale ne lui donnant pas plus de mérite, elle n’a pas eu plus de vogue. Ce sont de vieux magots mutilés, qu’on ne regarde par curiosité que pour avoir pitié de leurs artistes.
Cette belle trouvaille n’ayant pas satisfait le Ministre, il fit composer et composa lui-même des pièces dramatiques, qui malgré la pourpre ne valaient guère mieux. On en connaît cinq, Mirame, l’Europe, les Tuileries, l’Aveugle de Smyrne, la Pastorale, où il y avait plus de cinq cents vers de sa façon. La multitude des affaires dont il était chargé ne lui laissant pas le temps de travailler, et d’ailleurs voulant en grand Seigneur
se faire honneur du travail des autres, il avait cinq Commis qui composaient à sa gloire ; c’étaient cinq Auteurs bien payés, auxquels il livrait un plan de sa façon, divisé en cinq actes, et assignait à chacun son acte à composer. On rassemblait ces morceaux pour en faire un tout de pièces rapportées. Il avait honte d’abord de s’avouer Poète, les premières pièces parurent « sous le nom de Desmarets (ce fameux visionnaire), son confident et, pour ainsi dire, son premier Commis dans le département des affaires poétiques »
. Il s’enhardit dans la suite, et s’en faisait gloire. On prétend qu’il offrit une bonne somme à Corneille pour se faire céder le Cid, comme il offrit cent mille écus à M. le Gay pour se faire céder la Polyglotte, et laisser croire qu’il en était l’Auteur ; ce que Corneille refusa fièrement, et qui contribua à la persécution qui lui fut suscitée. Chapelain ne fut pas si délicat ; il lui prêta son nom pour le Prologue des Tuileries, mauvais morceau de la façon du Cardinal. « En récompense, lui dit-il, je vous prêterai ma bourse en quelque autre occasion. »
Toutes ces anecdotes, et cent autres, font voir que les Poètes ne sont pas des courtisans discrets. Cette charge de Commis Auteur, outre une pension réglée et des libéralités considérables quand ils
avaient réussi au gré de l’Apollon, donnait des prérogatives fort honorables : « Dans les magnifiques représentations de leurs pièces, ces Messieurs avaient un banc à part dans l’endroit le plus commode, on les nommait avec éloge »
, et tout le parterre battait des mains. Le Ministre et toute la Cour avec lui les comblait de caresses. Jugeons par ce trait des largesses et du goût du Cardinal : Colletet, un des cinq favoris, n’avait en naissance, en fortune, en talents, en ouvrage, en bonnes mœurs, d’autre mérite que d’avoir su s’insinuer dans le bureau politique. Un jour il lui
porta un morceau de sa façon, dont l’Apollon fut enchanté. Il s’arrêta surtout à ces vers sublimes de la description d’une pièce d’eau.
« La cane s’humecter de la bourbe de l’eau,D’une voix enrouée et d’un battement d’aile,Animer le canard qui languit auprès d’elle. »
Et après avoir écouté tout le reste, il lui donna de sa propre main six cents livres, avec ces paroles obligeantes, « que c’était seulement pour ces trois vers qu’il avait trouvés si beaux que le Roi n’était pas assez riche pour les payer »
(on juge bien que toutes ces largesses étaient de l’argent du Roi). Colletet se moqua de lui, et fit cette épigramme, qui est peut-être tout ce qu’il a fait de mieux dans sa vie :
« Armand, qui pour six vers m’a donné six cents livres.Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres ! »
On peut voir dans les Œuvres mêlées de Chevreau, dans l’Histoire du Théâtre (Tom. 6.), et l’Histoire de l’Académie, bien des particularités de la vie de Colletet, qui ne justifient ni le choix qu’en fit Richelieu pour son second, ni celui qu’il en fit faire à l’Académie pour un de ses membres.
Son Eminence « témoigna des tendresses de père pour Mirame, dit Pélisson, la seule représentation lui coûta trois cents mille écus de l’argent du Roi, qui n’était pas assez riche pour les payer). Les applaudissements qu’on donnait à la pièce, ou plutôt à celui qu’on savait y prendre intérêt, le transportaient hors de lui-même, il ne se possédait pas, il se levait et s’élançait à moitié du corps hors de sa loge pour se montrer à l’assemblée »
, et lui dire, c’est moi qui ai fait ces merveilles, et ne rien perdre de la fumée de l’encens. « Tantôt il imposait silence pour faire entendre des endroits encore
plus beaux.
» Qui ne croirait qu’une pièce pour qui un premier Ministre n’épargna ni soin, ni attention, ni les plus grandes dépenses, ne fut un chef-d’œuvre de l’art, fort supérieur au Cid et à l’Horace ? Cependant « rien n’est plus faible que cet ouvrage si vanté »
, pour le dessein, la conduite, le style, la versification, les caractères. Elle n’a jamais été remise au théâtre, et n’est connue que par le ridicule des tendresses de son Auteur. Elle serait aujourd’hui autant sifflée qu’elle fut applaudie, elle n’est pas même décente. L’héroïne du poème n’est, selon Fontenelle, « qu’une Princesse assez mal morigénée»
, le Roi son père un imbécile, son amant une espèce de fou qui fait le bel esprit. Cette tragi-comédie, tombée dans l’oubli, est rare : on en peut voir un long extrait dans l’Histoire du théâtre (Tom. 6.) L’Aveugle de Smyrne est encore plus mauvais et plus indécent ; les amants s’embrassent, se baisent, se caressent à plusieurs reprises sur le théâtre. Toute l’◀intrigue▶ consiste en ce qu’un sorcier met une poudre sur les yeux d’un Prince, qui le rend aveugle ; un autre y met un eau qui le guérit. On ne peut comprendre en lisant les ridicules éloges qu’on lui donne, qu’il se soit trouvé quelqu’un pour les écrire, et quelqu’un pour les accepter. « Il faut avouer, dit l’Historien du théâtre, que le Cardinal était bien mal servi par ses cinq Auteurs. »
La comédie d’Europe vaut mieux. Plus décente pour les mœurs, elle est pourtant très indécente par la manière dont on y parle des têtes couronnées. C’est une allégorie poétique sur l’état de l’Europe. « Francion et Ibère (les Rois de France et d’Espagne) sont amoureux d’Europe, veulent en être les maîtres. Ibère se fait haïr par des manières hautaines et dures et un génie tyrannique. Francion plaît par des qualités opposées. Quoique amants d’Europe,
ils font la cour à des Princesses d’un moindre rang, à l’Austrasie (la Lorraine). Francion en obtient trois nœuds de cheveux (trois places fortes). Cette pièce, dit Fontenelle, sent bien le Ministre Poète ; il a bien l’air dans ces trois nœuds de se vanter de ses bonnes fortunes. Ils tâchent de gagner la Nymphe Ausonie (l’Italie). Ibère fait agir son parent Germanique (l’Empereur) pour assujettir la Reine Europe, malgré les efforts de Francion, aussi bien que Parthénope et Mélanie (Naples et Milan). »
Francion est enfin vainqueur, Ibère et Germanique tombent évanouis :
« Soutiens-moi, Germanique, en ce malheur extrême ;Hélas ! je ne puis pas me soutenir moi-même. »
Le Cardinal aurait déclaré la guerre à un Prince qui l’aurait ainsi joué.
L’Amour Tyrannique de Scudéry fut composé par ordre du Cardinal, pour faire tomber le Cid, ou du moins en partager la gloire. « Il lui donna hautement son approbation, et ne craignit point de faire tort à son jugement, en lui donnant la préférence. »
Les beaux esprits du temps le répétèrent partout. « L’envie et la flatterie étaient deux motifs puissants. »
Sarrafin, un des beaux esprits du siècle, fut chargé d’en faire l’éloge, et s’en acquitta en Courtisan et en Auteur bien payé. « C’est le chef-d’œuvre du théâtre, j’en suis ravi : Aristote n’a pas mieux enseigné que Scudéry a suivi les règles. Cette tragédie est au-dessus de l’envie, et par son propre mérite, et par une protection qu’on serait plus que sacrilège de violer. C’est celle d’Armand, le Dieu tutélaire des lettres : c’est la voix de cet oracle. »
On trouve dans cette pièce des traits bien singuliers : « Les Rois sont au-dessus des crimes … Toutes choses sont légitimes pour les Princes qui peuvent tout … Raison, dont la voix importune vient s’opposer à ma fortune, tais-toi, le conseil en est
pris »
… quelle morale ! « O démon plein d’appas ! ô tigresse adorable ! quel compliment à une Princesse par son amant ! Que l’Etat soit perdu, que ma perte le suive, pourvu que mon amante vive… Les Rois ont des sujets, et n’ont point de parents
»… quels sentiments ! Voilà ce que canonise un Dieu dont il « serait plus que sacrilège de violer la protection »
. Quels hommes que les flatteurs ! quels hommes que les Grands, qui écoutent, qui payent ces flatteries !
2.° La condamnation du Cid. Dès que cette pièce parut elle enleva tous les suffrages, et causa une surprise et une admiration universelle. M. Pélisson (Hist. de l’Acad.) dit qu’il était passé en proverbe de dire : « Cela est beau comme le Cid. »
Si ce proverbe a péri, ajoute Fontenelle, « il faut s’en prendre à la Cour, où c’eût été très mal parler de s’en servir sous le ministère du Cardinal de Richelieu»
. Le Cid ne répandit pas moins une consternation générale dans tous les Auteurs dramatiques, qu’il éclipsait, ou plutôt qu’il anéantissait en quelque sorte, par l’immense disproportion de tous leurs ouvrages les plus estimés, qui ne paraissaient auprès de lui que des ébauches d’écolier. Scudéry se déclara hautement, Mairet, Claveret et quantité d’autres firent imprimer une foule de critiques amères, remplies d’injures, de personnalités, de chicanes. Corneille eut la faiblesse d’y paraître sensible, d’y répondre aussi vivement, et de faire écrire ses amis. Scudéry, qui était homme d’épée et fanfaron, y joignit un défi en forme. D’abord il se renferme dans un jeu d’escrime, et assure que par politesse « il baise le fleuret dont il prétend lui porter une botte franche »
. Enfin il lui offre un duel, qu’il ne craignait pas qu’on acceptât : « Que M. Corneille m’attaque en Soldat ou en Capitaine, il verra que je sais me défendre de bonne grâce. »
Corneille, qui n’était brave qu’en
vers, répond moins en Héros qu’en Poète, et au lieu de tenir les discours qu’il met dans la bouche de Rodrigue et des autres braves de sa pièce, il lui dit modestement : « Je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance, mais il n’est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble et plus vaillant que moi, pour juger si le Cid vaut mieux que vos pièces ; je ne suis point homme d’éclaircissement,
vous êtes en sûreté de ce côté-là, etc. »
Le Cardinal triomphait de cette guerre littéraire, dont il était le secret mobile ; il animait les combattants, et se déclarait pour Scudery contre Corneille.
Mais ce n’était là qu’un jeu auprès des coups que lui allait porter la main la plus respectable, de qui il devait le moins les attendre : « La qualité de Poète que le grand Armand prétendait réunir à tant d’autres, le rendit jaloux du Cid. Dès que cette pièce parut, il en fut aussi alarmé que s’il avait vu les Espagnols aux portes de Paris. Il ne se contenta pas de la critiquer publiquement, il souleva les Auteurs contre cet ouvrage, ce qui ne dut pas être fort difficile, et se mit à leur tête. »
Ce fut une affaire d’Etat, la guerre qu’il faisait à la maison d’Autriche l’intriguait moins que celle qu’il déclara à Corneille. Il ne pouvait ni le mettre à la Bastille, ni poursuivre un décret au Parlement contre lui, pour avoir composé un bon poème. Il l’eût volontiers déféré à la Sorbonne, si la matière eût été de sa compétence ; mais il eût été trop ridicule d’occuper de graves Théologiens des amours de Chimène, et de lancer des anathèmes théologiques sur une pièce de théâtre. Ce n’est pas qu’on n’y eût trouvé bien des erreurs sur la morale ; mais ce n’est pas ce que l’Eminence prétendait, elle voulait une critique, non une censure doctrinale. Ses propres pièces n’étaient pas moins dignes de censures, la fondation même d’un théâtre dans sa maison, les pensions des Auteurs
et des Acteurs, sa protection déclarée, étaient du côté des mœurs une hérésie de conduite plus condamnable que le livre le plus séduisant. Enfin si on n’eût consulté que l’intérêt des mœurs, il fallait supprimer, brûler cette tragédie, non pas y chercher des défauts de composition ; mais on la voulait livrer au ridicule, non aux flammes, et faire triompher, non la religion, mais les ouvrages d’un rival sur les productions de Corneille. La politique vindicative du Ministre, inépuisable en ressources, s’avisa donc de susciter à ce Poète un procès académique dans les formes, et de faire proscrire juridiquement sa pièce, comme un
mauvais ouvrage, fait contre les règles, contre le bon goût, contre l’harmonie des vers, la noblesse des expressions, etc. C’était une vraie farce, et si la nation des Comédiens n’eût craint la vengeance que venait d’éprouver à Loudun Urbain Grandier, pour avoir fait une satire contre l’Evêque de Luçonj, je ne doute pas qu’on n’eût composé quelque comédie sur le Cardinal rival du Cid. Mais il était mauvais railleur, et Thalie se tut. On se tourna donc du côté de l’Académie Française, à qui la tragi-comédie du Cid fut solennellement déférée par Scudéry, et à qui le conseil des dépêches poétiques, par une attribution légale en bonne et due forme, donna tout ressort et juridiction pour prononcer sur ce grand poème.
Mais quel si grand intérêt peut prendre un homme si élevé au sort d’une fable ? Celui de la religion, de l’Europe, de l’Etat, tient-il à la gloire de Rodrigue ? Oui, tout y tient, « quod volumus sanctum est »
. Les Historiens du temps en donnent plusieurs raisons, ou plutôt les imaginent. 1.° Les pièces composées dans le bureau de l’Eminence, et par elle en partie, étaient, comme de raison, pleine d’éloges flatteurs « du Ministre,
du ministère, du pouvoir absolu des Rois, même sur leurs plus proches »
, la Reine douairière, le Duc d’Orléans, le Comte de Soissons, (Bibliothèq. de Sorel) : quels sons plus harmonieux pour son oreille ! Les pièces de Corneille au contraire respiraient un air républicain, et parlaient assez cavalièrement des Grands, des Princes et des Ministres : quels blasphèmes ! Et dans le fond il n’avait pas tort. Les poèmes de Corneille, ainsi que de Voltaire et de la plupart des tragiques, ne sont pas bonnes dans un Etat monarchique. Si les Français n’étaient pas aussi attachés à leur Roi, le langage fier et républicain du cothurne produirait de mauvais effets. La fermentation des guerres civiles, qui éclata de nouveau quelques années après dans les affaires de la fronde, fermentation qui, comme on l’a souvent remarqué, donna à Corneille cette élévation, ce nerf, cette fierté de style et de sentiments qu’on admire, ne contribua pas peu à lui donner de la vogue. Il se monta sur le ton du jour, et tout lui applaudit. Si ces chefs-d’œuvres paraissaient aujourd’hui, ils seraient froidement accueillis ; le nom du grand Corneille, que la surprise, la nouveauté, l’esprit de rébellion, lui fit si libéralement donner, et que l’habitude lui continue, serait encore à naître. La vraie politique n’aurait jamais souscrit à cette grandeur.
Autre raison de cette opposition. Le Cid établit et suppose partout, comme un principe certain, la gloire et la nécessité du duel. Père, fils, maîtresse, beau-père, confident, tout est unanime sur ce faux point d’honneur ; il faut tout lui sacrifier, ses biens, ses dignités, sa maîtresse, sa vie ; ce qui est un monstre en morale, quelque effort qu’ait fait Marmontel pour le justifier. Louis XIII venait de donner un édit contre les duels. Le Cid le combattait de front, et entretenait dans la nation, qui le goûtait, cette fureur barbare qu’on s’efforçait de réprimer. Et en effet on fit retrancher dans les nouvelles éditions ces quatre vers plus forts que les autres (Hist. du Théat.) :
« Ces satisfactions n’apaisent point une âme :Qui les reçoit, n’a rien ; qui les fait, se diffame ;Et de tous ces accords l’effet le plus commun,C’est de déshonorer deux hommes, au lieu d’un. »
Je doute fort cependant que cette raison, qui aurait dû faire agir un Ministre pieux, ait en rien influé sur les démarches du Poète Prélat. La condamnation de l’Académie, où même il ne fut pas question de cet article, et qui d’ailleurs n’avait aucun droit de prononcer sur ces matières et de punir ce scandale, était un faible contrepoison à une si pernicieuse morale, contre laquelle l’autorité royale ne pouvait trop sévir, et qui ne faisait que surprendre encore plus par la nouveauté et la publicité d’une si singulière procédure, qui réveillait l’attention de tout le monde.
Autre preuve que ce ne fut point une affaire d’état, de religion, de mœurs, quoiqu’ils y fussent les plus intéressés, c’est que le Cardinal payait une pension à Corneille, qu’il aurait dû punir, s’il eût agi par ces vues supérieures : « Il récompensait, comme Ministre, dit Fontenelle, ce même mérite dont il était jaloux comme Poète : ses faiblesses étaient réparées par quelque chose de noble. »
Tacite dirait, voilà l’homme jusque dans ce qu’on appelle grand homme, un être plein de contradiction. La vanité ne peut souffrir ce qui l’humilie, elle écrase tous ses rivaux ; et comme rien n’est humiliant qu’elle-même, et à même temps qu’elle sacrifie tout pour écarter ces nuages, elle se couvre du voile de la modestie, et s’affuble du manteau de la générosité. Ce
mélange de persécution et de faveur fit faire à Corneille, après la mort du Cardinal, ces vers singuliers, que tout le monde fait, et qui à travers un jeu de mots qui semble puéril, contiennent exactement la vérité :
« Qu’on dise bien ou mal de ce grand Cardinal,Ma Muse toutefois n’en dira jamais rien :Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,Il m’a trop fait trop de mal pour en dire du bien. »
Convenons donc avec tout le monde que la véritable raison de tous ces mouvements fut une basse jalousie de l’Eminence : « Il vit avec déplaisir que les pièces où il avait part, ou dont il avait donné les sujets et le canevas, étaient entièrement effacées par le Cid ; par cette raison il fut bien aise qu’on le critiquât, et il fut ravi qu’il y eût d’autres pièces (de Scudéry) à lui opposer. »
L’instance fut donc portée et régulièrement poursuivie au Tribunal d’Apollon. Scudéry, créature du Cardinal, publie ses observations sur le Cid, adressées à l’Académie, et la prie de prononcer. Le Cardinal se déclare pour lui, et sollicite puissamment contre la pièce attaquée. C’était sonner le tocsin, et donner le signal du combat. Tout le sacré vallon se réunit sous un chef si puissant, et fond sur Corneille, le plus petit moineau lui donne son coup de bec : jamais partie plus redoutable, un premier Ministre, et un Ministre de ce caractère ; un bienfaiteur de la Chambre tournelle littéraire, la plupart des Conseillers étaient pensionnés ; un fondateur, l’Académie naissante lui devait l’être et la vie : jamais Juges ne furent plus récusables. D’un autre côté, un homme du commun pour la fortune et pour la naissance, homme simple et sans ◀intrigue▶, fort bourgeoisement façonné, qui n’avait d’autre titre que la beauté jalousée de sa pièce, et d’autre
protection que son talent, comme il dit lui-même avec plus de vérité que de modestie, « Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée»
, assez fier même dans son obscurité, et nullement courtisan. Il faut que Thémis ait le bras bien ferme pour ne pas laisser pencher la balance. Cette affaire trouva pourtant de grands obstacles, et il fallut toute l’autorité et toute l’◀intrigue▶ du Cardinal pour la faire réussir.
« Afin que l’Académie pût juger, ses statuts voulaient que l’autre partie, c’est-à-dire Corneille y consentît. »
Ce consentement ne fut pas aisé à obtenir. Corneille avait trop forte partie pour espérer de gagner le procès, sa gloire ne pouvait qu’y perdre ; sa pièce n’était pas sans défauts, ses lauriers n’étaient pas à l’abri d’une critique raisonnable ; il était de son intérêt de ne pas s’exposer au risque de les voir flétrir. Aussi refusa-t-il longtemps, et il fallut entamer une grande négociation pour l’y résoudre. L’Abbé Boisrobert, qui était son ami, fut chargé de l’ambassade, et agit au nom du Cardinal. Une affaire de cette importance devait se traiter par écrit, quoiqu’on se vit tous les jours. Boisrobert écrivait régulièrement, Corneille répondait ; il représentait avec de grands compliments, qu’« un si petit objet n’était pas digne de l’Académie, qu’un libelle qui ne méritait pas de réponse ne méritait pas de jugement »
, qu’une si grande complaisance autoriserait la jalousie, qu’on importunerait tous les jours l’Académie, et que dès qu’il paraîtrait quelque chose sur le théâtre, le moindre Poète se croirait en droit de faire un procès à l’Auteur devant son tribunal. Mais le Cardinal le voulait absolument, et Boisrobert le lui signifia. « Enfin on obtint de lui une espèce de consentement, qu’il ne donna qu’à la crainte de déplaire au Ministre, et qu’il donna pourtant avec assez de fierté. »
Lassé,
intimidé, craignant pour sa pension, il laissa échapper ces paroles dans une lettre : L’« Académie peut faire ce qui lui plaira ; puisque Monseigneur est bien aise de voir ce jugement, et que cela doit divertir Son Eminence, je n’ai rien à dire. »
Cet acquiescement était bien équivoque et bien faible. Boisrobert en triompha, et courut porter cette pièce importante à Son Eminence, qui ne manqua pas de la trouver décisive pour fonder la juridiction de
l’Académie.
Cette Compagnie ne se rendit pas pour cela, il fallut entamer une nouvelle négociation ; on sollicita, on pressa, on promit, on menaça, on mendia de toutes parts des autorités, et on fit venir du fond de l’Angoumois une lettre du vieux Balzac, célèbre Académicien, l’oracle de son temps, et qui méritait mieux de l’être que la plupart de ses contemporains. Cette lettre pourtant ne disait pas grand chose, et à travers les pompeuses tirades de ses compliments, on entrevoyait qu’il donnait gain de cause à Corneille. Les Académiciens, fort embarrassés, représentaient, « que la Compagnie, qui ne faisait que de naître, ne devait pas se rendre odieuse par un jugement qui peut-être déplairait aux deux parties, et ne pouvait manquer d’en désobliger au moins une, et une grande partie de la France ; qu’à peine pouvait-on souffrir sur la simple imagination qu’elle prît quelque empire sur la langue, que serait-ce si elle entreprenait de l’exercer sur un ouvrage qui avait l’approbation publique ? que ce serait un retardement au travail du Dictionnaire, etc. »
Ces raisons parurent frivoles, le Cardinal s’offensa de ces retardements, et ordonna à un de ses domestiques « de faire savoir à ces Messieurs que je les aimerai comme ils m’aimeront »
. Ce fut un coup de foudre, il n’y eut plus moyen de reculer, on se mit en devoir de le satisfaire.
La cause fut donc instruite dans toutes les formes, on nomma trois Commissaires pour examiner les pièces du procès et en faire leur rapport à la Compagnie, et trois autres pour examiner la mécanique des vers : et pour ôter toute suspicion, ils furent nommés par scrutin à la pluralité des suffrages. Cet examen dura cinq mois, on tint une infinité d’assemblées ordinaires et extraordinaires, chaque Commissaire donna ses mémoires, on en fit un corps qui fut présenté au Cardinal. « Cet homme qui avait toutes les affaires du Royaume sur les bras, et toutes celles de l’Europe dans la tête »
, le lut avec le plus grand soin et l’apostilla de sa main, et le renvoyant, dit qu’« il était bon pour la substance, mais qu’il fallait y jeter quelque poignée de fleurs »
. Dans une note il avance une chose qu’il n’est pas facile d’entendre, quoique l’Académie, pour lui faire honneur, en ait fait usage : « L’applaudissement et le blâme du Cid n’est qu’entre les doctes et les ignorants, au lieu que les contestations sur la Jérusalem délivrée et le Pastor fido ont été entre les gens d’esprit. »
On comprend que des traités de théologie et d’algèbre n’intéressent que les savants et touchent peu ceux qui n’ont que de l’esprit ; mais le Cid et le Pastor fido sont également du ressort des gens d’esprit, et affectent fort peu les savants. Quoiqu’il en soit, on se remit au travail, on nomma de nouveaux Commissaires pour polir et retoucher l’ouvrage, on le lut et relut, et on crut pouvoir le donner à l’Imprimeur. Le Cardinal était à Charonne. Quand il eût vu les premières feuilles, qu’on eut grand soin de lui envoyer, il trouva qu’« on donnait dans une extrémité opposée, qu’on y jetait trop d’ornements et de fleurs »
. Il dépêcha un courrier pour arrêter l’impression, et manda les trois
Commissaires, leur donna une audience particulière fort longue, leur parla très vivement,
leur expliqua ses intentions, et nomma un rédacteur pour y mettre la dernière main. Celui-ci ne le satisfit pas plus que les autres, il en nomma un nouveau, qui refondit tout et mit l’ouvrage dans l’état où nous l’avons, « fort peu différent de ce qu’il était »
. Il fut agréé et imprimé, et bien reçu du public. Il dut satisfaire tout le monde par sa modération et sa politesse, et le Cardinal lui-même, parce qu’on y relève avec justice tous les défauts du Cid. Scudéry crut sa cause gagnée, et remercia les Juges. Corneille en fut piqué et consterné, s’en plaignit amèrement, avec hauteur et avec bassesse : il était Auteur, et Auteur dramatique. Mais la suite de ces événements ne nous regarde plus. Au reste tout ce fracas n’aboutit à rien, qu’à faire connaître les faiblesses de deux hommes aussi singuliers et aussi grands l’un que l’autre, chacun dans son genre, Richelieu et Corneille, qui n’étaient pas faits pour jouter l’un contre l’autre. Le public ne changea point de sentiment, la justesse de la critique n’empêcha personne d’admirer le Cid. Il a même survécu à la critique ; toute belle qu’elle est, elle est peu connue ; le Cid subsiste, quoique sa vogue ait bien diminué, peut-être même que la haine qu’on avait pour le Ministre, et le mépris qu’on faisait de sa basse jalousie, donnèrent un nouveau lustre à ce qu’on persécutait avec tant d’acharnement :
« En vain contre le Cid un Ministre se ligue,Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue ;L’Académie en corps a beau le censurer,Le public révolté s’obstine à l’admirer. »
Je doute qu’aujourd’hui une tragi-comédie pût produire ni ce mouvement dans le ministère, ni cette jalousie dans les Poètes, ni cet enthousiasme dans le public ; on a trop de goût et de lumières, on a trop vu de bonnes tragédies, pour admirer avec cet excès un petit nombre de traits vraiment sublimes déparés par bien des défauts, et noyés dans un tas de choses médiocres et triviales.
Une preuve des plus singulières de la fureur du Cardinal pour le théâtre, c’est de l’avoir fait construire chez lui : exemple unique alors, que peu de Princes ont imité, qui ne fut suivi que dans les collèges des Jésuites. N’était-ce pas assez d’en laisser construire dans les villes (ce qu’il aurait dû empêcher), fallait-il y consacrer une aile de son palais ? C’est ce qu’on ne vit jamais ni dans la Grèce, ni dans l’Empire Romain, ni dans le monde entier. Comment un Prêtre, un Evêque, un Cardinal, à qui la sainteté de son état et tous les canons de l’Eglise l’interdisent, non content de le tolérer, d’y aller, d’y attirer sa cour, veut-il encore loger chez lui à demeure la source du vice ? « La passion de la comédie le tyrannisait si fort que la troupe des Comédiens du Roi ne lui suffisant pas, il en voulut aussi avoir une à lui, qui le suivît partout, et lui donnât chez lui le plaisir de la comédie. Bien davantage, comme si ce n’eût pas été assez d’un théâtre dans son palais, il lui en fallut deux, un petit et un grand (et un troisième à Rueil, sa maison de campagne), l’un capable de contenir six cents personnes, et l’autre plus de trois mille ; le petit était pour son amusement ordinaire, le grand pour les comédies de pompe et de parade »
(Sauval, Antiq. de Paris). Il fait ensuite la description de cette salle, son architecture, ses décorations, sa magnificence, sa grandeur. Il fallut parcourir toutes les forêts royales pour trouver les grosses poutres de chêne de vingt toises de long, que l’on employa pour la couverture, elles valaient quatre mille livres chacune. Cette salle fut depuis occupée par la troupe de Molière, elle
a été depuis donnée à l’Opéra, qui l’occupe encore. Elle produit un très grand revenu au Palais Royal, elle a été brûlée, mais rebâtie plus magnifiquement que jamais. La représentation de Mirame, qui en fut l’ouverture, coûta
trois cents mille écus, c’était la pièce favorite, la pièce Cardinale ; il y avait beaucoup travaillé, ce fut son début à la comédie.
On est étonné des grands ouvrages qu’a faits le Cardinal de Richelieu, l’Eglise de Sorbonne, la salle du Spectacle, le Palais Royal, la ville et le château de Richelieu ; on lui en fait un honneur infini : ce sont en effet des chefs-d’œuvre de l’art, dont le projet a quelque chose de grand. Mais tout cela ne lui coûta rien ; il eut donc toute la gloire qu’il aurait dû rapporter au Roi, aux dépens de qui tout fut fait. C’est aux dépens du Roi que furent bâtis la ville et le château de Richelieu, auxquels il a donné son nom ; aux dépens du Roi que fut bâti le Palais Royal, qu’il nomma Palais Cardinal, expression que Balzac soutenait n’être d’aucune langue, mais un vrai barbarisme en grammaire comme en modestie, et qui fait l’inscription du portail, dénomination que par son testament il ordonna que la maison porterait ; aux dépens du Roi qu’il bâtit la salle du Spectacle, pour représenter la chère Mirame ; aux dépens du Roi qu’il bâtit la Sorbonne, dont il se dit seul fondateur, et où l’on voit son mausolée. Louis XIV, plus jaloux de la gloire que son père, ne l’eût jamais souffert. Outre les finances du Royaume, dont le Cardinal disposait despotiquement, il s’était fait assigner quatre millions de revenu pour son entretien. Aussi vivait-il dans un luxe, un faste, une magnificence, qui effaçait la majesté royale. Qu’on en juge par le Palais Royal, qu’il s’était fait bâtir pour lui-même, où le Roi et la Reine Régente ont logé après lui, aujourd’hui habité par le premier Prince du sang. Honteux sans doute de laisser à ses héritiers une maison royale, il la restitua au Roi, qui en avait fait les frais. Il est aisé de faire de grandes choses quand on a quatre millions de rente et toutes les finances d’un grand royaume à sa disposition.
Autre singularité, la contradiction de sa conduite. Tel est l’esprit des courtisans, des mondains, surtout des amateurs du théâtre : religion, mœurs, affaires, plaisirs, tout est un jeu pour eux. Leur vie est une comédie perpétuelle, ils passent tous les jours, sans en apercevoir le contraste, de l’Eglise au bal, du sermon à la comédie, d’un service pour les morts à l’opéra, d’une messe pour les calamités publiques aux farces de la foire ; hommes d’état et petits-maîtres, les affaires et le jeu, le tribunal et la toilette, le bâton de commandement et une Actrice, partout jouant leur rôle, licencieux et dévots, riant et pleurant, invoquant Dieu et l’amour, Vénus et les Saints. Ainsi de la même main le Poète Cardinal bâtit l’Eglise de Sorbonne et celle de Richelieu, et les théâtres dans ses maisons de ville et de campagne ; il fait paraître la Conduite à la perfection, et compose Mirame, l’Europe, les Tuileries ; fait des livres de controverse, et fait faire la critique du Cid ; il a à ses gages des troupes de Comédiens et des Missionnaires, nomme des Evêques et choisit des Actrices, prend la Rochelle pour abattre le Calvinisme en France, et fait ravager l’Allemagne par les Luthériens ; élève au plus haut point l’autorité royale, et soutient la République de Hollande ; fait décapiter, sous prétexte de révolte, Chalais, Marillac, Montmorency, Cinq-Mars, et révolter le Portugal contre l’Espagne ; fait condamner Richer pour avoir attaqué l’autorité du Pape, et fait menacer le Pape de se soustraire à son autorité par l’érection d’un Patriarche ; et pour terminer la pièce, il protestait à sa mort qu’il n’avait jamais agi que pour la gloire de Dieu, même allant à la comédie, composant des pièces, les faisant représenter, bâtissant dans sa maison un théâtre. Tel Racine faisait profession de la morale sévère de Port-Royal, et composait Phèdre, Bérénice, et exerçait la Chammelé. Tel Rousseau traçait de la même plume des cantiques sacrés et des épigrammes cyniques, et disait froidement qu’il n’était pas plus pieux dans les uns que libertin dans les autres. Et pour terminer par un grand exemple un tableau des contradictions humaines, qu’on ne saurait épuiser, tel le sage Salomon bâtit un Temple au vrai Dieu et un autre à la Déesse Astarte, et au milieu de trois cents femmes et sept cents concubines, prêche la continence dans ses proverbes, la vanité du monde dans son ecclésiaste. Il est vrai qu’on ne rapporte pas de Salomon à la mort, une dernière scène où il ait mis toutes ses œuvres sur le compte de son zèle pour la gloire de Dieu.
Bien des gens qui ne peuvent se persuader que la faiblesse d’un homme si célèbre pût aller si loin, ont cru qu’il n’agissait que par politique, et il est vrai que le goût des spectacles pouvait servir à ses vues, et qu’il était trop habile pour ne pas tirer parti même de ses plaisirs. Pendant tout son ministère la Cour fut remplie de brigues, d’◀intrigues▶, de complots contre lui, qui plus d’une fois pensèrent le renverser. Le Roi lui-même le haïssait, et ne le laissait gouverner que par faiblesse et par crainte. Il fallait, pour se maintenir, tourner les esprits sur quelque autre objet ; rien n’y était plus propre que d’endormir dans les plaisirs, dissiper par les spectacles, amuser par les fêtes, gagner par des magnificences, des Courtisans inquiets, qui laissés à eux-mêmes ne cessaient de cabaler contre lui. Cette diversion cachait même en partie ses projets, il agissait d’autant plus sûrement qu’on se défiait moins ; on le croyait occupé d’une représentation pour laquelle on le voyait si empressé, et on était moins en garde. Ces intérêts personnels ont cessé, quoique les Cours soient toujours le théâtre de l’◀intrigue : l’agitation y est aujourd’hui moins violente et moins générale, la comédie ne suspendrait aucune des sourdes manœuvres qui en font mouvoir les ressorts. Mais il ne sera jamais de l’intérêt de l’Etat de rendre les Ministres des Autels vicieux et méprisables, ni d’amuser et de dissiper les Ministres du Prince par la corruption et la frivolité du théâtre.
Voici une autre vue de politique plus étendue et plus profonde, qu’on attribue au Cardinal. Les Français étaient alors extrêmement remuants et indépendants. Depuis un siècle le royaume avait été agité des guerres civiles du Calvinisme, de la Ligue, etc. Richelieu crut que le moyen de calmer les esprits, de se rendre maître, et de prévenir de pareils mouvements, c’était de faire une révolution dans les mœurs de la nation, en l’amollissant par le plaisir, et la dissipant par la frivolité. Il ne pouvait y travailler plus efficacement qu’en employant deux moyens qui se soutiennent et s’aident mutuellement, le luxe et le théâtre : ce luxe, ce faste, jusqu’alors inconnu en France, qu’il étala jusques sous les yeux du Roi, honteux d’être moins bien logé, meublé, nourri, habillé que son Ministre, et qui après la mort du Cardinal alla occuper sa maison, pour être logé d’une manière plus décente : goût de luxe continué et porté au comble par Louis XIV, qui de proche en proche a infecté tous les états, même le Clergé ; les grands Bénéficiers depuis ce temps-là le disputent en magnificence aux plus mondains. La passion pour le théâtre n’a pas moins gagné sous les auspices du Cardinal. Jusqu’alors on n’avait connu que les Confrères de la Passion, et des Farceurs qui couraient le monde et qui partout étaient méprisés ; les compositions, les constructions, les représentations, le désir du premier Ministre, ont répandu cette maladie contagieuse dans les villes, les bourgs, les campagnes, les maisons particulières, le Clergé, la magistrature, l’épée, les Collèges, les Communautés religieuses. Aussi quels changements dans les mœurs et dans la religion ! la nation est elle connaissable ? Dieu nous préserve d’une politique qui n’élève son empire que sur les débris de la vertu. Si telle fut l’intention, si telle est la gloire de Richelieu, n’est-ce pas avec raison que toutes les vertus qui sont représentées à son mausolée, versent des larmes, non sur sa mort, mais sur sa vie et son ministère ?