Chapitre II.
Est-il du bien de l’Etat que les Militaires aillent à la Comédie ?
On trouve deux événements dans l’histoire, qui parmi cent autres sont des punitions visibles de la fureur des peuples pour les spectacles. L’an 258 les Perses ayant remporté sur les Romains de grandes victoires, ravagèrent la Syrie, et surprirent Antioche sa capitale. Les habitants, au lieu de garder leur ville, ne s’occupaient que des spectacles ; les ennemis en profitèrent, y entrèrent sans résistance, la pillèrent, la brûlèrent, et en firent mourir un grand nombre. La manière dont elle fut prise, au rapport d’Hégésippe (de exc. Hierosol. L. 3. C. 5.) et d’Ammien Marcellin (L. 23. C. 5.), a quelque chose de fort singulier. L’amphithéâtre était adossé à une montagne qui dominait la ville, et qui elle-même servait d’amphithéâtre, puisque des fenêtres des maisons, bâties sur la croupe, on pouvait voir les Acteurs. C’est par là que les Perses descendirent sans être aperçus pendant qu’on était au spectacle. Les anciens théâtres des grandes villes étaient des édifices immenses qui pouvaient contenir plus de cinquante mille personnes. Un jour qu’on y était assemblé en foule (sans penser à l’ennemi, qui était aux portes), et extrêmement attentifs au jeu d’une Actrice célèbre dont on était enchanté « alto silentio populo venustate attonito»
, l’Actrice, qui avait la montagne en face, aperçut les Perses, qui descendaient, et s’écria saisie de frayeur : « Ou je rêve, ou nous sommes dans le plus grand danger, voilà les Perses »
: « Aut somnio, aut magnum periculum, ecce Persæ. »
Il n’était plus temps de se mettre en défense, les troupes environnèrent
le théâtre, et eurent bon marché de cinquante mille personnes, qui ne songeant qu’à se divertir, furent prises comme dans un filet.
Dans les guerres de notre temps, l’embarras et le bruit de l’artillerie, les fortifications avancées, la petitesse des théâtres, rendent des surprises aussi considérables moralement impossibles ; mais dans le détail du service, les spectacles et les parties de plaisir font faire tous les jours des fautes ; on manque une occasion, on n’est point à son poste, on néglige la discipline, on marche trop tard. Cet Officier devait être à la tête de sa compagnie, veiller sur ses soldats, se trouver à un rendez-vous, se combiner avec des détachements ; il ne paraît pas, le temps favorable passe, l’ordre n’est pas exécuté, l’ennemi échappe, on est battu. Où était-il ? que faisait-il ? Il était à la comédie, il entretenait une Actrice, il étudiait un rôle, il lisait Molière. On attribue les malheurs d’une guerre à la faiblesse des troupes, au défaut des vivres, à la supériorité de l’ennemi ; on se trompe, absorbé dans l’ivresse des spectacles, étudie-t-on son métier▶, songe-t-on à son devoir ? On ne voit les Perses que quand il n’est plus temps : « Populo venustate attonito, ecce Persæ. »
Carthage fut traitée par les Vandales comme Antioche l’avait été par les Perses. Ces barbares, conduits par Genséric, après avoir ravagé l’Afrique, assiégèrent en 349 cette grande ville, et la prirent d’assaut. Croira-t-on l’excès du désordre que rapporte Salvien (L. 6. de Gubern. mund.) ? croira-t-on que ni les dangers de la guerre, ni les alarmes d’un siège, ni la terreur d’un assaut, ni les horreurs d’une prise, ne purent suspendre les spectacles ? Oui, dans le temps même que l’ennemi escaladait les murs, se répandait de tous côtés, et passait tout au fil de l’épée, on jouait
la comédie : « Circumsonabant armis muros, et Carthaginensis insaniebat in circo, luxuriabat in theatro. »
L’amphithéâtre était plein d’insensés à qui l’ensorcellement du plaisir ne laissait pas entendre le bruit affreux du sac de leur ville, les gémissements des mourants se confondaient avec les cris de joie et les chansons de ceux qui se jouaient au théâtre : « Confundebatur vox morientium, voxque Bacchantium ; vix discerni poterat plebis ejulatio quæ cadebat in bello, et sonus populi qui clamabat in circo. »
N’était-ce pas, ajoute ce Père, forcer Dieu à exterminer un peuple pour qui il avait peut-être encore des sentiments de miséricorde ? « Cum Deus eum adhuc fortasse perdere nollet, ipse exigeret ut periret. »
Théodoret (Epist. 29.) fait le détail de ces malheurs à son ami Apullion, qu’il prie de recevoir chez lui par charité un des principaux Sénateurs réduit à la dernière indigence. Il faudrait, ajoute-t-il, pour représenter ce spectacle, les tragédies d’Echyle et de Sophocle, encore même ne pourraient-elles pas atteindre à l’excès de ces maux : « Quæ Carthaginenses passi sunt Æschilis et Sophoclis tragediis egerent, atque horum quoque linguam vinceret malorum magnitudo. »
Cette ville si puissante, si riche, qui a longtemps disputé à Rome l’empire du monde, qui a mis Rome à deux doigts de sa perte, qu’à peine Rome a pu vaincre après trois grandes guerres, est aujourd’hui le jouet des barbares : « Illa a Romanis vix capta, quæ cum maxima Roma de principatu certaverat, eamque in summum discrimen deduxerat, modo facta est ludibrium barbarorum. »
Ses célèbres Sénateurs, errants et fugitifs dans toute la terre, attendant pour vivre quelque aumône des gens charitables, arrachent les larmes des yeux, et présentent le plus triste tableau de l’instabilité des choses humaines : « Orbe toto errantes, vitam ex hospitalium manibus sustentantes, cient spectantibus
lacrimas, et rerum humanarum instabilitatem declarant. »
Cet Auteur ajoute que peu de temps auparavant, les habitants de Trèves, après avoir vu trois fois piller, saccager et brûler leur ville par les Francs, eurent la folie de demander des spectacles pour toute consolation et tout remède à leurs maux : « Quis æstimare hoc genus amentiæ possit qui excidio superfuerant quasi pro summo deletæ urbis remedio, circenses postulabant ? »
Ces affreux contrastes ne sont pas rares même de nos jours : l’humanité peut-elle soutenir et dans le camp des assiégeants et dans les murs des assiégés l’éclat des bombes, le tonnerre des batteries, réunis avec les violons et les flûtes, les vaudevilles et les ariettes ? peut-elle voir du même œil les membres des blessés, les cadavres des morts, et les gambades d’un Arlequin, les caresses d’une Actrice ? peut-on, sans frémir, passer de la tranchée à la comédie, de l’hôpital au ballet, d’une bataille gagnée ou perdue à un spectacle, et voir dans le même camp élever des monceaux de cadavres et des décorations de théâtre, entendre les gémissements d’une province désolée et les folies d’un Poète comique ? « Quis æstimare hoc
genus amentiæ possit qui excidio supersunt, pro summo remedio circenses postulabant ? »
L’Etat peut-il bien compter sur la valeur, le zèle, l’habileté des Soldats et des Officiers de théâtre ?
On reprochait à César, comme une grande faute, d’avoir obligé Laberius, Chevalier Romain, qui avait un talent singulier pour contrefaire les gens, et qui avait composé quelque comédie, de monter sur le théâtre et de jouer sa pièce. Ce ne fut qu’une fois, par plaisanterie et une sorte de défi ; cependant il s’en crut déshonoré, et tout l’Ordre des Chevaliers en jugea de même. Il s’excusa le mieux qu’il pût dans le prologue : « Ai-je pu, s’écriait-il, refuser quelque
chose au maître du monde, à qui les Dieux même n’ont rien refusé ? »
Et pour se venger, il lança dans le cours de la pièce les traits les plus piquants contre César. Après avoir joué son rôle, il descendit du théâtre, et alla chercher une place dans le quartier des Chevaliers. Aucun de ses confrères ne voulut l’y souffrir. Il n’osa plus se montrer dans le public. « Hélas ! disait-il, j’ai vécu trop d’un jour. Ah ! faut-il qu’après avoir passé ma vie avec honneur, je me dégrade au bout de ma carrière ? Je suis sorti de chez moi Chevalier, et j’ai la honte d’y rentrer Comédien »
: « Eques Romanus lare egressus meo, domum revertat Mimus. »
César même entra dans ses vues, et pour réparer le tort qu’il avait fait à Laberius, et le réhabiliter dans la dignité de Chevalier Romain, à laquelle il avait dérogé par complaisance, il lui donna un anneau, qui était la marque distinctive des Chevaliers, comme une sorte de lettres de noblesse (Macrob. Saturn. L. 2. C. 7.). On ne blâma pas moins Auguste d’avoir seulement souffert que des Chevaliers parussent sur le théâtre. Suétone (C. 43.) ne l’excuse qu’en disant que le Sénat ne l’avait pas encore défendu, comme il fit dans la suite, au rapport de Tacite (C. 18.). Parmi tant d’autres excès qu’on reproche à Néron, on ne lui pardonne pas d’avoir méprisé les bienséances, jusqu’à faire jouer des comédies par des Chevaliers et des femmes de bonne famille. (Sueton. in Neron. C. 4.).
Le Maréchal de Saxe avait aussi peu de délicatesse : non seulement il souffrait que les Officiers jouassent des rôles, mais il avait une troupe de Comédiens qui le suivait et campait avec lui ; il la prêtait même au Général ennemi. Dans la guerre de Flandres de 1744 les deux Généraux s’étaient accordés pour avoir tout à tour la comédie chaque semaine : la troupe passait d’un camp à l’autre, et pour mettre à couvert de toute insulte ces Princes et ces Princesses, un détachement de cinquante maîtres était commandé pour les escorter jusqu’à demi-chemin, où un pareil détachement de l’autre armée venait les prendre et les conduire. A son retour à Paris, après la guerre, son premier soin fut d’aller à la comédie, et il regarda comme une des plus brillantes branches des lauriers qui ceignirent son front, la couronne que la première Actrice alla lui présenter dans sa loge et lui mettre sur la tête. Etait-ce la Déesse Minerve ? Non : Minerve était la Déesse de la sagesse, et ce fut une Actrice qui le couronna. Maurice était un grand capitaine, d’accord ; mais était-il un grand saint, était-il un homme d’Etat, un guerrier sage, un grand homme, un vrai héros ? Ses rêveries sur la religion et sur les bonnes mœurs vont-elles de pair avec ses rêveries sur les légions et les colonnes ? Sa fureur pour la comédie ne fait l’éloge ni de l’un ni de l’autre. Cette rêverie ne sera mise au nombre, ni de ses vertus, ni de ses exploits, ni de ses découvertes.
Cependant elle a donné la vogue à la comédie dans nos camps et dans nos villes de guerre : il n’en est point où on ne la joue aussi régulièrement qu’à Paris. Dans les anciens tournois les Chevaliers allaient prendre l’ordre, la devise, les couleurs de leurs maîtresses, et après le combat venaient mettre les lauriers à leurs pieds, et recevoir le prix de leur victoire : c’est à une Actrice que s’offrent aujourd’hui les hommages et secrets et publics, et depuis que le Maréchal de Saxe s’est paré d’une couronne présentée, non par une Amazone, par une Princesse, par une Duchesse, mais par une … par une … par une Actrice, tout le monde dramatique a retenti et tout le monde militaire a applaudi à cette espèce de triomphe de l’Actrice, plutôt que du Héros, si différent de ceux des Scipion, des Paul-Emile, des Pompée, qu’on ne vit jamais, passant du Capitole au théâtre, faire flétrir leurs lauriers, en les laissant toucher à des mains infâmes. On ne vit jamais non plus ces illustres guerriers, traînant des troupes de Comédiens dans leurs armées, faire du spectacle une partie de l’exercice et de la discipline militaire. On n’en a point vu dans le camp d’Alexandre, on n’en voyait point dans ceux de Turenne et de Condé ; Charles XII, le Roi de Prusse n’en ont point eu dans les leurs. Mais la frivolité et la mollesse ont jugé le théâtre si nécessaire à former de grands Capitaines, qu’on a imposé sur les Officiers de Cavalerie, d’Infanterie et de Dragons, une taxe par tête, de tant par mois, pour entretenir des Comédiens. Le Trésorier, chargé de les payer, leur fait chaque mois leur décompte, et retient la somme imposée. Il est vrai qu’au moyen de l’imposition, ils ont la comédie gratis, les arrière-coulisses et l’Actrice à bon marché : il est vrai aussi que les conquêtes et les victoires, les hauts faits d’armes n’ont pas encore signalé les élèves de cette nouvelle école.
Patritius, dans sa République (pag. 83.), et tous ceux qui ont écrit sur la décadence de l’Empire Romain, remarquent que depuis l’établissement des théâtres le Soldat Romain commença à dégénérer ; on ne vit plus dans les armées la même ardeur, le même courage, la même discipline : la comédie énervait tout : « Ut spectacula Romani edere cœperunt, negligentius bella gesserunt, illecebris et blanditiis inquinati. »
Juvenal (Sat. 3.) avait eu la même pensée : « Non possum ferre Quirites Græcam urbem, in tiberim defluxit Orontes, et linguam, et mores, et cum tibicine chordas obliquas, necnon gentilia timpana secum. »
Ce fut la principale raison qui arma contre le théâtre le
sage Scipion Nasica. Rien de plus opposé, disait-il, à l’esprit d’un peuple guerrier ; il n’est bon qu’à nourrir la paresse et entretenir la débauche : « Theatrum inimicissimum populo bellatori ad nutriendam luxuriam, desidiæque commentum. »
(Oros. Hist. L. 4. C. 21.). S’il est permis de citer les Pères de l’Eglise à des militaires et des amateurs du spectacle, S. Chrysostome (Hom. 14. Thimot. C. 5.) porte la sévérité jusqu’à traiter de déserteur de la milice, un Soldat qui fréquente les bains et les spectacles, et fait entendre que c’était la loi qu’on suivait : « Miles lavacris et spectaculis intentus velut militiæ desertor jure damnatur. »
Il est fondé sur les lois Romaines, qui condamnent à la mort un Soldat qui se serait fait Comédien, car ce ◀métier▶ marque en lui tant de bassesse, qu’il est indigne de servir la patrie, indigne de vivre : « Militem qui artem ludicram fecisset, capite plectendum »
(L. Quædam 14. de Pœn.). On ne voit pas de Comédiens entrer au service ; ils sont trop lâches, ce seraient de mauvais Soldats. Si par hasard quelqu’un
avait voulu s’enrôler, il n’eût point été incorporé dans les légions. Il est même inouï dans l’histoire qu’on ait eu dans les camps des troupes d’Acteurs pour faire donner la comédie à l’armée, ou que les Officiers y aient joué des rôles. On n’a jamais eu besoin d’interdire ces folies si opposées à la discipline militaire. Lors même que l’indécence de quelques Empereurs a laissé monter les Chevaliers et les Sénateurs sur le théâtre de Rome, ce désordre n’a jamais passé à l’armée. Une ordonnance de nos Rois qui en défendant ces excès, les supposerait, serait peu honorable à nos troupes.
Rien de plus nuisible aux militaires, et de plus opposé à l’esprit de leur état, que le luxe et la mollesse du théâtre : il les affaiblit, les énerve, les rend lâches, en fait des femmes, incapables de soutenir les dangers, les travaux, les combats,
les blessures. Les Poètes, qui ont souvent caché la vérité sous le voile des fables, ont dit que Vénus, pour se venger des Scythes, qui avaient pillé son temple, et de Philoctète, qui avait tué Pâris, ne fit que leur donner le goût des jeux, de la mollesse et de la volupté : « Vulnera sic Paridis dicitur ulta Venus »
(Thucid. Histor. Martial. Epig.). De là le mot si célèbre du Poète : Les Romains, vainqueurs de l’univers, ont été vaincus par les plaisirs ; l’impudicité, plus funeste que les armes, a vengé le monde : « Sævior armis luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. »
Vous pouvez sans risque, Romains voluptueux, disait Juvenal (Sat. 8.), vous pouvez mépriser les Rhodiens et les Corinthiens plongés dans la mollesse et les plaisirs, « unctum Corinthum »
: qu’avez-vous à craindre d’une jeunesse parfumée qui se pique d’avoir la jambe belle ? « Quid enim resinata juventus, cruraque totius facient tibi lævia gentis ? »
Craignez ces hideux Espagnols, ces féroces Gaulois ; ils n’ont pas de théâtre, mais ils ont des armes : « Horrida vitanda est Hispania, Gallicus axis, arma supersunt. »
Craignez même ces grossiers paysans, qui travaillent la terre, et qui ont la bonté de nourrir une ville fainéante qui ne s’occupe que de spectacles : « Parce messoribus illis qui saturant urbem circo scenâque vacantem. »
Je ne parle ici que d’après les principes de l’art dramatique. Le propre de la tragédie est d’inspirer la terreur et la pitié : elle manque son but, si elle n’excite ces mouvements tendres qui arrachent les larmes, ces violentes agitations qui font frémir à la vue d’un grand danger ou d’un grand malheur. Par là, disent les maîtres de l’art, on purge les passions. Il est inutile d’insister sur des idées qui sont les premiers éléments de la science théâtrale. Je pars de ces principes, et je demande si c’est là l’école de la guerre. Effrayer et attendrir, est-ce former des soldats ? la terreur et la pitié furent-elles les vertus des Achille et des Alexandre ? une armée composée d’Officiers langoureux et timides remporterait-elle bien des victoires ? Tels sont en effet ces Héros que produit la scène : l’Alexandre de Racine avec son Eriphile n’eût jamais fait la conquête des Indes. Tels sont ceux à qui l’art donne des leçons dans le parterre. Qu’il va courageusement affronter le feu, et savamment ranger des légions, ce beau guerrier encore baigné des pleurs qu’il vient de répandre aux adieux de Bérénice, encore tremblant sur la mort de Phèdre ! On a beau plâtrer la tragédie, eût-elle sur le visage tout le rouge des Actrices, elle n’enseigne pas moins et ne doit pas moins enseigner à pâlir et à trembler : elle ne peut qu’efféminer le guerrier, si elle est bonne, ou le faire siffler, si elle est mauvaise. Les pièces que le guerrier doit le moins voir jouer sont les bonnes tragédies, elles sont pour lui les plus mauvaises. Que les panégyristes du cothurne choisissent, le guerrier devient un lâche, si Melpomène réussit, ou Melpomène est une sotte, si elle le laisse courageux.
Ce moyen artificieux d’affaiblir les peuples pour les soumettre, n’est pas nouveau. Selon Justin (L. 1. C. 7. Hist..), Cyrus, après avoir vaincu avec peine les Lydiens, peuple vaillant, le rendit voluptueux, pour assurer sa conquête. Il fit ouvrir chez eux des brelansg, des tavernes, les amusa par la galanterie et les jeux de théâtre, et n’en eut plus rien à craindre : « Jussit cauponas, ludicras artes et lenocinia exercere. »
Ainsi ce peuple, jusqu’alors si puissant, efféminé par la mollesse, perdit son courage et sa force. L’oisiveté, la paresse, la volupté, rendirent esclave une nation invincible : « Ita gens industria potens, manu strenua, mollitie virtutem pristinam perdidit, et quos
ante Cyrum invictos bella præstiterant, in luxuriam lapsos otium ac desidia superavit. »
Qu’on ne soit pas surpris que je parle de théâtre dans des temps si reculés, il était déjà établi en Grèce, par conséquent connu dans l’Asie mineure et par Cyrus. Il fut peu d’années après dans la plus grande gloire par les pièces d’Echyle, Sophocle, Aristophane, etc. Le mot ludicras artes de Justin, constamment employé pour les jeux du théâtre, ne permet pas d’en douter. Au reste, c’est la même chose ; les jeux voluptueux qui efféminent les hommes, ne sont que le théâtre en détail, et le théâtre n’est que l’amas de tout ce qui corrompt les mœurs. Tel fut, dit Tacite, l’artifice d’Agricola, pour tenir dans la dépendance les peuples de la grande Bretagne, toujours prêts à se révolter. Ce ne seront ni leurs villes détruites, ni leurs campagnes ravagées, ni la muraille de séparation élevée à grands frais, qui les contiendront ; il faut les rendre voluptueux pour les rendre dociles : « Ut homines rudes et belle faciles per voluptate assuescerent. »
Il leur fit prendre de
beaux habits, faire de grands repas, construire de belles maisons, des bains, des portiques, et les prit par les amorces du vice : « Paulatim discessum ad delinimenta vitiorum, porticus, balnea, conviviorum elegantiam. »
Ils sont à nous, et ne peuvent plus nous résister ; aveugles, ils prennent pour humanité, ils traitent de politesse ce qui fait leur servitude. Si on ne voit pas là le théâtre et ses pièges, on est aussi aveugle que ces barbares : « Idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum esset pars servitutis. »
(Vit. Agricol. C. 21.)
On dirait, à vous entendre, que l’élégance des habits, la délicatesse des repas, la somptuosité des bâtiments et des meubles, le faste et l’étalage d’un nombreux domestique, nuisent au bien du service, altèrent la discipline militaire, et détruisent le guerrier. Qui en doute ? qui peut en douter ? Toute l’histoire en fournit des exemples, et tous les livres militaires en font un précepte. Une armée de petits-maîtres n’a jamais embelli de ses exploits les fastes du monde : la toilette ne prépare pas à la tranchée, les parfums et les essences ne se mêlent pas avec la sueur : comment se résoudre à couvrir du casque une tête artistement frisée, chef-d’œuvre d’un habile baigneurh, et à charger d’une cuirasse une chair délicate et fleurie, une taille fine et déliée, accoutumée à du linge fin, à une soie précieuse, à de brillantes broderies ! On ne sait pas manier le mousquet et l’épée quand on n’a appris qu’à faire jouer la tabatière et l’éventail. Peut-on faire goûter l’eau d’un fossé, le pain de munition, à un palais nourri de coulis, abreuvé de vins étrangers ? Quel escadron que des troupes de cuisiniers, de baigneurs, de valets de chambre ! quelle artillerie que des chariots chargés d’argenterie, de tapisseries, de duvet, de velours ! Comment le théâtre, qui a tant joué les Marquis et les Petits-maîtres, n’a-t-il pas donné une comédie du Petit-maître Officier et de l’Officier Petit-maître ? quel fonds inépuisable de scènes comiques ! la scène serait dans le camp, à la tranchée, au pied de la brèche : que de coups de théâtre n’ameneraient pas les événements de la guerre ! Mais, dites-vous, que fait le théâtre à cette morale misanthrope ? Ce qu’il y fait ! Il en est le destructeur : c’est lui qui inspire ce goût puérile de parure, ce goût lâche de mollesse, ce goût efféminé de plaisirs, ce goût insensé de profusion et de superfluité, qui tourne tout en décoration, en frivolité, en volupté. L’ennemi peut se fier à la corruption des mœurs : sans combat et avec combat elle répond de la défaite.
L’un des plus habiles, des plus heureux, des
plus redoutables guerriers du monde, se brisa à cet écueil. Après avoir traversé le Rhône, s’être fait un chemin au milieu des Alpes, fait périr plus de cent mille Romains dans les trois batailles de Trébie, de Trasimène et de Cannes, le grand Hannibal, avec son armée victorieuse, alla flétrir ses lauriers dans les délices de Capoue. Maître de la République Romaine, qu’il ne tint qu’à lui de détruire, toutes ses affaires allèrent en décadence, il fut obligé de quitter l’Italie, et enfin perdit et sa patrie et sa gloire dans les plaines de Zama, où il fut vaincu par Scipion. Peut-on ajouter des exemples pris des livres saints ? Tel fut le conseil trop juste que donna le faux Prophète Balaam au Roi Balac, qui pensa perdre Israël. En vain, Prince, prétendez-vous accabler ce peuple par la force de vos armes, et par les superstitieuses malédictions d’un Prophète, forcé à se démentir, et à changer en bénédictions les anathèmes que vous vouliez lui faire lancer ; pour vaincre sûrement vos ennemis, rendez-les voluptueux, envoyez dans leur camp des femmes Madianites, belles, parées, faciles, séduisantes (des Comédiennes) ; que par leur chant, leur danse, leurs fêtes, leurs jeux, (les spectacles), elles excitent les passions et fassent pécher Israël, la victoire est à vous : « Balaam docebat Balac mittere scandalum in Israel. »
(Apoc. 2. 14.). Le zèle de Phinées donna à toute cette comédie un dénouement tragique, il perça du même coup le Duc Zambri et la Princesse Cozbi, qu’il surprit jouant leur rôle : « Zambri dux de tribu Simeon, et Cozbi filia Principis Madianitarum. »
(Num. 25. v. 14. et 15.) Vous trouvez le théâtre partout, plusieurs siècles avant sa naissance, jusque dans les déserts de l’Arabie et le camp des Israélites, qui de leur vie n’ont songé à dialoguer des scènes, et former
des actes. La comédie est en effet bien ancienne, les intrigues Madianites n’ont pas commencé à Molière, et les Princesses Cozbi de nos jours datent dans l’histoire des mœurs théâtrales, de la plus haute antiquité. Que sont nos spectacles, que la représentation des anciennes histoires et des passions humaines ? Les originaux sont les Zambri et les Cozbi de tous les temps ; leurs fidèles copies, et qui les rendent parfaitement, sont nos Acteurs et nos Actrices. Le théâtre est le tableau du monde : nos Comédiens sont les hommes et les femmes de tous les temps, de tous les pays, de toutes les passions, de tous les crimes.
Le triste événement qui irrita si fort la colère de Dieu, et coûta la vie à vingt-quatre mille personnes, est d’autant mieux approprié au théâtre, que c’était la célébration de la fête de Belphégor, aux mystères duquel ses criminels Acteurs se firent initier : « Et initiati sunt Belphegor
», dit le Prophète (Psal. 105.). Qui était donc ce Belphégor ? C’était le Dieu de la débauche, comme Belzébuth était le Dieu des mouches. Il présidait à tous les plaisirs des sens. Mais comme cette charge est trop étendue pour occuper une seule Divinité, on partagea dans la suite ses fonctions. On donna le département de l’amour à Vénus, Adonis, etc. le district de la bonne chère fut attribué à Comus, à Bacchus, à Silène ; on réserva le domaine du jardin où se goûtent le plus délicieusement les voluptés, à Pan, à Priape, à Vertumne, à Flore, etc. De sorte que cette nombreuse troupe de Dieux et de Déesses du plaisir ne sont que le Dieu Belphégor décomposé ou réuni sous divers noms et par diverses fêtes, exerçant ses divers emplois dans les provinces de son empire. On peut voir là-dessus Sinops, Criticor, Corneil à lapide, Calmet, et tous les Interprètes. Tout le monde sait que c’est là ce qui peuple
nos théâtres ; voilà l’objet du culte, des sacrifices, des désirs, des fêtes du monde dramatique. Il retentit des grands noms de Vénus, de Bacchus, de Flore, etc. Le spectacle n’est que l’initiation à ses mystères, on ne jure que par lui, rien n’est ni beau, ni bon, s’il n’en est embelli et assaisonné. Le premier théâtre fut donc dans les plaines de Belphégor, et tous nos théâtres ne sont que ses temples, plus artificieusement parés sans doute qu’ils ne l’étaient par la main grossière des Madianites, mais où il est également adoré. Ce nom Hébreu serait peu propre à la rime et à la mélodie, il rendrait les vers et les chansons barbares ; ne lui a-t-on pas heureusement substitué les mots harmonieux
d’Amathonte, de Flore, de Pomone, de Bacchus, d’Adonis ? L’oreille y a gagné, le cœur n’y a pas perdu. C’est toujours Belphégor qui règne ; il ne forme pas à la vérité des armées bien fortes, ses traits, pris dans le carquois de l’amour, ne blessent que les cœurs, ne triomphent que de la vertu ; mais la campagne serait-elle tolérable, si on n’allait les recevoir et les lancer aux pieds d’une Actrice, où l’on trouve depuis long-temps l’innocence et la pudeur terrassées ?
L’Empereur Caligula en était bien persuadé, et savait bien en convaincre Rome. On le voyait jusque sur le théâtre faire aux Acteurs et aux Actrices des caresses indécentes, bien sûr de n’être pas refusé par des gens qui ne s’embarrassaient pas plus que lui des mœurs et des bienséances. On n’a parmi nous qu’un pas à faire pour y retrouver Caligula : qu’on passe dans les coulisses et les foyers, on y verra bien des porte-épées, sans doute autant de Césars et d’Alexandre, faire l’exercice à la Caligula, bien mieux que l’exercice à la Prussienne : « Caligula ita nimius erat, ut Pantomimum etiam inter spectacula publicè oscularetur. »
(Suet. in Calig.)