Chapitre IX.
Sentiments de S. Ambroise.
L’autorité de ce célèbre Père de l’Eglise, dont nous allons rapporter les sentiments, est décisive pour les Magistrats, qui font l’objet de ce second livre. Ce saint Docteur, fils d’un Préfet du Prétoire des Gaules, la première dignité de l’empire d’Occident, y suivit plusieurs années le barreau, exerça la charge de Conseiller Assesseur du Préfet du Prétoire, et fut enfin Gouverneur de deux provinces consulaires, l’Emilie et la Ligurie ; avec les honneurs de Consul, magistrature suprême dans l’Empire. Il n’y a pas d’apparence qu’Ambroise, qui avait passé sa vie dans le plus grand monde, qui n’était pas même baptisé quand il fut élu Evêque, ne connût parfaitement les spectacles, et n’y eût souvent assisté, qu’il n’en eût même donné, aussi bien que son père. Il était d’usage que tous les grands Magistrats donnassent des jeux au peuple. Ce n’est donc pas ici un reclus misanthrope, qui condamne ce qu’il n’a jamais vu. Il est encore certain que la scène était alors très épurée : les Empereurs Chrétiens en avaient banni l’idolâtrie et la licence, le Gouverneur de Milan (la Ligurie) ni son père ne l’auraient pas souffert dans leur gouvernement, et le crédit que ce Saint eut sur l’esprit de cinq Empereurs, dont trois l’appelaient leur père et ne se conduisaient que par ses avis, ne permet pas de douter que le théâtre de son temps ne pût aussi bien que le nôtre, se servir, pour l’autoriser, du spécieux prétexte de la prétendue réforme. S. Ambroise ne lui est pourtant pas plus favorable.
1.° Il fut fait, de son temps, sur les spectacles un grand nombre de lois, que nous avons rapportées, par les cinq Empereurs sous lesquels il a vécu dans la plus haute faveur, les deux Valentiniens, Gratien, Théodose et Honorius. Plusieurs sont datées de Milan ou des villes voisines. On est persuadé que ces lois sont l’ouvrage de S. Ambroise, qui ne pouvant abolir entièrement le théâtre, engagea les Empereurs à en retrancher du moins les abus contraires à la religion. On peut voir Godefroy et les autres Interprètes sur le Code Théodosien (L. 15.), et le Code Justinien (L. 11.), où elles sont rapportées. Telles sont les lois qui défendent les spectacles les jours de dimanche, qui interdisent aux Comédiens les habits ecclésiastiques ou religieux, et même les habits et les parures trop riches, qui ordonnent d’ôter des lieux publics leurs portraits, qui donnent à toutes les personnes attachées au théâtre la liberté de se retirer quand elles veulent se convertir, et défendent d’administrer les derniers sacrements aux Comédiens qu’après un sérieux examen et des preuves bien certaines de leur conversion, constatées par l’information des Juges et l’approbation des Evêques. Plusieurs de ces lois regardaient nommément les Magistrats, comme celles qui leur défendaient d’aller à la comédie après dîner, de faire aux Acteurs d’autres largesses que d’une somme modique qui était taxée ; de paraître aux spectacles que deux ou trois fois l’année, le jour de la naissance et du couronnement de l’Empereur ; de transférer pour leur satisfaction les Acteurs, les décorations, les chevaux, d’une ville dans une autre, afin de se donner ce divertissement dans le lieu de leur séjour, etc. Un Législateur de ce caractère est-il partisan de la comédie ?
2.° De tous les Pères de l’Eglise, S. Ambroise a été le plus grand zélateur de la pureté. Il l’observa religieusement étant laïque, n’ayant jamais voulu se marier ; il en fut un modèle dans l’épiscopat. Il la porta même à l’héroïsme par une mortification continuelle, l’éloignement du monde, l’étude, le travail, l’oraison. On rapporte de lui ce trait singulier : Ayant été nommé Evêque, encore catéchumène, il employa pour ne point l’être, par un zèle peu éclairé, le moyen le plus incroyable ; ce fut de se décrier lui-même, et de se faire passer pour un libertin, indigne de l’épiscopat. Pour cet effet, il fit venir chez lui des femmes débauchées, comme pour en abuser. Personne ne fut la dupe de ce que l’Auteur de sa vie appelle une comédie : « Hac veluti in scena
ficte representari, populus non ignorabat. »
On jugeait bien qu’un homme qui toute sa vie avait été un modèle de pureté, ne devenait pas tout à coup impudique, et ne le serait pas dans son épiscopat : Nous prenons sur nous votre péché, et nous ne vous élisons pas moins Evêque, s’écria tout le peuple. Il a composé plusieurs ouvrages sur la virginité, et en faveur des vierges et des veuves il prêchait fréquemment sur cette vertu, avec tant de zèle et de succès, qu’un très grand nombre de personnes se consacrèrent à Dieu dans l’état religieux. Les mères, craignant l’efficace de ses paroles, enfermaient leurs filles quand il prêchait, ne doutant pas qu’il ne les dégoûtât du mariage. Sa réputation se répandit de tous côtés, et l’on en vit venir de pays très éloignés pour recevoir le voile de sa main. Avec ces sentiments, on voit bien qu’il ne pouvait pas être partisan du théâtre, où l’on enseigne une morale toute opposée, où le célibat est un ridicule, le nom de virginité inconnu, où l’amour est le bien suprême, l’union avec ce qu’on aime, le comble du bonheur, où tout ce qui peut inspirer la volupté▶ est étalé avec toutes ses grâces, beauté, nudité, danse, chant, parures, attitudes, vers, sentiments, intrigue, etc. A-t-on remarqué que sur le théâtre il n’est jamais question de la Déesse ni des Prêtresses de la chasteté ? On y a épuisé tous les sujets de la table : chaque Divinité a quelque pièce à son honneur, Vénus et l’Amour se trouvent à toutes ; y a-t-on jamais vu ni Vesta ni les Vestales ? Diane même, qui passait pour plus chaste que les autres, n’y paraît qu’avec son Endymion. Quel rôle jouerait la virginité dans un pays ennemi, où de toutes parts on la poursuit, on la joue, on lui rend des pièges ?
3.° Voyons dans les Œuvres de S. Ambroise quelque chose de plus précis. Dans l’Oraison funèbre
de Valentinien II, assassiné par Arbogaste, S. Ambroise le loue d’avoir méprisé les spectacles et les Comédiennes. Ce jeune Prince, dit-il, malgré la faiblesse de l’âge, faisait les actions les plus héroïques. On le soupçonna d’aimer la bonne chère, et il pratiquait le jeûne le plus rigoureux, il venait à jeun aux repas de cérémonie qu’il était obligé de donner à sa Cour. On l’accusait d’avoir du goût pour les combats et la chasse des bêtes féroces, et il les fit tuer toutes à même temps : « Omnes feras uno momento jussit interfici. »
On disait qu’il aimait les jeux du cirque et du théâtre, il n’y parut plus, il ne les permit plus, même les jours solennels de sa naissance et de son couronnement, où ils étaient d’usage : « Ne solemnibus quidem natalibus, vel imperialis honoris gratia putabat celebrandos. »
Tant il savait être son maître, et dans l’âge le plus tendre égaler la force et la sagesse des vieillards : « Adolescentem videres senilem ferre sententiam. »
Il y avait à Rome une Courtisane d’une beauté parfaite, qui corrompait la jeune noblesse, d’autant plus dangereuse que c’était une Comédienne (car dans toutes les affaires de galanterie il se trouve toujours quelque héroïne de théâtre) : « Scenicæ cujusdam forma et decore Romæ adolescentes nobiles deperire. »
Valentinien ordonne qu’on la fasse venir à la Cour. Le public ne douta pas que ce fût pour satisfaire sa passion. On ne lui rendait pas justice, il ne voulut jamais la voir, il lui fit donner de sages avis et la renvoya : « Numquam spectavit aut vidit, postea redire præcepit. »
Il voulut par là donner aux jeunes gens et des leçons et des exemples, pour les corriger de l’amour des femmes, en méprisant une Actrice célèbre, qui était en son pouvoir : « Ut adolescentes doceret ab amore mulieri temperare, quam qui haberet in potestate despiceret. »
Il n’était pourtant pas marié,
ajoute S. Ambroise, et par sa chasteté il couvrait de confusion ceux qui sont engagés dans les liens du mariage : « Et hæc fecit cum adhuc non haberet uxorem. »
(Tom. 5.)
4.° Dans le livre des Offices ou des devoirs, qu’il a composé, à l’exemple de Cicéron, mais dont la morale est bien plus pure, ce Saint fait l’éloge de la libéralité, et condamne la prodigalité (L. 1. C. 30. L. 2. C. 21. qui sont rapportés, Distinct. 86.). Dans le détail des profusions excessives qu’il réprouve, il compte les frais des repas somptueux et les folles dépenses des spectacles. Donnez aux pauvres, dit-il, exercez l’hospitalité, délivrez les prisonniers, soulagez les malades, aidez les vieillards ; voilà des largesses bien placées, aussi agréables à Dieu qu’honorables devant les hommes ; mais c’est une prodigalité condamnable que de faire de grands repas, de se livrer à la bonne chère et à l’intempérance : « Prodigum est sumptuesis effluere conviviis, et vino plurimo. »
C’est une prodigalité condamnable d’employer son bien aux jeux du cirque et aux représentations théâtrales, à des gladiateurs et à des chasses ; rien de plus inutile et de plus frivole : « Proligum est ludis circencibus, vel etiam theatralibus muneribus gladiatorum, venationibus, patrimonium delapidare, cum totum illud sit inane. »
Dans les observations sur le Prophète Agée (Tom. 5.) ce Saint condamne, comme une folle dépense, la somptuosité des bâtiments où règne la magnificence et le luxe. La maison de Dieu est abandonnée, et vous logez dans les plus riches appartements ! Quoiqu’il ne parle pas nommément des magnifiques hôtels, des riches décorations, de la multiplicité des théâtres, il ne leur fait pas sans doute plus de grâce qu’aux logements des citoyens. Quelles sont en effet les Eglises si bien ornées que le théâtre !
5.° Dans son commentaire sur le Ps. 118 (v. 37.), après avoir prié le Seigneur de détourner ses yeux, afin qu’ils ne voient point la vanité, il entre dans le détail des objets qui par nos sens, comme par autant de fenêtres, entrent dans nos âmes et y portent la mort. Gardez-vous, dit-il, de fixer vos regards sur la beauté, sur la parure des femmes ; le désir suivrait de près, et le crime serait commis dans le cœur : « Jam mœchatus est in corde. »
Gardez-vous d’écouter les douces paroles ni de souffrir les caresses empoisonnées d’un femme de mauvaise vie ; elle porterait le poison et la mort dans votre cœur, bouchez vos oreilles avec des épines, pour échapper à ses pièges : « Aures spinis sapiendæ, ut illecebras sermonis excludas. »
Ce détail suffirait pour anéantir les spectacles, où sont réunis tous les dangers du vice. Ce grand Docteur ne s’y borne pas. Plût à Dieu, dit-il, que ces réflexions pussent détourner les hommes des jeux du cirque et des représentations du théâtre ! : « Utinam his possimus revocare ad circensium ludorum et theatralium spectacula festinantes ! »
Voilà les objets de la vanité que redoutait le Prophète. Vous regardez avec plaisir un Comédien, un pantomime, un gladiateur, un chariot qui roule sur l’arène, et hæc vanitas est. Ce n’est pas le vrai combat que vous devez soutenir, c’est la guerre contre les vices ; ce n’est pas la vraie couronne que le Chrétien doit remporter, c’est la couronne céleste ; ce n’est pas la carrière où vous devez marcher, c’est celle de la vertu. Tout cela n’est que vanité, dont vous devez prier Dieu avec le Prophète de détourner vos yeux : « Averte oculos meos, ne videant vanitatem. »
Celui qui marche dans la voie de Dieu, n’estime, n’aime point les vanités du siècle : comment daignerait-il les regarder ? Jésus-Christ, auquel il est uni, les a crucifiées avec lui dans sa chair. Détournons donc
nos yeux de toutes ces folies, de peur que la vue ne nous en inspire le désir. Jésus-Christ est notre objet et notre terme, le seul digne de nous ; méprisons tout le reste, pour ne nous occuper que de lui : « Ad Christum oculos dirige, averte à spectaculis et omni sæculari pompa. »
Cherchez des plaisirs plus purs et de plus beaux spectacles : le ciel et la terre vous en offriront ; l’éclat de ces astres, qui perce les sombres ténèbres de la nuit ; cette vaste mer et ses abîmes, cette terre et l’émail de ses campagnes, les innombrables troupeaux qui la couvrent ; la variété du plumage, la douceur du ramage de ses oiseaux ; tout l’univers, théâtre de la puissance divine, ne vaut-il pas les fragiles et dangereuses décorations d’une scène criminelle, qui loin de vous satisfaire, ne peut que troubler le repos de votre vie par les justes remords qu’elle fait naître ? « Erige ad cœlum, stellarum monilia, lunæ decorem, mare, terram circumspice, ut opere facta divino, omnis creatura te pascat, etc. »
S. Ambroise a fait un livre sur la fuite du monde (de Fuga sæculi Tom. 1.), où par l’exemple d’Abraham, à qui Dieu fit quitter son pays, de Loth, que les Anges obligèrent de sortir de Sodome, de Moïse, qui s’éloigna de l’Egypte, des Apôtres, qui abandonnèrent leur famille pour suivre Jésus-Christ, il prouve combien nous devons soigneusement éviter les dangers infinis du vice, qui se trouvent sur tous nos pas dans le siècle. Il les fait voir ces dangers, et dans les pompes du luxe, qui fascinent les yeux, et dans les attraits des femmes, qui séduisent le cœur, et dans le poison des discours qui offusquent les esprits, et dans le torrent des mauvais exemples qui entraînent l’âme, et dans l’oisiveté de la vie et la frivolité des amusements qui corrompent tout. Je ne pense pas qu’on se dissimule
que tous ces traits retombent directement sur le théâtre, qui rassemble tous ces dangers à la fois. Ce ne sont dans la société, pour ainsi dire, que des escarmouches, de petits combats en détail que présentent au hasard les occasions. Ils ont attiré pourtant les anathèmes du Fils de Dieu, qui maudit le monde et nous ordonne de nous en séparer. Le théâtre est une armée rangée en bataille, où le démon ramasse toutes ses forces, où les combattants, les batteries, les pièges, distribués et combinés avec le plus grand art, attaquent de tous côtés l’indiscret spectateur qui ose risquer ce combat décisif. Mais ce Saint ne veut pas qu’on l’ignore ou qu’on en doute, c’est par là même que commence son livre. La ◀volupté▶ perd tout, dit-il (C. 1.), elle a perdu le premier homme, et l’a fait chasser du Paradis terrestre ; elle a perdu la plupart des grands hommes, David en a éprouvé le fatal poison, ainsi que les vieillards qui attaquèrent Suzanne ; un regard le fit entrer dans leur cœur par les yeux, ils en devinrent adultères, calomniateurs, meurtriers. Aussi trop instruit par une triste expérience, le Prophète
s’écrie en gémissant : Heureux qui met dans le Seigneur toute son espérance, et ne jette jamais les yeux sur les vanités, les folies, les faux biens du monde ! « Qui non respexit in vanitates et insanias falsas. »
Mais quels sont surtout ces folies, ces faux biens, ces vains plaisirs, si réellement dangereux ? Ce sont les spectacles, c’est le cirque, la course des chevaux, le théâtre, qui ne servent à rien, qui corrompent tout : « Vanitas circus est, vanitas equorum velocitas, vanitas theatrum est, ludus omnis, etc. »
7.° Dans cette multitude d’ouvrages que S. Ambroise a faits sur la pureté, on sent bien avec quelle sévérité il condamne la licence des peintures, la superfluité des parures, l’indécence
des nudités, la dissolution des discours, la liberté des regards, la familiarité des conversations, la tendresse des sentiments, le poison des mauvaises compagnies, le mélange des deux sexes, etc. Il faudrait le copier tout entier, si on voulait rapporter tous les anathèmes de ce saint Evêque. Le théâtre est comme le carquois de Cupidon. Il en tire tous les traits qu’il lance dans les cœurs, selon les idées familières de la fable. En épuisant toutes ces flèches pour les émousser, S. Ambroise semble avoir voulu analyser et décomposer le théâtre pour le foudroyer en détail, et le renverser, en détachant toutes les pierres de ses fondements, Arrêtons-nous à la danse, l’un des plus ordinaires, des plus recherchés, des plus dangereux ornements de la scène. Ce Saint (L. 3. de Virgin. adressé à sa sœur Sainte Marcelline), rapporte avec une éloquence sublime la mort de S. Jean Baptiste, occasionnée par la danse de la fille d’Hérodias. Tels sont les funestes effets de ces voluptueuses agitations. Cette fille ayant dansé devant Hérode, avec les grâces et l’indécence d’une Actrice (et sans doute beaucoup moins, c’était une jeune Princesse plus noblement élevée qu’une vile danseuse), elle séduisit ce Prince, jusqu’à lui arracher ce serment, si ordinaire aux amants, de tout sacrifier pour l’amour d’elle, et enfin à sa prière d’immoler le plus saint des hommes. Non, les sacrilèges et la fureur d’Hérode ne furent pas si funestes à Jean que le poison de la danse : « Plus nocuisse saltationis illecebram, quam sacrilegi furoris amentiam. »
Fuyez donc la danse, si vous voulez être chaste, au jugement même des sages païens ; elle ne peut être que le fruit de l’ivresse ou de la folie : « Juxta sapientiam
sæcularem, saltationis temulentia auctor est aut dementia. »
Voilà, mères Chrétiennes, de quoi vous devez garantir vos filles ; apprenez-leur
la religion, et non la danse ; il n’appartient qu’à la fille d’une adultère d’être une danseuse : « Videtis quid docere, quid dedocere filias debeatis ; saltet sed adultera filia, quæ vero casta est, filias suas doceat castitatem, non saltationem. »
Il cite une foule d’exemples de saintes Vierges qui ont mieux aimé souffrir la mort, et même se la donner, que de perdre la virginité. Le nécrologe des Actrices fournit-il bien de pareils martyres ? Parmi ces héroïnes brille Sainte Agnès, héroïne admirable dans l’âge le plus tendre, victime de la pureté. Elle répondit courageusement au tyran qui voulait la séduire : J’ai un époux à qui je garde fidèlement la foi que je lui ai donnée, j’ai reçu de sa main les plus riches habits des vertus, les plus magnifiques parures de la modestie ; il a ceint ma tête d’une couronne immortelle, il m’a couverte des pierres précieuses de sa grâce, son sang adorable est le vermillon qui pare mes joues ; en l’aimant je deviens plus chaste, ses caresses me rendent plus pure, quand je m’unis à lui il embellit ma virginité. La voilà cet enfant dont le petit corps peut à peine porter les chaînes qui le lient, et recevoir le glaive qui le perce : « Fuitne in ille corpusculo vulneri locus ? »
Bien loin d’être effrayée des tourments, elle fait pâlir les bourreaux. Qu’il périsse ce corps qui a pu plaire aux hommes : c’est déjà faire injure à mon époux de penser que je puisse plaire à quelque autre. Quel triomphe ! à peine a-t-elle l’usage de la raison, qu’elle est le témoin de la vérité ; ses mains, novices au combat, ne le sont pas à la victoire ; à peine en état de souffrir, elle fait recueillir des palmes : « Nondum idonea pœnæ, et jam matura victoriæ, certari difficilis, facilis coronari. »
Est-ce au théâtre qu’on
cueille de pareilles couronnes, ou qu’on apprend à les cueillir ?
8.° Voici un portrait bien différent. (L. 1.
C. 4. de Abel et Caïn. Tom. 1.) Voyez cette femme effrontée dans ses mouvements, « procaci motu »
; mollement énervée par les délices, « infracto per delicias incessu »
; ses yeux pleins de feu lancent en se jouant mille traits, ou plutôt mille pièges, « ludentibus jaculant palpebris retia »
. Elle vous aborde d’un air engageant avec des discours pleins de douceur, et d’un ton de voix flatteur et insinuant, les cœurs des jeunes gens volent après elle, « facient juneaum avolare corda »
; méprisable par son immodestie, « pudore vilis »
, couverte de riches habits, les joues peintes de rouge, « genis picta »
; comme elle ne saurait avoir les grâces naïves de la nature, elle s’efforce, en se fardant, d’étaler une beauté empruntée, « aduiterinis fucis affectatæ pulchritudinis lenocinatur species »
. Elle est toujours suivie d’un cortège de vices, « vitiorum succinta comitatu »
; par un funeste concert tous les crimes forment autour d’elle une espèce de chœur, « nequitiæ choro circumfusa »
. Je donne aujourd’hui, dit-elle, une fête magnifique, les préparatifs en sont brillants, les plus beaux meubles, les plus riches tapisseries parent mes appartements, « institis texui, tapetibus stravi »
; j’enchéris sur le luxe des Rois, « luxu Regio splendida »
. J’ai couvert mon lit de fleurs, partout s’exhalent les plus douces odeurs, « domum meam cinnamomo »
; les ruisseaux d’essence coulent sur le pavé, « flagrat unguento humus »
. Vous y trouverez les plus belles voix, la plus agréable symphonie, « concentu canentium »
, la variété, la ◀volupté▶ des pas, des attitudes, des figures, de la danse, « saltantium strepitu »
; on s’y livre à la joie, on y rit aux éclats, « ridentium cachinnis »
; on y goûte sans contrainte tous les plaisirs, on y satisfait tous ses désirs, « lascivientium plausus »
. A la tête de tout, j’en suis la Reine, j’en mène la bande, « Dux criminum »
, avec toute la fraîcheur de la jeunesse, les cheveux épars,
frisés en mille boucles, « crispantis pueri coma »
. Venez donc, enivrez-vous de mes faveurs, répondez à ma tendresse, « venite, inebriamini »
; passons la nuit dans les délices, « fruamur amicitii usque ad diluculum »
. Qu’on chasse loin d’ici les tristes remords, les sombres réflexions, l’importune morale ; tout doit ici penser comme moi, le plus scélérat sera mon favori, « apud me primus qui perditissimus »
; le plus fou sera le plus sage, le plus libertin sera le plus agréable, on ne sera bien à moi qu’autant qu’on ne sera plus à soi-même, « ille gratior qui nequior, ille meus est qui suus non est »
. A quoi bon tous ces vains scrupules ? profitons du temps, aimable jeunesse, la vie s’envole comme un léger nuage, hâtons nous d’en jouir, ne laissons pas passer le printemps sans en cueillir les fleurs, avant qu’elles se flétrissent ; laissons partout des traces de nos plaisirs, faisons-nous des couronnes de roses, et ne songeons qu’à jouir agréablement des charmes de la ◀volupté, puisque tout va s’anéantir dans le tombeau : « Non prætereat nos flos temporis, coronemus nos rosis antequam marcescant. »
Si l’on ne voit pas dans ce portrait le théâtre et sa morale, le parterre et sa folie, les Actrices et leurs manèges, le spectacle et ses dangers, les coulisses, les loges, les foyers, les maisons des Comédiens, la vie des Comédiennes, on ne voit pas le soleil à midi ; mais si après ces connaissances, on aime encore, on fréquente le théâtre, plus misérablement aveugle, on ne voit pas l’enfer ouvert sous ses pieds.
Fin du Second Livre.